Mardi 31 mai 2023

- Présidence de M. Rémy Pointereau, président -

La réunion est ouverte à 14 heures.

Audition de M. Jean-Luc Ventura, président et Mme Anne-Laure Makinsky, déléguée générale de l'Union des industries et des entreprises de l'eau (UIE)

M. Rémy Pointereau, président. - Nous accueillons aujourd'hui les représentants de l'Union des industries et des entreprises de l'eau (UIE), dans le cadre des travaux de la mission d'information sur la gestion durable de l'eau lancée au Sénat en février dernier, à la demande du groupe socialiste. Cette audition plénière fait l'objet d'un compte rendu officiel et d'une retransmission. Dans la mesure où nous visons la remise du rapport de la mission d'information au tout début du mois de juillet, nous entamons la dernière ligne droite de nos travaux et nous approchons du terme de nos auditions.

Les entreprises de l'eau ont plutôt salué l'annonce du Plan eau de 53 mesures du Gouvernement, et notamment la stratégie de lutte contre les réseaux d'eau fuyards ainsi que les actions sur le petit cycle. Vous nous direz comment vous appréhendez la cohérence de ces mesures et leur pertinence au regard des défis que vous observez sur le terrain.

De plus, le changement climatique bouleverse le cycle de l'eau et modifie nos habitudes. Comment y faire face ? Que doit-on faire évoluer pour avoir une politique de l'eau efficace et performante ?

Un questionnaire vous a été adressé, qui pourra servir de trame pour notre entretien. Je passe la parole à Hervé Gillé, notre rapporteur, qui pourra vous préciser nos préoccupations et nos attentes.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Permettez-moi tout d'abord de vous donner un aperçu des sujets saillants qui se dégagent de nos travaux avec, tout d'abord, l'affirmation de la gestion par bassin versant qui nécessite un modèle de données solide pour mieux connaître les ressources et la consommation. Nous souhaitons également analyser comment les politiques nationales et territoriales s'articulent autour des gouvernances de bassin et comment elles se déclinent au niveau régional et départemental. Il sera important de clarifier la position des régions et des départements en ce qui concerne l'appui d'ingénierie locale. De plus, il conviendra d'améliorer la connaissance et la prospective de l'ensemble des maîtrises d'ouvrage, en particulier des syndicats d'eau et d'assainissement où se manifestent encore des écarts significatifs en termes de capacités d'anticipation et de diagnostic des patrimoines.

Il serait intéressant d'explorer la possibilité d'engager tous les acteurs dans des contrats définissant des trajectoires de sobriété et de partager la vision ainsi que la répartition des ressources. Cela suppose également d'améliorer les processus à tous les niveaux, en particulier dans l'industrie et l'agriculture, tout en veillant à ce que ces modèles s'adaptent au mieux dans des conditions concurrentielles et acceptables.

Une meilleure organisation de la recherche, à la fois fondamentale et appliquée, est également nécessaire et je note ici que certains de vos adhérents disposent de centres de recherche et développement importants : il serait intéressant de voir comment leurs travaux se diffusent sur les territoires.

Enfin, il est probablement nécessaire d'affirmer une meilleure intégration de la gestion de l'eau dans les documents d'urbanisme et d'avoir une vision plus claire en termes de planification, en particulier en ce qui concerne le volet pluvial. En effet, de nouveaux enjeux apparaissent en matière de gestion stratégique des eaux pluviales et nous souhaitons approfondir ce point dans notre rapport.

M. Jean-Luc Ventura, président de l'Union des industries et des entreprises de l'eau (UIE). - Nous représentons les entreprises qui participent à la fabrication des équipements nécessaires au traitement de l'eau de manière générale. Cela inclut le pompage, le captage, le stockage, la production d'eau potable, l'adduction d'eau potable, le traitement des eaux usées, la réutilisation des eaux usées traitées ainsi que la fabrication d'équipements comme les cuves et les canalisations nécessaires au transport de l'eau, qui sont des infrastructures d'importance nationale.

Ces acteurs économiques sont regroupés au sein de l'Union des Industries de l'Eau et de l'Environnement (UIE), qui est l'un des syndicats de spécialité de la Fédération Nationale des Travaux Publics. Celle-ci regroupe plus de 8 000 entreprises opérant sur tous les territoires, à travers leurs fédérations régionales des travaux publics et ses syndicats de spécialités. L'UIE intervient aux côtés de la fédération des canalisateurs dont le poids économique est à peu près comparable au nôtre, avec un chiffre d'affaires de 5 à 6 milliards d'euros suivant les années. L'UIE représente environ 200 entreprises qui réalisent environ 4 milliards d'euros de chiffre d'affaires par an, dont 3 milliards en France et 1 milliard à l'international.

Nous ne sommes donc pas des opérateurs ni des distributeurs : notre rôle est de construire et d'entretenir les infrastructures destinées à l'eau. Dans ce cadre, nous nous sommes interrogés depuis quelques années, en particulier à travers deux études qui ont été faites en 2017 et en 2022, sur l'état du patrimoine et de ces infrastructures : on les connaît mal parce que la plupart sont enterrées et on ne les voit pas. Au-delà de ce recensement, nous avons également enquêté sur la situation patrimoniale de ces infrastructures.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Il me semble que votre travail de recensement rencontre certaines limites, car les syndicats ont souvent une très mauvaise connaissance de leur patrimoine.

M. Jean-Luc Ventura. - Je vous rejoins sur ce point et je m'en inquiète d'autant plus que la comparaison entre notre étude de 2017 et celle de 2022 montre que la donnée est en train de s'appauvrir en précision et en qualité. J'indique que l'étude menée par l'UIE, avec l'aide de l'économiste Maria Salvetti, repose uniquement sur des données publiques et on remarque que celles dont on disposait en 2017 n'ont pas été réactualisées avec le même niveau de détail sur la période postérieure 2017-2022. On a ainsi perdu en précision, par exemple, dans le fléchage des données sur l'eau potable ou l'assainissement - qui ont été parfois regroupées - ou encore dans la distinction entre dépenses de fonctionnement et d'investissement. Les chiffres sont moins précis et ne permettent pas d'aller aussi loin qu'avant dans le détail.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Cela appellerait un cadre méthodologique normé avec une production et des remontées d'information permettant d'aboutir à un système cohérent et stable.

M. Jean-Luc Ventura. - Je vous rejoins sur la nécessité d'améliorer la connaissance des données. Je rappelle que le cadre méthodologique existant est le Sispea intégré au portail de l'observatoire des données sur les services publics d'eau et d'assainissement. Les collectivités y sont invitées à fournir des informations, mais force est de constater qu'elles ne le font pas toujours ou qu'elles ont des difficultés à accomplir cette tâche en temps et en heure. Il subsiste donc beaucoup d'inconnues qui soulèvent une vraie interrogation car le socle de la gestion du patrimoine est bien entendu de connaître celui-ci, ce qui ne semble souvent pas être le cas.

Notre étude est basée sur les chiffres et les données officielles que nous avons croisées et synthétisées pour faire apparaitre une vision patrimoniale. C'est la raison d'être de notre démarche que nous avons réalisée comme on le ferait pour une entreprise, afin d'identifier à la fois l'actif, le passif, ainsi que les flux d'investissements. Nous avons également utilisé des informations, en particulier celles du Sispea, sur le niveau de performance et l'état des infrastructures. Nous sommes ainsi des observateurs économiques de la politique nationale de l'eau et notre mission est d'examiner comment elle impacte les investissements et le renouvellement des infrastructures, y compris les investissements dans des domaines comme les eaux pluviales.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Quelles sont les premières orientations et conclusions de votre étude ?

M. Jean-Luc Ventura. - En 2017, nous avions estimé le sous-investissement par rapport au vieillissement des infrastructures à environ 3 milliards d'euros. En 2022, ce chiffre atteint 4,6 milliards d'euros, avec trois secteurs concernés. Tout d'abord, le renouvellement dans le cycle court de l'eau - à savoir les infrastructures d'eau potable et d'assainissement - accuse un sous-investissement de 3 milliards d'eau. S'y ajoute ensuite un milliard d'euros de sous-investissement dans le domaine des eaux pluviales. Enfin, nous avons identifié les coûts nécessaires pour traiter les micropollutions qu'on appelait « polluants émergents » et qu'on qualifie aujourd'hui de persistants, voire éternels. Nous avons tenté d'anticiper les coûts liés au traitement de ces nouveaux polluants et molécules.

M. Rémy Pointereau, président. - À ce stade de la discussion, j'insiste sur le sujet fondamental des fuites d'eau qui est aujourd'hui estimé à un milliard de mètres cubes d'eau potable en raison des fuites dans les canalisations. La priorité absolue devrait être la rénovation de ces canalisations dont certaines ont plus de 40, 50 voire 60 ans. Il y a d'ailleurs plus de fuites en milieu rural qu'en milieu urbain, ce qui s'explique par la longueur des canalisations qui desservent parfois trois ou quatre maisons. Les Agences de l'eau estiment qu'il faudrait investir 2 milliards d'euros par an pour remédier à cette situation. Comment se situent les 3 milliards d'euros qui ressortent de votre étude par rapport à cette exigence ? Je souligne que les collectivités se préoccupent vivement de cette situation car elles manquent de moyens : pendant combien d'années doivent-elles maintenir le niveau d'investissement de 2 milliards d'euros pour remettre à niveau l'ensemble des canalisations ? Où en sommes-nous également sur l'adduction d'eau potable car il serait intéressant de mesurer l'effort d'investissement actuel pour déterminer l'écart à combler ?

M. Jean-Luc Ventura. - Dans notre étude, nous estimons que les besoins de renouvellement pour la partie eau potable s'élèvent en moyenne à 2,7 milliards d'euros par an. Ce chiffre agrège les réseaux d'eau potable, les branchements entre les domiciles et les réseaux - qui nécessitent un milliard d'euros en renouvellement - les réservoirs, les usines et les forages. Nous constatons donc que pour entretenir le patrimoine de l'eau, qui représente globalement 500 milliards d'euros d'actifs en valeur neuve, il faudrait donc investir 4,4 milliards d'euros dans la partie eau potable et 5 milliards dans la partie assainissement. Cependant, au cours de la dernière période, la partie eau potable n'a bénéficié que de 2,6 milliards d'euros soit un sous-investissement de 1,8 milliard d'euros, principalement au niveau des canalisations qui constituent l'actif le plus important. Il faut aussi prendre en compte les usines, les réservoirs et les forages : ces derniers - dont certains ont été abandonnés - suscitent d'ailleurs de réelles préoccupations.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - La question des forages est essentielle, et pour les financer, il est important de se référer au principe de rémunération des services rendus, tout en assurant leur protection. Nous constatons des évolutions favorables dans ce domaine, nonobstant quelques situations conflictuelles. Peut-être avez-vous des propositions à formuler dans ce domaine ?

M. Jean-Luc Ventura. - Au cours des trois dernières décennies, la France a perdu 12 500 forages sur un total de 38 000 forages actifs, soit entre le quart et le tiers du patrimoine de forage. Ces abandons s'expliquent par des raisons de pollution et parfois par des motifs économiques. Ce chiffre reste préoccupant. Un suivi quantitatif est essentiel pour évaluer si les politiques de protection des captages mises en oeuvre portent réellement leurs fruits.

Il est certain que l'on retrouve encore des contaminations avec des molécules qui ont pourtant été interdites sur le marché depuis un certain nombre d'années : c'est un effet retard d'une activité humaine.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - A contrario, quand un périmètre de protection a été mis en place de façon cohérente, on constate des évolutions positives.

M. Jean-Luc Ventura. - Exactement, d'où l'importance de disposer de données suffisamment précises pour pouvoir identifier les signaux positifs et évaluer les mesures qui ont permis d'obtenir ces résultats. Le cas échéant une telle démarche peut servir à remettre en question certaines décisions concernant les périmètres de captage afin de les renforcer.

J'en reviens à l'évaluation du patrimoine pour indiquer que nous sommes à peu près en concordance avec le chiffre de 2 milliards d'investissements mis en avant par les Agences de l'eau sur la partie canalisations. Je fais observer que ce montant nous interpelle car en y ajoutant un milliard pour le reste des infrastructures et encore un milliard sur le volet pluvial, on peut envisager une augmentation potentielle de notre activité. Celle-ci représente actuellement 4 milliards d'euros par an pour l'UIE auxquels s'ajoutent 2 milliards d'euros de chiffre d'affaires que nous vendons aux canalisateurs au titre du chevauchement de nos activités. Au total, nous passerions de 6 milliards à 10 milliards d'euros d'investissement pour entretenir le patrimoine, ce qui constitue un changement d'échelle considérable qui nous amènerait au stade industriel. Il nous faudra alors être en mesure de produire en France les équipements nécessaires à ce renouvellement, former les équipes de pose ou de travaux, ainsi que les équipes de maîtrise d'oeuvre et de maîtrise d'ouvrage : cela représente un énorme défi.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Il y aura nécessairement une montée progressive.

M. Jean-Luc Ventura. - C'est pourquoi, au sein de la filière, nous demandons une trajectoire et une planification qui nous permettent de nous organiser pour former des jeunes, investir dans les entreprises et éventuellement innover dans de nouvelles technologies pour faire face à de nouveaux enjeux comme le changement climatique et la performance énergétique.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Cela conforte notre analyse selon laquelle une meilleure prospective est nécessaire à tous les niveaux pour visualiser cette montée en puissance. Nous examinerons également la façon dont la comptabilité publique fonctionne face à de tels murs d'investissements, car certaines méthodes permettent d'amortir réellement tandis que d'autres se contentent d'une simple écriture comptable sans réalité factuelle.

M. Jean-Luc Ventura. - Nous sommes tout à fait d'accord sur cet aspect comptable qui fait partie des travaux que nous avons menés avec l'économiste Maria Salvetti - qui a travaillé à l'OCDE et à la Banque mondiale et constitue une référence en matière de gestion financière de l'eau. Une nouvelle méthodologie d'amortissement doit permettre de renforcer la cohérence entre la vision technique et la vision financière. Pour éviter d'augmenter les tarifs, on ne peut pas se contenter d'augmenter arbitrairement la durée de vie des infrastructures de 10, 20 ou 30 ans supplémentaires pour résoudre ce problème d'amortissement.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - S'agissant du secteur bancaire, seule la Caisse des Dépôts et Consignations, par le biais de son offre « Aqua Prêt », se projette sur une durée de 60 ans et il faudrait sans doute généraliser ce type de dispositif.

M. Jean-Luc Ventura. - Je suis un supporter convaincu de ces Aqua Prêts qui proposaient la bonne durée de temps ainsi que des taux extrêmement abordables : ils permettaient aux collectivités ou à l'ensemble des maîtres d'ouvrage d'intervenir sur le temps long, en évitant de faire supporter le poids de la dette à une seule génération.

M. Ludovic Haye. - S'agissant des budgets d'investissement, et en tant que professionnels de l'eau, percevez-vous des investissements lissés ou plutôt en dent de scie ? Je vous pose la question, car on entend dire qu'avec le transfert de la compétence eau, certains syndicats, ne sachant pas à quoi s'attendre par la suite, dépenseraient parfois leur trésor de guerre assez rapidement et se lancent dans des travaux qui n'avaient pas été faits auparavant. Ressentez-vous les effets de telles progressions de dépenses et anticipez-vous par la suite un effet plateau, une fois que les collectivités auront pris en main cette nouvelle compétence ?

M. Jean-Luc Ventura. - Nous n'observons pas d'accélération significative de l'activité économique au sein de nos entreprises. Il est vrai que la période de Covid a pesé sur l'activité en 2020 avant qu'intervienne une reprise postérieure à la pandémie, mais indépendamment de ces deux phases, nous n'avons pas constaté l'effet que vous mentionnez.

La réelle surchauffe que j'ai constatée était intervenue au moment de la première directive européenne sur les eaux résiduaires urbaines. La France avait été condamnée pour non-respect des zones sensibles dans les années 2000 et, sous la pression de Bruxelles, l'effet de rattrapage s'est traduit par une surchauffe de 2 milliards d'euros d'activité. Cette phase, qui a été pour nous compliquée à gérer, s'est prolongée par une période de dépression. Nous ne constatons pas du tout de phénomène similaire aujourd'hui et je ne m'attends pas non plus à un plateau d'activité car chaque année notre patrimoine vieillit et son taux de renouvellement avoisine seulement 0,5 % par an, alors qu'il devrait être deux à quatre fois supérieur pour garantir des infrastructures durables pendant des périodes de l'ordre de 40, 50, voire 60 ans. Alors qu'un taux de renouvellement de 2 % serait nécessaire pour assurer une durabilité de 50 ans, nous plafonnons à 0,5 % depuis plus de 15 ans et désignons ce phénomène par le terme de « dette grise ». Notre étude révèle également une augmentation continue du passif de renouvellement des canalisations et de certaines usines pour lesquelles l'investissement nécessaire n'a pas été réalisé.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Disposez-vous de données comparatives au niveau européen sur l'état des réseaux d'eau ? Celles-ci montreraient peut-être que la France n'est pas si mal positionnée.

M. Jean-Luc Ventura. - Les situations sont variables selon les pays. Le Royaume-Uni, bien qu'il ait quitté l'Europe, se distingue par des politiques plus directives. Certains régulateurs sont plus impliqués : ils fixent des objectifs et imposent des pénalités significatives s'ils ne sont pas atteints. Tel n'est pas le cas en France.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Les contrats d'objectifs partagés peuvent rejoindre cette préoccupation avec un accompagnement pour soutenir la montée en puissance des politiques de conditionnalité.

M. Jean-Luc Ventura. - Dans notre dernier rapport de 2022, nous avons réalisé une étude rétrospective sur les fuites dans les canalisations qui atteignent le chiffre énorme d'un milliard de mètres cubes de fuites - soit 20 %. C'est d'autant plus inquiétant que la ressource en eau diminue avec des nappes phréatiques qui s'amenuisent et des débits de rivière en baisse. Notre capacité à tolérer les fuites est donc de moins en moins importante.

Vous vous rappelez certainement du décret sur les fuites de 2012 qui donnait un certain temps aux maîtres d'ouvrage pour engager des plans d'action. Ce texte prévoyait le doublement de la redevance pour le pompage si les actions n'étaient pas menées à bien. Cependant, nous n'avons trouvé aucun document ni publication des agences ou de l'État sur la mise en oeuvre de ce dispositif.

M. Rémy Pointereau, président. - Les agences n'ont pas appliqué cette augmentation, tout simplement parce que les sommes perçues seraient reparties dans les caisses de l'État.

M. Jean-Luc Ventura. - En tant qu'acteurs économiques, nous constatons que cette mesure assortie d'une pénalité relativement modeste n'a à peu près rien changé en termes d'investissements. L'application de la loi et de la réglementation est une question importante pour nous, de manière à ce que nous puissions anticiper et préparer notre industrie à des changements de niveau d'activité.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Savez-vous si les Agences de l'eau se sont efforcées, dans leurs programmes, de relayer cette obligation ? En Bourgogne Franche-Comté, j'ai pu constater des initiatives ou des injonctions très variables et parfois absentes. Cela soulève la problématique de l'articulation générale du système dans la mise en oeuvre de la politique de l'eau. On aurait pu agir bien avant puisqu'on connaissait déjà l'existence ainsi que le coût des fuites, mais je n'ai guère constaté de véritable engagement à ce sujet.

M. Jean-Luc Ventura. - Nous avons cherché dans tous les documents publiés depuis 10 ans par les agences, les ministères ou les inspections générales des communications sur ce décret fuites. Nous n'avons trouvé qu'une seule étude faite par l'Office français de la biodiversité (OFB) qui indiquait que les deux tiers des maîtres d'ouvrage ne savaient pas s'ils étaient en conformité avec ce texte.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - L'évolution du taux de performance des réseaux s'est quand même améliorée, ce qui témoigne d'une évolution palpable.

M. Jean-Luc Ventura. - Certes, mais je trouve assez surprenant, au moment où chacun sait que le réseau accuse plus de 20 % de fuites, que les deux tiers des maîtres d'ouvrages ne sachent pas s'ils se sont mis en conformité avec un décret qui porte sur le coeur de leur compétence.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Vous réfléchissez donc sur la meilleure stratégie et le meilleur modèle économique pour s'adapter à ces enjeux. Quelles sont vos suggestions dans ce domaine ?

M. Jean-Luc Ventura. - Nous y réfléchissons, mais je souhaite avant tout rester dans mon rôle de président de l'Union des industries de l'eau et de représentation des acteurs économiques qui sont là pour apporter des solutions technologiques au meilleur coût. Très franchement, nous sommes des observateurs et ne prétendons pas indiquer aux autorités compétentes la façon d'organiser les relations entre les collectivités, les industriels et les agriculteurs. Les modèles sont complexes et nous n'avons pas de légitimité pour suggérer leur reconfiguration.

Cependant, en toute certitude, nous sommes toujours confrontés à un sous-investissement, en dépit des Assises de l'eau ou des mesures réglementaires. Nous courons après une dette grise qui ne cesse de croître et notre principale préoccupation est d'appeler à trouver des solutions pour que l'eau ne soit pas un frein au développement économique de notre pays. Nous sommes également rattrapés par le changement climatique qui s'ajoute au vieillissement des infrastructures et au mur d'investissement.

M. Ludovic Haye. - Dans la grille de lecture que notre rapporteur vient d'évoquer, si vous aviez une recommandation à faire à la mission, serait-elle plutôt répressive ou incitative ?

Pour ma part, je me mets toujours à la place des élus locaux et je les félicite lorsqu'ils investissent dans leur réseau d'eau, car cela ne se voit pas. Leur intérêt est plutôt d'investir dans la voirie même si je suis convaincu que le renouvellement des réseaux d'eau est beaucoup plus vertueux, mais il nécessite d'être animé d'une puissante fibre écologique ou citoyenne. Souvent, les élus font les deux, mais certains privilégient la voirie faute de moyens. Je pense que l'incitation devrait être également fiscale pour les communes qui font office de bons élèves, plutôt que de recourir systématiquement à la répression. Avez-vous réfléchi à cette question ?

M. Jean-Luc Ventura. - Il est effectivement souhaitable de travailler dans l'intérêt de tous plutôt que de subir, surtout dans le contexte actuel. Force est néanmoins de constater aujourd'hui que les mesures incitatives ne fonctionnent pas vraiment, ce qui nous place devant la nécessité de franchir un nouveau pas. Chaque fois que je vois un élu décider de diminuer le tarif de l'eau, je me demande pourquoi il n'y a pas un moratoire sur de telles baisses. Si certains estiment que leur territoire est bien loti, d'autres ne le sont pas et on pourrait créer un fonds mutualisé qui pourrait bénéficier à ceux qui en ont le plus besoin. Du point de vue de l'usager, une baisse de 10, 20 ou 30 centimes par mètre cube d'eau n'est guère perceptible, sauf peut-être ponctuellement la première année. En revanche, augmenter légèrement le tarif de l'eau est très compliqué et c'est en tous cas un risque que beaucoup d'élus ne souhaitent pas prendre.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Je fais observer que sauf situation particulière, il y a très peu de conflits sur le prix de l'eau et donc beaucoup moins, par exemple, que sur le prix du ramassage des ordures ménagères.

M. Jean-Luc Ventura. - Pourtant nous continuons d'observer des baisses de tarifs et certains revendiquent avoir l'eau la moins chère de France comme gage de vertu. Tel n'est pas du tout le cas et il faudrait bannir ce type d'attitude qui est préjudiciable à ceux qui ont besoin d'investir dans les infrastructures, en particulier le monde rural. Comme vous l'avez rappelé, de longs linéaires de canalisations sont nécessaires pour desservir quelques habitants en eau potable et, en tant que citoyen, j'estime que l'égalité instituée des usagers devant le service public est fondamentale. Il faut donc soutenir les territoires qui ont besoin d'investir, privilégier les comportements vertueux et bannir ce qui va à l'encontre de cette démarche. Dans certains pays - où certes les mentalités et les cultures ne sont pas les mêmes - l'adoption de systèmes plus répressifs a donné des résultats encourageants et stimulé l'investissement. Quand certains grands syndicats d'eau étrangers doivent acquitter une pénalité de 100 millions d'euros pour n'avoir pas tenu leurs objectifs d'investissement, ils rectifient dès l'année suivante leur stratégie. Le modèle français est encore loin d'avoir intégré le même mécanisme et j'espère que nous n'aurons pas besoin d'en arriver là.

M. Ludovic Haye. - Le fonds bleu mutualisé que vous avez proposé se classe-t-il dans la catégorie des incitations ?

M. Jean-Luc Ventura. - C'est effectivement une piste de réflexion pour prendre des mesures incitatives. Les Agences de l'eau sont d'ores et déjà des organes de mutualisation naturels : elles ont été affectées par le plafonnement annuel de taxes et redevances perçues, dit « plafond mordant » dont j'espère qu'il sera abrogé définitivement.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Je précise que ce plafond est réévalué, mais pas abrogé.

M. Jean-Luc Ventura. - J'espère que nous pourrons aller jusqu'à son abrogation : ce plafonnement n'est pas vertueux, car son effet pervers est de ponctionner la caisse de péréquation, organisée au niveau des agences, qui permettait aux petites collectivités de réinvestir. Nous avons donc réfléchi à un mécanisme alternatif de péréquation et avons fait le parallèle avec le fonds vert. Ce fonds bleu serait piloté par les préfets et permettrait une mutualisation interbassins et inter-collectivités. Je souligne que nous aurons besoin, au-delà de l'existant, qui est à bout de souffle en termes de financements, de nouveaux véhicules pour répondre à l'insuffisance des investissements.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Quelles seraient les modalités de perception de ressources pour alimenter un tel fonds bleu ? Je soulève la question car on constate d'énormes variations des prix de l'eau d'un territoire à l'autre et je crains qu'on puisse taxer davantage ceux qui ont réévalué le prix de l'eau que d'autres qui payent un euro par mètre cube d'eau et qui n'ont pas consenti beaucoup d'efforts. Toute la question est de savoir si de tels fonds sont véritablement incitatifs et c'est le sens de ma question sur ses modalités de financement. Vous envisagez également une répartition des sommes perçues sous l'égide des préfets, ce qui court-circuiterait, pour ainsi dire, les Agences de l'eau.

M. Jean-Luc Ventura. - Il s'agit de mettre en place un levier d'investissement complémentaire permettant de financer de nouveaux projets et de rattraper notre retard qui se traduit par le gonflement de la « dette grise », sans pour autant solliciter outre-mesure les Agences de l'eau. Les modalités pratiques et détaillées d'un tel fonds bleu sont encore à déterminer : c'est une proposition qui appelle une concertation pour apporter des réponses précises aux questions très pertinentes que vous avez soulevées.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Dans une logique d'affirmation d'une gouvernance par bassin, une mutualisation des fonds au niveau national me semblerait souhaitable, assortie d'une possibilité de revenir aux gouvernances par bassin sur certaines priorités. Pour financer ces dernières, on pourrait même faire jouer un effet de levier grâce au recours à la contractualisation territoriale avec la région ou les départements. Je trouve donc cette démarche intéressante, car elle permet de renforcer ce que j'appelle la croisée des chemins, c'est-à-dire la gouvernance par bassin et la gouvernance territoriale pour conduire les politiques de demain en traçant des parcours plus visibles.

Par ailleurs, quelles sont vos remarques sur le traitement des pollutions ? Je m'interroge également sur les évolutions technologiques qui permettraient d'abaisser le coût ou de modifier l'approche des rénovations.

M. Jean-Luc Ventura. - On parle beaucoup aujourd'hui des nouvelles pollutions, micropollutions et en particulier des microplastiques qu'on retrouve partout en quantités importantes. Il y a une quinzaine d'années, ce sujet n'était quasiment pas abordé et ne figurait pas dans les textes réglementaires. Cette micropollution n'est toujours pas clairement définie au niveau juridique, mais on travaille depuis un certain temps à la quantifier, à la qualifier et à essayer de comprendre d'où elle vient grâce au monde scientifique qui a réalisé de nombreuses études à ce sujet.

Les microplastiques et les polluants persistants - qui incluent le phytosanitaire ou encore les PFAS (de l'anglais per and polyfluoroalkyl substances) dont on parle beaucoup en ce moment - sont des molécules compliquées à traiter. Très clairement, ce ne sont pas les distributeurs d'eau ni les constructeurs d'équipements qui sont à l'origine de la dispersion de ces molécules, mais plutôt d'autres processus comme la fabrication de substances médicamenteuses qui produisent des résidus.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Il est donc important de défendre le principe pollueur-payeur pour faire en sorte que cette politique soit mieux appliquée et accompagnée.

M. Jean-Luc Ventura. - On constate aujourd'hui que certaines fédérations et collectivités indiquent que ce n'est pas à elles de payer en faisant valoir qu'elles sont déjà accablées de charges. D'où l'idée d'appliquer à ces micropollutions le principe pollueur-payeur et celui de la Responsabilité Élargie des Producteurs (REP). Cela permettrait peut-être de sensibiliser certains acteurs industriels à cette question fondamentale et de développer des comportements vertueux qui consistent à s'interroger sur l'impact environnemental ainsi que l'élimination des nouvelles molécules qu'on met sur le marché. Cela amènerait peut-être même à reconsidérer le développement de certaines molécules - comme le téflon qui n'est pas biodégradable et nécessite des processus de traitement très coûteux - pour y substituer des molécules moins chères à dépolluer : c'est du bon sens.

J'en viens aux nouvelles technologies qui sont formidablement encouragées par la réglementation. J'ai toujours constaté que lorsque nous nous engageons dans des transformations importantes, de nouvelles solutions émergent car nous avons la chance d'avoir un pays doté d'une connaissance scientifique remarquable. Récemment, au CNRS, dans les laboratoires de Bordeaux, j'ai pu observer des avancées technologiques extraordinaires qui seront disponibles dans les 10 à 15 prochaines années grâce à la recherche fondamentale. Nous disposons également d'un écosystème de start-ups extrêmement dynamique et nous avons surtout besoin que soit fixé un cap pour pouvoir développer un modèle économique rationnel, pertinent et mobilisateur.

M. Rémy Pointereau, président. - Le temps est venu de vous remercier pour ces informations ainsi que celles que vous pourrez nous faire parvenir par écrit.

La réunion est close à 14 h 55.