SÉANCE

du jeudi 25 juin 2009

122e séance de la session ordinaire 2008-2009

présidence de M. Bernard Frimat,vice-président

Secrétaires : Mme Christiane Demontès, M. Jean-Noël Guérini.

La séance est ouverte à 9 heures.

Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.

Débat sur le volet agricole de la négociation OMC

M. le président.  - L'ordre du jour appelle le débat sur le volet agricole de la négociation OMC.

M. Jean-Pierre Chevènement, au nom du groupe du RDSE, auteur de la demande d'inscription à l'ordre du jour  - (Applaudissements sur les bancs du RDSE) La conclusion du cycle de Doha a été repoussée à la demande de la nouvelle administration américaine. Comme l'Europe, les États-Unis protègent leur agriculture. Ce report nous donne un temps de réflexion opportun avant la révision de la politique agricole commune (PAC) après 2013.

L'agriculture, comme l'industrie lourde, exige des investissements à long terme. Les éleveurs qui quittent leur exploitation ne sont pas remplacés. La population active agricole dans le monde représente encore plus de deux hommes sur cinq ; elle est majoritaire en Chine, en Inde ou en Afrique. En Europe, la moyenne exploitation façonne nos paysages. L'alimentation, enfin, est une préoccupation qui s'impose à tout gouvernement.

Nous ne pouvons donc qu'être inquiets des propos du directeur général de l'OMC, le 10 mai 2009 : « L'intégration mondiale en matière agricole nous permet d'envisager l'efficience au-delà des frontières nationales, en déplaçant la production agricole vers les lieux plus appropriés ». Précisant que les rendements sont plus élevés sur les grandes propriétés foncières que sur les petites exploitations, M. Lamy ajoute que « les frontières nationales n'ont été définies par rien d'autre qu'un long jeu historique de chaises musicales ». Ce mépris des sociétés rurales et des communautés historiquement constituées que sont les nations caractérise la pensée libérale la plus dogmatique, qui prévaut malheureusement à l'OMC.

La négociation agricole poursuit trois objectifs : l'amélioration de l'accès aux marchés, la suppression progressive des subventions à l'exportation, la réduction des mesures de soutien interne « ayant pour effet de distordre les échanges », comme si un libre-échangisme sans frontières et des prix bradés devaient définir les politiques agricoles ! Si cette libéralisation était intervenue avant 2006, la crise alimentaire de 2007-2008 aurait été bien plus grave !

Cette orientation pèse dès aujourd'hui sur la PAC et risque d'aboutir à son démantèlement en 2014. Sous présidence française, dans le cadre d'un « bilan de santé de la PAC », il a été décidé les 11 et 12 décembre 2008 de relever de 1 % chaque année les quotas laitiers, avant leur suppression définitive en 2014 -décision particulièrement inopportune, étant donné la chute des prix du lait.

M. Yvon Collin. - Exactement !

M. Jean-Pierre Chevènement, auteur de la demande d'inscription.  - Plus généralement, la réduction des droits de douane entraînerait l'importation massive de viande bovine, au détriment des petites et moyennes exploitations françaises en moyenne montagne.

La PAC a été minée dès le départ par la fixation de prix irréalistes. Devant des excédents imprévus, la politique de soutien des marchés a été abandonnée en 1992, à l'initiative du commissaire McSharry, au profit de paiements directs versés aux agriculteurs en contrepartie de baisses de prix drastiques. Les réformes de 1999 et 2003 ont poursuivi ce découplage entre aides et prix et favorisé des rentes de situation au prorata des surfaces, sans modulation liée à la conjoncture ou aux productions.

Il faut rompre avec la pensée libérale dogmatique qui rend la PAC actuelle inefficace, coûteuse et fragile, et fonder la PAC de l'après 2013 sur l'objectif d'une relative autosuffisance alimentaire de l'Europe.

Les grands pays d'Asie devront limiter leurs importations agricoles pour privilégier leurs propres producteurs, qui représentent encore plus de la moitié de leur population active. L'an dernier, l'Inde a ainsi refusé la conclusion du cycle de Doha plutôt que de sacrifier ses 700 millions de petits agriculteurs. L'exode rural dans ces pays nourrirait également l'immigration vers nos pays. « La théorie des avantages comparatifs ignore le fait qu'à l'échelle planétaire, les hommes et les sociétés ne sont guère délocalisables », écrit M. Lelong, ancien directeur du Fonds de régularisation des marchés agricoles, prenant le contrepied de M. Lamy.

M. Yvon Collin.  - Pertinent.

M. Jean-Pierre Chevènement, auteur de la demande d'inscription.  - Quant aux États-Unis, ils ne peuvent à la fois soutenir un libéralisme de principe, subventionner leur agriculture et inonder de leurs produits les pays les moins avancés...

Il faut d'abord admettre qu'il n'y a pas de vérité des prix agricoles en dehors d'une zone géographique donnée. L'autosuffisance agricole doit être recherchée à l'échelle de grandes régions du globe ; le rôle du marché ne saurait être essentiel. Le commerce agricole représente d'ailleurs moins du dixième du commerce mondial. L'exception britannique depuis 1846 ne se comprend que dans le cadre d'un monde organisé au profit de la puissance impériale !

L'intervention par les prix est la façon la moins coûteuse et la plus efficace de soutenir le revenu des agriculteurs et d'orienter les productions, mieux que les aides directes. Or pour se conformer aux exigences de l'OMC, on remplit des « boites vertes » de mesures coûteuses et peu efficaces... L'évolution probable des prix vers une hausse modérée à long terme offre une opportunité exceptionnelle pour revenir aux fondements raisonnables de la première PAC.

Il faut privilégier la régularisation sur le soutien, sans trop s'écarter des prix internationaux observés sur le long terme, et en tenant compte des paramètres régionaux. Les mécanismes de régularisation doivent associer les producteurs, et converger avec les actions de conversion et d'orientation. Bref, il faut trouver un équilibre, à travers des prix modérés, entre l'exigence de cohésion à l'intérieur de l'Union et nos relations avec les pays tiers, sans oublier le cas spécifique de l'Afrique.

Pour fonder une PAC renouvelée et viable, il faut partir d'une idée simple : le monde de demain ne sera pas celui des marchés agricoles unifiés sur lesquels s'effectuerait l'essentiel des transactions en fonction de prix internationaux variables et difficilement prévisibles. L'agriculture ne peut s'accommoder d'aussi grands aléas. Le monde de demain sera composé de quelques grands espaces agricoles dont il faudra organiser les relations commerciales. Chacun d'eux cherchera à atteindre une certaine autosuffisance et la dépendance par rapport aux marchés, et donc aux prix internationaux, ne s'exercera qu'à la marge. Une telle orientation permettrait de sauver les paysanneries européennes ou ce qu'il en reste, et d'éviter un immense gaspillage car il serait coûteux et difficile de rebâtir des systèmes agricoles, après qu'on les aurait laissé péricliter. Une telle orientation doit commander notre attitude dans les négociations à l'OMC.

Celles-ci ont été mal engagées, sur des bases faussées dès l'origine : une réduction globale du soutien interne, censé avoir des « effets de distorsion sur les échanges » ; une réduction des tarifs empêchant le libre accès aux marchés ; la suppression des aides à l'exportation.

Ce projet n'a pas abouti et le directeur général de l'OMC l'a remis en chantier, sans pour autant s'écarter des principes qui le fondent, à savoir la théorie libérale des avantages comparatifs. C'est ainsi que la mesure globale de soutien censée fausser les échanges devrait être réduite de 80 % pour l'Union européenne, 70 % pour les États-Unis et le Japon, 55 % pour le reste. Ces réductions auraient été mises en oeuvre sur cinq ans pour les pays développés, huit ans pour les pays sous-développés.

Cela appelle trois observations. D'abord, que l'Europe est le continent le plus pénalisé. Ensuite, que la notion de « pays en voie de développement » constitue un fourre-tout où l'on met aussi bien certains pays du groupe de Cairns que les pays les moins avancés. Cela revient à favoriser les grandes exploitations latifondiaires au détriment de la moyenne exploitation agricole européenne. Enfin, les réductions s'appliquent pour l'essentiel à la catégorie « orange » et épargne la catégorie « verte », c'est-à-dire les aides découplées. Conclure sur ces bases, ce serait figer la politique agricole commune qui repose déjà, pour l'essentiel, sur le découplage des aides d'avec la production, et la fragiliser pour l'avenir.

L'Union européenne ne devrait pas accepter de conclure à l'OMC un accord qui l'empêcherait de revenir à un système d'aides plus raisonnable, fondé principalement sur des prix garantis modérés à la production. On réduirait ainsi le coût de la PAC dans des conditions conformes aux intérêts de la France et des paysanneries européennes.

Les réductions de tarifs selon la méthode de l'étagement frapperaient plus sévèrement l'Union européenne que ses concurrents potentiels, à commencer par de grands pays comme le Brésil qui disposent d'avantages comparatifs supérieurs aux nôtres.

La politique agricole commune avait été fondée sur le principe des prélèvements à l'importation, remplacés, sous la pression de l'OMC, par des droits de douane, d'abord variables, puis fixes. Le dernier acte serait accompli avec le démantèlement tarifaire dont l'OMC a dessiné la perspective. Si l'on peut admettre que les pays les moins avancés d'Afrique disposent de contingents tarifaires en franchise de droits, il est légitime de protéger nos agriculteurs contre la concurrence de pays « neufs » qui pour des raisons géographiques peuvent produire à très bas coût, dans des conditions latifondiaires.

Une troisième catégorie de mesures concerne l'élimination d'ici 2013 de subventions à l'exportation, à commencer par leur réduction de moitié dans une première étape. Il n'est pas certain que ces mesures bénéficient aux agriculteurs des pays les moins avancés qui, en cas de crise alimentaire grave ou même de pénurie structurelle, peuvent avoir besoin d'importer à bas prix. Au-delà de l'aide alimentaire d'urgence, veillons à ce que nos exportations vers les grands pays importateurs de demain ne soient pas handicapées. La visibilité manque pour prendre aujourd'hui de pareils engagements mais j'admets que, plutôt que de subventionner l'exportation, on développe les possibilités de stockage pour reporter la production sur une période moins excédentaire. Une certaine régulation de la production éviterait tout écart durable entre production et consommation.

D'une manière générale il faut opposer au libre-échangisme doctrinaire le principe d'une concurrence équitable dans les échanges internationaux. Nous voyons les produits industriels fabriqués dans les pays à bas coût envahir nos marchés à des prix de dumping, que celui-ci soit social, monétaire ou environnemental. La France et l'Europe seraient bien inspirées de ne pas poursuivre dans le domaine agricole le désarmement unilatéral auquel elles ont procédé en matière industrielle.

De lourdes menaces pèsent sur l'agriculture française, à l'OMC et au niveau européen dans le cadre de la révision de la PAC après 2013, dont on peut craindre le démantèlement si la négociation de Doha aboutit à une diminution drastique de la protection douanière et des subventions agricoles. D'autres intérêts sont en jeu, notamment dans les services, et le Gouvernement peut être tenté de faire prévaloir sur l'intérêt des agriculteurs celui de quelques multinationales, qui ne sont bien souvent françaises que de nom et dont la logique de développement, essentiellement financière, est très éloignée des intérêts de notre économie.

Nous demandons à être rassurés quant à votre détermination. Ce n'est pas le protectionnisme qui a créé la crise économique actuelle, c'est la liberté absolue laissée aux capitaux de spéculer et aux multinationales de se déplacer, dans une économie totalement ouverte qui nous désarme face à la concurrence sauvage du dollar ou des pays à très bas coûts salariaux. Je souhaite que la France défende ses intérêts, qui sont aussi ceux de l'Europe. Celle-ci doit assumer pour l'essentiel son autosuffisance alimentaire. Elle doit veiller à l'équilibre de sa société, où il n'est pas nécessaire que l'exode rural vienne gonfler le nombre des chômeurs. Elle doit veiller à la protection de ses paysages et à la qualité de son alimentation.

Bien entendu, il convient de traiter à part les pays les moins avancés dont le destin est lié au nôtre -je pense à l'Afrique et aux Caraïbes. Ces pays ont besoin d'accéder à notre marché pour leurs productions, qui ne concurrencent guère les nôtres, pour des raisons climatiques. Ces pays ne sont pas ceux du groupe de Cairns, lesquels ne sont plus depuis longtemps « en voie de développement ».

La crise alimentaire de 2006-2008 a montré que l'équilibre alimentaire du monde était loin d'être assuré dans le long terme. La situation de l'Afrique est particulièrement préoccupante et l'Europe, en raison de son histoire comme de sa proximité géographique, a le devoir de s'en préoccuper si elle veut éviter de grands mouvements migratoires. On ne peut confier cette mission aux seules lois du marché.

L'Europe peut pourvoir pour l'essentiel à ses besoins alimentaires. Cet objectif ne nous coupera pas du marché mondial, mais le remettra à sa place, qui ne saurait être la première car doivent primer d'autres considérations, économiques, sociales, sanitaires, environnementales.

C'est pourquoi nous attendons que la France utilise, le cas échéant, son droit de veto pour faire obstacle à la conclusion d'une négociation qui empêcherait une réorientation efficace de la politique agricole commune. Mieux vaut une absence d'accord qu'une négociation bâclée, car l'avenir de l'agriculture française et européenne est incompatible avec l'acceptation du cadre libéral mondialisé. L'OMC mériterait mieux son nom si les marchés étaient véritablement organisés. C'est l'organisation qui manque, malgré sa présence dans le sigle. Nous ne voulons pas que notre agriculture disparaisse comme ont déjà disparu des pans entiers de notre industrie. Nous voulons une Europe qui protège et non une Europe ouverte et offerte, simple relais du libéralisme mondialisé. (Applaudissements à gauche)

Mme Odette Herviaux.  - Il convient d'aborder ce débat sans dogmatisme mais avec toute la lucidité nécessaire face à l'urgence et aux enjeux fondamentaux que représentent les agricultures mondiales et la sécurité alimentaire dans les échanges de demain. On ne peut plus déconnecter la mondialisation de la sécurité alimentaire : sécurité en approvisionnement, sécurité des stocks, sécurité sanitaire, sécurité qualitative.

Le 8 avril dernier, l'Agence Europe reconnaissait que « dans le domaine agricole, le souci prioritaire n'est pas le développement des échanges mondiaux en lui-même mais la recherche de la sécurité alimentaire et le droit pour chacun de poursuivre un degré aussi élevé que possible d'autosuffisance alimentaire ». Avec son orientation libérale, l'OMC a montré ses limites et même ses effets néfastes.

Si l'on peut admettre qu'une organisation du commerce réglementant et facilitant les échanges commerciaux mondiaux a favorisé le développement de certains pays et amélioré les conditions de vie de beaucoup de leurs habitants, nous devons dresser l'amer constat d'une cruelle absence de résultats dans la lutte contre la faim et la malnutrition. Les phénomènes de concurrence et de spéculation inhérents au processus de libéralisation ont aggravé ces problèmes et éloigné l'horizon d'une sécurité alimentaire partagée. Tout le monde se souvient des émeutes de la faim de 2008 : avaient été touchés les citadins des classes défavorisées et moyennes, une population qui n'était pas habituée aux pénuries et aux prix exorbitants. Tout à coup, nombre de dirigeants ont pris conscience de la nécessité de repenser ces règles commerciales mondiales sous peine de révoltes voire de révolutions.

Et pourtant, de nombreuses voix se sont élevées pour nous alerter sur le fait que non seulement nous ne satisferons pas aux objectifs fixés par la FAO pour faire régresser la misère et diminuer le nombre de sous ou malnutris, mais que, depuis 1998, le nombre de personnes touchées a augmenté, atteignant aujourd'hui le milliard dont 80 % sont des paysans.

Parmi les plus menacés et les plus désarmés face à ces fluctuations liées à un commerce mondial débridé, les petits agriculteurs, notamment africains, n'ont qu'une solution : développer leur propre agriculture, souvent vivrière. Cela aura forcement des conséquences sur les agricultures traditionnellement exportatrices et donc sur la nôtre.

Comment lutter contre cette insécurité alimentaire qui menace la planète ? Comment organiser équitablement le marché mondial des productions agricoles ? Comment orienter notre agriculture européenne et française pour permettre à nos agriculteurs de vivre décemment, de respecter l'environnement et de continuer à aménager et dynamiser nos territoires ?

Contrairement à certains, nous souhaitons qu'un cadre international soit maintenu, ne serait-ce que pour l'exercice de notre responsabilité. Hélas, les vraies questions ne figurent pas sur l'agenda des négociations internationales conduites dans le cadre de l'OMC : une ouverture supplémentaire des frontières de l'Union européenne provoquera une diminution de la production agricole. Avec quels effets sur l'environnement ? Les produits importés seront-ils tenus de respecter les normes environnementales et les règles de sécurité alimentaire ? Et les normes sociales pour la production ?

Nous plaidons pour une mondialisation régulée, où l'activité agricole n'est pas banalisée, où les échanges sont encadrés au sein de grandes régions qui détermineront elles-mêmes la place qu'elles souhaitent donner à leur agriculture, comme l'Europe a su le faire à la signature du traité de Rome.

Comment arrêter ces dérives concernant les produits agricoles et alimentaires à l'OMC ? Si les accords du Gatt puis de l'OMC ne répondent plus aux ambitions en termes de développement économique et d'augmentation du niveau de vie des pays les plus pauvres, c'est le signe qu'une refonte des règles s'impose. C'est possible sans attendre une éventuelle réussite du cycle de Doha.

Les préoccupations non commerciales relèvent d'attentes sociétales et même humanitaires qui ne sont pas contradictoires avec les logiques économiques. Le Conseil national de l'alimentation juge ainsi qu'il faut tenter de faire accepter ces facteurs légitimes et leurs préoccupations non commerciales, sociales, environnementales ou éthiques car ils ne s'accompagnent pas de clauses de compensation que seuls les pays riches peuvent payer. Ils seront ainsi sources d'un rééquilibrage et d'une plus grande justice internationale dans l'espace et dans le temps.

Il est donc grand temps de revoir ce droit de l'OMC qui, je le rappelle, concerne le droit international entre les États et non le droit commercial entre les acteurs économiques mondiaux.

Les droits fondamentaux à la vie, à la santé et à l'alimentation, donc à la sécurité des approvisionnements, au développement durable et à la protection des ressources naturelles devraient prévaloir sur les règles du commerce. Il est temps désormais de soumettre l'OMC à la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948, au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966, sans oublier le protocole de Kyoto dont j'espère qu'il sortira renforcé en décembre de la conférence de Copenhague. Seule une Europe forte de ses 27 États-membres pourra peser en ce sens. Hélas, ce beau défi semble mal engagé, puisque la position pour le moins timorée de la France dans le dossier du lait laisse Mme Merkel revendiquer seule qu'une gestion de l'offre stabilise ce marché. Un grand quotidien régional écrivait samedi qu'à Bruxelles on avait souligné « l'indifférence des Français » sur ce dossier brûlant et on citait l'entourage du Président de la République, pour qui « c'était l'affaire d'Angela Merkel et pas la nôtre ». (On s'indigne sur les bancs du RDSE. M. Le Maire, ministre de l'alimentation, de l'agriculture et de la pêche, le conteste) Nos producteurs apprécieront, au moment où ils veulent résister au niveau européen ! (Applaudissements sur les bancs socialistes et sur ceux du RDSE)

M. Gérard Le Cam.  - Le blocage du cycle de Doha, entamé en 2001 et qui aurait dû s'achever le 1er janvier 2005, fournit une nouvelle occasion pour demander que le secteur agricole soit exclu de ces négociations. Nul ne saurait se satisfaire d'un éventuel échec, ni d'un improbable succès, de discussions multilatérales conduites dans un cadre ultralibéral dont la crise économique et financière montre les limites. Depuis la création de l'OMC en 1995, la mise en concurrence des agricultures mondiales a fait le bonheur des seuls spéculateurs et mis un milliard d'individus en péril alimentaire. Nul ne peut oublier les émeutes de la faim qui ont secoué de nombreux pays en 2007 et 2008. Ces émeutes se poursuivent dans l'indifférence générale, alors que plus d'un milliard d'êtres humains souffrent de malnutrition. Le modèle concurrentiel et la logique de l'offre prônés par les organisations internationales, au mépris des différences climatiques, des cycles de productions, des types d'exploitations ou simplement des terres disponibles, sont aujourd'hui dans une impasse totale. La sécurité et la souveraineté alimentaires doivent devenir le point central des discussions agricoles.

En juillet 2008, le directeur général de l'OMC, Pascal Lamy, proposait à Genève d'entériner une diminution de 60 % des droits à paiements uniques européens pour achever coûte que coûte ces négociations du cycle de Doha, le commissaire européen Peter Mandelson allant jusqu'à 80 %. Peu d'agriculteurs français ou européens auraient survécu à une telle baisse des tarifs douaniers aux frontières de l'Union européenne, cumulée avec la baisse des aides européennes et avec les facilités d'exportation accordées aux pays tiers. Si l'on ajoute l'adoption par la Commission de Bruxelles en juin 2008, d'une « simplification » de la politique agricole commune supprimant l'obligation de présenter des certificats d'importation et d'exportation pour près de 1 500 produits agricoles, la préférence communautaire n'a plus aucun outil, car ces certificats représentaient le dernier moyen de réguler les échanges agricoles.

Si la réunion de Genève a échoué, c'est aussi grâce au ministre indien du commerce, M. Kamal Nath, qui a invoqué la souveraineté alimentaire de son peuple, pour inclure un « mécanisme spécial de sauvegarde » évitant aux paysans de son pays d'être ruinés par les importations. Cette clause de sauvegarde, permettant de relever les tarifs douaniers lorsque l'excès de produits importés provoque un effondrement des cours, pourrait être plus fréquemment utilisée en France comme en Europe, y compris avec un cahier des charges sociales et sanitaires. Mais le dogme de la « concurrence libre et non faussée » est là. Et la présidence française a omis de s'étendre sur ces sujets vitaux. Oubliés les discours de 2007 sur la préférence communautaire agricole et les prix rémunérateurs pour les producteurs ! Aujourd'hui, l'horizon est barré par le démantèlement de la PAC et l'alignement sur les cours mondiaux d'ici 2013. Le monde agricole, de la FNSEA au Modef en passant par les Jeunes agriculteurs ou la Confédération paysanne, réclame que l'agriculture et l'alimentation sortent du cadre de l'OMC.

D'autres modèles que celui de l'agro-industrie sont possibles, qui procurent des revenus décents aux producteurs. Il en est de même pour la commercialisation. Nous souhaitons qu'une refondation de la FAO lui confie les échanges agricoles, sur des bases bilatérales ou régionales, dans un cadre équitable. Les plus faibles relèvent la tête, pour sauver ce qui reste d'une production nationale qui fait vivre des millions de familles de petits producteurs. En Afrique de l'ouest, le Burkina-Faso, le Tchad, le Mali et le Bénin se sont alliés au sein de « l'initiative sectorielle sur le coton » pour tenter de résister aux États-Unis. En Amérique latine, l'Alternative bolivarienne pour les Amériques (Alba) permet depuis 2001 à ses membres de « donner selon ses possibilités et de recevoir selon ses besoins » : Cuba envoie des médecins bien formés ; la Bolivie exporte du quinoa et des petits camélidés, à des tarifs respectueux de ses producteurs. Les négociations internationales doivent prendre en compte ces thématiques de survie, car il en va aussi de milliers d'exploitations agricoles dans notre pays, où les disparités de revenus s'accroissent sans cesse et où la concentration s'accélère aux dépends des plus faibles.

Les agriculteurs français et européens attendent le retour à une véritable préférence communautaire appuyée sur deux piliers : l'instauration d'un prix minimum européen qui serait un prix de négociation ; la constitution de stocks de sécurité renforçant la souveraineté alimentaire de chaque État. Aujourd'hui au plus bas, ces stocks mettraient un terme à la spéculation qui frappe tour à tour les producteurs de lait, de porcs, de fruits et légumes, de bananes outre-mer, pour le plus grand bénéfice de la grande distribution et des géants de l'agroalimentaire. Nous partageons cet objectif avec beaucoup de paysans et de responsables agricoles d'autres régions du monde. Au nom de ces principes, l'Inde, la Chine et l'Indonésie ont dit non aux négociateurs de l'OMC à Genève, contre l'avis des États-Unis, du Brésil et de l'Australie, dont l'avocat n'était autre que Pascal Lamy ! En 2050, il y aura neuf milliards d'êtres humains à nourrir ; c'est pourquoi il faut sortir l'agriculture et l'alimentation du cadre ultralibéral de l'OMC. Premier pays agricole de l'Union, la France doit avoir le courage de proposer une nouvelle PAC -rémunératrice, solidaire et durable- et de jouer un rôle déterminant dans le concert des nations, pour une coopération alimentaire et d'équitable commerce. (M. Jean-Pierre Chevènement applaudit)

M. Jean Bizet.  - Le cycle de Doha achoppe depuis quelques années sur la question agricole. Cet état de fait, paradoxal puisque ces produits ne portent en fait que sur 10 % des échanges mondiaux, souligne à quel point le secteur agricole reste stratégique pour la souveraineté alimentaire de nombreux États.

Souvent conflictuels, les rapports entre la PAC et l'OMC ont révélé toutes les tensions qui opposent les trois grands partenaires mondiaux ; les États-Unis, l'Union européenne et l'OMC, cette dernière à la fois juge et partie.

Le président du groupe de négociations sur l'agriculture de l'OMC, David Walker, a annoncé le 18 juin que les négociations sur l'agriculture reprendraient avec la participation de tous les membres et sous leur contrôle. M. Walker a confirmé qu'il importait de faire avancer le processus, de réduire les divergences et de régler les questions techniques. II faut tout d'abord se réjouir du meilleur climat des négociations depuis l'échec de juillet 2008, malgré l'aggravation de la crise économique.

Cet échec des négociations n'a rien à voir avec la France ou l'Union européenne : tout vient de la mésentente entre les États-Unis, l'Inde et la Chine sur les importations agricoles, plus spécialement sur le « mécanisme de sauvegarde spécifique » qui aurait permis aux pays en développement de relever le montant de leurs droits de douane sur certains produits agricoles -comme le riz- en cas d'afflux soudain d'importations. L'Union européenne avait proposé de diminuer ses droits de douane agricoles de 60 % et de démanteler ses subventions à l'exportation d'ici à 2013. Ces concessions audacieuses ont été formulées par le commissaire européen au commerce extérieur de l'époque, M. Mandelson. L'échec du cycle de Doha traduit une évolution profonde des rapports des forces en présence à l'OMC : un accord entre les États-Unis et l'Europe suffit de moins en moins à fonder un consensus multilatéral ; il faut désormais compter avec les puissances émergentes, tout en écoutant les pays les plus pauvres, comme l'ont fait l'Union européenne et notamment la France. Cet échec a surtout montré que l'actuel cycle de Doha, commencé en 2001, est déconnecté des réalités. Il est donc plus que temps de le conclure pour repartir sur un cycle ouvert au XXIe siècle.

L'OMC reste incontestablement un concept d'une grande pertinence qu'il faut consolider, parce qu'il permet de régler les différends. L'OMC est un excellent exemple de la régulation des affaires économiques mondiales, que la mondialisation rend indispensable. De même, le progrès des pays les plus pauvres doit rester l'objectif majeur de toute négociation. La défense d'un modèle européen fondé sur un équilibre entre ouverture et protection -mais non protectionniste- doit continuer à inspirer notre action.

En mai, la Commission européenne est arrivée à un accord préliminaire avec les États-Unis afin de régler le contentieux lié à d'importation de la viande aux hormones dans l'Union européenne : les États-Unis s'engagent à supprimer les sanctions appliquées actuellement à de nombreux produits européens, dont le roquefort ; en échange, l'Union européenne autorise l'importation de quantités supplémentaires de viandes américaines sans hormones et suspend pour dix-huit mois la procédure contentieuse engagée à l'OMC contre les États-Unis à propos des sanctions subies. La France a préservé la sécurité alimentaire et maintenu nos préférences communautaires. Il faut saluer cette évolution.

L'Europe doit promouvoir sa conception de la politique agricole au niveau mondial, que ce soit à l'OMC ou en favorisant l'émergence d'une nouvelle gouvernance mondiale de l'agriculture. Il n'est pas concevable que l'OMC, à laquelle nous avons fait de nombreuses concessions, continue de militer en faveur d'un dumping en matière agricole, soit sur les plans sanitaire, écologique ou social. II n'est pas concevable que nous tournions le dos à notre agriculture quand les États-Unis soutiennent massivement leurs producteurs.

Je souhaite que l'agriculture européenne et française utilise comme moyen de défense, non la préférence, mais la spécificité communautaire. Je m'oppose à toute « ligne Maginot » de l'Union européenne.

M. Charles Revet.  - Très bien !

M. Jean Bizet.  - La notion de préférence communautaire n'a plus de support juridique dans les traités communautaires, comme l'a rappelé la Cour de justice de Luxembourg à plusieurs reprises. La préférence communautaire existe encore, mais elle est résiduelle puisqu'elle se traduit par le tarif extérieur commun qui n'est presque plus utilisable comme instrument, en raison de nos engagements internationaux, notamment de la consolidation de nos droits de douane auprès de l'OMC. Des pressions constantes s'exercent sur l'Union européenne pour qu'elle réduise encore ses droits de douane, surtout sur les produits agricoles. C'est tout l'enjeu du cycle de négociations commerciales lancé à Doha, ce qui ne signifie pas qu'il faille abandonner toute protection, mais que celle-ci sera concentrée sur une liste de produits sensibles. En tout état de cause, toute mesure protectionniste est vouée à l'échec, sans compter l'utilité économique contestable de telles décisions.

Puisque l'Union ne peut utiliser la protection tarifaire, elle doit promouvoir ses valeurs en faisant respecter l'environnement et les normes sociales. Certes, l'OMC ne permet pas d'inclure dans les négociations commerciales de telles mesures, mais pourquoi ne pas prendre exemple sur l'ONU avec le protocole de Kyoto, sur l'Organisation internationale du travail avec les normes sociales ou sur l'Unesco avec la convention sur la diversité culturelle ? En outre, l'article 20 du Gatt prévoit des restrictions à la libéralisation pour des motifs légitimes comme la santé publique, l'environnement ou la protection des espèces.

Le 15 juin, le Président de la République n'a pas dit autre chose à l'OIT : la nouvelle régulation de la mondialisation doit lier le progrès économique au progrès social. L'Europe doit relever cet enjeu majeur avec ses propres valeurs. Jusqu'à présent, l'Union n'est cependant pas parvenue à faire adhérer les pays en développement à sa stratégie en faveur de certaines préférences communautaires. Il serait pourtant faux de dire que l'Union ne défend pas ses droits : les chiffres de l'OMC montrent exactement le contraire. C'est elle qui dépose le plus de plaintes contre les États-Unis et qui obtient le plus souvent gain de cause.

La préférence communautaire ne peut se passer d'une politique véritablement offensive en faveur de la recherche-développement, de l'innovation, et de tout ce qui participe à la stratégie de Lisbonne. Une telle politique nous permettrait de conserver notre avance technologique et de valoriser nos entreprises à l'étranger. Faire valoir l'excellence communautaire dans le domaine du développement durable et de l'environnement, c'est ouvrir de nouveaux marchés aux entreprises européennes. Nous sommes là au coeur du green business, comme l'a dit Jean-Louis Borloo. Cette spécificité communautaire n'est aucunement protectionniste et elle s'inscrit dans la logique du prochain cycle de l'OMC tout en préservant nos intérêts.

Le débat entre la préférence communautaire et l'ouverture au marché mondial s'était ouvert dès la négociation du traité de Rome. Dans la Communauté à Six, la France parvenait, non sans mal, à faire prévaloir son attachement à la préférence communautaire mais, au fil des élargissements, les tendances favorables au libre-échange n'ont cessé de se renforcer. La succession des cycles de négociation a permis à ces dernières de l'emporter et de démanteler les outils d'une préférence communautaire qui, pour le Gatt, relevait du protectionnisme. Le virage décisif a eu lieu lors du passage du Gatt à l'OMC : la notion de préférence communautaire a, de fait, disparu. Il nous faut donc trouver un moyen de défense qui soit en harmonie avec le monde d'aujourd'hui et les règles du commerce mondial. Cette arme doit nous aider à imposer un modèle de développement, soucieux de la protection de l'environnement, de la sécurité sanitaire et du progrès social. Cette spécificité communautaire est vitale pour notre modèle agricole. Au cours du dernier cycle de négociation, l'OMC a ainsi traité une partie des questions agricoles au sein d'un accord spécifique qui déroge aux règles générales du commerce multilatéral. Au cours des prochaines négociations, le Gouvernement devra rappeler la sensibilité particulière du secteur agricole, notamment en raison de l'actuelle crise alimentaire mondiale.

Compte tenu de l'enjeu majeur que revêt cette négociation pour l'avenir de l'agriculture européenne, la France ne peut pas accepter un accord qui sacrifierait l'agriculture européenne sans la moindre contrepartie. L'échec de juillet dernier ne doit pas modifier la position française : un accord à l'OMC ne sera acceptable que s'il empêche l'agriculture européenne de subir des dommages irréparables. Il faudra particulièrement soutenir les productions et les zones les plus fragiles.

Le monde a changé, des priorités nouvelles apparaissent et la régulation mondiale va devoir accoucher d'un nouveau modèle de développement. L'Europe a une carte maîtresse à abattre : l'affirmation de ses valeurs. A nous de trouver le courage et la volonté politique de nous imposer. Loin de stigmatiser une Europe que vous qualifiez, monsieur Chevènement, « d'ouverte et d'offerte », je préfère, pour ma part, une Europe qui ne reste pas à l'écart du monde et qui sache exporter l'excellence communautaire qu'elle a patiemment construite depuis 1957. (Applaudissements à droite)

M. Aymeri de Montesquiou.  - (Applaudissements sur les bancs du RDSE) Le cycle de Doha est en panne depuis son ouverture en 2001. Cependant, le directeur de l'OMC, Pascal Lamy, vient de déclarer avoir décelé des « signes positifs » quant à la reprise des négociations sur la libéralisation du commerce mondial. Il entrevoit même un accord en 2010. Peut-être les changements politiques en Inde et aux États-Unis permettront-ils la reprise d'un dialogue bilatéral. Pourtant, ces deux pays avaient contribué à l'échec des négociations de l'été dernier. Le groupe de Cairns s'est félicité de cette ébauche de discussion.

Pourquoi cet optimisme alors que le commerce mondial va vraisemblablement chuter de 9 % cette année ? Comment peut-on croire à une harmonisation des points de vue quand le secteur agricole, principale pomme de discorde entre les membres de l'OMC, est soumis à de fortes turbulences, entraînant une crise alimentaire chez les uns et une réduction des revenus des producteurs chez les autres ? En période de croissance, les membres de l'OMC n'ont pas réussi à se mettre d'accord. Avec la crise, il est probable que les anciennes postures, responsables de l'enlisement de Doha, vont ressurgir et même se radicaliser.

M. Yvon Collin.  - Absolument !

M. Aymeri de Montesquiou.  - Il sera difficile qu'il en soit autrement alors que les modèles agricoles divergent d'un groupe de pays à l'autre. Au-delà des différences structurelles liées à la géographie où à l'histoire, il existe deux grandes conceptions qui aliment les désaccords au sein de la négociation du volet agricole de l'OMC : d'un côté, les tenants d'une agriculture considérée comme une simple activité marchande, ce qui implique un faible coût pour pouvoir vendre sur un marché très concurrentiel. De l'autre, les pays qui privilégient les dimensions stratégique, environnementale et sociale de l'agriculture, d'où des surcoûts de production. Dans ces conditions, le consensus sera impossible, à moins que l'OMC ne revoie ses règles du jeu.

Dans le droit fil du Gatt, l'OMC veut supprimer les distorsions de concurrence, mais la baisse des tarifs douaniers et la réduction des subventions aux exportations, prévues par l'accord de l'Uruguay Round, doivent demeurer des objectifs à long terme. On ne peut en effet demander à des pays aux fortes exigences sociales, sanitaires et environnementales pour leur agriculture, d'affronter ceux qui produisent sans ces mêmes contraintes. La concurrence serait faussée, alors que l'OMC est censée la combattre ! Un agriculteur français ne produit pas au même coût que son homologue brésilien. Pour autant, on ne peut pas non plus demander au Brésil d'adopter notre modèle agricole, au stade actuel de son développement. La disparition du dumping social prendra du temps. L'OMC doit donc proposer un cadre très progressif de libéralisation du commerce agricole, afin qu'aucune des parties ne soient lésées.

Néanmoins, la plus grande hypocrisie règne souvent au sein des relations commerciales, quoi qu'en disent les pays libéraux qui se présentent comme les plus transparents et les plus ouverts. La crise des prix du lait démontre le décalage entre les discours prônant la dérégulation et la réalité qui consiste à soutenir les agriculteurs. Dès que l'Union européenne a autorisé les aides financières au secteur laitier, les États-Unis ont fait de même.

Bien que l'agriculture ne représente que 10 % des échanges mondiaux, elle constitue la principale pierre d'achoppement des négociations de l'OMC. Motivés par des intérêts souvent divergents, les pays membres de l'organisation campent sur des positions durcies par une crise économique propice au repli sur soi et au protectionnisme. Pour sortir de cette spirale, l'OMC doit, lors des prochaines négociations agricoles, mettre en place des outils permettant, à long terme, d'harmoniser les conditions de production et de privilégier le modèle le plus humaniste et le plus durable, afin de respecter au mieux les hommes et leur planète. (Applaudissements sur les bancs du RDSE et à droite)

M. Jacques Muller.  - Notre débat sur l'agriculture et l'OMC ne saurait se limiter à la seule liberté du commerce. En effet, la crise économique et sociale actuelle tend à faire oublier la situation catastrophique dans laquelle se trouve le monde sur le plan alimentaire : une image chassant l'autre, nous avons déjà oublié les émeutes de la faim l'année dernière en Égypte ou en Côte d'Ivoire. Or, loin de s'améliorer, la situation s'est dégradée. Le 19 juin, la FAO annonçait qu'un milliard de personnes souffrent de la faim dans le monde.

Lors d'un colloque sur la politique agricole que j'ai organisé au Sénat le 9 avril, Edgar Pisani, ancien ministre du général de Gaulle, faisait remarquer que la faim tue bien plus que les conflits. Pourtant la quantité de nourriture produite n'a jamais été aussi élevée.

M. Yvon Collin.  - Quel paradoxe !

M. Jacques Muller.  - Comment l'expliquer, comment expliquer que les paysans sont les premières victimes de la famine ? La dérégulation systématique de marchés agricoles imposés par l'OMC met les agricultures traditionnelles en concurrence avec les productions subventionnées des pays industrialisés, ce qui sape à sa base le développement des pays du sud. Les circuits y sont inversés : les villes nourrissent les campagnes avec des importations, les campagnes exportent des produits pour l'alimentation du bétail ; les déficits se creusent, les pays industrialisés prétendent nourrir le monde et des paysans paupérisés ne mangent plus à leur faim. Des considérations géostratégiques sinistres, enfin, se greffent sur ces mécanismes pervers : la nourriture devient une arme.

La question de la souveraineté alimentaire pèse plus lourd que la liberté du commerce car c'est un droit fondamental pour tout pays ou groupe de pays de maîtriser son alimentation et de développer son agriculture à l'abri des évolutions erratiques du marché.

Que faire ? D'abord rappeler et appliquer le principe de souveraineté alimentaire mis à mal par l'OMC ; se rappeler, ensuite, que la Communauté européenne n'a pas en 1962 pris en compte la logique néolibérale du Gatt, mais a audacieusement mis la PAC à l'abri du marché mondial. Au nom du droit à l'alimentation, il faut sortir l'agriculture mondiale de l'OMC et de sa logique aveugle. Cela passe par l'application de dispositions claires : marchés locaux ou régionaux protégés des importations subventionnées des pays industrialisés ; modification des accords de partenariat économique qui imposent l'ouverture des marchés, moratoire mondial sur les agro-carburants qu'Edgar Pisani présente comme obstacle considérable et insurmontable à l'équilibre alimentaire, suppression des restitutions -je suis d'accord sur ce point avec l'OMC.

Va-t-on prendre cette direction ? Fin janvier l'ONU a réuni des acteurs de premier plan à Rome. On a lancé l'idée d'un nouvel espace de discussion, rejoignant ainsi la proposition d'Edgar Pisani qui juge nécessaire, absolument nécessaire la création d'un conseil de sécurité alimentaire à l'échelle mondiale. Il s'agit d'introduire la politique là où l'OMC installe le marché.

Je laisserai le mot de la fin à Guy Paillotin, secrétaire perpétuel de l'académie d'agriculture : « Je ne suis pas un idéologue, je regarde les faits. On nous avait dit que le libre-échange ferait diminuer le nombre de personnes qui meurent de faim, ce n'est pas vrai ». L'OMC doit être remise à sa place pour que l'agriculture réponde à sa vocation, nourrir les hommes, et que cesse le scandale de la faim. La France et les Français doivent prendre leurs responsabilités. (Applaudissements à gauche)

M. Bruno Le Maire, ministre de l'alimentation, de l'agriculture et de la pêche.  - (Applaudissements à droite) C'est avec un grand plaisir que je prends pour la première fois devant vous la parole comme ministre de l'alimentation, de l'agriculture et de la pêche.

M. Charles Revet.  - Un plaisir partagé.

M. Bruno Le Maire, ministre.  - Vous savez le lien plus qu'étroit entre ces sujets et les affaires européennes, et je sais celui qui unit le Sénat au monde agricole. Je suis d'accord avec tous les intervenants sur le caractère essentiel, stratégique de l'agriculture. Elle fait vivre directement ou indirectement des millions de personnes dans le monde, elle constitue un secteur très important dans les pays en voie de développement et M. Chevènement a évoqué les 800 millions d'agriculteurs que compte l'Inde. Elle forme aussi un secteur clef pour garantir une alimentation qui réponde aux inquiétudes que nos concitoyens manifestent de plus en plus. Mais, si l'agriculture constitue un enjeu mondial, ma mission est de défendre les intérêts des agriculteurs et pêcheurs français. Comment faire fonctionner ensemble la négociation de l'OMC, sur laquelle reviendra Mme Idrac, et la politique agricole commune ? Tout l'enjeu est de trouver la meilleure articulation possible, mon rôle étant, dans la redéfinition de la politique agricole commune, de veiller strictement aux intérêts de nos producteurs.

J'avais connu de l'OMC et de la reprise du cycle de Doha dans de précédentes fonctions. Je le dis avec fermeté et gravité, nous sommes allés à la limite extrême de ce que nous pouvons accepter pour l'agriculture et nous n'irons pas plus loin.

M. Charles Revet.  - Très bien !

M. Bruno Le Maire, ministre.  - Nous ne braderons pas les intérêts de nos agriculteurs sur l'autel d'un accord international. On nous dit qu'il faut « achever coûte que coûte ». Mais pourquoi ? Il n'y a aucune raison. L'accord doit être équitable et respecter la règle de la réciprocité. Pourquoi les Européens abandonneraient-ils les restitutions qu'a évoquées M. Muller, si les autres pays ne renoncent pas à leurs aides directes aux exportations ?

M. Charles Revet.  - Exactement !

M. Bruno Le Maire, ministre.  - Regardons le monde tel qu'il est avec lucidité ! L'accord doit garantir la réciprocité et nous ne ferons pas d'autres concessions sur l'agriculture.

La politique agricole commune m'occupera tout particulièrement à ce poste que le Président de la République et le Premier ministre m'ont confié en raison de sa dimension européenne. Le découplage est un débat largement dépassé et aucun État-membre n'est prêt à revenir dessus. S'il a eu des effets pervers sur les territoires de montagne, nous avons mis en place des outils adaptés. Lucidité, révisions régulières et capacité à revenir sur les erreurs...

M. Aymeri de Montesquiou.  - Exactement !

M. Bruno Le Maire, ministre.  - ...nous ont permis de répondre aux difficultés qui avaient émergé.

On critique souvent le bilan de santé de la politique agricole commune, qui a pourtant des aspects positifs pour l'agriculture. C'est ainsi que nous avons réussi à faire progresser des cultures et des filières qui correspondent aux intérêts des agriculteurs et aux nouvelles habitudes alimentaires de nos concitoyens. M. Bizet a tracé des perspectives très utiles à cet égard.

Les quotas laitiers, sur lesquels nous reviendrons bientôt, ont été créés en 1983 pour une durée limitée afin de faire face à une surproduction. Leur suppression a été décidée dès 1999 -cela ne date pas d'hier. En 2003, ils ont été prorogés jusqu'en 2015. Des rendez-vous sont prévus en 2010 et 2012. La France a décidé de geler pour la campagne 2009-2010 l'augmentation de 1 % des quotas accordée aux États-membres.

Comment améliorer la situation ? Il faut répondre à la détresse des agriculteurs, dont j'ai été témoin en rencontrant des producteurs laitiers de Haute-Normandie, dans les départements de Charles Revet et Joël Bourdin.

Pour cela, nous devons réguler la production. La liberté absolue a montré ses limites, aussi bien dans les domaines industriels et des services que pour l'agriculture. Je me battrai pour qu'il y ait une régulation de la production laitière. (M. Charles Revet approuve) Au conseil des ministres de l'agriculture, le 25 mai dernier, Michel Barnier a obtenu la possibilité d'utiliser les outils d'intervention tant que le marché l'exigera ainsi qu'un paiement anticipé des aides aux producteurs.

J'expliquerai ma conception de cette régulation à Mariann Fischer Boel, avec laquelle je déjeune aujourd'hui, puis je me rendrai en Allemagne pour m'entretenir avec mon homologue allemande, enfin je rencontrerai à Bruxelles d'autres représentants de la Commission. Connaissant bien cette institution, je serai mieux à même d'y défendre fermement la position du gouvernement français.

J'ai accompagné le Président de la République au conseil européen de jeudi et vendredi derniers : contrairement aux rumeurs colportées par la presse, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy sont sur la même longue d'ondes. Ils souhaitent que la Commission rende des comptes sur la situation des producteurs laitiers en Europe, qui connaissent tous la même détresse. Personne ne peut affirmer que leur situation est bonne ni que des décisions adaptées ont été prises. Il faut trouver des solutions rapidement. La France, conjointement avec l'Allemagne, a obtenu très clairement que la Commission fasse connaître d'ici deux mois ses conclusions sur ce secteur.

Cette régulation doit s'accompagner d'une recherche perpétuelle de l'innovation et de l'excellence rurale. Jean Bizet l'a bien dit et nous le constatons dans nos territoires, nos circonscriptions, nos régions : nos agriculteurs s'y emploient jour après jour. Leur sens de l'innovation et de la technologie est bien supérieur à ce que croient ceux qui leur reprochent d'en manquer. (M. Charles Revet approuve) Dans le cadre de la révision de la stratégie de Lisbonne, qui sera en 2010 une priorité des présidences suédoise et espagnole, il faut prévoir des critères contraignants en matière d'innovation et de recherche. La France et l'Allemagne, notamment, ne peuvent en supporter seules le coût. Il serait utile que cette révision comporte un volet spécifique pour l'agriculture, la pêche et l'alimentation.

Dans le cadre de mes nouvelles fonctions, j'aurai toujours grand plaisir à dialoguer avec le Sénat afin d'enrichir la réflexion dans les domaines de l'agriculture et de la pêche. (Applaudissements à droite, au centre et sur les bancs du RDSE)

Mme Anne-Marie Idrac, secrétaire d'État chargée du commerce extérieur.  - Ce débat vient à point nommé, et je remercie Jean-Pierre Chevènement d'en avoir eu l'initiative. Il nous permet, tout d'abord, de prendre un peu de recul pour examiner l'état des négociations du cycle de Doha après l'épisode de juillet 2008.

Sous la présidence française, j'ai conduit avec Michel Barnier les travaux du Conseil de l'Union européenne. Les élections américaines et indiennes ont imposé une pause politique à Genève. Aujourd'hui, les nouveaux gouvernements sont en place, de nouveaux négociateurs ont été nommés. Ils sont actuellement à Paris pour une réunion des ministres du commerce de l'OCDE et je les rencontrerai à cette occasion.

Cette séance est également bienvenue après la formation du nouveau Gouvernement. Elle nous permet de présenter au Sénat le nouveau binôme que Bruno Le Maire et moi-même formerons pour porter la voix de la France à Bruxelles et à Genève. Nous renouvelons aujourd'hui l'expérience menée avec Jean-Paul Émorine avant les dernières négociations de Genève. Une session intéressante avait alors eu lieu au sein de la commission des affaires économiques, au cours de laquelle Jean Bizet avait déjà pu faire preuve de sa compétence. (Murmures flatteurs)

Ces dernières années de négociations ont abouti à un point très positif pour l'Europe. A la différence des sessions précédentes de Hong Kong, l'agriculture européenne n'est plus dans le collimateur. Le blocage des négociations provient d'un conflit entre les États-Unis et l'Inde sur les sauvegardes spéciales, par lesquelles les pays en développement peuvent réagir à une trop forte augmentation des importations mettant en péril leur agriculture.

Comme Bruno Le Maire l'a indiqué, la Commission a fixé des lignes rouges pour la négociation. L'Union européenne n'ira pas plus loin : la proposition agricole détermine l'effort maximal qu'il est possible de fournir pour parvenir à la conclusion du cycle. Le Gouvernement français s'opposerait à ce qu'un accord sur l'agriculture à l'OMC oblige à revoir la PAC, reformée et confortée par le bilan de santé. Sur ce point, je me situe en totale cohérence avec Bruno Le Maire. La France refuserait qu'on nous prive de leviers de régulation du marché agricole communautaire. José Manuel Barroso a bien pris la mesure de cette détermination : son projet pour les cinq ans à venir précise qu'il défendra la PAC.

On ne peut dire, comme l'a laissé entendre Jean-Pierre Chevènement, que l'agriculture serait sacrifiée au profit des intérêts industriels ou des services. Il ne s'agit pas d'une variable d'ajustement : au contraire, elle fait l'objet d'une attention particulière. L'Union européenne a clairement choisi de modérer ses prétentions dans les domaines de l'industrie et des services pour sanctuariser autant que possible notre position agricole face à des pays émergents comme le Brésil.

L'étape de juillet 2008 n'est pas mauvaise, et le travail doit se poursuivre sur cette base, qui est loin d'être figée. Il n'y a pas un « paquet » de juillet. Trop de paramètres restent ouverts pour baisser les bras ou adopter une position définitive. Nous devons demeurer vigilants, et il est bon d'associer à ce travail la représentation nationale et les professionnels. Le coton figure parmi les sujets en suspens importants à l'échelle mondiale ; pour ce qui nous concerne, la question de la banane n'est pas réglée non plus. Nous ne souhaitons pas obtenir un accord sur ce point à n'importe quel prix.

Nous poursuivons également des intérêts offensifs dans la négociation à l'OMC. Fort heureusement, la France est excédentaire pour le commerce des denrées agricoles et agroalimentaires : cela compense de terribles déficits, tel celui de la filière automobile. Je compte, avec Bruno Le Maire, intensifier encore la professionnalisation de notre agriculture à l'échelle internationale. La question des appellations d'origine figure parmi nos intérêts offensifs. Jean Bizet l'a souligné à juste titre : c'est une spécificité européenne.

Nous avons fait admettre à nos partenaires des lignes rouges, mais nous voulons aller plus loin.

M. Charles Revet.  - Il faut travailler en amont.

Mme Anne-Marie Idrac, secrétaire d'État.  - Nous commençons à tracer les pistes d'un après-Doha. La sortie de crise doit se faire par une réponse multilatérale à de nouveaux défis, parmi lesquels, au premier plan, la sécurité alimentaire mondiale et la protection de l'environnement.

C'est pourquoi le Président de la République a, à plusieurs reprises, notamment devant la FAO, préconisé une meilleure coordination avec les instances multilatérales -dont l'organisation mondiale de l'environnement que nous appelons de nos voeux. Nous souhaitons également davantage de réciprocité et de loyauté dans le commerce international, ce que M. Chevènement a appelé une concurrence équitable.

En vous écoutant, j'ai noté une grande convergence de vues sur cette dernière notion, comme sur le refus de la banalisation de l'agriculture et le besoin d'une régulation des échanges. Comme l'a relevé M. Bizet, il faut trouver un équilibre entre ouverture et protection. L'OMC est précisément un lieu de régulation comme il en existe peu aujourd'hui. Je me félicite de la volonté partagée par le Gouvernement et la représentation nationale de défendre une agriculture conforme à notre modèle et propre à assurer la sécurité alimentaire. (Applaudissements à droite et sur les bancs du RDSE)