Mardi 9 avril 2024

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 16 h 40.

Audition de M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le garde des sceaux, merci de votre présence devant notre commission d'enquête.

En préambule, j'insiste sur la reconnaissance que les membres de la commission d'enquête souhaitent exprimer envers les personnels dont vous avez la responsabilité. Nous pensons ici aux magistrats, aux greffiers, aux agents de l'administration pénitentiaire et à tant d'autres, dont nous avons pu constater, lors de chacune de nos auditions et de chacun de nos déplacements sur le terrain, le dévouement et l'implication en première ligne dans la guerre contre le narcotrafic.

La corruption - elle reste marginale au regard du grand nombre d'agents que compte votre ministère - ne doit pas faire oublier que la très grande majorité de ceux qui défendent notre société contre les trafiquants de drogue mérite notre respect pour le travail qu'ils accomplissent, un travail dur, exigeant, parfois dangereux et souvent moins rémunérateur à court terme que le crime.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Éric Dupond-Moretti prête serment.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. - Le sujet qui nous intéresse aujourd'hui est d'une particulière gravité. Notre pays, le Gouvernement, nos enquêteurs, nos magistrats mènent un combat quotidien contre les trafics de stupéfiants : ce phénomène, que nous appelons désormais « narcotrafic », tue notre jeunesse, terrorise nos concitoyens et met à l'épreuve nos institutions, notre République et même l'État de droit.

Aucun territoire ne semble aujourd'hui épargné ; pire encore, le narcotrafic semble bénéficier d'une image valorisante, aidé en cela par des réseaux sociaux. De trop nombreux jeunes répondent à l'appel de l'argent facile et s'enorgueillissent parfois d'appartenir à un réseau criminel, tandis que ce fléau atteint une partie de notre jeunesse, enrôlée d'abord, puis menacée ensuite, pour « charbonner » ou guetter.

L'usage du cannabis s'est banalisé et, si sa consommation décline chez les plus jeunes pour la première fois depuis vingt ans, les points de deal se sont diversifiés, tout comme les substances proposées. Qui plus est, les trafiquants ont recours à des techniques commerciales offensives, sans oublier les nouvelles drogues de synthèse qui arrivent sur notre territoire. Les moyens financiers et logistiques des réseaux criminels ne sauraient être minorés, d'autant qu'ils disposent de relais sur l'ensemble du territoire national, ainsi qu'à l'étranger.

Si ces constats ne sont pas nouveaux, le phénomène s'amplifie, les organisations criminelles ayant désormais recours à une violence totalement débridée : les trafiquants tuent leurs rivaux, assassinent les membres de leur propre réseau et exécutent les « petites mains » des trafics, alors que les habitants vivent dans la terreur des balles perdues.

Le constat ainsi dressé ne doit surtout pas nous conduire à baisser les bras, mais bel et bien à redoubler d'efforts dans cette lutte sans merci que nous livrons aux trafiquants. Ce combat doit être mené sans relâche sur l'ensemble du territoire, toutes les juridictions, interrégionales ou locales, étant concernées par une lutte qui doit être menée avec les armes de l'État de droit.

Je souhaite tout d'abord vous assurer de ma résolution, de celle de mon ministère et de celle de tous les agents qui servent la justice. Comme vous l'avez fait en introduction, j'apporte mon soutien à l'ensemble des magistrats, des greffiers et des agents de l'administration pénitentiaire engagés dans cette lutte contre le narcotrafic. Ces derniers s'adaptent, au gré des enquêtes, aux évolutions du trafic ; élaborent et mettent en place de nouvelles stratégies ; innovent, en lien avec les enquêteurs spécialisés, afin de déployer de nouvelles techniques permettant d'investiguer au plus vite, avec l'objectif de faire tomber les réseaux. Je veux, devant votre commission, saluer leur courage, leur détermination et leur investissement.

Au-delà des mots, il existe des preuves de ce soutien, à commencer par la création, entre 2017 et 2022, de 700 postes de magistrats, de 850 postes de greffiers et de 2 100 postes de contractuels qui ont désormais été pérennisés. Entre 2023 et 2027 ensuite, 1 500 postes de magistrats ont été créés, ainsi que 1 800 postes de greffiers et 1 100 postes d'attachés de justice. Je tiens d'ailleurs à saluer le rôle du Sénat, qui a toujours soutenu le Gouvernement dans cet effort de recrutement.

Afin que chacun comprenne ce que cet effort représente, je rappelle que 102 postes de magistrats ont été supprimés entre 2007 et 2012, et que seulement 20 postes de magistrats ont été créés entre 2012 et 2017. À titre de comparaison également, je signale que nous avons envoyé 54 magistrats supplémentaires à Marseille depuis 2017. Si nous réarmons ainsi la justice, c'est bien parce qu'il n'est pas question de nous résigner : nous n'avons pas failli face au terrorisme, nous ne faillirons pas face au crime organisé.

Nous sommes incontestablement mis à l'épreuve par le fléau de la criminalité organisée : l'État est testé, ainsi que la police et la justice, mais cette dernière fait face et fera face. Je me suis battu pour obtenir une augmentation considérable du budget de la justice et un renforcement des juridictions en magistrats, en greffiers et en contractuels, et je me battrai tout aussi fermement afin que mon ministère puisse agir encore plus efficacement contre le narcotrafic. Je n'écarte aucune piste de réflexion ou de réforme en la matière, et vos travaux viendront nourrir les miens. Ce combat est au coeur des actions de mon ministère.

Les réseaux des narcotrafiquants ont connu trois grandes évolutions. Premièrement, s'ils se sont mondialisés depuis plusieurs années, la dimension internationale de cette nouvelle criminalité est aujourd'hui consolidée sous la forme d'alliances entre les différents groupes criminels. Pour blanchir les fonds provenant des trafics de stupéfiants, les narcotrafiquants français n'hésitent ainsi pas à s'allier avec des groupes implantés en Asie. S'ajoutent, à ces unions d'opportunité, des alliances plus éphémères et spontanées entre groupes criminels locaux et réseaux étrangers : ce phénomène s'observe notamment aux Antilles pour ce qui concerne le trafic de cocaïne. De la même manière, l'acheminement du cannabis en France suppose évidemment une coopération intensive avec des groupes de trafiquants implantés au Maroc.

Par ailleurs, cette internationalisation des réseaux spécialisés dans le narcotrafic est facilitée par la professionnalisation des organisations criminelles. Leurs membres sont devenus des experts, notamment en dissimulation, à l'aide de solutions de téléphonie cryptées.

Le dernier marqueur de cette nouvelle criminalité est en revanche plus récent et renvoie au recours à une violence débridée. Contrairement aux méthodes plus anciennes des groupes mafieux, fondées sur le caractère dissimulé et précis des modes opératoires, les narcotrafiquants contemporains n'hésitent pas à afficher auprès du grand public leurs méthodes ultraviolentes. L'utilisation d'armes automatiques, confiées à de très jeunes individus rémunérés à l'acte, est de plus en plus fréquente, l'objectif consistant à asseoir l'ascendance du groupe criminel au travers de la conquête d'un territoire.

Le phénomène des règlements de comptes, qui concernait principalement Marseille, Grenoble, Nantes et la région parisienne, touche désormais des villes moyennes traditionnellement épargnées telles qu'Amiens, Valence, Besançon, Saint-Nazaire, Metz, Cherbourg ou encore Belfort. Selon la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ), 85 règlements de comptes entre malfaiteurs ont été recensés en 2023 sur l'intégralité du territoire, soit une augmentation de 27 % en l'espace d'un an. Nous avons tous en tête les victimes collatérales de ces actions criminelles, dont ce gamin de 10 ans, mortellement touché dans une voiture à Nîmes en août 2023, et cette jeune femme de 24 ans qui se trouvait dans sa chambre, à Marseille, en septembre dernier.

L'implantation de ces groupes criminels sur notre territoire a désormais atteint un niveau très élevé, même si la France n'a pas été confrontée à des tentatives de déstabilisation similaires à celles qui sont subies par nos voisins néerlandais et belges. Je rappelle que la princesse héritière néerlandaise et le ministre de la justice belge ont été directement menacés.

Cette mondialisation doit nous amener à accorder la plus grande vigilance aux événements survenant dans les ports, dans lesquels des organisations criminelles menacent et intimident les dockers. L'importance de notre façade maritime et de l'activité de nos aéroports nous expose davantage aux arrivées de cocaïne et d'héroïne : en 2022, 27,7 tonnes de cocaïne et 130 tonnes de cannabis ont été saisies par les autorités françaises, soit des volumes en augmentation de 15 % par rapport à 2021.

Dans ce contexte, le ministère de la justice s'est investi dans la définition d'une politique de répression déterminée et pragmatique, tenant compte non seulement des évolutions globales du trafic, mais aussi de ses ancrages dans certains de nos territoires. Au niveau national, j'ai fait de la lutte contre le narcotrafic une priorité de ma politique, en rappelant dans la circulaire de politique pénale générale de septembre 2022 que les parquets devaient être pleinement mobilisés contre ce fléau, en s'attaquant à la fois à l'offre et à la demande. Au niveau local, j'ai assuré la diffusion de circulaires relatives à la politique pénale territoriale, dont celle du 13 octobre 2021 relative au département des Bouches-du-Rhône érigeant la lutte contre le trafic et l'usage de stupéfiants au rang de priorité absolue.

La réponse judiciaire repose en réalité sur deux axes. D'une part, un circuit court de traitement vise à limiter le nombre de points de vente et à décourager le recrutement de vendeurs ou de guetteurs par les réseaux ; d'autre part, un circuit long d'investigation doit permettre de démanteler les groupes criminels les plus actifs.

Au titre du premier axe, je me dois d'évoquer les opérations « place nette » menées conjointement avec les forces de sécurité intérieure. Adossée au traitement d'une procédure identifiée avec l'autorité judiciaire, la mobilisation des différents moyens et des services de l'État permet de doubler les opérations de police judiciaire et de police administrative, afin d'assurer une remise en état des lieux.

Comme je l'ai rappelé dans la dépêche adressée aux procureurs et aux procureurs généraux en date du 12 mars 2024, je crois fermement à l'action concertée de l'ensemble des services de l'État : celle-ci doit être forte et visible afin de contrecarrer les phénomènes d'emprise sur l'espace public. Je crois d'ailleurs tout autant que de telles opérations répondent à l'objectif premier de démantèlement des réseaux et de lutte contre les infractions connexes. Si les ouvertures d'information judiciaire demeurent privilégiées dès lors que des stratégies spécifiques d'enquête doivent être mises en oeuvre, les opérations « place nette » permettent également d'apporter une réponse pénale rapide à l'encontre des « petites mains » qui sévissent sur les points de vente.

Les défèrements décidés par les parquets à l'issue de telles opérations sont nombreux : pour les huit ressorts concernés par les opérations « place nette XXL » lancées depuis trois semaines, le bilan s'élève à 365 individus déférés devant la justice, dont plus de la moitié a été déférée en comparution immédiate. Cette voie de poursuite présente l'avantage d'une réponse pénale rapide, permettant de limiter le recrutement des vendeurs et des guetteurs, notamment par le biais d'interdictions de paraître ou de séjour sur les lieux du trafic. Par ailleurs, près d'une centaine de mandats de dépôt ont été prononcés dans le cadre de ces opérations.

Le deuxième axe, d'investigation, s'inscrit davantage dans la durée et repose tant sur une approche patrimoniale que sur la coopération internationale. Le premier aspect correspond à l'un des piliers prioritaires de mon action, qui consiste à frapper les narcotrafiquants au portefeuille. Il convient de souligner les efforts accomplis par les juridictions en la matière : l'année dernière, près de 1,4 milliard d'euros d'avoirs criminels a été saisi, soit le double du montant saisi l'année précédente et quatorze fois plus que les 109 millions d'euros saisis en 2011.

Ces chiffres parlent d'eux-mêmes et montrent que l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) est devenue le bras armé de l'État en matière de confiscations et de saisies, l'un des axes structurants de la politique pénale que je conduis. Je m'engage d'ailleurs à ce que cette mobilisation totale continue sans relâche. Depuis 2021, mesdames et messieurs les sénateurs, huit antennes régionales ont été créées, notamment à Marseille, Lyon et Rennes, assurant une efficacité redoublée de l'Agence dans la conduite de ses missions, au plus près des juridictions et des réalités locales de la délinquance, afin d'améliorer la gestion des scellés à visée confiscatoire et l'exécution des décisions de confiscation.

Depuis la loi du 8 avril 2021 améliorant l'efficacité de la justice de proximité et de la réponse pénale, les biens immobiliers confisqués peuvent faire l'objet d'une réaffectation sociale au bénéfice d'associations - caritatives la plupart du temps. En 2022, une villa confisquée par le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre a ainsi été remise à une association chargée de prévenir la récidive en matière de violences conjugales.

Nous avons surtout considérablement renforcé les moyens de l'Agrasc, dont les effectifs sont passés de 45 agents en 2020 à plus de 85 agents en 2022. De surcroît, notre arsenal sera renforcé par la proposition de loi améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels déposée par le député Jean-Luc Warsmann, que je soutiens : récemment adopté par le Sénat, ce texte facilitera grandement de telles actions.

En outre, le développement d'un nouveau dispositif administratif de gel des avoirs ayant vocation à s'appliquer lorsque l'action judiciaire a cessé ou qu'elle paraît inopérante, notamment à l'encontre d'importants narcotrafiquants déjà condamnés ou en fuite à l'étranger, me paraît parfaitement opportun.

J'en viens au second aspect de cet axe relatif à l'investigation, à savoir l'inscription de la lutte contre le trafic de stupéfiants dans une dimension internationale. Les magistrats de liaison constituent un réseau essentiel dans l'animation de la coopération internationale, au service de l'action des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) et de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Ce réseau doit être renforcé pour accélérer les processus d'entraide aux fins d'enquête et de remise des personnes interpellées.

Il convient d'investir les zones principales d'exportation de stupéfiants, ainsi que les territoires où les commanditaires s'abritent et où ils blanchissent le produit de leurs trafics. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de créer deux postes supplémentaires de magistrats de liaison dans des pays clés, le premier aux Émirats arabes unis, le second dans la zone Caraïbes, à Sainte-Lucie.

Par ailleurs, le ministère de la justice participe activement - aux côtés du ministère de l'intérieur - à la coalition créée à la fin de l'année 2021 à l'initiative des Pays-Bas et dédiée au renforcement de la coopération en matière de criminalité organisée, principalement autour de la lutte contre les trafics de stupéfiants et de la problématique portuaire. À ce titre, nous soutenons la feuille de route de l'Union européenne relative à la lutte contre la criminalité organisée et le trafic de stupéfiants présentée au mois d'octobre 2023, qui doit permettre d'améliorer la coordination des opérations répressives dans les ports. Cette initiative vise notamment à renforcer le partenariat entre les acteurs publics et privés contre l'infiltration des ports par les réseaux criminels, tandis qu'un réseau de procureurs et de juges spécialisés dans cette problématique portuaire devrait voir prochainement le jour, avec le soutien d'Eurojust.

Enfin, concernant l'administration pénitentiaire, nous savons que le trafic se poursuit parfois au sein des établissements pénitentiaires et nous mettons donc en oeuvre plusieurs actions de sécurisation. Tout d'abord, la sécurisation des domaines pénitentiaires et la lutte contre les projections font l'objet d'une action prioritaire, via l'achat de différents équipements, la mise en oeuvre de plans pluriannuels de sécurisation ou l'optimisation du parc de vidéosurveillance. La politique pénitentiaire de lutte anti-drogue et le brouillage des communications illicites constituent également deux axes forts du combat contre les stupéfiants en milieu carcéral.

Les équipes locales de sécurité pénitentiaire (ELSP) permettent quant à elles de renforcer la sécurité périmétrique et interne des établissements : 100 ELSP ont été créées à ce jour, et leur déploiement se poursuit. Les équipes régionales d'intervention et de sécurité (Éris) viennent par ailleurs en renfort des structures lors des opérations de fouille de grande envergure nécessitant un dispositif de sécurité renforcée. De surcroît, les trois équipes cynotechniques pénitentiaires, dotées de chiens spécialisés en recherche de produits stupéfiants, de billets, d'explosifs et d'armes, interviennent régulièrement au sein des établissements.

J'ai d'ailleurs demandé le lancement d'opérations « place nette » en milieu carcéral, avec des opérations de fouille ciblées dans les cellules de détenus impliqués dans le milieu du narcobanditisme. Dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, ces opérations ont mobilisé plus de 250 personnels pénitentiaires : 60 téléphones portables ont été saisis, ainsi que 600 grammes de produits stupéfiants, 18 clés USB, 13 cartes SIM et des armes artisanales. Ces opérations se poursuivent, en espérant que l'analyse des téléphones et des cartes SIM permettra de transmettre de précieux renseignements à la justice.

Je ne peux pas conclure ce propos liminaire sans avoir un mot sur la demande de stupéfiants. Le débat sur ce point est sans arrêt relancé, et même si nos amis allemands ont fait un choix bien différent, je persiste et signe : nous souhaitons conduire une politique pénale dissuasive à l'égard des consommateurs. Alors que l'usage du cannabis ne faisait l'objet que de rares poursuites depuis fort longtemps, le recours à l'amende forfaitaire délictuelle (AFD) pour usage illicite de stupéfiants, dès septembre 2020, a permis, outre la déstabilisation des points de deal, la verbalisation d'un grand nombre d'usagers. Au 31 décembre 2022, 275 637 verbalisations ont ainsi été dressées par AFD pour usage de stupéfiants. Qu'on le veuille ou non, les consommateurs participent au développement des trafics et à l'enrichissement des organisations : il convient donc de les responsabiliser et d'ajouter une dimension sanitaire à notre réponse pénale. C'est pourquoi j'ai invité les parquets à se servir des obligations de soins s'agissant des personnes souffrant d'addiction, et à recourir aux stages de sensibilisation aux dangers de l'usage des stupéfiants pour les usagers occasionnels, y compris pour les mineurs.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous avons précédemment auditionné le ministre de l'économie, selon qui le chiffre d'affaires - ou le bénéfice, les calculs étant malaisés - du narcotrafic en France s'élève à environ 3,5 milliards d'euros. Selon d'autres données, le chiffre d'affaires avoisinerait plutôt 6 milliards d'euros, pour un bénéfice proche de 4 milliards d'euros. Or ces montants représentent quasiment la moitié du budget du ministère de la justice que vous avez augmenté - c'est incontestable - et porté à environ 10 milliards d'euros. Autant dire que le narcotrafic dispose d'une force de frappe assez exceptionnelle, ce constat étant valable partout en Europe, ainsi qu'aux États-Unis. Les forces de police et les magistrats ont ainsi exprimé le sentiment d'avoir affaire à une véritable déferlante.

Comment peut-on expliquer le montant des saisies ne soit pas proportionné à un tel chiffre d'affaires ? Vous avez mentionné des progrès incontestables dans ce domaine, mais ceux-ci restent modestes.

Par ailleurs, les personnes auditionnées ont souligné que les moyens juridiques et procéduraux ne sont pas nécessairement à la hauteur face à cette déferlante. S'agissant des moyens d'investigation, les réseaux de narcotrafiquants vont plus vite que nous sur des sujets touchant à l'intelligence artificielle (IA) et au cryptage des communications : la politique du Gouvernement est-elle suffisante pour lutter contre ce phénomène ?

Concernant les avocats, nous avons constaté, au cours de multiples auditions, que les magistrats se plaignent du fait que certains avocats peuvent user de stratagèmes en s'appuyant sur la complexité du code de procédure pénale. L'un de ces stratagèmes consiste à adresser une demande de mise en liberté à une juridiction sans l'intituler comme telle et en la glissant, en quelques lignes, au milieu d'un document important. Quelles sont les pistes de travail sur ce sujet au sein de votre ministère ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Les chiffres que vous évoquez au sujet du chiffre d'affaires du narcotrafic doivent en effet nous inciter à être plus performants.

Dans les cités, le trafic de stupéfiants ne s'accompagne pas de signes extérieurs de richesse : généralement habillés en survêtement, portant des baskets et une casquette à l'envers, les trafiquants habitent dans des appartements la plupart du temps très modestes, voire dans des logements sociaux. Je pense que les flux d'argent générés par le trafic repartent très souvent - et très rapidement - par le chemin inverse qu'empruntent les stupéfiants, et souvent vers l'étranger.

Nous interpellons rarement des trafiquants au volant d'une Ferrari, la plupart d'entre eux menant un train de vie visiblement modeste. Cette caractéristique n'est pas sans nous poser problème, car elle nous empêche de recourir à certaines armes de notre arsenal législatif, qui permettent notamment d'incriminer les personnes incapables de justifier la provenance de tel ou tel élément de leur fortune.

Nous travaillons également sur les cryptoactifs, qui constituent un refuge relativement récent pour les narcotrafiquants. L'Agrasc, en pleine expansion, va prochainement mettre en vente le yacht Stefania : d'une valeur de plusieurs dizaines de millions d'euros, ce sublime navire a été saisi à des narcotrafiquants. Nous avançons donc, mais je concède que notre marge de progression demeure importante.

Pour ce qui concerne les moyens d'investigation, nous avons nous aussi beaucoup évolué : je pense ainsi au renforcement de la législation européenne sur les preuves électroniques stockées dans un autre État membre - les normes dites « e-evidence » - initié durant la présidence française de l'Union européenne. Je rappelle que nous nous trouvions par le passé dans une situation folle : si deux trafiquants français échangeaient via une plateforme logée en Irlande, il était quasiment impossible d'y accéder tant les autorisations demandées étaient nombreuses. Nous disposons désormais de cet outil supplémentaire.

S'agissant des nullités de procédure, l'ancien avocat que je suis exploitait bien sûr les possibilités offertes par le code de procédure pénale, ladite procédure étant selon l'adage la soeur jumelle de la liberté. Néanmoins, adresser une demande de mise en liberté à une autorité qui n'est pas compétente, tout en insérant des phrases sans lien avec la requête afin de semer la confusion relève de la tricherie. J'ai été très clair lorsque cette question a été portée à mon attention : s'il s'avère qu'un avocat ne se comporte pas correctement, le magistrat qui constate ces faits doit saisir le procureur de la République, qui saisira à son tour l'ordre des avocats, qui statuera sur le caractère acceptable ou non du comportement en cause. Les avocats ne sont pas au-dessus des lois et doivent respecter un certain nombre de règles, dont la loyauté.

J'ajoute que nous travaillons d'arrache-pied à la simplification de la procédure pénale, tâche suivie par un comité scientifique et soumise à un contrôle parlementaire. Vous pouvez ainsi vous assurer que nous respectons les limites du droit constant, comme je m'y étais engagé devant le Parlement. Ce travail considérable - pour ne pas dire titanesque - débouchera sur une simplification de notre procédure pénale, demandée par les magistrats comme par les policiers, tout en préservant bien sûr les équilibres inhérents à l'exercice des droits de la défense.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les forces de sécurité nous ont indiqué que l'utilisation des nouvelles technologies pose problème dès lors que celles-ci sont susceptibles d'être révélées, au cours du débat contradictoire, aux prévenus et à leurs conseils, risquant ainsi d'être fragilisées. Que pensez-vous de la mise en place d'un dossier « coffre », à l'instar de ce qui a été décidé en Belgique et accepté par les juridictions européennes en charge des droits de l'homme ?

Pour en revenir à mon interrogation sur l'appréciation du montant des saisies par rapport à celui du trafic, nous avons constaté la faiblesse, au niveau de l'enquête comme des juridictions, des dispositifs de soutien à la recherche des produits du trafic et du blanchiment. Quelle est votre opinion concernant l'utilisation du renseignement et des services fiscaux dans ce domaine ? Comment pourrait-on, par exemple, associer davantage la direction générale des finances publiques (DGFiP) aux procédures d'enquête, de manière à mieux comprendre les circuits de blanchiment et à en saisir les produits ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Des travaux sont en cours au sujet du secret de l'enquête et du dossier « coffre », car les opérations « place nette » ne sauraient suffire, même si elles sont importantes, tant pour moi que pour le ministre de l'intérieur. Nous réfléchissons ainsi à plusieurs évolutions, dont la mise en place d'un statut du repenti, en partant du constat d'une faiblesse de la législation actuelle, qui n'est que très peu utilisée.

Dans le cadre des travaux en cours, nous nous sommes inspirés du modèle développé par les Italiens, qui connaissent les phénomènes mafieux depuis des temps immémoriaux, comme nous l'avons fait en matière de confiscation et de réattribution des biens à des associations caritatives.

En outre, il me semble évident que nous n'allons pas informer les narcotrafiquants des techniques employées et que le contradictoire peut avoir cette limite : je pense que tout le monde peut l'entendre.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Qu'en est-il d'une meilleure implication de la DGFiP et des autres dispositifs dépendant du ministre de l'économie et des finances ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous souhaitons évidemment une collaboration accrue avec Tracfin. De manière générale, le travail en commun paye, qu'il s'agisse des violences intrafamiliales, de la délinquance de droit commun ou des phénomènes de violence observés dans l'éducation nationale. Une réunion récente tenue place Beauvau a permis d'associer - pour la première fois, me semble-t-il - des procureurs généraux, des recteurs et des préfets. Nous avons intérêt à ne plus nager chacun dans son couloir, mais, au contraire, à partager nos expériences.

J'ai demandé aux procureurs d'aller vers davantage de saisies et de confiscations. C'est en train de monter en puissance. Il est indispensable que les juridictions s'emparent de cet outil.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Un policier de premier rang nous a raconté que la seule fois où il a vu pleurer un trafiquant, c'est quand on lui a annoncé la saisie de sa maison. La commission, dans son rapport, vous invitera sans doute à faire pleurer souvent les trafiquants !

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le ministre, vous avez détaillé les moyens importants déployés entre 2023 et 2027 : 1 500 magistrats, 1 800 greffiers et 1 100 attachés de justice. Vous avez parlé de circuit court et de circuit long. Je parlerai, quant à moi, de haut du spectre et de bas du spectre. À de très nombreuses reprises, des policiers nous ont dit être contraints de s'arrêter au milieu du spectre. On a du mal à aller chercher ceux qui roulent en Ferrari - car il y en a.

Il reste un sujet quantitatif, à en croire tous ceux que nous avons auditionnés, et un sujet qualitatif. Deux tribunes sont parues hier dans la presse. Si leurs auteurs n'ignorent pas les efforts que vous déployez, la première regrette que « face à la montée en puissance du crime organisé, la justice française souffre d'un manque durable de moyens » et que l'on ne parvienne pas aller chercher les volets financiers des dossiers de blanchiment, où, pourtant, des bénéfices exceptionnels sont réalisés. La deuxième tribune souligne que « la lutte contre la délinquance financière est un investissement vital pour la démocratie et l'État de droit ». Elle déplore que la lutte contre la délinquance financière reste un parent pauvre de la chaîne pénale alors qu'elle est un investissement rentable. A-t-on vraiment les moyens d'aller chercher les généraux, en haut du spectre ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Oui et d'ailleurs, on en trouve. Nous venons de demander l'extradition d'un homme interpellé au Maroc, considéré par la police comme l'un des chefs du trafic marseillais - c'est une réussite.

Si je n'y croyais pas, je n'irais pas, dans les prochains jours, inaugurer le nouveau poste de magistrat de liaison à Dubaï. Pourtant, on a eu du mal à y récupérer des trafiquants de haut niveau. Il en est de même à Sainte-Lucie. La demande m'a été formulée lorsque je suis allé dans l'arc antillais.

La Junalco a été créée pour traiter le haut du spectre. Je réfute l'idée que l'on ne traite que les petits dealers, qui emboliseraient les audiences correctionnelles, sans traiter le haut du spectre.

Nous avons beaucoup recruté. Quelque 1 350 magistrats ont été répartis sur l'ensemble du territoire. D'autres suivront. La création de la Junalco est à elle seule la démonstration que l'on peut atteindre le haut du spectre. On peut toujours faire mieux. C'est la raison pour laquelle je suis allé en Italie voir ce qui se faisait, et je n'aurai aucune difficulté à m'inspirer de votre rapport. Votre commission a aussi pour but de nourrir les réflexions des différents ministres - intérieur, finances, justice.

On a beaucoup avancé. Les taux de réponse pénale sont en évolution. Les peines d'emprisonnement sont en hausse. La sévérité s'accroît. J'en veux pour preuve les propos de la Cour des comptes et la surpopulation carcérale. Si nos prisons sont pleines, c'est que l'on y envoie des gens !

M. Jérôme Durain, président. - Avec toute la courtoisie qui sied aux commissions d'enquête sénatoriales, nous exprimerons un désaccord. Nous considérons que nous sommes encore trop faibles sur le haut du spectre. Pour un Félix Bingui, dit « Le Chat », interpellé, trop de chefs de clan sont encore épargnés.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Si vous voulez dire que nous devons être meilleurs, je l'entends bien volontiers. Je ne suis pas venu faire un exercice de culturisme devant vous. Mais nous ne sommes pas inactifs. Nous n'avons pas les deux pieds dans le même sabot. Nous réfléchissons à un certain nombre de mesures. Par exemple, comment explique-t-on que, dans notre droit, les trafiquants de haut niveau ne soient plus jugés par des jurés ? Parce que certains ont été menacés. Or ceux qui tuent, dans le cadre du trafic de stupéfiants, sont jugés par la cour d'assises ordinaire. Cela ne va pas.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On l'a bien noté.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous réfléchissons à ce non-sens. Les jurés sont encore plus menacés en cas d'assassinat qu'en cas de trafic. La cohérence s'impose à nous. Nous travaillons, évidemment.

M. Jérôme Durain, président. - Nous savons que vous n'êtes pas inactif sur le sujet. Nous formulerons des propositions utiles dans notre rapport.

Il y a la question des moyens ; il y a aussi la question de l'organisation. Les chefs-de-filât ne sont peut-être pas suffisamment bien assumés. On a créé le parquet national financier (PNF), le parquet national antiterroriste (Pnat). N'est-il pas temps, face à une menace croissante et très sérieuse, de créer un parquet national antistupéfiants (Pnast) ?

M. Francis Szpiner. - Non !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous y réfléchissons ; notre réflexion n'est pas aboutie. Ce qui est sûr, c'est que nous voulons renforcer la Junalco, et ne pas dévitaliser les Jirs. La réponse ne doit pas être apportée dans la précipitation. Nous ne nous interdisons aucune réflexion, en dépit de l'intervention spontanée de M. Szpiner.

M. Laurent Burgoa. - Merci, monsieur le garde des sceaux, pour vos propos. Vous avez valorisé, avec raison, le travail des magistrats, qui mènent un réel combat. Votre volonté de mener des actions fortes face à ce fléau est claire.

J'ai été un peu surpris de lire dans la presse que l'État serait prêt à réduire les sanctions face au trafic de drogue en prison. Je profite de votre présence, qui honore le Sénat, pour vous interroger. Est-ce une fake news ? Si c'était vrai, le message ne serait pas très bon.

M. Francis Szpiner. - Une grande partie des affaires de stupéfiants sont initiées à la suite du travail d'informateurs. Vous avez parlé d'un statut du repenti. Envisagez-vous de créer un statut de l'informateur ? Beaucoup de policiers sont déconcertés par des jurisprudences contradictoires. Ils sont dans l'incertitude quant à ce qu'ils ont le droit de faire.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - C'est grâce à la brigade de soutien d'urgence, dont la création a été annoncée lors de votre passage en Guyane en octobre 2022, que les opérations « 100 % contrôle » ont pu être menées. Cette brigade n'a pas vocation à durer. Toutefois elle permet de contourner le problème d'attractivité de la Guyane. La ferez-vous perdurer ? Vous êtes certainement informé de l'ampleur que prend la lutte contre les factions provenant du Brésil. Envisagez-vous d'augmenter les moyens, notamment humains, pour que la lutte contre les gangs et la lutte contre le trafic de stupéfiants puissent être menées de front ?

Il est indéniable que le travail mené sur le terrain porte ses fruits. Le noeud gordien se situe dans la faible capacité à juger ces personnes. Le créneau d'audience au tribunal de Cayenne serait extrêmement cher. Comment faire en sorte que le tribunal de Cayenne juge ces personnes dans un délai raisonnable ?

Mme Karine Daniel. - Ma question porte sur les saisies et le gel des avoirs. Où en est la réflexion ? Concrètement, quelles avancées peut-on espérer ?

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Tout à l'heure, monsieur le garde des sceaux, vous avez dit qu'il n'était pas question de se résigner face au crime organisé : la justice fait face et fera face. On peut dire la même chose de la police. Et c'est exactement ce que nous avons entendu de toutes les personnes auditionnées. Nous avons cependant acquis la conviction qu'il faut passer à la phase supérieure.

L'opération « place nette XXL » est nécessaire. C'est l'occasion pour les populations des quartiers défavorisés que la République s'intéresse à eux. Mais on ne peut pas la présenter comme une nouvelle méthode de lutte contre le trafic. C'est insuffisant. Tout à l'heure, vous avez dit que vous arrêtiez souvent des « petites mains », que rien n'empêche de revenir. Nous voudrions nous attaquer tant aux « petites mains » qu'au haut du spectre. Ce n'est pas toujours la peine d'aller le chercher loin. Il est quelquefois à Dubaï, quelquefois au Maroc, mais quelquefois aussi dans les prisons françaises.

Aux Baumettes, on nous a dit que les brouilleurs rendaient la prison étanche, et voilà qu'à la radio on entend un mafieux interviewé depuis sa cellule. Les prisons françaises sont-elles des passoires ?

Les saisies de l'opération « place nette » en prison sont impressionnantes. Comment faire en sorte que les prisons ne soient plus des passoires d'où les mafieux commanditent des assassinats ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Monsieur Burgoa, c'est une fake news ! Le disciplinaire, en prison, est chronophage. Sur le bas du spectre, tel que le jet de détritus, on met en place une réparation immédiate : « Tu casses, tu répares ; tu salis, tu nettoies », selon la formule du Premier ministre. Évidemment que les outrages, les violences, les trafics et la consommation de stupéfiants restent du ressort du disciplinaire classique. C'est donc une fake news. J'espère vous avoir rassuré.

M. Laurent Burgoa. - Vous m'avez convaincu !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Monsieur Szpiner, le statut des informateurs relève du ministère de l'intérieur. Vous interrogerez Gérald Darmanin.

M. Francis Szpiner. - Tout cela se fait sous le contrôle des magistrats !

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les informateurs et leurs traitants sont parfois poursuivis. C'est pour cela que la question vous a été posée.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Le statut de l'informateur et le lien avec les officiers traitants relèvent du ministère de l'intérieur.

M. Francis Szpiner. - Lorsque, dans les procédures judiciaires, l'informateur doit être protégé, cela se fait sous le contrôle des magistrats ; or, dans un certain nombre de décisions de justice, il est reproché aux policiers d'avoir utilisé des informateurs au-delà de ce qui est admis. Les jurisprudences fluctuent. Monsieur le garde des sceaux, vous ne pouvez pas dire que la justice ne peut pas s'y intéresser. Vous avez votre mot à dire sur ce sujet.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - On ne peut pas mélanger l'informateur et le repenti. Je travaille, pour ma part, sur le statut du repenti, qui a besoin d'un vrai réaménagement, parce qu'il est peu utilisé, n'est ni efficace ni efficient, et que la protection proposée ne vaut rien et n'est pas incitative. En outre, le périmètre du statut exclut une partie des infractions. Sur ce sujet comme sur d'autres, la porte de la Chancellerie est ouverte à tous ceux qui ont des idées.

On a déjà un nouveau statut du X. Ce n'est plus celui de l'informateur anonyme digne de foi, qui avait cours il y a trente ans. Nous avons amélioré la judiciarisation, sous le contrôle du juge des libertés et de la détention. La protection est certes minimale, mais elle existe.

M. Francis Szpiner. - Je viendrai vous voir !

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je participerai à la réunion avec M. Szpiner.

Un informateur entre dans le réseau. On ne le lui interdit pas. Il peut être sanctionné, car on peut considérer qu'il est manipulé. Si, à l'inverse, on lui interdit d'entrer dans le réseau, là encore, sa situation juridique est fragile, car on peut lui reprocher de ne pas suffisamment lutter contre l'infraction. Deux jurisprudences sur le statut de l'informateur se contredisent.

M. Jérôme Durain, président. - On nous dit que les policiers se mettent en danger sur le terrain, étant dans une zone grise et un inconfort professionnel.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - C'est pour répondre à toutes ces questions que nous créons un nouveau statut.

Les gens ne parlent pas, soit par fidélité, soit parce qu'ils ont peur pour eux ou leur famille, et qu'ils savent que la protection n'est ni efficace ni efficiente. Il faut que le repenti y trouve un certain bénéfice. Il n'agit pas par bonté d'âme ni sens de la justice.

Nous sommes en cours de finalisation. Venez pour que nous en discutions.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Il y a deux sujets distincts : celui des repentis et celui des informateurs ; ce dernier touche les policiers du quotidien et de la proximité. S'ils n'en font pas assez, ils peuvent souffrir d'une fragilité juridique, et s'ils en font trop, ils peuvent être considérés comme participant à l'infraction ou l'ayant provoquée.

Je note que vous êtes preneur d'échanges, et je m'en réjouis.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Il existe plusieurs sortes d'informateurs. Certains sont rémunérés, d'autres non.

J'en viens à la Guyane. Nous avons réparti les nouvelles embauches dans les différents tribunaux, selon un principe de déconcentration que les chefs de cour appelaient de leurs voeux. Des recrutements sont à venir d'ici à 2027. Le tribunal de Cayenne sera doté de 15 magistrats, 12 greffiers et 7 attachés de justice supplémentaires.

Les brigades d'urgence ont été inventées par la Chancellerie. L'idée était de proposer aux magistrats de partir six mois à Cayenne ou à Mayotte, pour découvrir, y trouver un intérêt financier, et surtout aider. Ces brigades ont connu un certain succès. Elles fonctionnent et seront pérennisées, car la situation n'est pas stabilisée en Guyane.

Nous avons mis en place le « 100 % contrôle », qui donne des résultats, avec une baisse assez drastique des quantités de stupéfiants importées vers l'Hexagone. La pérennisation de la brigade de Guyane, j'y reviens, est d'ailleurs prévue par la dernière loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice.

La réflexion sur le gel des avoirs est en cours avec Bruno Le Maire. Le gel administratif, que l'on estime très opportun, s'inspire de ce que nous faisons en matière de terrorisme. C'est complémentaire aux saisies et aux confiscations. Ce sera utile lorsque les mesures judiciaires sont obérées, par exemple dans le cas d'une personne condamnée en fuite.

Mme Carlotti m'a demandé si les prisons étaient des passoires. Dans le cadre de l'opération « place nette », après la fouille, peu de temps après, nous sommes retournés dans la même cellule, pour éviter tout pied de nez. Nous avons considérablement augmenté les budgets en faveur des brouilleurs et de la lutte contre les drones.

Nous n'avons pas encore parlé du renseignement pénitentiaire. Ses effectifs se sont beaucoup accrus, parce que ce renseignement est utile et qu'il travaille très bien avec le renseignement classique. Cela permet de déjouer un certain nombre de plans mis en place depuis la prison.

L'administration pénitentiaire porte une attention particulière au placement des différents détenus, afin que leur communication soit rendue plus compliquée. Mais nous devons encore améliorer le dispositif.

Parfois les choses sont compliquées. Il arrive qu'un brouilleur affecte tous les voisins de la prison. Si elle doit s'améliorer, la technique a déjà beaucoup évolué. Certains outils sont très performants.

Mme Catherine Conconne. - Il y a un an, monsieur le garde des sceaux, vous êtes venu en Martinique. Le « 100 % contrôle » de Guyane, par ricochet, déverse une grande quantité de trafiquants sur la Martinique. Pour prendre souvent l'avion, je n'ai pas encore bien constaté l'application de ce « 100 % contrôle » dans mon territoire.

En Martinique, nous avions réussi à stabiliser la population carcérale, mais nous sommes de nouveau en surpopulation. La Jirs fonctionne à plein régime. Qu'en est-il des renforts d'effectifs ? Sous les tropiques, le trafic augmente et on réalise des saisies considérables.

M. Pascal Martin. - Monsieur le ministre, vous avez évoqué la question sensible de la corruption du personnel placé sous votre autorité. Quels sont les moyens mis en place pour lutter contre ce phénomène ? Quelle en est l'ampleur ?

M. Guy Benarroche. - Monsieur le ministre, je souhaite une réponse plus précise sur le brouillage au sein des prisons. On nous a dit que seules quatre d'entre elles étaient pourvues de brouilleurs, que cela coûterait 200 millions d'euros et que l'on n'était pas sûr de leur efficacité. Un marché public a-t-il été passé ? Des tests sont-ils en cours ? Quand cela sera-t-il mis en place ? Les gens ne comprennent pas que l'on puisse téléphoner depuis une prison pour commanditer un crime ou animer un réseau.

L'économie du narcotrafic est le nec plus ultra de l'économie libérale mondialisée, sur des produits interdits. Ce sont les mêmes réseaux, les mêmes modes de fonctionnement, les mêmes impératifs économiques. Il faut toucher la production et la répartition des richesses, avec le gel et la confiscation. Y a-t-il des coopérations envisagées avec certains pays pour y freiner ou y arrêter la production de stupéfiants ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - D'ici à 2027, le tribunal de Fort-de-France sera renforcé par 8 magistrats, 6 greffiers et 6 attachés de justice.

La corruption est tout à fait résiduelle. Quand un parquet est saisi d'un tel fait, il enclenche immédiatement une procédure. Nous avons réalisé une sensibilisation particulière du personnel pénitentiaire, avec un plan d'action spécifique de prévention du risque corruptif communiqué à l'Agence française anticorruption (AFA) en novembre 2023. Des déontologues et des formateurs relais ont été formés par l'École nationale d'administration pénitentiaire, dans huit des dix directions interrégionales des services pénitentiaires. Pour les deux dernières, c'est programmé au premier semestre de cette année.

Récemment, dans un établissement pénitentiaire où il y avait des suspicions, des membres du personnel ont été mis en examen ; certains ont été placés en détention. Nous n'avons pas de chiffre. Dès qu'il y a une suspicion, le procureur fait son travail. Personne n'a intérêt à ce qu'il y ait des corrompus parmi les agents du ministère de la justice.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous trouve optimiste, monsieur le garde des sceaux. Nous avons le sentiment que ce sont des choses qui progressent çà et là.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - « Çà et là », « le sentiment » ... Moi, je vous réponds de façon objectivée. De tels cas ne sont pas relevés tous les jours. Attention au message que nous envoyons.

M. Jérôme Durain, président. - À l'issue de plusieurs de nos auditions, notamment avec les inspections générales de la police, de la gendarmerie et des douanes, l'impression qu'une corruption de basse intensité semble poindre nous inquiète.

Nous mesurons les efforts de certaines administrations, dont la pénitentiaire. Mais il n'y a pas que l'appât du gain, il y a aussi les menaces qui pèsent sur de nombreux fonctionnaires. Cela vaut aussi pour la pression qui règne dans certaines audiences. Ce paysage à de quoi préoccuper.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Il n'est pas une strate de notre société qui soit totalement immunisée contre le venin de la corruption. Cela doit arriver, mais cela reste résiduel. Aucune procédure ne m'a été remontée - aucune ! Mais quand on trouve, on sanctionne.

Monsieur Benarroche, vous me demandez quels sont les opérateurs de brouillage que nous utilisons. Je suis incapable de vous répondre à l'instant, d'autant que nous utilisons des appareillages différents.

J'entends ce que vous me dites sur les pays producteurs. Pensez-vous que nous avons la possibilité de demander aux Colombiens de ne plus produire de cocaïne, aux Marocains de ne plus produire de kif ? Les choses ont été dites. Pour autant, nous en sommes là aujourd'hui. Et franchement, cela dépasse mon périmètre.

En outre, sont susceptibles d'arriver en Europe des produits de synthèse d'une extraordinaire dangerosité qui touchent déjà l'Amérique du Nord.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Sur les brouilleurs, ce n'est pas la marque qui compte. Y en a-t-il assez ? Comment peut-on réagir ?

M. Guy Benarroche. - Je demandais si vous aviez des contrats, et si oui, avec qui et combien. À quoi les fournisseurs sont-ils tenus ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Je pensais que vous vouliez la marque des brouilleurs. On m'a déjà demandé celle des bracelets électroniques...

Le brouillage a commencé en 2017. Quelque 19 établissements sont équipés. Cela représente un budget de 15 millions d'euros par an. En 2024, 33 dispositifs supplémentaires ont été commandés. Quelque 45 sites sont dotés d'outils anti-drones. Fin 2024, 60 sites seront équipés, pour un budget entre 3 et 4 millions d'euros. Vous ai-je bien répondu ?...

M. Guy Benarroche. - En partie. Quels sont les contrats ? On nous a dit que seuls 4 établissements étaient pourvus de brouilleurs. La technique permet-elle de faire aujourd'hui ce à quoi on aspire ? N'a-t-on pas d'autre choix que d'attendre des progrès techniques ? On nous a dit qu'il était impossible de communiquer depuis les prisons, et le lendemain, nous avons eu la preuve du contraire. Il n'y avait d'ailleurs nul besoin de preuve, puisque tout le monde sait que les détenus téléphonent.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - La communication ne passe pas que par les portables. Il y a aussi le téléphone fixe de la prison, le parloir, ou celui qui sera libéré dans quatre jours et qui peut faire passer un message. Le brouillage, cela fonctionne là où les établissements sont équipés. Je vous ai donné les chiffres. La progression est extrêmement importante. Mais il est illusoire de penser que la communication ne passe que par le téléphone portable.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ces opérations « place nette », au coeur de l'actualité, sur lesquelles on communique beaucoup, nous rapprochent-elles du haut du spectre ? Elles sont indiscutablement utiles pour la tranquillité et la paix publiques, mais on nous a dit qu'elles pouvaient gêner des enquêtes en cours.

Dans votre dépêche du 12 mars, vous demandez aux procureurs de la République de se rapprocher des préfets de telle sorte qu'il y ait une coordination entre la police et la justice. Des magistrats nous expliquent que ces opérations perturbent les services, en y déversant une foule de citations directes ou d'instructions. La coordination entre l'institution judiciaire et la préfecture est-elle satisfaisante ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Merci pour vos propos sur ces opérations, qui sont très utiles. Comme d'habitude, il y a eu des polémiques. Le Président de la République s'est rendu à Marseille. Il y avait des centaines de membres des forces de sécurité intérieure, de magistrats. J'ai trouvé formidable qu'on vienne les encourager.

J'ai du mal à penser que ces opérations entravent les instructions en cours, puisqu'il y a une judiciarisation en amont. On ne débarque pas à Marseille au premier rayon de soleil. Le procureur de la République, les forces de sécurité intérieure, le préfet savaient qu'il y aurait cette opération au jour dit, et personne, à ma connaissance, n'a regretté que cette opération ait lieu. Cela fait du bien aux gens. La présence incarnée de l'État a du sens. J'ai entendu des gens me dire que c'était formidable que l'on soit là. Bien sûr, cela ne règle pas tout. On peut toujours critiquer. J'étais, avec le procureur Bessone, le Président de la République, le commissaire de police Frizon, pour regarder la carte de l'opération, sur le capot d'une voiture. Tout se fait en concertation totale avec la justice. Je travaille très bien avec Gérald Darmanin et si je pensais que ces opérations entravaient le cours ordinaire de la justice, je le dirais.

Peut-on trouver un gros poisson au cours de ces opérations ? C'est tout à fait possible au gré des interpellations, et il est envisageable de trouver un numéro de téléphone ou tout autre indice permettant d'aller plus loin. Outre les comparutions immédiates, des informations judiciaires plus larges ont été ouvertes. On part parfois d'un simple contrôle d'une plaque, qui conduit à un contrôle du véhicule, puis du conducteur, puis, de fil en aiguille, à découvrir quelque chose d'extrêmement important.

Le temps de la justice, plus long et bien distinct du temps médiatique et du temps politique, permettra d'obtenir un certain nombre de résultats. La centaine de mandats de dépôt que j'ai mentionnée n'a d'ailleurs pas été décidée au hasard, puisqu'elles correspondent à des indices graves et concordants d'une culpabilité dans le domaine du trafic de stupéfiants.

M. Jérôme Durain, président. - Un objectif de communication n'est pas choquant en soi, l'affichage du retour de l'État dans les quartiers et les zones de non-droit nous paraissant tout à fait bienvenu. Nous soulevons bien la question de l'efficacité au long cours, celle-ci passant, au-delà des opérations « place nette », par un « plan stups » rénové. La trame qui nous a été communiquée - mais peut-être n'est-elle que provisoire - ne nous paraissait guère fournie : elle ne mentionnait pas les propositions que vous avez formulées sur les repentis, et seules quelques lignes étaient consacrées à la réforme de la procédure pénale.

J'ignore si vous avez déjà une date pour la publication de la nouvelle version du « plan stups », mais il faudra y insérer tous les sujets que nous venons d'évoquer afin de le rendre plus attrayant.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. Nous y travaillons et j'espère que nous pourrons présenter un plan ciselé qui recueillera l'adhésion de la représentation nationale. Nous serons prêts à brève échéance.

M. Jérôme Durain, président. - Merci beaucoup, monsieur le garde des sceaux.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 25.

Mercredi 10 avril 2024

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 16 h 35.

Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur et des outre-mer

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue devant notre commission d'enquête.

Votre audition vient clore nos travaux - sauf éventuel rebondissement... Elle est attendue, le ministère de l'intérieur étant l'un des ministères les plus concernés, si ce n'est le plus concerné, aux côtés de la place Vendôme et de Bercy, par la lutte contre le narcotrafic.

La commission d'enquête dans son ensemble tient à rendre hommage aux policiers, aux gendarmes et aux autres personnels de votre ministère qui sont impliqués nuit et jour dans ce combat. Nos auditions et nos déplacements nous ont donné à voir des gens extrêmement motivés, qui ont une tâche difficile. Nous considérons tous ici, me semble-t-il, que la lutte contre le narcotrafic mérite, à certains égards, une forme d'union nationale, laquelle n'empêche pas les critiques et les interrogations, notamment sur les opérations « place nette ».

Pour commencer, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gérald Darmanin prête serment.

M. Jérôme Durain, président. - Merci, monsieur le ministre. Je vous laisse la parole pour un propos introductif.

M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur et des outre-mer. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis très honoré de pouvoir m'exprimer devant votre commission d'enquête.

Je souscris à vos propos introductifs, monsieur le président. Pour être ministre de l'intérieur depuis quatre ans et pour avoir précédemment été, durant trois ans, ministre des comptes publics, et, à ce titre, chargé des douanes, qui réalisent la plus grosse part des saisies, et de Tracfin, et peut-être aussi un peu en tant qu'élu local d'un territoire très touché par ce phénomène, je pense que la drogue est la plus grande menace sécuritaire que notre pays et que le monde vont connaître - cette menace est, par nature, internationale.

On pourrait penser que le terrorisme est notre menace principale. Nous le combattons avec force, car il fait des drames et des centaines de morts, mais il fait moins de morts que la drogue. La drogue, c'est des millions de morts chaque année, que ce soit par la consommation de substances, par les règlements de comptes, par l'exploitation de femmes et d'hommes ou par la création de puissances financières et de banditisme - c'est le point le plus important sur lequel se fonde notre stratégie de lutte. Ce fléau est sans doute plus important encore que les pandémies cyber, qui sont les grands défis de sécurité que devront affronter les prochains gouvernants. Je pèse mes mots en le disant : je pense que la drogue est la grande menace qui nous touche collectivement.

La situation me paraît extrêmement préoccupante. Elle l'est pour le monde entier, pour l'Europe et pour la France en particulier.

Si je devais résumer, je dirais que la drogue est désormais partout, et pas seulement dans certains quartiers, dans certains territoires, chez certaines populations. Les Français le voient et s'en sentent - à raison - bousculés.

Le constat est le même partout en Europe - la situation est même beaucoup plus dramatique dans certains pays - et dans à peu près tous les pays du monde. S'ils ne sont pas tous confrontés aux mêmes phénomènes migratoires, sécuritaires ou de sécurité civile, les ministres de l'intérieur, quand ils se rencontrent, ont tous à partager des expériences extrêmement négatives sur le trafic de drogue, qui est ancien, qui ne pourra pas être annihilé, quel que soit le travail que réalisent les forces de police et de gendarmerie et les magistrats ou les législations, mais qui peut être diminué.

De manière paradoxale, si la drogue est partout, toutes les études portées à notre connaissance montrent que moins de 10 % de la population consomme de la drogue en France. Autrement dit, celle-ci ne constitue, pour 90 % de la population, qu'un désagrément involontaire.

La situation est extrêmement préoccupante, parce que la drogue commande, en réalité, la quasi-intégralité des autres faits de délinquance, à l'exception peut-être des violences intrafamiliales, même si une partie d'entre elles sont commises sous l'effet de stupéfiants. En effet, l'expérience montre que les homicides et les tentatives d'homicide, lorsqu'ils ne relèvent pas du cercle familial, sont quasiment tous liés aux stupéfiants et à leur usage. Ainsi, de très nombreux cambriolages « d'opportunité » - par opposition aux cambriolages sériels organisés - sont commis par des individus sous emprise, qui cherchent de quoi payer leur dose. C'est aussi le cas des violences sur la voie publique, commises sous emprise, pour récupérer de l'argent ou pour conquérir un territoire, ou encore des escroqueries et du blanchiment.

Pour le ministre de l'intérieur, faire de la lutte contre la drogue la première de ses priorités, ce que j'ai fait dès mon arrivée - je l'ai dit dès mon premier discours, et je l'ai sans cesse répété depuis -, c'est donc aussi lutter contre ce qui explique une très grande partie des autres délinquances. On le voit notamment dans le travail que nous réalisons sur le financement de la prostitution ou de la contrebande de tabac. Cette contrebande de tabac est d'ailleurs un point noir : permise notamment grâce à l'argent de la drogue, elle donne généralement lieu à des condamnations pénales moins lourdes, mais - ne nous leurrons pas - la logistique et les financements sont les mêmes, les organisations pouvant être comparées à des multinationales exerçant des activités bancaires.

La drogue vient se substituer aux règles morales incontestables, aux règles familiales et aux règles de l'État. Sa puissance d'argent est telle dans notre monde occidental que, si l'on met à part les recréations d'États là où les États classiques ont été détruits, comme ce qu'a fait l'État islamique, les organisations criminelles financées en premier lieu par la drogue sont les seules à pouvoir concurrencer les États classiques, définis par une population, un territoire et des frontières.

Nous devons combattre la création de ces puissances financières. Certes, les policiers chercheront toujours à éradiquer 100 % de la consommation ou de l'offre de drogue, mais l'objectif du ministre de l'intérieur est d'empêcher la puissance financière des organisations criminelles de devenir tellement importante qu'elle pourrait mettre l'État en faillite. Je pense notamment à la corruption de fonctionnaires de mon ministère, mais aussi de dockers dans les ports, de chefs d'entreprise, de chauffeurs de taxi, de concierges d'immeubles... Je défends, sur ces sujets, des dispositions dans différents projets de loi - tout le monde est concerné, et pas seulement trois ministères.

La possibilité, par exemple, de payer son logement HLM en argent liquide est un drame - je l'ai vu qu'en tant que maire et je le vois désormais en tant que ministre de l'intérieur. Elle permet la corruption, notamment de nourrices - parfois des femmes seules avec enfants, qui stockent de la drogue pour pouvoir payer leur loyer. La corruption est sans doute l'un des maux sur lesquels la société ne se penche pas suffisamment. Cette corruption à bas bruit est parfois très subie, notamment dans le cas de menaces contre certaines familles - ce n'est pas qu'une question d'argent. La corruption peut aussi inciter certains à ne pas faire leur travail.

Quand la puissance des organisations criminelles est trop forte, il peut y avoir des règlements de comptes contre d'autres points de deal ou personnes qui dealent. Les Français, tout en regrettant ces violences, pensent que ce sont des communautés qui s'entretuent. Mais aujourd'hui, ces violences peuvent toucher des avocats, des magistrats, des policiers, des femmes et des hommes politiques, des journalistes. Si les Pays-Bas, qui constituent pour moi le contre-exemple absolu, essaient maintenant, grâce au gouvernement de M. Rutte, de retrouver des moyens contre la drogue, notamment en nouant des coopérations très fortes, ils ont pendant très longtemps laissé faire ce que les policiers appellent parfois un « narco-État », notamment via la porte d'entrée des ports. Des journalistes et des avocats ont été assassinés. Le ministre de la justice belge a vécu sous protection avec ses enfants, qui ont failli être enlevés. La fille du roi des Pays-Bas a, me semble-t-il, fait l'objet d'un projet d'enlèvement. On pourrait aussi parler de l'Espagne...

En France, en revanche, il n'y a pas eu, à ma connaissance, de règlement de comptes, sauf peut-être le meurtre du policier Éric Masson à Avignon, mais qui n'était pas le fait d'une organisation criminelle qui aurait mis sa tête à prix. Il n'y a pas d'hommes politiques, de ministre de l'intérieur, de ministre de la justice, de journalistes qui soient menacés de mort. Nous devons éviter que des organisations criminelles commettent de tels agissements, qui existent dans les pays très voisins que sont la Belgique, les Pays-Bas ou l'Espagne - je ne parle même pas de ce qui se passe en Amérique du Sud.

Sur le sujet du financement des autres activités, je maintiens, monsieur le rapporteur, les propos que j'ai tenus sur le terrorisme. Le lien entre drogue et terrorisme est avéré. Désormais, les organisations terroristes ou dites « révolutionnaires » - on pourrait en parler à l'envi - se financent notamment par la surproduction de drogue, comme, par exemple, en Afghanistan. Mais il y a aussi des liens avérés sous forme de circuits de financement. Je pense, bien sûr, aux réseaux de cybercriminels, qui, de plus en plus souvent, sont des filiales de grandes entreprises criminelles de drogue ayant assez d'énergie pour diversifier leur activité délinquante. Les deux affaires Sky ECC, pour la police, et Encrochat, pour la gendarmerie, ont démontré l'ingéniosité technologique de personnes désormais capables d'investir dans des réseaux parallèles de communication - c'est un point important, car c'est l'État qui est concurrencé. Les messageries cryptées sont, pour nous, un enjeu majeur de la lutte contre le grand banditisme. Et je demande depuis longtemps, au Sénat comme à l'Assemblée nationale, des moyens supplémentaires pour lutter contre ces communications modernes, les « écoutes à la papa » donnant des résultats limités. Ainsi, le ministère de l'intérieur n'est pas en capacité d'écouter les communications satellitaires, qui relèvent de ce que fait le ministère des armées dans les théâtres d'opérations extérieures.

Quand on laisse des organisations criminelles devenir trop fortes, on leur permet de peser sur la vie de personnes que l'on ne devrait pas toucher : journalistes, avocats, responsables de l'État... On leur permet de se diversifier dans bien d'autres activités, dont le terrorisme, mais aussi le cyber. On leur permet évidemment de créer leurs propres réseaux de communication. On leur permet, incontestablement, de faire du blanchiment, notamment dans l'immobilier, les entreprises ou les commerces légaux - le temps où elles rachetaient des casinos ou des salles de jeux est révolu. Repérer ces activités légales derrière la façade illégale est difficile pour le ministère de l'intérieur, du fait de cette puissance d'installation - c'est une évidence dans les pays qui nous entourent.

Autre évolution très importante, les trafiquants de drogue font de la recherche et développement, notamment dans les drogues de synthèse qui seront, demain, le grand drame du monde et peut-être de la France. On le voit déjà aux États-Unis, où la première cause de mortalité est le fentanyl. Toutes les drogues de synthèse augmentent de manière absolue, avec une fabrication marquée par l'ingéniosité. Il y a des drogues que nous ne connaissons pas, qui n'ont pas été qualifiées comme telles, soit parce que nos laboratoires ne les découvrent que trop tard, soit parce que les précurseurs chimiques utilisés ne sont pas interdits. Il peut y avoir des drogues mortelles sur lesquelles on se fait beaucoup d'argent, mais que l'on ne peut interdire a priori, parce que nous n'en connaissons pas les substances.

Oui, la situation est très préoccupante. Oui, la drogue est partout, même s'il n'y a que 10 % de consommateurs. Oui, c'est un combat difficile, qui doit être toujours répété. Mais je crois, monsieur le président, que, grâce au travail collectif que nous réalisons, notre pays n'est pas concurrencé par les organisations criminelles. Notre travail vise justement à éviter cette situation et à réduire les organisations criminelles qui sont sur notre sol.

Au contraire, beaucoup de pays ont laissé tomber ou sont dépassés. C'est le cas des pays européens que j'ai cités. C'est le cas de beaucoup d'États africains, qui sont désormais des territoires d'accueil, de transit, et de certains pays du Golfe. C'est le cas, bien sûr, de beaucoup de pays de l'ex-Union soviétique - dont l'Afghanistan, mais pas seulement -, avec un lien évident avec le terrorisme, notamment pour la production du pavot. C'est le cas de l'Amérique du Sud, qui connaît une situation extrêmement difficile.

Bien sûr, nous cherchons à empêcher les gens de consommer, à arrêter les dealers, à démanteler les points de deal, mais le travail stratégique que nous essayons de faire vise à limiter la puissance des organisations criminelles. Nous voulons couper les pattes de la pieuvre et, si possible, rétrécir sa tête, pour que, à la fin, l'État l'emporte et la police gagne, même si c'est difficile. Il est des pays où la police n'intervient plus parce qu'elle a physiquement peur des organisations criminelles. On peut très bien penser, comme le montre l'histoire de l'Amérique du Sud, que demain des organisations criminelles puissent acheter des partis, présenter et financer des candidats. C'est évidemment un danger très important.

Je veux maintenant évoquer l'état de la menace.

On observe, d'abord, une surproduction de la drogue dans le monde. C'est un fait nouveau. Pendant très longtemps, les États-Unis notamment ont travaillé à limiter la production, en particulier en Amérique du Sud. Ils épandaient des produits toxiques, faisaient la guerre à des organisations criminelles très importantes. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

D'après des articles que j'ai pu lire, on pourrait juger de l'efficacité d'une politique contre la drogue en regardant l'évolution des prix de la cocaïne ou du cannabis : s'ils augmentent, les policiers seraient efficaces ; s'ils baissent, ils ne le seraient pas. Ce raisonnement est absurde, puisque la surproduction, associée à l'hyperfacilité des échanges, du fait de la mondialisation, fait que le produit est très abondant et plus facile à récupérer.

L'offre est énorme. La production a augmenté de 43 % en trois ans en Colombie et de 23 % au Pérou, pour prendre les deux plus grands producteurs qui nous intéressent. La production a augmenté de 230 000 hectares et de 24 % en un an en Amérique du Sud. Au Pakistan et en Iran, 32 000 hectares supplémentaires par an sont consacrés à la culture de l'opium - soit 233 000 en moins de huit ans ! Et je ne parle là que des opiacés ; le cannabis est un autre sujet. La surproduction crée, dans un contexte de concurrence de drogue, un déversement de quantités énormes.

Cela explique évidemment les saisies très importantes que nous réalisons. Lorsque la marine nationale fait des saisies de plusieurs tonnes au large de la Martinique ou de la Guyane, cela ne surprend plus grand monde ! Pourtant, il y a encore cinq ou dix ans, de telles saisies n'existaient pas.

Cette surproduction doit être reliée à un autre phénomène mondial : l'accélération des échanges commerciaux, hors période covid. On compte 900 % de conteneurs de plus sur les mers du monde depuis huit ans. Qui peut penser que ce qui est valable pour les chaînes hi-fi, les bananes ou la production de melons ne le serait pas pour la drogue, qui emprunte en premier lieu le vecteur maritime ? Je veux y insister : si les prix sont très bas, c'est parce que la surproduction facilitée par les transports mondialisés rend la lutte contre la drogue très difficile - et non en raison de l'efficacité de tel ou tel service de police.

La drogue de synthèse est le sujet d'avenir sur lequel nous devrons nous battre. Elle connaît une explosion dans le monde, même si la France reste, pour l'instant, assez protégée, y compris dans ses outre-mer.

Nous avons constaté que des laboratoires s'organisaient pour produire la drogue de synthèse, comme on le faisait hier pour la cocaïne. Des précurseurs chimiques, qui viennent souvent d'Asie, arrivent, pour prendre l'exemple du fentanyl, au Mexique, où des cartels les transforment dans des laboratoires, avant de les expédier sous forme de médicaments aux États-Unis. C'est donc à la fois mondialisé et organisé. L'utilisation de précurseurs chimiques légaux - du chlore pour les piscines ou encore des précurseurs pour l'industrie médicamenteuse -, transformés dans des laboratoires pour être exportés sous forme de drogues, rend la lutte contre ces exportations très difficile.

En France, nous n'avons pas, à ma connaissance, découvert de laboratoires comparables à ceux qui existent au Mexique ou dans certains pays d'Asie, mais il y en a beaucoup en Europe, notamment dans les pays qui ont fait le choix de la légalisation, comme la Belgique ou les Pays-Bas. Neuf pays concentrent 215 laboratoires trouvés par Europol, Interpol ou par nos polices.

Nous sommes de plus en plus efficaces dans la lutte contre les flux, par l'activité des services des douanes et des attachés douaniers, par le travail que réalisent certaines entreprises - je pense à CMA CGM, qui nous aide véritablement, mais aussi à d'autres transporteurs -, par les informations, par la prédictibilité, par le renseignement criminel, par les écoutes, par l'intelligence artificielle. Cependant, les organisations criminelles envoient de plus en plus de matériaux qui permettent la production de ces drogues sans que celles-ci soient pénalement répréhensibles, trouvent des laboratoires pour les transformer en Europe, puis trouvent leur marché près de chez nous.

Cette situation est évidemment très inquiétante, parce que ces laboratoires sont très difficiles à démasquer. Elle démontre la grande ingéniosité et, surtout, l'importance du financement et la grande efficacité des grosses organisations criminelles - il faut des lieux, des chimistes, des gens pour assurer la sécurité...

Les personnes impliquées, sur le territoire national, forment un savant mélange de communautés et de territoires. De manière un peu caricaturale, on peut dire que les Nigérians de Marseille se sont spécialisés dans la cocaïne ou l'héroïne ; que des communautés albanaises, notamment dans l'est de la France, se sont spécialisées dans l'héroïne ; qu'une petite partie des Sénégalais - sans aucun lien avec l'État du Sénégal, qui nous aide beaucoup - se sont spécialisés dans le crack, notamment à Paris, souvent en lien, d'ailleurs, avec la Guyane et l'exportation par les « mules ».

Souvent, dans un fonctionnement qui peut être soit intracommunautaire, soit intrafamilial, soit les deux, les personnes agissent comme si elles tenaient une multinationale : elles ont des filiales et essaient de conquérir des territoires. L'entreprise familiale qui a été créée dans telle ville essaie d'avoir des filiales dans d'autres villes. Cependant, le patron, souvent, n'est pas en France : il se trouve soit dans un État du Golfe, soit dans un pays du Maghreb, d'où il commande ses conteneurs sur les mers du monde, tel un trader, ainsi, parfois, que ses règlements de comptes, même lorsqu'il est en prison. Si 45 des 50 plus gros trafiquants de drogue identifiés par mon ministère dans le cadre de sa stratégie nouvelle - les most wanted - sont français ou binationaux, 90 % ne se trouvent pas en France, parce qu'ils ont fui la police ou la justice française ou parce qu'ils ont peur pour leur vie - en tout cas, on peut penser qu'on leur fait collectivement assez peur pour qu'ils ne restent pas en France... Ce n'est pas en France qu'ils mènent une vie rêvée, mais c'est parfois le cas ailleurs.

Ce trafic, de nature « communautairo-territoriale » et parfois familiale - tout le monde s'y met -, est surtout multinational, avec une organisation du travail que l'on pourrait qualifier de « tayloriste ». Il y a, au service des trafiquants, des comptables, des équipes de tueurs, des responsables de la logistique, qui, eux, ne consomment pas et ne trafiquent pas. Cette division de tâches rend très difficiles le travail de reconstitution de la police et de la justice et la condamnation des personnes.

Les réseaux s'adaptent tous les jours. Or une règle générale de fonctionnement de la police et de la gendarmerie est que la voiture du policier doit rouler aussi vite, voire plus vite que la voiture du voleur. Dans les ports du Havre ou de Dunkerque, mais aussi dans des ports intermédiaires, comme La Rochelle ou Nantes, notre contrôle a beaucoup progressé. C'est pourquoi la drogue est désormais stockée sous les cales des navires ou jetée à l'eau avec un point GPS. De telles pratiques sont assez dangereuses : il n'est pas rare de lire dans la presse que quelqu'un, en Normandie, a trouvé un ballot de cocaïne en se baladant...

Face au développement du drop off dans les grands ports français, nous demandons à nos gendarmes, policiers et douaniers d'avoir des équipes de plongeurs qui pourront vérifier la coque des bateaux. C'est, me semble-t-il, la démonstration que nous sommes de plus en plus performants et efficaces, mais aussi que nous devons constamment changer de stratégie face à des trafiquants très ingénieux - et que nous sommes capables de le faire.

M. Jérôme Durain, président. - Votre description de l'état de la menace est passionnante. Compte tenu de votre connaissance des dossiers, nous pourrions vous écouter jusque demain, mais je souhaite que nous gardions du temps pour pouvoir vous poser des questions.

M. Gérald Darmanin, ministre. - J'en termine, monsieur le président.

Nous constatons un rajeunissement des dealers, dans le contexte d'une hyperviolence qui rencontre l'hyperjeunesse.

La prison est, pour nous, un sujet très important. De fait, ce n'est pas parce que l'on met un gros dealer en prison que le trafic s'arrête et qu'il cesse de commander des meurtres.

Je ne referai pas ici le bilan de notre action, mais je rappelle que nous avons essayé d'éradiquer le deal sur la voie publique. Le nombre de points de deal est passé de 4 000 à 2 980 aujourd'hui, et ceux qui se reconstituent ne sont pas si nombreux. En revanche, ils se transforment : rendez-vous fixés via Telegram, WhatsApp ou Snapchat, livraisons par drone, par scooter... Nous devons, là aussi, nous adapter.

Je veux tordre le cou à une idée reçue : pour la première fois, la consommation de cannabis baisse en France. Tout le monde appelle à sa légalisation, au prétexte que la lutte serait impossible. C'est faux : des études sanitaires successives réalisées par le ministère de la santé ont montré que, pour la première fois, grâce au travail général de lutte, la consommation de cannabis - contrairement à la consommation de cocaïne et de drogue de synthèse - diminue, notamment chez les plus jeunes. Il faut savoir saluer collectivement les victoires ! La France est l'un des seuls pays où cette consommation baisse.

Enfin, les saisies sont très impressionnantes depuis deux ans, particulièrement grâce à notre travail en matière de renseignement criminel - 12 tonnes de cannabis ont été saisies cette année, contre 7 l'année dernière. C'est l'une des grandes réponses que nous pourrons apporter demain.

Il y a aussi beaucoup plus de personnes qui sont mises sous écrou : sur un an, il y a eu 20 % d'écrous supplémentaires, soit 2 372 personnes qui sont allées en prison directement, sans passer par la case jugement. Nous faisons, là aussi, la démonstration de notre efficacité, y compris dans la réponse pénale.

Enfin, 62 % d'usagers supplémentaires ont été contrôlés et condamnés. De fait, l'une des réponses à la question de la drogue consiste à toucher les consommateurs, ce qui est d'autant plus facile qu'ils ne sont pas très nombreux sur le territoire national.

M. Jérôme Durain, président. - Si nous en avions eu le temps, nous aurions pu vous écouter toute la soirée, monsieur le ministre !

Je crois que nous souscrivons quasiment toutes et tous à ce que vous avez dit sur l'état de la menace.

Le ton de nos échanges se doit d'être très franc. Or l'une de nos préoccupations est de toucher le haut du spectre - c'est la plus grosse des difficultés qui se posent. Les opérations « place nette » ont fait l'objet d'une communication gouvernementale XXL. C'est de bonne guerre, et c'est utile : cela permet de montrer que la République, l'ordre public et la tranquillité publique reviennent dans les quartiers.

Toutefois, les opérations « place nette » vont-elles réellement permettre de déstructurer les réseaux ? Va-t-on pouvoir taper les gros bonnets au portefeuille, toucher les généraux, et pas seulement les fantassins ? Peut-on avoir quelques chiffres, monsieur le ministre, sur la proportion de personnes effectivement condamnées après avoir été interpellées et sur les types de peines prononcées ?

Vous avez considéré que les chiffres étaient plutôt satisfaisants. Va-t-on pouvoir maintenir l'effort dans la durée ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Il est important de mener une guerre psychologique.

Quand je suis arrivé au ministère de l'intérieur, j'ai vu passer une note selon laquelle 2 % des policiers étaient impliqués dans la lutte contre la drogue, ce qui est à la fois beaucoup - il y a beaucoup d'enquêteurs spécialisés - et peu, vu le constat que nous pouvons faire collectivement.

Pour ma part, j'ai proposé une réforme de la police nationale, parce que je pense que tout le monde doit s'occuper de la drogue, de l'agent, qui s'attaque au point de deal, au haut du spectre de la police judiciaire (PJ), en passant par le renseignement territorial, qui s'informe sur le commerce illégal, au coin de la rue, d'individus parfois radicalisés. C'est l'ensemble de la police nationale qui doit intervenir. L'excès de spécialisation était sans doute d'ailleurs le problème du ministère de l'intérieur. Le dispositif « place nette » permet d'affirmer une communauté de destins de la police et de la gendarmerie dans les interventions. Au-delà, c'est tout le monde qui s'y met à l'intérieur de l'État : les douaniers, l'Urssaf et la direction générale des finances publiques (DGFiP), par des contrôles...

Ce n'est pas évident, parce que, au fond, la France n'a pas choisi entre la tolérance et la prohibition. C'est un vrai sujet. À titre personnel, le point de vue que j'essaie de défendre est qu'il faut aller vers la prohibition. J'essaie de diriger l'administration comme on peut diriger une entreprise ou une mairie, en tendant vers un projet commun : la lutte contre la drogue. J'essaie de trouver des moyens au service de cet objectif à l'intérieur du ministère et sur le plan interministériel.

L'opération « place nette » est aussi, bien sûr, une opération de communication, destinée notamment aux habitants, pour leur dire que nous ne les laissons pas tomber.

Par ailleurs, nous cherchons à embêter les organisations criminelles, qui, comme je l'ai expliqué, sont, en réalité, des organisations économiques. Ils vendent un produit sale, qui donne lieu à du blanchiment d'argent, mais ils pourraient tout aussi bien en vendre un autre !

Mon objectif est de casser ce modèle économique. Si les individus ne peuvent pas payer leurs fournisseurs et leurs salariés, ils doivent trouver d'autres endroits, d'autres habitudes, d'autres nourrices, d'autres protecteurs et, parfois, s'exprimer sur des réseaux de communication sur lesquels ils ne devraient pas parler. Ce faisant, je crée de l'incertitude chez mon ennemi : son banquier l'appelle, son logisticien est dérangé, ses clients doivent changer d'habitudes, il doit modifier ses moyens de communication... Parfois, cette guerre sur la voie publique le conduit à faire des bêtises. Cette incertitude peut aider la police tout en haut du spectre. De fait, nous pensons qu'une partie des personnes que nous visons sont en train de commettre des erreurs.

Aujourd'hui, il y a des policiers 24 heures sur 24 à La Castellane à Marseille, où circulaient 80 000 euros d'argent liquide par jour et où l'on comptait cinq points de deal. Nous avons cassé un modèle économique qui était très intéressant et créé la possibilité d'une discorde chez l'ennemi.

On ne peut pas dire que les opérations « place nette » ne produisent aucun effet : il y a beaucoup d'interpellations, de gardes à vue, de gens qui parlent, de perquisitions qui permettent de saisir des téléphones, des ordinateurs, des livres de comptes... Nous n'en aurons le résultat que dans six mois ou un an, mais je peux déjà vous dire que le dispositif est très intéressant pour l'ensemble de nos services. Nous avons tout de même saisi 3,6 tonnes de cannabis dans le cadre d'opérations anti-points de deal ! C'est énorme.

Autre point important, nous avons saisi 13 millions d'avoirs - immeubles, véhicules -, notamment grâce aux nouvelles lois que vous avez accepté de voter. Nous avons également saisi quasiment 1 000 armes - aujourd'hui 25 % du trafic de drogue se fait avec des armes...

« Place nette », c'est donc à la fois du management interne, une communication externe pour la prohibition, une tentative pour déranger ceux qui nous dérangent et leur créer des problèmes et pour effectuer des saisies.

C'est une opération haut du spectre. Je ne dispose pas du nom de toutes les personnes qui ont été condamnées - j'imagine que le garde des sceaux les a évoquées hier. Je ne peux pas non plus vous répondre sur les réponses pénales qui ont été prononcées. Ce que je puis dire, c'est que des magistrats, y compris du siège, ont, souvent pour la première fois, coopéré avec la police nationale, ce qui a permis d'interpeller 20, 30, voire 40 personnes au même moment, chose qui aurait été quasiment impossible sans la réforme de la police nationale et sans cette coopération.

Oui, « place nette » continuera. Il y a des endroits que nous ne lâcherons pas. Nous ne lâcherons pas La Castellane.

Nous avons fait une opération « place nette » sans le dire à La Paternelle, qui était le plus haut point de la drogue à Marseille : nous y avons mis des policiers toute la journée pendant six mois. Aujourd'hui, n'y a plus de point de deal à La Paternelle. Nous avons cassé la structure économique, expulsé les étrangers délinquants de leur logement social, trouvé des nourrices, des cachettes, monté un projet de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) avec la ville... Nous avons mis fin aux réseaux. La chimiothérapie a été si forte qu'elle a tué la tumeur.

Comme dans tout cancer, il faudra peut-être réintervenir ici ou là, comme à La Castellane. Il est certain que les moyens sont parfois disproportionnés : poster une unité de CRS à La Castellane toute la journée, c'est beaucoup ! Mais nous considérons que c'est un « démonstrateur », pour reprendre le terme des agents immobiliers qui vendent un appartement-témoin.

Donc oui, « place nette » continuera, notamment dans les neuf grandes agglomérations qui ont été mises en avant médiatiquement.

M. Jérôme Durain, président. - Lors de nos auditions et de nos rencontres de terrain, beaucoup de membres des forces de l'ordre et de magistrats ont déploré de ne pas avoir le temps de se consacrer au fond, notamment aux enquêtes économiques et financières. Un préfet de la République nous a dit n'avoir aucun policier spécialisé sur ces sujets. Nous sommes donc convaincus que le haut du spectre va continuer à prospérer.

L'embolisation des services intervenant sur la voie publique et les opérations « place nette » ne font-elles pas perdre du temps aux enquêtes au long cours ? Le trouble qui fait commettre des erreurs aux criminels n'est-il pas aussi de nature à déstabiliser les réseaux et à gêner ces enquêtes ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Quand j'étais maire, le commissaire de police ou le patron de la PJ locale que j'alertais sur l'existence d'un point de deal me répondait toujours : « ne vous inquiétez pas, il y a une enquête ». N'attendons pas que les enquêtes soient absolument parfaites pour faire disparaître les points de deal ! À chacun son travail. Le mien consiste à ce qu'il n'y ait pas de point de deal. S'il peut arriver que l'on n'intervienne pas sur la voie publique parce que l'on sait qu'il y aura une grosse interpellation quelques jours plus tard, il ne faut pas pour autant attendre que toutes les preuves soient réunies pour obtenir la plus lourde condamnation de celui qui a déjà tué - et qui, dans l'intervalle, pourra encore tuer si on ne l'arrête pas.

Je ne partage pas l'idée selon laquelle il ne faut que des enquêtes judiciaires parfaites, et pas de travail de voie publique.

Le préfet avec lequel vous avez échangé connaît sans doute mal la ressource qu'il a sous la main. Je ne suis pas corporatiste : le meilleur travail est parfois celui de la police fiscale, que nous avions mise en place à Bercy. Elle était très peu saisie par les magistrats. La direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), Tracfin, la DGFiP peuvent agir. Il n'y a pas que les services du ministère de l'intérieur.

Oui, il existe une crise de l'investigation. Mais c'est le cas partout. Il manque 5 000 officiers de police judiciaire (OPJ) en France.

Je voudrais tout de même rappeler que ce sont les magistrats qui ouvrent les enquêtes. Or il est rare qu'ils en ouvrent une pour blanchiment, parallèlement à une enquête pour trafic de stupéfiants. J'incite les procureurs de la République que je rencontre à le faire.

Je reconnais qu'il faut sans doute affecter du personnel aux questions économiques et financières, ou spécialiser des enquêteurs dans ce domaine, mais je souhaite aussi souligner qu'il existe nombre de polices fiscales hors du ministère de l'intérieur. En outre, beaucoup de schémas de blanchiment de l'argent de la drogue sont classiques. Al Capone est tombé grâce à son comptable !

Lorsque j'étais ministre des comptes publics, j'ai fait en sorte que le directeur général adjoint des finances publiques soit chargé de la lutte contre le radicalisme religieux et la drogue, parce que la DGFiP avait fortement tendance à ne réaliser des contrôles fiscaux que là où elle était certaine de récupérer de l'argent. Même pour de petites sommes, il faut emmerder les gens, dans un autre domaine que celui pour lequel on cherche à les arrêter. Les préfets et les services enquêteurs n'utilisent pas assez les Urssaf pour effectuer des contrôles dans les lieux de blanchiment. La caisse d'allocations familiales (CAF), bien qu'elle gère de petites sommes, est très intéressante. La DGFiP doit réaliser des contrôles fiscaux sur le patrimoine. Quand on sait que quelqu'un a caché son argent, que l'on n'a pas une quantité de drogue suffisante pour obtenir une bonne condamnation, que le train de vie est anormal, ce ne sont pas les enquêteurs de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) qui agiront. C'est à la DGFiP de réaliser des contrôles fiscaux d'opportunité. Si le préfet n'est pas capable de dire à son directeur départemental des finances publiques de contrôler telle liste de personnes, à quoi sert l'État ? Par ailleurs, à Bercy, il est possible de mettre en place des politiques fiscales pour tel ou tel secteur économique : la filière bâtiment et travaux publics (BTP), les bars à chicha, la restauration rapide.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'Office antistupéfiants (Ofast) n'a pas les moyens d'exercer son rôle de chef de file. Comment l'y aider ? Les Américains ont créé la Drug Enforcement Administration (DEA). N'a-t-on pas intérêt à créer une autorité unique ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - L'Ofast est une belle invention interministérielle. Encore faut-il que chaque ministère y alloue des effectifs - et les meilleurs.

L'Ofast est aussi concerné par le renseignement. Pourquoi sommes-nous très bons sur le terrorisme et moins sur le grand banditisme ? Parce que 90 % de la lutte contre le terrorisme, c'est de l'administratif - du renseignement. On entretient un rapport particulier avec un parquet spécialisé, le parquet national antiterroriste (Pnat), et l'on judiciarise quand le dossier est quasiment prêt. Dans la lutte contre le trafic de drogue, c'est l'inverse : 90 % de judiciaire et 10 % d'administratif. Or il faudrait une part de renseignement criminel bien plus importante. Que l'Ofast se transforme en organisme de renseignement criminel, comme la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) pour le terrorisme, me paraît une excellente chose. Mais cela signifie davantage d'effectifs pour l'Ofast, et peut-être un parquet spécialisé.

En matière de terrorisme, c'est le ministère de l'intérieur qui mène la lutte. En matière de drogue, ce sont les juges d'instruction qui commandent les enquêtes. Pour que l'Ofast soit chef de file, encore faut-il que ses services soient saisis par la justice.

L'Ofast est une très bonne invention du premier quinquennat du Président de la République. Sans doute faut-il le renforcer. Nous sommes en train de monter en gamme, en installant des cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) dans les ports et aéroports et en prenant de l'ampleur outre-mer.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Monsieur le ministre, vous avez évoqué un parquet spécialisé antidrogue. Qu'en attendriez-vous ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Je respecte les prérogatives du garde des sceaux...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Allez-y, il ne nous écoute pas...

M. Gérald Darmanin, ministre. - On ne peut pas se spécialiser sur tout. Je comprends cette difficulté. Le Pnat a été créé parce que le terrorisme a des particularités. Le parquet national financier (PNF) a été créé parce que la délinquance financière a des particularités. Si l'on ne voit pas que la drogue et le grand banditisme ont des particularités... En tout cas, pour le très haut du spectre, on aurait intérêt à travailler avec un parquet spécialisé, d'autant qu'il faut souvent dépayser les affaires dans ce domaine.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - À plusieurs reprises, lors des auditions, on a pointé les difficultés de communication ou de coordination entre les douanes, la gendarmerie et la police. Incontestablement, la situation s'améliore et la guerre des polices n'existe plus. Comment aller plus loin ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Le ministère de l'intérieur a encore beaucoup de travail. En son sein, tous n'ont pas le même maillot, mais ils ont la même passion ! Il n'y existe pas de chef d'état-major. Ou, plutôt, c'est le ministre de l'intérieur lui-même. Bien sûr, on organise des réunions interservices, mais la culture du silo est trop importante. Pour caricaturer, il existe quatre silos : le silo de la DGSI, celui de la gendarmerie nationale, celui de la police nationale et celui de la préfecture de police. Avant s'y ajoutaient, dans la police nationale, le silo de la police judiciaire, celui du renseignement territorial, celui de la voie publique. La réforme de la police nationale vise à y mettre fin. Avant de donner des leçons aux autres ministères, nous devons encore améliorer la circulation de l'information en interne.

Je vous donne un exemple : j'ai lancé moi-même l'opération « place nette XXL » à Marseille, qui représentait six mois de travail. J'ai rencontré le procureur de la République, les équipes à Marseille, la préfète de police des Bouches-du-Rhône. Mon cabinet était parfaitement au courant. Lors d'une réunion avec tout le monde que j'organisais très discrètement à Paris, l'Ofast a découvert qu'il y aurait cette opération à Marseille ! Ce n'est pas normal. Si je n'avais pas tenu cette réunion, nous aurions organisé une très grande opération antidrogue sans l'Ofast. Nous devons donc mieux faire circuler l'information.

La lutte contre le trafic de stupéfiants est très interministérielle. Sans les douanes, on se coupe d'une très grande partie du travail, puisque la drogue est une marchandise. Sans la santé, nos actions ne servent à rien. En effet, s'il y a toujours autant de consommateurs, et de gens qui pensent que les personnes droguées sont simplement des malades à accompagner... Sans une politique fiscale qui intervient sur le bas du spectre et ne se limite pas aux gros bonnets, sans Tracfin, cette lutte ne fonctionne pas.

J'insiste sur le côté très interministériel de la lutte contre le trafic de drogue. On devrait davantage se parler. Il y a des exceptions, comme outre-mer, où prévaut une vraie communauté de l'État. Mais, sur le territoire hexagonal, on a du travail.

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le ministre, vous apportez de l'eau à notre moulin. Nous ne disons pas autre chose que vous sur le fisc, la CAF, les Urssaf, sur un parquet national spécialisé. Les parquets ne sont pas invités aux Cross et les groupes interministériels de recherche (GIR) marchent sur une jambe. Nous posons donc la question du chef de file. Il faut de l'interministériel XXL !

Vous nous dites de regarder vers Bercy, en rappelant que c'est son comptable qui a fait tomber Al Capone. Pour la commission d'enquête, peu importe : l'essentiel, c'est le résultat. Or il nous semble qu'il faut monter d'un niveau. Vous avez naturellement ce chef-de-filât à construire. C'est peut-être prévu par le plan antistupéfiants rénové dont nous attendons la publication. La première version que l'on nous a transmise était faiblarde, mais il me semble que vous l'avez musclée.

M. Gérald Darmanin, ministre. - Je n'avais pas vu moi-même le document que l'on vous a transmis. Il ne correspond pas à ce que j'ai annoncé. Que ce soit clair.

Nous avons réussi à montrer, dans la lutte contre le terrorisme, qu'un travail très interministériel par nature pouvait être mené par un service constitué, la DGSI, autour d'un ministre chef de file. Tout le monde se place derrière la DGSI et le ministre de l'intérieur. Sans doute faudrait-il faire la même chose sur la drogue. Mais il faudrait aussi trancher entre prohibition et tolérance. Je ne suis pas sûr que tout le monde, au sein de l'État, partage la même conception. Il n'y a pas eu de campagne de communication gouvernementale unique sur la drogue depuis très longtemps. Grâce à la délégation à la sécurité routière qui m'est attachée, j'ai pu lancer une campagne contre les stupéfiants - vous savez que de plus en plus d'accidents de la route sont provoqués par des conducteurs sous l'emprise de stupéfiants. Mais il a fallu beaucoup se battre. Or je pense que cela relève du service d'information du Gouvernement (SIG).

On a eu droit à une campagne de communication dont le message était : « si l'on fume un pétard, il faut rester chez soi ». Ce n'est pas ce que l'on demandait ! Il ne faut pas fumer de pétard tout court. Nous sommes parfois confrontés à un blocage culturel. Tout le monde, au sein de l'État, est d'accord pour lutter contre le terrorisme. Ce n'est pas le cas sur la drogue.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La corruption est l'un des signes qui caractérisent les narco-États. Elle peut s'introduire dans tous les services de l'État, quels qu'ils soient, ou des entreprises privées, notamment de fret. Ce risque a-t-il été identifié, et qu'avez-vous mis en place ? Les douanes, par exemple, font travailler les douaniers en binôme. Dans la police, on a constaté que des fichiers étaient consultés de manière incongrue.

M. Gérald Darmanin, ministre. - La corruption concerne les services en charge de la lutte contre la drogue, mais aussi les services préfectoraux chargés des étrangers. Je ne veux pas ouvrir de débat sur la fonction publique, mais c'est parfois le danger de recrutements rapides. Tous les contractuels ne sont pas corruptibles, mais ils apportent moins d'assurances que les fonctionnaires dotés d'un statut. S'il se peut que des policiers ayant réussi un concours consultent indûment des fichiers, on remarque que c'est souvent le fait de policiers adjoints ou de personnes en apprentissage. Nous devons être vigilants sur la nature des personnes qui ont accès aux informations. En Guyane, 11 policiers adjoints ont été déférés dans une enquête sur le passage de « mules ». Ils étaient bien adjoints. C'est pourquoi il y a davantage, aujourd'hui, de gardiens de la paix, et moins d'adjoints.

Nous devons réaliser nos enquêtes de moralité. Je remercie le Parlement d'avoir adopté ma proposition de retirer l'uniforme de la République à quelqu'un qui a été condamné dans une affaire de violences intrafamiliales ou de stupéfiants. La sanction doit être dissuasive. Aujourd'hui, il n'y a plus de passage par le conseil de discipline : c'est la loi de la République qui s'applique.

Il y a désormais deux magistrats à la tête de l'inspection générale de la police nationale (IGPN) et de l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Dans la feuille de route que je leur ai adressée, j'ai demandé une vigilance plus particulière sur la déontologie et la lutte contre la corruption. Cela passe notamment, comme vous l'avez évoqué, par l'accès aux fichiers ; désormais, les policiers disposent de cartes professionnelles personnalisées, et nous pouvons savoir qui consulte quoi. Sur ce sujet de la lutte contre la corruption des fonctionnaires, j'ai demandé à l'inspectrice générale de la police nationale de me faire des propositions d'ici l'été.

Cette corruption n'est pas généralisée ; il y a, objectivement, peu de cas. Mais je constate des problèmes dans certains services de préfecture ou de l'administration, ainsi que dans les mairies où circulent beaucoup d'informations ; je pense, par exemple, à ce qui s'est passé récemment en Normandie. La corruption se trouve au sein de l'État, et plus largement dans la communauté de ceux qui ont accès à l'information.

Nous partageons de nombreuses informations, car les élus en demandent sans cesse. Lorsque j'étais maire, je ne supportais pas que mon commissaire de police ne me donne pas d'informations. Mais il faut reconnaître qu'un élu, avec toutes les personnes qui constituent son environnement, ne dispose pas de la même étanchéité qu'un fonctionnaire de police. Depuis que je suis ministre de l'intérieur, je comprends mieux pourquoi un certain nombre de fonctionnaires préfèrent ne pas partager les informations avec les élus.

La corruption touche de nombreux secteurs, et nous engageons désormais beaucoup de moyens afin de lutter contre ce phénomène, jusqu'à présent peu traité au sein de la fonction publique.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La corruption est un bon indicateur de ce que peut être un narco-État. Cette vigilance est donc nécessaire.

M. Laurent Burgoa. - La Belgique et les Pays-Bas sont les principaux pays producteurs de drogues de synthèse. La réponse ne peut-elle se situer qu'à l'échelle européenne ? Travaillez-vous avec vos collègues européens en ce sens ?

Vous avez tenu parole et mis en place un GIR dans mon département du Gard. Toutefois, il nous manque des gendarmes, ainsi que des représentants de l'Urssaf et de DGFiP. Pouvez-vous nous aider, monsieur le ministre ?

Mme Valérie Boyer. - Ma question porte sur la confidentialité et sur la protection des lanceurs d'alerte. De quelles mesures précises disposons-nous pour les protéger quand ceux-ci reçoivent des menaces ? Des instructions sont-elles données aux commissariats ?

Par ailleurs, les élus sont-ils associés à ces missions ? Que se passe-t-il quand leur famille est menacée ?

M. Guy Benarroche. - Monsieur le ministre, je partage votre analyse : si l'on veut lutter contre le narcotrafic, il faut casser le modèle économique de la drogue, et j'approuve toutes les opérations de déstabilisation menées en ce sens. Mais, comme vous ne l'ignorez pas, les deux éléments essentiels du système concernent la production et la richesse créée.

Ce n'est pas la consommation qui crée la production : c'est l'augmentation de la production qui entraîne de nouvelles consommations. Comment s'attaquer à cette production, le plus souvent étrangère ? Et de quels moyens disposons-nous pour lutter contre la diffusion de cette production sur notre territoire ? Comment faire en sorte, notamment, que les nouveaux laboratoires de production de drogues de synthèse ne viennent pas s'installer chez nous ?

La richesse créée, c'est-à-dire le profit, est la raison d'être du trafic. Si les trafiquants ne vendaient pas de la drogue, ils chercheraient à s'enrichir par d'autres moyens, tout aussi illégaux. Pour lutter contre ces richesses créées, il y a le gel ou la confiscation des avoirs, éventuellement le gel administratif. La segmentation du marché de la drogue et la spécialisation des métiers liés à ce trafic font que beaucoup d'argent se trouve en circulation. Comment augmenter notre vigilance sur ce sujet ?

On a souvent évoqué, dans le cadre de ces auditions, les 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires liés au narcotrafic en France. Je souhaite insister sur les 100 000 salariés travaillant dans cette économie illégale. Ces personnes gagnent de l'argent, qui, ensuite, revient dans l'économie légale. De quels moyens disposez-vous pour désorganiser ce modèle économique, en vous attaquant aux richesses créées et à leur utilisation dans la consommation de marchandises et de services ?

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur Benarroche, on estime plutôt à 200 000 ou 250 000 le nombre de personnes qui vivent du trafic en France.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Longtemps, la cocaïne a été acheminée vers l'Europe depuis le Suriname, via l'aéroport d'Amsterdam. Le trafic s'est déporté vers la Guyane voisine dès que les Pays-Bas ont installé un scanner capable de détecter toute personne transportant de la cocaïne in corpore. Monsieur le ministre, pourquoi la France n'arrive-t-elle pas à imiter les Pays-Bas ? En Martinique et en Guadeloupe, on a instauré les contrôles à 100 % dans les aéroports. Pouvons-nous envisager d'installer des scanners à Orly et à Roissy ?

Mme Karine Daniel. - Je m'interroge sur la forte polarisation entre, d'une part, des territoires et des communautés, et, d'autre part, la mobilité géographique des trafiquants. Dans ces conditions, la situation s'avère compliquée à la fois à analyser et à combattre.

J'observe également un déséquilibre entre les forces dédiées à la question du trafic des produits et celles qui sont engagées dans la lutte contre le blanchiment. Sans doute faudrait-il un lien automatique entre les enquêtes sur le trafic et celles concernant le blanchiment.

Enfin, de quels moyens disposons-nous pour élargir la restriction d'utilisation de l'argent liquide ? Vous avez évoqué le sujet du paiement des loyers. Avez-vous connaissance d'autres leviers ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Concernant les drogues de synthèse, j'ai remarqué que la carte des laboratoires coïncidait avec celle des politiques de tolérance ou de légalisation du cannabis. Cela me conforte dans l'idée que les trafics se nourrissent mutuellement, en partie pour les masses financières que cela entraîne. En même temps qu'ils produisent, ces laboratoires font de la recherche et du développement.

Tant que nous mènerons une politique de lutte contre les substances illicites, je ne pense pas que les laboratoires viendront s'installer en France de façon massive. Il se peut qu'il existe des laboratoires de fabrication de cigarettes illicites sur le territoire national, mais on n'en a pas trouvé beaucoup, contrairement à des pays comme la Pologne, la Roumanie ou l'Ukraine avant la guerre.

La Belgique et Pays-Bas sont nos voisins. Une ville comme Tourcoing a 17 points de passage avec la Belgique ; il est difficile de tenir une telle frontière. Certes, la question du travail à l'échelle européenne se pose, mais je souhaite insister sur le travail de coopération internationale : de cette coopération dépend, de même que pour le terrorisme, la réussite de la lutte contre les grands trafiquants.

Il existe une solution assez simple pour lutter contre les drogues de synthèse. Aujourd'hui, nous analysons ces drogues, nous cherchons les précurseurs et, ensuite, nous les interdisons par arrêté. En résumé, tout est autorisé, sauf ce qui est interdit. Nos amis britanniques, eux, font l'inverse : ils interdisent tout, sauf ce qui est autorisé. Avec l'évolution technologique et chimique actuelle, nous sommes toujours en retard. La semaine prochaine, dans le cadre d'un ensemble de propositions de lutte contre la criminalité, je proposerai que l'on s'inspire du modèle britannique, en interdisant les précurseurs utilisés pour fabriquer de la drogue, sauf ceux qui sont autorisés pour l'industrie du médicament. Cette initiative me paraît de nature à lutter plus vite et plus fort contre les drogues de synthèse.

La coopération européenne existe, notamment pour ce qui concerne les ports. Nous connaissons les portes d'entrée de la drogue en Europe. La logistique du port d'Anvers est admirable, mais il suffit de s'y balader pour voir que l'endroit n'est pas sécurisé. En comparaison, les ports du Havre et de Dunkerque sont « sur-sécurisés » et, de ce fait, moins efficaces en matière de logistique.

Ensuite, les produits prennent la route. Quand on dit que l'A1 est l'autoroute de la drogue, c'est une vérité. Vous avez évoqué les scanners : on y reviendra concernant les ports, mais cela marche également pour les camions et les voitures. Bientôt, la technologie prédictive et l'intelligence artificielle nous aideront beaucoup ; c'est une question que nous finirons par résoudre.

Une alliance des ports a été lancée il y a quelques mois. Les ministres de l'intérieur doivent veiller à ce que les règles de sécurité soient les mêmes pour tous les ports. Mais, lorsque le produit se trouve dans le port, c'est déjà presque fini. Il faut obliger les grandes entreprises internationales de fret à disposer des caméras à l'intérieur des conteneurs et, surtout, à fournir les données qui nous permettraient, grâce à l'intelligence artificielle, de faire de la prédictibilité et de retrouver les personnes concernées. Des moyens existent pour ne pas fouiller tout le port et ne pas embêter la logistique ; ils relèvent de l'intelligence plutôt que d'une législation européenne.

Monsieur Burgoa, je regarderai pour les gendarmes. Comme vous n'avez pas évoqué l'augmentation du nombre de policiers dans le Gard, département qui a connu la plus forte augmentation en France après Mayotte, j'en déduis que vous êtes satisfait... Pour ce qui concerne les Urssaf, je précise qu'elles sont présidées par des chefs d'entreprise.

Madame Boyer, la question du lanceur d'alerte a été un peu modifiée par la création des sites moncommissariat.fr et masécurité.fr. Désormais, chacun peut, de façon anonyme, en se rendant sur ces sites, dénoncer le trafic en bas de chez soi. Parfois, chose amusante, les trafiquants se dénoncent entre eux. En une année, sur le site masécurité.fr., nous avons recensé 2 800 signalements positifs liés au trafic de drogue.

Par ailleurs, les lanceurs d'alerte doivent être particulièrement protégés ; à ma connaissance, ils le sont. Lorsque les élus ou leur famille reçoivent des menaces, je m'en occupe personnellement. Le garde des sceaux travaille actuellement sur la question très importante du statut des « repentis », sujet important comme tous ceux qui concernent les personnes qui donnent des informations. Nous avons un problème de statut des informateurs. Certains policiers, et parfois même des commissaires de police, sont condamnés parce que le statut de l'agent qui interagit avec les informateurs, les « tontons », n'est pas clair. Nous aurions intérêt, collectivement, à donner une protection à ces policiers, ces gendarmes, ces douaniers qui récupèrent des informations dans des conditions parfois difficiles, risquant pour leur propre vie. De moins en moins de policiers veulent s'occuper des informateurs, car les risques sont trop importants. À Bordeaux, récemment, un commissaire de police a été condamné alors qu'il agissait au nom du ministère de l'intérieur et qu'il n'y a pas eu d'enrichissement personnel. Or, quand on ne dispose pas d'informations, il est difficile d'être efficace.

M. Jérôme Durain, président. - Dans certains endroits, comme cela a été souvent signalé dans le cadre de ces auditions, des policiers se mettent en danger.

M. Gérald Darmanin, ministre. - Je ne sais pas ce que vous proposerez, mais nous reviendrons sans doute vers vous pour améliorer ce statut.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous proposerons quelque chose d'important sur ce sujet.

M. Gérald Darmanin, ministre. - Je m'en réjouis, et j'espère que nous trouverons les moyens législatifs de compléter cela.

Monsieur Benarroche, vous m'avez interrogé sur le problème de la production. On peut évoquer la production locale française, notamment en matière de cannabis ou de drogues de synthèse ; même s'il existe de véritables fermes de cannabis dans certains territoires industriels, ce n'est pas là que réside le principal danger.

Les pays producteurs représentent un problème à l'échelle mondiale. Comment le régler ? Il est difficile de l'envisager à court terme, car cela dépasse les compétences du ministère de l'intérieur. La coopération internationale ainsi que la présence des attachés douaniers et des attachés de sécurité intérieure dans des pays où se déroulent les transits sont des éléments importants. On ne peut pas lutter contre la production, mais on peut le faire contre le transport illicite.

Comment parvient-on à casser le modèle économique ? Et ne faudrait-il pas, au moment où les finances publiques sont dans le rouge, profiter de cette masse d'argent en circulation pour légaliser ? Autour de nous, de nombreux pays légalisent, mais on parle moins de ceux qui reculent - je pense notamment à l'État de l'Oregon aux États-Unis, qui fut le premier à légaliser et qui est désormais le premier à revenir en arrière.

M. Guy Benarroche. - Le préfet de police des Bouches-du-Rhône a développé le même argument que vous.

M. Gérald Darmanin, ministre. - Il s'agit d'un bon préfet ! Il sera félicité...

Je souhaite dire quelques mots sur la légalisation, car je sens bien qu'un débat pourrait naître à ce sujet. Pourquoi la légalisation est-elle, à mon sens, une faute ? Il ne s'agit pas d'un jugement moral. J'essaie d'agir pour le bien de mon pays ! La drogue, pour ces trafiquants, est une marchandise comme les autres. En imaginant que la légalisation fonctionne, ils n'auront pas l'idée d'ouvrir une échoppe ni de contacter l'Urssaf et la DGFiP. Ceux qui ouvriront des commerces sont d'honnêtes gens ; j'ai vu, notamment, que certains buralistes souhaitaient expérimenter la légalisation du cannabis. Mais les grands trafiquants, eux, vont se tourner vers d'autres drogues, d'autres marchandises, plus dures encore.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Par ailleurs, ces drogues plus dures seront moins chères, car détaxées.

M. Gérald Darmanin, ministre. - Nous sommes la France, donc nous imposerons des normes et des taxes. Le prix du produit en vente sera plus cher que sur le marché illégal, comme on peut le voir avec l'exemple des cigarettes. De même, le taux de tétrahydrocannabinol (THC) validé par le ministère de la santé ne correspondra pas à celui du cannabis vendu dans la rue, et les personnes qui fument du cannabis ne vont pas s'habituer, du jour au lendemain, à un produit avec un taux plus faible.

Les partisans de la légalisation pensent que les trafiquants ne vendent qu'un seul produit, mais ce n'est pas le cas ; ils vendent non seulement du cannabis, mais également de la cocaïne, de l'héroïne, du crack, des méthamphétamines. Si on légalise un produit, on ne supprime pas pour autant le point de deal ni l'organisation criminelle.

Nulle part, le marché légal n'a remplacé le marché illégal ; il le complète. De la sorte, on augmente le nombre de consommateurs, comme cela s'est passé notamment au Canada ou aux Pays-Bas. Par ailleurs, il est étrange de vouloir légaliser un produit dangereux pour la santé au moment où l'on augmente les prix du tabac. À cela s'ajoute une dimension morale, car une éventuelle légalisation saperait l'autorité de la mère de famille qui incite ses enfants à travailler plutôt qu'à fumer des joints.

Enfin, la légalisation ne réglerait pas le sujet de la production. Seul le Canada s'efforce de régler à la fois le problème de la légalisation de la vente et celui de la production. En effet, si on légalise sans produire ni organiser des filières de production, on se retrouve à importer un produit illicite et l'on enrichit une organisation criminelle.

La lutte contre le cannabis est difficile, et je suis conscient des limites du travail collectif. Mais, depuis deux ans, la consommation de cannabis en France est en baisse. Nous n'allons pas légaliser un produit au moment où sa consommation diminue. Notre principal souci est que les pays voisins légalisent.

Madame la sénatrice, concernant les scanners, je partage votre analyse : il faut en installer davantage, si possible aux aéroports de Roissy et Orly. Il est clair que les contrôles à 100 %, notamment à l'aéroport de Cayenne, sont très efficaces. Lorsque j'étais ministre chargé des douanes, les autorités de santé et de sûreté nucléaire délivraient les agréments pour les scanners- et c'est encore le cas aujourd'hui. Nous disposons de l'argent et la technologie nécessaires, mais il faut plus d'un an avant d'obtenir l'agrément, ce qui est absurde.

Au sujet de de la mobilité géographique, les policiers me disent, de plus en plus souvent, que les personnes tenant les points de deal ne sont pas de la région. Auparavant, ces personnes vivaient dans le quartier, puis elles sont venues de la ville voisine et, aujourd'hui, elles viennent d'une autre région. Cela a pour conséquence d'augmenter le niveau de violence et cela crée de la torture et de l'exploitation. L'adolescent de 13 ou 14 ans, qui a parfois été mutilé ou violé, vient de lui-même à la police pour qu'on le sorte de cet enfer.

Aujourd'hui, d'autres pays sont concernés. Dans le quartier des Moulins, à Nice, la plupart des guetteurs viennent de Tunisie. De nombreux étrangers en situation irrégulière, notamment des mineurs non accompagnés (MNA), sont utilisés pour cette fonction. Le lumpenprolétariat du trafic de drogue est désormais très mobile, comme peut l'être le capital humain dans un capitalisme effréné.

Ceux qui tiennent les quartiers, loin de l'image des années 1970-80, lorsque sévissaient le gang des Lyonnais, les Corses ou les Marseillais, se définissent par un mélange communautaire, familial et géographique, mais les responsables du trafic, le plus souvent, ne sont plus en France. On observe encore un attachement au territoire, avec parfois la volonté d'en conquérir de nouveaux ; récemment, des trafiquants marseillais ont voulu s'installer en Belgique, peut-être car ils sont pourchassés chez nous. Mais le véritable problème concerne les personnes qui dirigent le trafic depuis la prison. Se pose la question de l'isolement des grands trafiquants - je sais que le garde des sceaux y est attentif -, de la même manière que l'on isole les terroristes.

Un autre sujet important concerne la saisie et la confiscation des avoirs. Nous avons réalisé des progrès dans ce domaine, mais nous devons être plus efficaces encore.

Enfin, il y a la problématique des messageries cryptées. Ce que nous savons faire dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, nous n'y parvenons pas dans la lutte contre le banditisme ou le narcotrafic. Lors des réquisitions, les opérateurs téléphoniques nous donnent des informations, car ils sont patriotes, mais ce n'est pas le cas des grandes compagnies à l'étranger.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez suggéré l'idée de tests salivaires sur la voie publique. Cela peut-il se réaliser d'un point de vue juridique ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Le Président de la République ainsi que le Premier ministre ont validé la proposition. Nous allons soumettre un texte de loi, avec notamment un volet consacré à la lutte contre les consommateurs. Il est problématique, en effet, que l'on puisse effectuer un test salivaire sur une personne se trouvant dans une voiture ou sur un scooter, mais pas sur la voie publique. Je vais donc proposer à la représentation nationale que les policiers et les gendarmes, sous l'autorité des procureurs de la République, puissent effectuer des tests sur la voie publique, de la même manière que l'on effectue des contrôles d'identité.

Les consommateurs doivent savoir qu'ils ne seront jamais tranquilles. Ce texte permettra de rappeler que la consommation personnelle de drogue est interdite. Cette consommation concerne, pour l'essentiel, la catégorie des CSP+ ; le modèle caricatural, c'est le cadre travaillant dans le quartier de la Défense qui va récupérer sa drogue dans le quartier Pablo-Picasso à Nanterre. Les quartiers populaires, où vivent de nombreuses personnes issues de l'immigration, ne sont pas responsables du trafic de drogue. Dans les quartiers très urbains, des personnes très installées dans la vie, qui se permettent de donner des leçons de morale et s'offusquent du niveau de violence, ne perçoivent pas le lien entre un rail de cocaïne dans les toilettes d'une boîte de nuit et les règlements de comptes liés au trafic. Le contrôle que nous souhaitons mettre en place concerne, avant tout, les sorties de boîtes de nuit à Cannes ou sur les Champs-Élysées.

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le ministre, concernant l'état de la menace et les constats liés au trafic de drogue, vous aurez grand intérêt à lire notre rapport. La consommation ne concerne pas que les bobos : elle est également le fait de personnes ayant des métiers très durs.

Les jeux Olympiques et Paralympiques s'annoncent, avec un dispositif de sécurité nécessitant une forte mobilisation des forces de sécurité. Celle-ci peut-elle cohabiter avec la lutte contre le narcotrafic ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Cela se complète, monsieur le président. La présence de 12 millions de spectateurs en France s'accompagne de sujets liés à la délinquance ; je pense à l'augmentation de la prostitution, notamment des mineurs, ainsi qu'à la circulation de la drogue. De nombreuses personnes avec un fort pouvoir d'achat veulent également des soirées festives. J'ai demandé aux forces de l'ordre de lutter contre le trafic, tout en assurant la sécurisation des jeux Olympiques et Paralympiques.

Par ailleurs, les policiers et de gendarmes seront mobilisés sur d'autres sujets susceptibles d'apparaître dans l'actualité ; je pense notamment aux crises migratoires, aux mégafeux de forêt, aux émeutes qui pourraient se déclencher ainsi qu'aux luttes contre la délinquance. À Marseille, 50 unités de forces mobiles accompagneront l'arrivée de la flamme. Jamais il n'y a eu autant de policiers à Marseille ! Nous vous le devons, car vous avez voté le texte de loi permettant de recréer ces unités de forces mobiles.

M. Jérôme Durain, président. - Merci, monsieur le ministre, pour la qualité de cet échange. Nous aurons l'occasion, dans les prochaines semaines, de nous lire mutuellement. Les propositions dans le cadre du plan national de lutte contre les stupéfiants ne devraient pas tarder, et le rapport de notre commission d'enquête sera rendu public à la mi-mai.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 15.