Jeudi 29 février 2024

- Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente -

Audition de Mme Judith Godrèche, actrice, scénariste, réalisatrice et écrivaine

Mme Dominique Vérien, présidente. - Nous avons l'honneur de recevoir aujourd'hui, au sein de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, Mme Judith Godrèche, actrice, scénariste, réalisatrice et écrivaine.

Nous lui avons proposé de venir échanger avec notre délégation à la suite du témoignage qu'elle a livré à plusieurs reprises ces dernières semaines : celui d'une adolescente de 14 ans sous l'emprise écrasante d'un homme de 25 ans de plus qu'elle, violée et agressée, sans avoir été à l'époque protégée par celles et ceux qui auraient dû protéger une enfant, une mineure de 14 ans.

Chère Judith Godrèche, vous avez, avec beaucoup de lucidité, de justesse et de recul, décrit le piège de l'emprise qui s'est refermé sur vous alors que vous n'étiez qu'une enfant ainsi que la violence du déni, de l'aveuglement, pire, de la complaisance du milieu cinématographique, incapable de vous protéger.

Allant au bout d'un processus de prise de conscience et de réappropriation de votre destin, vous avez décidé de déposer plainte à l'encontre de deux cinéastes que vous accusez de viol et d'agression sexuelle : Benoît Jacquot et Jacques Doillon.

La justice a ouvert une enquête pour « viol sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité, viol, violences par concubin, et agression sexuelle sur mineur de plus de 15 ans par personne ayant autorité », confiée à la brigade de protection des mineurs, pour des faits commis entre 1986 et 1992.

Dans son ouvrage intitulé Le consentement, que vous citez comme un des « déclencheurs » de votre prise de conscience et de votre prise de parole, Vanessa Springora a décrit avec des mots très justes la difficulté de s'extraire de sa condition de victime mineure d'un prédateur sexuel. Elle écrit : « J'ai beau être une adulte, dès qu'on prononce le nom de G. devant moi, je me fige et redeviens l'adolescente que j'étais au moment où je l'ai rencontré. J'aurai 14 ans pour la vie. C'est écrit. » Votre force, Judith Godrèche, est d'être parvenue à reprendre le dessus pour dénoncer l'inacceptable.

Cette force, vous l'avez puisée dans le miroir tendu par votre fille, qui, parvenue à l'âge que vous aviez lorsque vous avez rencontré votre agresseur, vous a renvoyé l'image de l'enfant de 14 ans que vous étiez en 1986, dans l'incapacité indiscutable de consentir à une relation sexuelle et sentimentale avec un adulte de 40 ans.

Au Sénat, nous nous sommes battus, avec notre collègue Annick Billon, auteure de la loi du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l'inceste, pour que soit reconnu comme viol tout acte de pénétration sexuelle commis par un majeur sur la personne d'un mineur de 15 ans. Désormais, avant 15 ans, tout acte de cette nature est un crime sans qu'il soit nécessaire de prouver les éléments constitutifs d'un viol : menace, surprise, contrainte, violence. C'est une avancée majeure pour la protection des enfants. Plus récemment, nous avons également voté l'amendement de notre collègue Monique de Marco sur la proposition de loi visant à conforter la filière cinématographique en France, qui prévoit que les entreprises de production n'ayant pas respecté leurs obligations en matière de prévention des violences sexistes et sexuelles peuvent se voir retirer leurs subventions publiques.

Si nous voulons aller plus loin dans la lutte contre les violences sexuelles et sexistes dans le cinéma et la protection des mineurs, nous avons besoin de vous ; nous devons avancer ensemble !

Car, vous le savez, ce qui se joue en ce moment, grâce à votre témoignage et à vos prises de parole, dépasse votre personne et votre histoire.

Ce qui se joue en ce moment c'est une révolution sociétale, la libération de la parole des autres victimes de violences sexuelles, dans le milieu du cinéma, mais pas seulement, et surtout la capacité de nous toutes et tous à entendre ces récits. Nous devons agir collectivement pour que cessent ces violences et qu'elles soient enfin sanctionnées.

Depuis votre prise de parole publique, vous avez reçu des milliers de témoignages de victimes de violences sexuelles et de maltraitance sur mineurs et créé une adresse électronique pour les recueillir.

Lors de la cérémonie des César, vendredi dernier, vous avez pris la parole pour dénoncer l'omerta sur les violences sexistes et sexuelles dans le milieu du cinéma et demandé à tous les représentants de la profession de sortir de leur silence pour dénoncer l'inacceptable.

Comme vous, nous appelons à un sursaut et à une prise de conscience collective. Comme vous, nous pensons qu'il n'est plus possible de fermer les yeux sur l'ampleur systémique de ces violences.

La délégation aux droits des femmes du Sénat avait solennellement demandé au Président de la République le maintien de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), dont la doctrine, lorsqu'elle était présidée par le juge Édouard Durand, était : « Je te crois, je te protège. » Alors, pour que les adultes écoutent, croient et protègent, pour que plus aucune existence ne soit gâchée avant d'avoir été vécue, pour qu'aucun enfant ne soit la proie d'un prédateur sans que les adultes témoins réagissent, nous devons réfléchir ensemble aux solutions pour protéger les enfants dans les milieux où ils sont le plus vulnérables et affronter collectivement la question de leur maltraitance.

Chère Judith Godrèche, nous vous écoutons.

Mme Judith Godrèche, actrice, scénariste, réalisatrice et écrivaine. - Je vous remercie de me faire l'honneur de me recevoir aujourd'hui. C'est d'autant plus émouvant pour moi que le juge Édouard Durand était, il n'y a pas si longtemps, assis à ma place. Vous vous demandez peut-être pourquoi une telle association d'idées, avec un homme qui travaille et évolue dans un milieu pourtant éloigné du mien.

Dans l'histoire que je suis venue vous raconter aujourd'hui, il est question d'ancrage. Et cet ancrage, j'en ai besoin. Il m'est indispensable pour arriver à m'adresser à une société systématiquement organisée autour de l'écrasement de la parole.

Dans le fond, l'industrie du cinéma, dont vous parlez, pourrait s'appeler l'industrie de la vie. Comme dans la vie, la vraie vie, celle qui entoure l'écran, celle où les enfants vont à l'école, leur cartable sur le dos.

Dans l'industrie du cinéma, aujourd'hui, en 2024, nous décidons encore d'invisibiliser la souffrance des enfants, avec, par exemple, cette décision de retirer Édouard Durand de la tête de la Ciivise, pour la laisser, cette Ciivise, s'échoir sur le sable, mort-née. Édouard Durand ancrait sa tente dans la terre ferme. Il avait créé un endroit où les mères et les enfants comprenaient qu'ils pouvaient y abriter leur souffrance et trouver un toit, le toit qui nous permet d'être « Je ».

Quand j'ai joué au théâtre pour la première fois, Caroline, mon amie d'enfance, la seule dont je n'étais pas coupée par mon ravisseur, m'avait envoyé un fax. J'avais 17 ans, c'était le soir de ma première. Ce fax disait : « La faveur des étoiles est de nous inviter à parler, de nous montrer que nous ne sommes pas seuls, que l'aurore a un toit et mon feu tes deux mains. » C'est un poème de René Char. J'ai toujours le petit papier. Il se trouve dans la valise à fleurs cabossée de mon enfance, celle où je garde les secrets, ceux qui durent une éternité.

Et c'est dans cette même loge de théâtre que je suis arrivée un soir la joue meurtrie par une énorme gifle. Je me souviens couvrir ma peau de fond de teint, ce fond de teint qui ne couvre rien, qui accroche mal et qui glisse. Ce soir-là, aucun télégramme, pas de fax. Et pourtant, cela aurait été cocasse de recevoir une lettre anonyme. Elle aurait dit : « Tout le monde sait. » Oui, tout le monde savait. 

Tout le monde sait que, dans l'industrie du cinéma, un agresseur déguisé en réalisateur fait souffrir les petites filles pour qu'elles pleurent pour de vrai. De vraies larmes salées. Il aime que leur douleur soit plus grande que nature. Il va même jusqu'à leur murmurer à l'oreille : « Pense que ta maman va mourir. »

Cet agresseur déguisé en réalisateur leur donne rendez-vous également dans une chambre mansardée près du jardin du Luxembourg, où elles avaient l'habitude d'aller voir Guignol. C'est là qu'il prend possession d'elles pour de vrai.

Quand l'adulte que je suis rencontre Édouard Durand grâce à Camille Kouchner voilà une dizaine de jours, je me trouve face à un homme qui s'inscrit dans la société à une place toute particulière : celle du non-effacement de la parole de l'enfant, celle de la non-invisibilisation de la parole de la mère. Je me trouve face à un homme qui ne négocie pas avec la vérité.

Cet homme-là, le cinéma, dont je fais partie, pourrait vouloir s'en emparer, s'éprendre de lui, dans cette soif, cette nécessité de nourrir nos histoires, de parler de vraies gens, de s'ancrer dans la vraie vie. Nous pourrions faire un film magnifique, primé aux César.

Et si je suis venue vous voir aujourd'hui, mon cartable sur le dos, rempli de jeux de sept familles, c'est pour exprimer avec force ce souhait. Serait-il possible que les sénateurs, le Parlement, le Gouvernement donnent la possibilité, la chance à Édouard Durand d'accomplir son destin héroïque de son vivant ? Ne laissons pas le cinéma s'emparer un jour de l'histoire inachevée du juge Durand. Il sera trop tard pour dire : « Tout le monde savait. » Si nous réalisons un jour un film inspiré par sa vie, que ce film soit à propos de son ascension. Parce que, face à vous aujourd'hui, je ne suis qu'un écho, un boomerang, un yo-yo qui clignote, qui clignote, qui clignote.

Camille Kouchner, Adèle Haenel, Hélène Devynck, Vanessa Springora, pour ne citer qu'elles... Tout le monde savait.

Pourtant, à chaque fois, vous perdez nos sacs à dos, encore et encore. Vous dites qu'ils ont été égarés à la récré. Ils contenaient autant de journaux intimes, avec de petits verrous dorés, avec Casimir qui sourit sur la couverture cartonnée pendant qu'Hippolyte fait du gloubi-boulga.

Combien de petites filles, de petits garçons, combien de petits pieds dans la porte seront nécessaires avant que cette société réagisse pour toujours ? Afin que nous puissions jouer les rôles de notre vie sans nous faire voler notre enfance, abuser, frapper ; sans que nous soyons réduites à un pâle souvenir, l'image douloureuse d'une jeune femme en robe noire pailletée qui ressort aujourd'hui dans la presse, sur Internet. Elle est assise sur un canapé, un verre à la main.

Adèle, où es-tu ? Adèle, quel aurait été ton destin si, ce soir-là, la salle des César avait été peuplée de juges Durand ? Quel aurait été mon destin si la Ciivise avait existé à l'époque, avec lui à sa tête ? J'aurais pu ancrer mon histoire dans les yeux d'un adulte qui ne s'en fiche pas. Non, non, non ; mieux encore : un adulte dont la première et unique préoccupation est de chercher à savoir, à protéger, à imposer qu'une fois par an au moins l'on s'asseye et l'on fasse face à un enfant pour lui demander, à lui comme à tous les autres : « Es-tu victime de violences ? » Que l'on pose cette question même aux petites Judith de 14 ans isolées sur un tournage !

Les plateaux de cinéma, sur lesquels j'ai grandi, n'avaient aucun juge Durand, bien au contraire. Le principe même de cet univers était l'effacement du sujet, du prénom. Il n'y avait pas de Judith, uniquement une petite fille sans prénom que se disputaient les adultes libidineux sous les yeux d'autres adultes passifs, soumis à la toute-puissance du patriarcat. Comme si le désir écrasant de l'ogre réalisateur prenait le dessus sur chaque battement de cils.

Non, non, non, nous ne savons pas ! Je ne sais pas que j'ai droit de dire non. Je suis un objet, une enfant avalée par une société qui m'a enlevé mon prénom. Je parle au passé, mais encore aujourd'hui, nombreuses sont les « désenchantées », les « filles de 15 ans ».

Dans leur toute-puissance, celle que nous leur donnons, les abuseurs déguisés en réalisateurs décident du moment où ils voleront la virginité d'une petite fille venue auditionner pour un rôle. Tout comme un père de famille décide de pénétrer dans la chambre de son enfant le soir pour la violer.

Alors, je vous pose la question. Dans six mois, ferez-vous semblant de ne pas m'avoir entendue ? Allez-vous vous emparer de cette histoire, de nos histoires, tout comme le fait parfois le cinéma, sans fanfare ni trompette, pour rendre hommage à un combat, un combat mort-né ?

Je me permets de vous demander de constituer une commission d'enquête contre les violences sexuelles et sexistes dans le milieu du cinéma.

Je me permets de vous demander - j'imagine que ce n'est pas forcément en votre pouvoir, mais, au moins, ce sera dit - le retrait de Dominique Boutonnat, dont le procès, je crois, va bientôt avoir lieu. Il y a des charges de violences sexuelles contre lui. Dominique Boutonnat est le président du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), une institution dans laquelle se rendent les producteurs en rigolant, parce qu'ils se disent : « C'est drôle, je vais à assister à une formation contre les violences sexuelles au sein d'une institution dont le président est lui-même accusé de violences sexuelles. » Mais c'est quoi, cette blague ?

Imposez un référent neutre quand un mineur est sur un tournage, un référent qui ne soit pas payé par la production, un référent qui soit formé, notamment en psychologie. Qu'un enfant ne soit jamais laissé seul sur un tournage ! Qu'il y ait un coach intimité pour les scènes qui impliquent de l'intimité, de la sexualité ! Qu'il y ait également sur les tournages un coach de jeu ! Car oui, cela fait peur, quand on est une jeune actrice ou un jeune acteur, de se retrouver dans des scènes face à un adulte qui, par exemple, vous crie dessus. Ce sont des scènes pour lesquelles un enfant qui se trouve face à l'autorité d'un adulte a besoin de soutien. Il a besoin de savoir qu'une personne est là pour lui, qu'il peut s'isoler et parler avec elle et que ce n'est pas le réalisateur ou la réalisatrice.

Il faut un système de contrôle plus efficace et un suivi par la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (Ddass), aujourd'hui appelée Aide sociale à l'enfance (ASE). Que celle-ci se rende sur les tournages et fasse ses contrôles une fois qu'elle a donné l'autorisation à un enfant de moins de 16 ans d'y participer.

Je vous demande donc de m'aider à faire en sorte que les violences sexistes s'arrêtent dans mon milieu. Comme vous l'avez dit, cette petite société du cinéma n'est que le reflet de notre société. Cette famille incestueuse du cinéma n'est que le reflet de toutes ces familles et de tous ces témoignages que je reçois chaque jour : 4 500 aujourd'hui. Autant de personnes qui avaient par ailleurs ancré leur espoir dans la présence du juge Durand à la tête de la Ciivise !

Mme Dominique Vérien, présidente. - Chère Judith Godrèche, sachez que nous ne vous aurons pas oubliée dans six mois. Nous sommes nombreuses et nombreux à travailler sur ces sujets depuis des années, et nous ne lâchons rien. Ce que nous n'avions pas obtenu en 2018 s'agissant du principe de non-consentement des mineurs de 15 ans, nous l'avons obtenu en 2021. Ce que nous n'avions pas obtenu l'année dernière, s'agissant de la constitutionnalisation de l'IVG, nous l'avons obtenu hier. Et le temps n'y fera rien : tant que nous n'aurons pas obtenu la mise en place d'une protection efficace des victimes, nous continuerons. Vous pouvez être assurée de notre soutien.

M. Jean-Michel Arnaud. - Merci pour la force de votre témoignage, avec des mots retraçant avec maîtrise un récit douloureux pour vous comme pour la société française. Où que nous nous situions socialement et politiquement, nous sommes évidemment très sensibles à la voix que vous portez au nom de toutes les petites filles de France. Il était important que ce courage puisse s'exprimer ce matin.

Vous avez fait allusion au témoignage de Camille Kouchner. Récemment, l'actrice Karin Viard a elle aussi déclaré avoir subi des gestes déplacés dans le cadre du tournage du film Potiche - auquel vous avez participé -, en précisant qu'elle n'avait pas perçu le besoin d'être protégée par la société, pensant alors pouvoir se protéger seule.

Au-delà du cinéma, vous avez appelé à la responsabilité de chacun. Comment appréhendez-vous la nécessaire protection de ceux qui sont les premiers remparts face aux agressions sexuelles et sexistes dont sont victimes les jeunes filles, à savoir les parents ?

Par ailleurs, quelles sont vos attentes par rapport au législateur au-delà de votre demande visant à créer une commission d'enquête ? Parallèlement au travail continu de la délégation aux droits des femmes évoqué par la présidente, une grande partie des sénatrices et des sénateurs oeuvrent à l'accompagnement juridique, moral et politique des victimes de violences sexistes. La société dispose-t-elle des moyens suffisants pour protéger les petites filles françaises ?

Mme Annick Billon. - Je vous remercie également pour votre témoignage à la fois fort, courageux et grave et je tiens à vous assurer, à l'instar de la présidente, que nous ne l'oublierons pas.

Après l'adoption du projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes en 2018, nous avons adopté en 2021 un texte d'initiative sénatoriale qui aurait permis, s'il avait été voté plus tôt, d'éviter de voir ces agressions et ces viols perdurer. Ledit texte a permis d'aborder la question du non-consentement et a fixé un seuil de 15 ans en deçà duquel les relations sexuelles entre un adulte et un enfant sont interdites et qualifiées de viols. S'y est ajoutée l'introduction d'une « prescription glissante », qui permet de condamner davantage d'auteurs de violences.

Au lendemain du vote en faveur de la constitutionnalisation de l'IVG et de l'affirmation de la liberté des femmes à disposer de leur corps, votre parole est essentielle dans un milieu du cinéma où la parole a peiné - et peine encore - à s'exprimer et à se libérer. Véritable électrochoc, votre parole, comme d'autres précédemment, vient aussi épauler les législateurs que nous sommes. La loi du 21 avril 2021 n'aurait en effet pas été la même sans le livre de Camille Kouchner, La Familia grande, ou sans la voix du juge Édouard Durand, au diapason de la volonté commune des députés et des sénateurs d'améliorer ce texte.

Concernant l'emprise et le consentement, estimez-vous que les adultes qui auraient pu ou dû vous protéger ont été défaillants ? Qui sont-ils ?

Vous avez également indiqué avoir recueilli près de 4 500 témoignages : qu'allez-vous en faire ? En tant que présidente de la délégation entre 2017 et 2023, j'avais pu constater à quel point je n'étais pas suffisamment formée pour entendre, recueillir et accompagner les victimes dont je pouvais être amenée à recueillir le témoignage.

S'agissant du juge Édouard Durand, j'ai posé une question d'actualité au Gouvernement le 15 novembre dernier quant au devenir de la Ciivise, qui ne fonctionne plus depuis plusieurs mois pour de multiples raisons, dont un défaut d'incarnation depuis son départ. Je souhaite que la Ciivise soit de nouveau incarnée et qu'elle reprenne ses travaux.

Enfin, diriez-vous que le cinéma est l'un des endroits où se fabrique la culture du viol ? Vous avez évoqué plusieurs fonctions ou métiers qui me conduisent à m'interroger, dont le référent et le coach d'intimité : des propositions similaires nous avaient été faites au cours de nos travaux portant sur l'industrie de la pornographie, mais nous les avions rejetées, estimant qu'un encadrement des pratiques de cette industrie avec ce genre de gadgets était inutile.

Mme Laurence Rossignol. - Je me joins à mes collègues pour vous témoigner notre admiration et louer votre contribution exceptionnelle à la lutte contre les violences sexuelles et sexistes que subissent les mineurs. Lesdites violences affectent aussi, je tiens à le souligner, les petits garçons : les femmes et les féministes relayent davantage le #MeTooGarçons et j'appelle les hommes à s'engager pour soutenir ceux qui témoignent de ce qu'ils ont vécu pendant leur enfance.

Votre forte intervention lors de la cérémonie des César m'a interpellée. Avec la formule « Je parle, mais je ne vous entends pas », vous avez parfaitement résumé ce que nous disons depuis le début de #MeToo en 2017, en soulevant la question des retours suscités par votre parole, au-delà de la compassion et du respect.

Aujourd'hui je m'interroge et je vous pose donc la question : pensez-vous qu'il serait judicieux d'accompagner les projections des films dont on a appris par la suite que les tournages ont été des lieux de violences sexuelles d'un message avertissant les spectateurs que des acteurs ou d'autres personnels ont dénoncé des violences commises à leur encontre ? Un tel avertissement permettrait de resituer l'oeuvre dans sa réalité douloureuse pour ceux qui y ont contribué.

Par ailleurs, vous sollicitez le retour d'Édouard Durand à la tête de la Ciivise ; sachez que c'est également notre souhait.

Enfin, j'entends d'autant plus votre demande de mise en place d'une commission d'enquête que l'Assemblée nationale a décidé d'en constituer une dédiée aux violences sexuelles et sexistes commises dans le milieu sportif. Je suis, pour ma part, également préoccupée par le monde de la musique, autre milieu dans lequel maîtres, mentors et tuteurs s'occupent de la formation de jeunes exposés à des violences sexuelles et sexistes. Il conviendra peut-être d'élargir le périmètre d'une éventuelle commission d'enquête au spectacle vivant et à ce milieu de la musique, dont la visibilité est moindre que celui du cinéma, les grands virtuoses étant moins connus que de grandes actrices telles que vous.

Mme Judith Godrèche. - Vous avez soulevé la question de la responsabilité des parents. Il me semble que cette question et celle de la présence des parents s'intègrent généralement à la stratégie de défense de l'agresseur, qui invoque le fait que les parents leur ont confié leur progéniture ou qu'ils étaient là de temps à autre sur le tournage. Et alors ? Quand on se retrouve seule avec un réalisateur, en répétition ou lors d'un casting, c'est justement en jouant de la figure paternelle que celui-ci mène son travail de séduction en direction de l'enfant-acteur.

C'est par un mécanisme similaire que l'on peut être amenée à se taire dans sa propre famille, en n'étant pas en mesure de dire à sa mère qu'on est violée par son père, ou que notre frère est violé par notre beau-père. Sur un plateau de tournage, pendant les répétitions et rendez-vous avec le réalisateur, que faudrait-il donc faire ? Accrocher en permanence le parent à l'enfant ? Encore faudrait-il que le parent soit en mesure de résister à la puissance écrasante de l'univers du cinéma.

Toujours ramener la question à la responsabilité des parents est une manière de ne pas faire face à la responsabilité des agresseurs et du patriarcat. Ne dévions pas, faisons face au prédateur, c'est de lui qu'il s'agit, et pas de la mère présente sur le tournage : cette dernière n'est pas responsable lorsque le réalisateur convoque la jeune fille à 20h30 pour lui demander de s'allonger avant de la violer. Cet argument est souvent employé par les avocats qui défendent les violeurs, certains hommes disant même : « Son père me l'a donnée. »

L'organisation d'un prédateur est d'autant plus impressionnante et sophistiquée lorsqu'il est metteur en scène, puisqu'il sait parfaitement présenter sa vie et des histoires, faisant croire à cette jeune fille repérée par une directrice du casting à la sortie d'un collège ou d'un lycée - cette pratique existe -que sa beauté est unique et qu'elle serait parfaite pour ce rôle dans ce film qui ne verra jamais le jour.

Comment cette jeune fille pourrait-elle refuser une audition ? Certes, sa mère l'y accompagne, mais elle reste en dehors de la salle dans laquelle le réalisateur lui demande, par exemple, de mimer une fellation. Face à ce réalisateur qui la trouve si spéciale, qui s'apprête à lui donner le rôle de sa vie, comment la jeune fille qui n'imaginait même pas devenir actrice pourrait-elle alors penser à s'échapper et à courir vers la salle d'attente alors qu'elle est déjà placée sous l'emprise de la séduction et de l'autorité du prédateur ?

Je n'ai, pour ma part, jamais pu identifier la possibilité de dire « non » au moment où je me suis retrouvée sous l'emprise de ces prédateurs, qui s'appuient sur une mécanique implacable de soumission implicite. Peu importe que mes parents aient été plus ou moins permissifs : cela n'aurait strictement rien changé à ces moments où je me suis retrouvée sous l'emprise de ces réalisateurs, qui ont abusé de leur autorité. La présence des parents au sein de cette « famille » ne peut quasiment rien y faire, c'est bien un système de protection de l'enfant qu'il faut mettre en place.

Il faut aussi arrêter de faire semblant de ne pas savoir : quand je dénonce certains réalisateurs et quand je porte plainte, certaines personnes présentes sur ces tournages, témoins de ces abus, continuent à apporter leur soutien à leurs auteurs. Au nom de quoi ? Ils ont pourtant des enfants eux aussi, mais décident à un moment donné qu'une sorte de fraternité prime, sans être capables de se rendre compte qu'ils sont eux-mêmes sous emprise.

La culpabilité de la victime ? Elle n'a même pas besoin de cette puissance écrasante du cinéma. « Quand on va au cinéma, on lève la tête », disait Jean-Luc Godard : on rêve sa vie, enfant, on rêve d'embrasser Gene Kelly... Quand on est violée dans ce milieu du cinéma, on a le sentiment qu'on ne peut dénoncer. À qui parler ? Tout le monde regarde le patriarche avec des yeux remplis d'étoiles. À qui s'adresser ? À la scripte, qui le voit comme un dieu vivant ? À la cheffe opératrice, qui voit le monde à travers son oeilleton ? À la maquilleuse, qui a peur de se faire virer ?

Il serait bien égoïste de ma part de ne vous parler que des actrices. En une journée, j'ai reçu 200 témoignages de techniciennes auxquelles un réalisateur français avait envoyé une photo de son sexe. Qu'ont-elles fait ? Pour la plupart, rien... Sont-elles lâches ? Non, elles ne savent pas à qui s'adresser ! À celles à qui un réalisateur avait proposé de « sucer sa bite » - excusez ces mots crus -, le producteur a répondu de « ne pas faire d'histoire » !

J'ai conscience de mes limites et je ne réfléchis pas seule : je parle avec des productrices, des sociologues, des juges, des activistes, des jeunes femmes soucieuses de la société et de la planète, des avocates, des journalistes qui ont enquêté sur les féminicides...

Lors du dîner des César, des productrices, des actrices sont venues me trouver - j'avais été reléguée à une table au plus loin, au fond du fond du Fouquet's - pour me communiquer cette lettre, dont je vous donne lecture. Elle est adressée à M. Emmanuel Macron, Président de la République, et date, je crois, de 2021.

Dans cette lettre, les organisations représentantes des auteurs, réalisateurs, producteurs, distributeurs et exploitants, ainsi que le Collectif 50/50, appellent à la mise en retrait temporaire du président du CNC à la suite de sa mise en examen, par analogie avec la règle imposée au sein du Gouvernement, et alors que le CNC a lui-même mis en place une formation pour prévenir les violences sexistes et sexuelles, afin de préserver la « relation de confiance établie avec le CNC (...) et poursuivre les discussions nationales et internationales en cours de façon paisible et sereine ». Elle est signée par les présidents du Collectif 50/50 ; du DIRE (Distributeurs indépendants réunis européens) ; du GNCR (Groupement national des cinémas de recherche) ; de l'ARP (Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs) ; du SDI (Syndicat des distributeurs indépendants) ; du SNAC (Syndicat national des auteurs et des compositeurs) ; du SPI (Syndicat des producteurs indépendants) ; du SPIAC-CGT (Syndicat des professionnels des industries de l'audiovisuel et du cinéma) ; de la SFR (Société des réalisateurs de films) ; de l'UPC (Union des producteurs de cinéma). S'y seraient associées, si elles l'avaient pu, les directrices de l'ADA, l'Association des Acteur.ices.

Il n'y a eu aucune réaction à ce courrier de la part du Président de la République. Je ne représente aucun parti, mais ma parole, aujourd'hui, est politique - parce que je suis une citoyenne, parce que cette bataille est politique. Mon militantisme - aux États-Unis, le mot ne fait pas peur - est politique. Avec de la pédagogie, on n'obtient rien. Avec des lettres polies, signées par des gens importants, on n'obtient rien. Je propose des solutions, mais comment avoir une conversation, aujourd'hui, avec le CNC ? Par analogie, de jeunes tenniswomen violées par leur entraîneur vont-elles aller le dénoncer auprès de la Fédération française de tennis, si un de ses dirigeants est accusé de viol ? C'est impossible ! Dès lors, ce débat, ces mesures que nous défendons sont mort-nés. Il faut un symbole, un représentant de la confiance, de la morale. Pour changer les choses, ce n'est pas des parents des jeunes actrices dont il faut parler, mais bien de la société du cinéma tout entière, qui n'a pas les moyens d'agir seule.

Sur la mention préalable avant la diffusion de films ? Aux États-Unis, il y a souvent une phrase, au générique : « aucun animal n'a été maltraité durant ce tournage. » Et si l'on traitait les enfants aussi bien que l'on traite les animaux ?

Mme Agnès Evren. - Merci à Judith Godrèche, dont on sent que la parole longtemps contenue avait besoin de se libérer. Vous appelez un chat un chat. Lors des César, j'ai admiré votre cran. Bravo d'avoir osé briser l'omerta devant vos pairs.

Le plus terrifiant, c'est que vous n'êtes pas la première à prendre la parole. Adèle Haenel, Sophie Marceau, Isabelle Adjani, entre autres, ont parlé, mais n'ont pas été entendues. Vous l'avez dit : « Où êtes-vous ? » Les réalisateurs tout-puissants, que je qualifierai plutôt de prédateurs, de pédocriminels, profitent du silence coupable de tout un milieu. Car le silence des adultes est terrifiant.

Il y a une injonction paradoxale. On incite les enfants à parler en leur assurant qu'ils seront soutenus, mais selon le juge Durand - je soutiens aussi son retour à la Ciivise -, 92 % des enfants qui dénoncent des violences ne reçoivent aucun soutien, et 60 % des professionnels alertés par un enfant ne font rien. C'est une double trahison. En effet, la société a fait le choix délibéré de détourner le regard.

Puisque la société doit évoluer pour mettre fin à l'impunité des agresseurs et à l'impuissance des adultes, quelles sanctions professionnelles vous paraissent les plus pertinentes pour inciter les témoins à ne plus détourner le regard ? Comment sensibiliser les professionnels au phénomène d'emprise ? Comment accompagner les parents, parfois paumés ? Vanessa Springora, sous emprise, avait menacé sa mère de se suicider si elle n'acceptait pas sa relation...

Mme Olivia Richard. - Vous avez parlé d'une société construite sur l'écrasement de la parole. Cela fait écho à l'audition par notre délégation du juge Édouard Durand, qui m'avait fait pleurer. Quelques semaines après, il était renvoyé de la Ciivise... Vous pourfendez à votre tour le déni social qu'il dénonce, et je vous en remercie, en tant que sénatrice, mère, soeur, collègue, amie. Votre courage est inspirant.

Je salue la pugnacité de mes collègues de la délégation, et les travaux qu'elles ont menés. Ne doutez pas de notre détermination, et de notre soutien total.

Ce matin, la ministre de la culture exprimait des réserves sur le report de la sortie du dernier film de Jacques Doillon, au motif qu'un film est une oeuvre collective et qu'on ne saurait sanctionner collectivement quand un seul a péché. C'est à mes yeux un nouvel exemple de déni et d'écrasement de la parole... Que répondez-vous à ceux qui y voient une censure ? Que répondez-vous à ceux qui appellent à distinguer l'oeuvre de l'auteur ?

Mme Colombe Brossel. - Merci, Madame Godrèche. Votre témoignage nous prend aux tripes. Nous n'avons pas envie que vous puissiez nous regarder un jour dans les yeux en nous disant : « Je ne vous entends pas. »

Membre de la commission de la culture, de l'éducation, de la communication et du sport, j'avais de nombreuses questions, mais vous êtes venue avec une liste de revendications et de propositions. Vous nous avez fixé un calendrier et des étapes de travail. Les sujets sont posés.

Vous avez reçu plusieurs milliers de témoignages. Viennent-ils principalement de l'industrie cinématographique ? Merci d'avoir cité l'ensemble des métiers qu'elle regroupe. Certaines professionnelles prennent moins la lumière que les comédiennes, mais peuvent aussi être victimes de violences sexistes et sexuelles.

Votre position de dire : « Je vous crois, je vous entends. » a-t-elle apporté d'autres témoignages hors de votre milieu professionnel ? Comment nous, au Sénat, pouvons-nous y faire écho ?

Mme Marie-Pierre Monier. - Merci et bravo, Madame Godrèche, pour votre courage et votre force. Vous en donnerez à d'autres filles et garçons, pour qu'ils osent parler à leur tour. Comment votre vie sera-t-elle après, dans le milieu du cinéma ? Quelle sera votre place, ensuite ?

Comment le sujet est-il traité aux États-Unis, par rapport à la France ? Comment la coordination d'intimité est-elle organisée sur les plateaux de tournage ? Est-ce officiel ? Est-ce obligatoire ? Nous avons peut-être un rôle législatif à jouer en la matière.

Nous sommes très pugnaces, à la délégation aux droits des femmes. Soyez certaine que nous ne lâcherons pas.

Mme Judith Godrèche. - Je salue tout d'abord le courage d'Arte, de Bruno Patino et d'Olivier Wotling, qui ont financé ma série, mettant fin à leur relation de très longue date avec un réalisateur dont je parlais sans jamais le nommer dans cette série. Arte a apporté une pierre à l'édifice du courage, soutenant la parole d'une victime. Il y a des gens, dans ce milieu, qui ont du courage et me soutiennent.

Le sujet de l'homme et de l'oeuvre m'intéresse depuis que j'ai 15 ans. On peut en débattre dans des dîners mondains. C'est plus compliqué quand l'homme qui a fait l'oeuvre vous a violée. Tant pis pour les poursuites en diffamation, et même si la ministre de la culture Rachida Dati m'a assurée de tout son soutien après la cérémonie des César, je le dis : c'est plus compliqué pour moi de parler d'un film réalisé par un réalisateur qui met en scène des enfants, alors que ce réalisateur m'a violée. C'est plus compliqué pour moi de converser sur la sortie de ce film, dans lequel il raconte l'histoire d'une petite fille harcelée à l'école, alors que je sais qu'il voulait choisir pour le rôle une petite fille qui ait été harcelée dans la vie pour lui faire revivre à l'écran ce qu'elle a vécu, pour que sa souffrance ait l'air vraie. En tant que maman, si j'avais su cela, j'aurais dit à ma fille : « Non, ne le fais pas, ce sera trop difficile pour toi. » Mais je ne suis pas là pour juger les mamans qui sont impressionnées par le monde du cinéma.

Le réalisateur Samuel Theis a été accusé de viol par un technicien : la productrice a pris des mesures immédiates pour l'isoler. Elle a séparé l'homme de l'oeuvre sans séparer l'oeuvre de l'homme. Elle a fait en sorte de protéger son équipe.

On parle d'un réalisateur dont le film ne sortira pas, mais qui a réalisé tant de films avec des jeunes filles qu'il faudrait toutes les interroger sur ce qu'elles ont vécu : toutes celles qui sont dans les films et toutes celles qui n'ont pas eu les rôles aussi. Avant de décider si ce film doit sortir, il faudrait demander aux techniciennes et aux techniciens des autres films qui se sont fait abuser tout au long des tournages s'ils ont envie d'aller à l'avant-première.

Quand un technicien sait - parce que tout se sait - ce qui s'est passé sur un tournage, a-t-il envie de faire revenir un enfant pour la postsynchronisation, et lui redemander de pleurer ? Ces techniciens, quand ils savent - et tout le monde sait - ce que ces réalisateurs ont fait à des techniciennes et à des actrices et acteurs pendant des années, ont-ils envie de participer, de donner de leur âme, de leur corps, à cet univers-là ?

Comment arrêter de donner la possibilité à des pédocriminels de faire leurs films ? Ces gens, tout simplement, ne doivent plus avoir accès à l'enfance. Quoi qu'il arrive, il ne faut pas laisser ces réalisateurs avec des jeunes filles de 15 ans ou moins !

Ce film doit-il sortir ? La réponse est dans la question. L'actrice principale n'a même pas envie de participer à sa promotion.

Je ne possède pas toutes les réponses. Je pose des questions. Il faut s'entretenir avec le Collectif 50/50, avec les techniciennes, tous ensemble, pour proposer des mesures.

En ce qui me concerne, je n'ai jamais pu séparer l'homme de l'oeuvre.

Aujourd'hui, sur un tournage, une personne devient la nounou de l'enfant. Elle peut être première, deuxième ou troisième assistante, ou stagiaire. C'est n'importe qui. Cet enfant est parfois laissé tout seul dans un appartement, à 15 ans, parce que sa maman n'a pas toujours les moyens de quitter son travail pour l'accompagner en tournage.

Sur mon tournage, Alma, la jeune fille qui jouait le rôle de l'adolescente que je fus, et qui en avait exactement l'âge, avait toujours accès à une coach, qui était formée. C'était sa personne. Pourtant, je suis une femme, mais j'ai voulu qu'elle soit accompagnée en personne par une personne tierce, extérieure au tournage. J'ai dû expliquer pourquoi je voulais une comédienne qui ait moins de 16 ans pour ce rôle. J'ai dit qu'au travers du choix de cette actrice, je voulais réécrire ma propre histoire ; qu'à travers l'amour, le respect et la protection d'Alma, je voulais réécrire ce qui m'était arrivé. Malgré cela, malgré ma confiance en moi, en ma dignité, j'ai voulu qu'il y ait, pour Alma, quelqu'un en permanence, parce que même une femme peut abuser d'une jeune actrice.

Une jeune actrice qui se retrouve face à l'autorité, face à une équipe soudée, aimante, qui veut faire en sorte que l'oeuvre soit extraordinaire, n'a pas le courage, même à 18 ans, de dire quoi que ce soit. Que répondra-t-elle si on lui dit : « Mais écoute, enlève ton pull ! La scène n'est pas bien si tu n'es pas torse nu. » ? Il lui faut sa personne, son médiateur, quelqu'un qui puisse la représenter, être son garde du corps, le garde de son âme, et dire : « Elle ne veut pas enlever son pull. Vous ne lui ferez pas enlever son pull. » Aujourd'hui, cette personne n'existe pas. Il n'y a aucune protection de l'enfance sur les tournages, ou sur les castings. Dieu sait le nombre d'histoires enterrées de producteurs qui ont abusé de jeunes actrices lors de castings ! Ces castings ne sont pas réglementés. Pour convaincre le réalisateur de les choisir, parfois, on demande à des jeunes femmes, à des jeunes garçons, de faire des choses qui les mettent extrêmement mal à l'aise, qui leur enlèvent leur dignité.

J'ai reçu 4 500 témoignages. J'ai mis en place une réponse automatique à ces messages, qui contient une liste d'associations que j'ai prévenues. Je ne considère pas que j'ai la possibilité de protéger et de contenir la souffrance de toutes ces personnes. Là où je joue un petit rôle, c'est que, par l'incarnation du « je », je leur donne la possibilité du « nous ». Par mon visage, je leur donne la possibilité de se regarder dans le miroir et de se dire : « Si elle le dit tout haut, peut-être que moi, je peux aller au commissariat. »

Il y a deux jours, un monsieur m'a arrêtée dans la rue et m'a dit : « Merci, Judith. Moi, je ne l'ai jamais dit à personne, sauf à mon amoureux. Mais aujourd'hui je crois que je vais le dire. » Et cela, cela vaut tous les rôles au cinéma.

M. Hussein Bourgi. - Merci, Madame Godrèche, pour la force de votre témoignage et le courage dont vous faites preuve depuis plusieurs semaines. Vendredi dernier, vous avez dit lors de la cérémonie des César : « Je parle, je parle, mais je ne vous entends pas. » Les Françaises et les Français vous entendent et vous répondent. Vos propos libèrent la parole dans les familles et chez les jeunes inscrits dans les écoles de cinéma et de théâtre. Peut-être qu'une rupture générationnelle se dessine.

Vous avez parlé pour vous, pour celles et ceux qui n'ont pas la force de parler, qui ne savent pas à qui parler, mais aussi qui sont dans la précarité. Celle-ci peut parfois apparaître comme de la lâcheté, mais c'est de l'isolement, de la fragilité. Votre parole leur offre beaucoup de réconfort.

Vous avez brisé l'omerta. Vous avez fait voler en éclats le vernis un peu hypocrite de la grande famille du cinéma. J'ai été frappé par le fait que vous disiez avoir été reléguée au fond de la salle lors du dîner qui a suivi la cérémonie des César. Peut-être que cette famille corporatiste réagit en vous écartant. Mais personne ne parviendra à vous marginaliser tant que vous aurez autour de vous des femmes et des hommes qui vous écoutent. Vous êtes devenue une lanceuse d'alerte. Vous avez témoigné pour vous et pour d'autres. Vous prenez l'opinion publique et les pouvoirs publics à témoin, et ainsi, si demain, il devait y avoir un malheur, la responsabilité morale et symbolique de ceux qui peuvent agir et ne le font pas pourrait être engagée.

Quand la Ciivise fonctionne, il n'y a pas de raison de la décapiter.

J'ai lu dans la presse que vous deviez être contactée par l'Élysée. L'avez-vous été ?

Mme Judith Godrèche. - Non.

M. Hussein Bourgi. - Avez-vous été contactée par la ministre de la culture, le ministre de la justice ? Votre parole ne doit pas s'éteindre. Au Sénat, vous trouverez toujours des alliés.

Mme Judith Godrèche. - Merci.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Le ministre de la justice m'a demandé hier de vous préciser que dorénavant, même s'il y a prescription, l'enquête se poursuit afin de permettre d'identifier d'autres cas, qui pourraient ne pas être prescrits.

Mme Judith Godrèche. - Rachida Dati m'a fait signe avant la cérémonie des César. J'ai voulu rester concentrée sur mon discours et ne lui ai donc pas répondu immédiatement. Lors du dîner, au fond de la salle du Fouquet's, nous avons parlé. J'ai immédiatement évoqué le président du CNC. Elle m'a répondu en mettant en avant la présomption d'innocence. Je lui ai rétorqué que ce n'était pas la question : c'est une affaire de symbole.

Elle m'a en effet parlé de l'invitation du Président de la République. Je lui ai demandé s'il voulait me recevoir simplement pour faire une photo ou pour avoir une vraie conversation, pour faire évoluer les choses. Pour l'instant, je n'ai été contactée ni pour la photo ni pour la conversation. Puisque Mme Rachida Dati a évoqué cette invitation, il est possible que je la suscite moi-même, car, comme vous pouvez le voir, je n'ai pas grand-chose à perdre. Je suis moi-même forte de toutes ces femmes invisibles qui travaillent dans l'éducation, l'édition, la santé... Toutes ces femmes m'écrivent et se demandent si tous les coups que je donne sur la porte finiront par la faire céder.

Je ne suis que moi et il y en a eu beaucoup d'autres avant. Cela me fait chaud au coeur que vous me disiez que je ne serai pas réduite au silence, mais qui vivra verra. L'autre jour, mon chef opérateur m'a dit : « Oh, tu es toujours en vie ! »

Mme Lauriane Josende. - Merci, Madame la présidente, pour cette audition.

Judith Godrèche, vous avez dit que l'on a longtemps nié votre identité. On nie jusqu'au prénom de ces petites filles. Nous vous entendons.

Les garçons sont aussi des victimes. Il ne faut pas les oublier.

Mme Judith Godrèche. - Non, bien sûr.

Mme Lauriane Josende. - Recevez-vous beaucoup de témoignages masculins ?

Les femmes sont-elles plus protectrices que les hommes, sur un tournage ? Faut-il plutôt solliciter des femmes pour le rôle de nounou, ou de coach ? Il existe aussi des femmes agresseurs. Connaissez-vous des cas où le processus d'emprise est le même ? Ou y a-t-il une marque de fabrique très masculine dans ces abus ?

Mme Judith Godrèche. - Évidemment, il y a des hommes et des petits garçons victimes. J'essaie de ne pas juger les hommes témoins qui sont restés dans le silence, car c'est compliqué aussi pour eux de prendre la parole. L'industrie du cinéma est une famille. Imaginons un homme sans beaucoup de pouvoir qui assiste à quelque chose qui le choque sur un tournage. Avant de le dire à un producteur qui n'a pas vraiment envie de prendre de mesures, il se demande : « Que se passera-t-il si je suis viré ? Serai-je réemployé ? » C'est un petit milieu. Si ce petit milieu ne décide pas tout entier qu'il faut écouter, dès que quelqu'un signale quelque chose, et dire : « Je te crois » et « Je ne te demanderai pas de te taire », il est normal que le jeune acteur, le perchman ou le monsieur qui travaille à la cantine se dise : « Ce producteur est l'un des plus prolifiques ; que ferai-je si je suis blacklisté ? »

Je ne montre pas les témoins du doigt, parce qu'ils ont besoin de gagner leur vie. Des techniciennes qui m'écrivent aimeraient que les abuseurs cessent d'abuser. Mais leur première pensée est : « Je ne travaillerai plus jamais. » C'est une industrie dans laquelle on écarte les empêcheurs de tourner en rond. On les écoute dans certains cas, comme lors du tournage du film produit par Caroline Bonmarchand que nous évoquions, mais dans les autres cas, il faut avoir la force de perdre son travail. Il est très compliqué de déconstruire la machine et de donner la possibilité à un être humain d'incarner un être humain qui se respecte.

Des hommes m'écrivent : « Cela fait vingt ans que j'attends de pouvoir le dire. » Pourquoi ? Non parce que ce sont des lâches, mais parce que ce sont des gens qui craignent de ne plus jamais travailler. Et moi, malgré mon statut, je me dis cela tous les jours. Je pensais que ma série serait déprogrammée, alors que pourtant je ne cessais de noyer le poisson, de refuser de donner le nom de mon agresseur.

J'avais peur que ma série ne soit inscrite dans le mouvement #MeToo dont nous n'avions pas honte aux États-Unis quand j'y vivais, mais qui, en France, est très mal vu. J'avais peur qu'elle ne soit perçue comme un réquisitoire, un règlement de comptes. Je voulais montrer mon humour, ma joie de vivre, mon amour du cinéma. Et alors même que l'on m'a donné les clés d'un compte en banque pour accomplir mon oeuvre, malgré tout, jusqu'au bout, je me suis dit que ma série serait annulée. Je vous parle de moi, avec mes privilèges et mon statut. Donc, imaginez ce qu'une jeune actrice ou un technicien peuvent penser.

Pour que la parole des autres se libère, il faut qu'ils soient eux aussi protégés, qu'ils sachent qu'il n'y aura pas moyen de les faire taire et qu'ils ne perdront pas leur travail. On a tous besoin de travailler, et ceux qui gagnent moins que les acteurs connus encore plus.

Mme Evelyne Corbière Naminzo. - Merci du fond du coeur d'avoir pris la parole et osé briser ce silence. Vous donnez de l'espoir bien au-delà des 4 500 témoins dont vous avez reçu le message.

Je suis sénatrice de La Réunion et présidente d'une association féministe. Vous témoignez à un moment où les femmes sont prêtes à dénoncer. Avez-vous reçu des témoignages venant des outre-mer ? Si ce n'est pas le cas, je souhaite que votre parole arrive jusqu'à nos territoires, car, là aussi, cette omerta s'impose. Elle est très forte sur des territoires insulaires très éloignés de la terre hexagonale. La silenciation, l'écrasement de la parole y sont encore plus vivaces. Sans les moyens de quitter sa terre, il faut se taire pour pouvoir vivre.

Pire que la présomption d'innocence, la protection obstinée et patriarcale accordée aux agresseurs pour neutraliser la parole de vérité des victimes et des témoins se joue ici et là-bas. Je pense au Centre dramatique national de l'océan Indien. La parole s'y libère, mais est très vite écrasée. Les témoignages de soutien aux victimes sont sanctionnés par une mise à l'écart des artistes et des travailleurs du spectacle vivant : c'est la destruction économique par la réduction du nombre de contrats ou de résidences artistiques de ceux qui osent soutenir leur parole.

Comment agir ? Vous avez évoqué des pistes sur la mise en sécurité des personnes sur les lieux de production, de prédation, mais comment agir pour protéger la parole et éviter qu'elle ne soit écrasée, y compris en matière juridique ?

Mme Judith Godrèche. - On m'a raconté récemment l'histoire d'une jeune femme qui vient de finir ses études de théâtre, qui est montée sur scène et qui a été abusée par quelqu'un de connu. Quand j'échange avec elle, elle me dit qu'elle a peur de parler, peur du pouvoir de cette personne et elle a cette phrase qui revient : « Mais il est tellement aimé ! » Cela me fait penser aux mères qui vont au commissariat avec leur enfant dénoncer les viols commis par le père, et qui sont considérées comme des menteuses. Je dis à cette jeune actrice qu'elle n'est pas la seule, que tout le monde le sait. Et elle me répond qu'elle ne veut pas devenir connue pour ça, que sa première apparition publique soit en tant que victime.

On me raconte aussi des situations, dans des écoles de théâtre. Quand une jeune fille dénonce les agissements d'un garçon et que le professeur exclut ce dernier des cours, le garçon attaque en diffamation. Je pense à une personne en particulier. Les parents du garçon ont les moyens de prendre un avocat, mais la jeune fille, elle, n'a pas les moyens de se défendre.

Dans ces conditions, les jeunes femmes se disent qu'elles ne parleront pas, car elles ont peur des conséquences. Serait-il donc possible de légiférer pour protéger immédiatement celles qui dénoncent de tels agissements, qui peuvent se produire n'importe où, à l'école, au travail ou ailleurs ? Faut-il créer un fonds pour aider les victimes ?

Les victimes qui s'expriment sont, en général, immédiatement attaquées en diffamation par leurs abuseurs. Or elles n'ont pas toutes les moyens d'avoir des avocats. Certes, elles peuvent faire appel à certaines associations pour les aider, mais il faut aussi beaucoup de courage pour aller raconter à nouveau son histoire. Finalement, beaucoup préfèrent ne rien dire.

Pour ma part, je réfléchis à des propositions. J'aimerais pouvoir mettre quelque chose en place, mais je ne sais pas encore sous quelle forme, et puis tout cela nécessite aussi des moyens.

Mme Dominique Vérien, présidente. - L'aide juridictionnelle existe, mais ce n'est pas suffisant. Je sais que des juristes et des avocats nous regardent. De la même façon qu'il existe des avocates spécialisées sur les violences intrafamiliales, il serait important que des avocates se spécialisent sur cette question et qu'elles soient connues. Le jour où un réseau d'avocats spécialisés dans le monde du spectacle et acceptant l'aide juridictionnelle existera, les jeunes filles, comme d'ailleurs les jeunes garçons, seront mieux protégés.

Mme Judith Godrèche. - Aux États-Unis, plusieurs victimes ont le droit d'avoir le même avocat. C'est d'ailleurs une pratique très courante. Quand des victimes d'un même prédateur se rencontrent, découvrent qu'elles ne sont pas seules, leur force se décuple. C'est très important. En France, les avocates déconseillent aux victimes d'un même agresseur de se parler, par crainte que cela ne se retourne contre elles en justice, qu'on les soupçonne de collusion. Pourtant il serait bon qu'elles puissent se parler. Je vous l'assure, cela sauverait des vies !

Mme Laurence Rossignol. - C'est vrai. Les prédateurs, eux, peuvent avoir recours à des avocats spécialisés, qui connaissent très bien toutes les astuces pour les défendre !

Mme Judith Godrèche. - Ils ont aussi des avocates, qui savent placer leur argumentaire sur la ligne de crête du consentement, en jouant avec cette notion. Comment en effet une victime peut-elle prouver qu'elle n'était pas consentante lorsqu'elle était seule avec son agresseur ?

Mme Dominique Vérien, présidente. - C'est pourquoi, dorénavant, toute relation sexuelle entre un majeur et un mineur de moins de 15 ans est considérée comme un viol par la loi. Il n'est plus nécessaire de rechercher s'il y avait ou non consentement, ni si tous les éléments constitutifs d'un viol étaient réunis.

Mme Judith Godrèche. - Mais que se passe-t-il si l'adolescent a 15 ans et trois mois ? Je connais des cas où des prédateurs disent au jeune qu'il a plus de 15 ans...

Mme Dominique Vérien, présidente. - La nouvelle législation constitue néanmoins un progrès. Avant il n'y avait pas de seuil d'âge et on pouvait s'interroger sur le consentement d'un enfant de 6 ans...

Mme Sylvie Valente Le Hir. - Merci pour ce témoignage particulièrement émouvant et touchant. Il fait écho à l'audition du juge Durand, qui m'avait particulièrement émue. Je pense que votre parole est très importante aujourd'hui. Vous êtes très courageuse.

Je voulais vous demander, mais vous avez déjà plus ou moins répondu, de quelle manière vous envisagiez de protéger les enfants mineurs, mais également toutes les personnes fragiles ou en situation de fragilité, dans le milieu du spectacle. Vous avez évoqué la toute-puissance de certaines personnes sur une carrière. C'est compliqué.

Il a aussi été question de la distinction entre l'homme et l'oeuvre. C'est un vrai sujet. L'humoriste Blanche Gardin avait abordé cette question, de manière caustique, lors de la cérémonie des Molières de 2017. Elle disait : « Quand j'étais petite, [...] j'adorais être sur scène avec mes petits camarades, surtout que pendant qu'on était sur scène, le metteur en scène ne pouvait pas nous toucher... Enfin, c'était un metteur en scène génial, par ailleurs. Parce qu'il faut savoir distinguer l'homme de l'artiste... » Mais, poursuivait-elle, lorsqu'un boulanger viole un enfant, est-ce que l'on se demande si son pain est extraordinaire ? C'est une très bonne question, et, grâce à vous, on peut désormais se la poser !

Vous avez dit que vous étiez forte de toutes les femmes invisibles. Mais au vu des échanges que nous avons eus aujourd'hui, je peux vous dire que vous êtes aussi forte du soutien de la délégation aux droits des femmes du Sénat ! Nous souhaitons toutes et tous continuer à vous aider et à libérer la parole. Merci à vous !

Mme Dominique Vérien, présidente. - Effectivement, nous ne vous oublierons pas. Cette mandature a déjà été marquée par plusieurs événements importants pour notre délégation. Nous avons auditionné le juge Durand. L'adoption, hier, du projet de loi constitutionnelle sur la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse est cruciale pour les droits des femmes. En 2022, nous avons publié un rapport d'information intitulé Porno : l'enfer du décor : les victimes ont pu s'organiser, être accompagnées et un procès devrait avoir lieu prochainement.

Sachez que votre audition nous oblige ; nous avons entendu vos demandes : la création d'un référent neutre sur les tournages avec un mineur - ce référent ne dépendrait ni du réalisateur ni du producteur, mais pourrait éventuellement être financé par le biais d'un fonds ; la saisine automatique de l'Aide sociale à l'enfance ; la création d'une commission d'enquête ; etc. Nous allons travailler sur ces sujets. Nous ne vous oublierons pas, nous sommes tenaces !

Nous vous remercions de votre participation.