Débat sur la réforme de la carte judiciaire

M. le président.  - L'ordre du jour appelle un débat sur la réforme de la carte judiciaire.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois .  - Notre commission des lois a souhaité que notre assemblée fût saisie, en séance plénière, de l'important rapport de M. Détraigne et de Mme Borvo Cohen-Seat. Devant la nouvelle présidente du groupe CRC, Mme Assassi, je veux dire combien Mme Borvo Cohen-Seat a marqué nos travaux par sa combativité et son enthousiasme.

Ce rapport s'intitule : La réforme de la carte judiciaire, une occasion manquée. Oui, une occasion manquée car nul ne contestait qu'il fallait revoir la carte judiciaire. En revanche, la méthode a été vivement contestée. Le jour même, a remarqué un syndicat de magistrats, où un grand quotidien du matin publiait la carte de la réforme, des chefs de cour recevaient une lettre de la Chancellerie ouvrant la concertation ! Il y a eu des ratés. Je pense, entre autres, à la suppression du tribunal de Moulins, que le Conseil d'État a annulée au motif qu'elle relevait d'une « erreur manifeste d'appréciation ». Le Parlement n'a pas été saisi, la réforme ayant été menée par décret. Beaucoup s'en sont émus ici. Je vois M. Hyest opiner... Le Parlement doit être associé à de telles réformes.

M. Roland Courteau.  - C'est vrai !

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois.  - La réforme a conduit à la suppression de 178 tribunaux d'instance, soit le tiers, de 21 tribunaux de grande instance sur 181, de 20 % des conseils de prud'hommes, de 30 % des tribunaux de commerce ; quatorze juridictions ont été créées. À la réflexion, ce qui nous frappe est la réduction des effectifs du ministère, malgré les besoins croissants de la justice : d'après le rapport, entre 2008 et 2012, 80 postes de magistrats et 480 postes de fonctionnaires ont été supprimés. Dans le projet de loi de finances pour 2013, le budget de la justice est d'équité (M. Roland Courteau approuve) avec la création de 500 postes. Je salue cet effort accompli dans une situation dont nous connaissons la difficulté, alors que le Gouvernement s'apprête, avec beaucoup de courage, à augmenter de 20 milliards les impôts et à réduire les dépenses de 10 milliards. Le moins que l'on puisse dire est que ce n'est pas là le chemin de la facilité.

M. Détraigne va présenter dans quelques instants les pistes envisagées par la commission des lois. Certaines mesures n'ont pas rencontré les résultats espérés : les audiences foraines, les maisons de la justice et du droit ne sauraient suppléer l'absence de magistrats. Je veux insister : des créations de postes sont nécessaires.

Autre point important, la réforme des cours d'appel. (M. Roland Courteau approuve) Leur ressort n'a aucune cohérence avec la carte administrative. La cour d'appel de Paris a ainsi compétence jusqu'à Auxerre...

Notre commission devra y travailler, comme elle devra creuser la question de savoir comment assurer la justice de proximité, après la suppression des juges de proximité. Le tribunal de première instance ainsi que l'idée d'un guichet unique de greffe sont à examiner.

Notre commission des lois a examiné huit rapports d'information au cours de l'année précédente. M. Hyest en avait défini les sujets, je l'en remercie. Nous avons beaucoup travaillé, en associant un rapporteur de la majorité et un rapporteur de l'opposition. Cette méthode nous assure une crédibilité : le constat, au moins, est partagé. Le travail de M. Détraigne et de Mme Borvo Cohen-Seat contribuera, j'en suis sûr, à alimenter la réflexion du Sénat et de la Chancellerie. (Applaudissements à gauche et à droite)

M. Yves Détraigne, rapporteur du groupe de travail sur la réforme de la carte judiciaire.  - Ce rapport est le fruit d'un travail conjoint avec Mme Borvo Cohen-Seat, qui a quitté le Sénat. Si je me réjouis de l'organisation de ce débat en séance publique, j'aurais aimé qu'il fût programmé à une heure où l'hémicycle est plus garni...

Depuis 1958, la carte judiciaire avait peu évolué, la réforme était donc une nécessité. Celle-ci a abouti à la réduction de plus d'un tiers des implantations judiciaires en France : il en reste 819, sur 1 206.

M. Roland Courteau.  - Hélas !

M. Yves Détraigne.  - La méthode employée, M. Sueur l'a dit, est contestable : la concertation a été menée au pas de charge. Qu'il suffise de rappeler que le comité consultatif de la réforme a été réuni une seule fois, le 27 juin, jour même de l'annonce des décisions. Les concertations locales ont été riches mais la Chancellerie n'en a pas tenu compte. D'où une vive opposition : quelque 200 recours ont été déposés devant le Conseil d'État.

Réformer par décret et durant l'été avait un avantage : aller vite. Mais la réforme n'a pas été coordonnée avec celle des implantations administratives liée à la RGPP, renforçant dans les villes moyennes le sentiment d'un abandon de certains territoires, déjà frappés par la fermeture d'autres services publics. En outre, la réforme n'a pas été menée en coordination avec d'autres réformes de la justice, comme celle des pôles de l'instruction. Surtout, et c'est la critique majeure, certains territoires y ont perdu la dimension de proximité, de la justice. La qualité a été sacrifiée à l'exigence de quantité. Certes, une borne de visioconférence a été installée à Saint-Gaudens ou à Hazebrouck. Pour autant, celle-ci est difficile d'accès pour des publics précaires qui ne manient pas le langage du droit.

Je ne m'attarderai pas sur le volet immobilier de la réforme. Le coût est de 340 millions, contre 900 millions envisagés. Mais quid des éventuels surcoûts ? Les palais de justice étaient souvent mis à disposition gratuitement par les collectivités territoriales ; les regroupements ont nécessité la location de nouveaux locaux. L'accompagnement, notamment financier, du personnel a laissé également à désirer.

Quel est le bilan ? Certes, il y a eu rationalisation. Mais pourquoi avoir supprimé le tribunal de Guingamp, par exemple, dont l'activité était suffisante ? Il aurait fallu une réflexion globale. Bordeaux, l'un des tribunaux les plus surchargés, a absorbé trois des quatre tribunaux d'instance supprimés en Gironde, ce qui n'a fait qu'aggraver son engorgement. Souvent, le critère comptable a prévalu.

Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : dans certains cas, les suppressions étaient amplement justifiées. En revanche, pourquoi avoir créé des déserts judiciaires en Bretagne intérieure ou entre Clermont-Ferrand et Le Puy-en-Velay ?

Bref, avec Mme Borvo Cohen-Seat, nous pensons que le monde judiciaire a besoin d'une pause pour digérer les réformes qu'il a subies avant toute nouvelle réforme, qui devrait être soumise au Parlement. Nous proposons, entre autres pistes, de se donner les moyens d'organiser des audiences foraines, voire avec des chambres détachées. L'audience foraine peut être une bonne chose si ses modalités sont améliorées. Surtout, nous préconisons la clarification des juridictions de première instance. Cela pourrait passer par la création d'un tribunal de première instance, formule qui semble emporter l'adhésion de la majorité des acteurs. Qu'en pensez-vous, madame la ministre ? (Applaudissements)

Mme Éliane Assassi .  - À mon tour de me réjouir de ce débat. La Haute assemblée peut remercier Mme Borvo Cohen-Seat de son travail remarquable. Sans cesse, elle s'est battue pour l'accès au droit, sans lequel il n'est plus de libertés fondamentales, pensait-elle avec raison.

La réforme de la carte judiciaire, menée par la précédente majorité sous la houlette de Nicolas Sarkozy, est caractéristique de la destruction méthodique du service public, dans une logique purement comptable. Elle se solde par un échec. Les économies escomptées n'ont pas eu lieu, les concentrations de juridictions ont été faites à l'aveugle et ce en période de croissance de l'activité judiciaire, au détriment de la proximité.

Ce rapport examine des pistes, dont chacune présente des inconvénients que ce soient les audiences foraines, difficiles à organiser, ou les maisons de la justice et du droit. Il faudra des solutions plus pérennes, en concertation avec les professionnels de la justice, qui ont été malmenés, méprisés, sous la précédente majorité. En audition, beaucoup l'ont dit et je veux rendre hommage à leur dévouement.

Nous serons attentifs à la politique du Gouvernement, en espérant que la création de 500 postes se confirme dans le prochain budget. Une réflexion d'ensemble est nécessaire. En matière de justice, il n'y a pas lieu de faire des économies ! (Applaudissements à gauche et au centre)

M. Jacques Mézard .  - Oui, il fallait réformer la carte judiciaire mais pas à la hussarde. Nous avons eu un simulacre de concertation, je le dis d'autant plus simplement que je l'ai vécu. Ce ne fut qu'une déclinaison de la RGPP dans le domaine de la justice.

La justice est rendue par les magistrats au nom du peuple français. Le peuple français a-t-il trouvé son compte dans cette réforme ? Non, pas plus que les magistrats, les greffiers ou les avocats. Le peuple français a besoin d'une justice de proximité, de professionnels connaissant le droit et accessibles. C'est la garantie de régler rapidement les conflits, voire d'en éteindre les feux.

Qu'une cour d'appel soit à 100 kilomètres, peu importe, on s'y rend tout au plus une fois dans sa vie. En revanche, le tribunal d'instance joue un rôle primordial. C'est lui, le premier conciliateur. Et on a oublié l'accumulation des dossiers de tutelle...

Ce fut une politique de Gribouille : après la suppression des tribunaux d'instance, celle des juges de proximité pour inventer les citoyens assesseurs. Ce n'était pas raisonnable, je l'avais dit.

Réduction du nombre des magistrats, des greffiers dont nous avons tant besoin, tout cela a diminué la justice de proximité. Madame la ministre, épargnez-nous les audiences foraines. Nous ne somme plus au Moyen Âge ! Ce dont la justice a besoin, c'est de moyens ! (Applaudissements à gauche)

Mme Hélène Lipietz .  - Je salue la qualité de ce rapport, même si je regrette l'absence de comparaisons internationales.

La réforme de la carte judiciaire, purement matérielle, n'a pas été pensée : dans l'Yonne, la justice civile dépend de la cour d'appel de Paris, la justice administrative, de celle de Dijon ! Absence de concertation, n'en déplaise au garde des sceaux de l'époque, primat des considérations financières, cette réforme n'a pas atteint l'objectif annoncé : renforcer la qualité de la justice. La justice n'est pas fille de petite vertu. Des palais où elle se rend, on ne peut se contenter d'évoquer le coût.

Le maillage des transports en commun n'a pas été pris en compte dans les regroupements de juridictions. Si bien que les habitants de l'Yonne déposent moins de recours. Voilà un bon moyen de réaliser des économies ! On impose une heure de voiture à un Seine-et-Marnais, ce qui alourdit le bilan carbone, à moins qu'il ne préfère prendre le train, ce qui le fera passer par Paris.

M. Jean-Jacques Hyest.  - Allons ! Il y a le Seine-et-Marne-express !

Mme Hélène Lipietz.  - Ce n'est pas le train.

On a imaginé des palliatifs comme les maisons de la justice et du droit ou les points d'accès au droit, l'État se déchargeant de ses responsabilités sur les collectivités territoriales. Cette situation appelait un bilan. Heureusement, les personnels au ministère de la justice sont dévoués !

Dans un rapport publié fin septembre, le Conseil de l'Europe notait que la France consacre 60,50 euros par an et par justiciable à la justice, soit moitié moins que les Pays-Bas, hors budget pénitentiaire. Nos procureurs ont à charge 2 533 dossiers par personne et par an quand la moyenne européenne est de 615 ; il ne faut donc pas s'étonner qu'il y ait tant de classements sans suite.

Madame la ministre, je sais pouvoir compter sur vous pour remédier à cette situation, et réformer notre justice ! (Applaudissements à gauche)

M. Jean-Jacques Hyest .  - Certes, le rapport a été adopté à l'unanimité, mais cela signifie simplement que nous avons autorisé sa publication !

La réforme de la carte judiciaire ? Nous n'en sommes pas à notre coup d'essai. Il y a eu, avant ce rapport, de nombreux excellents travaux sénatoriaux, le rapport Haenel-Arthuis, le rapport Fauchon-Jolibois.

La concertation ? M. Jospin était résolu à revoir la répartition des forces de police et de gendarmerie. Il a consulté les élus. Moyennant quoi il a dû renoncer à cette réforme à laquelle il tenait : chaque élu voulait garder ce qu'il avait.

Les suppressions de postes sont dues à la revue générale des politiques publiques, pas à la réforme de la carte judiciaire. Le budget de la justice s'est quand même bien accru depuis mon entrée au Parlement, en 1986. Les chefs de cour ont été à peu près consultés.

Je pourrais épiloguer sur le tribunal d'instance de Bazas. Vous savez où c'est ? Non, bien sûr. C'est en Gironde, un département bien loti en tribunaux, celui de Montesquieu et de l'École nationale de la magistrature. Je ne vais pas pleurer sur tous les tribunaux disparus. Certains ne fonctionnaient qu'à peine. En revanche, j'ai été fort surpris par le faible nombre de TGI supprimés.

Et puis, pourquoi avoir évacué la question des cours d'appel ? Le ressort de celle de Paris va jusqu'à l'Yonne. Celle d'Aix-en-Provence a des délais invraisemblables. Sans doute y avait-il dans certaines une marge de productivité...

La réforme était nécessaire et utile. Les moyens ont suivi. Le président de la première cour d'appel de Douai souligne les difficultés de fonctionnement de son tribunal -dont les jeunes magistrats fraîchement nommés ne cherchaient qu'à se sauver. Souvenons-nous de l'affaire d'Outreau : un trop petit tribunal ne rend pas forcément bien la justice.

En revanche, les rapporteurs le notent objectivement, tout le monde est satisfait de la réforme de la justice consulaire -pour laquelle nous ne voulons pas trop de proximité, afin d'éviter les conflits d'intérêts. Les suppressions de conseils de prud'hommes étaient bienvenues.

La suppression du juge d'instruction ? Une idée qui a fait hurler ! Les pôles de l'instruction n'ont jamais vraiment fonctionné.

Les juges de proximité ? J'y étais favorable, mais pas aux juridictions de proximité. Le président de la République de l'époque, pas le dernier, les voulait et personne n'a osé lui dire pourquoi ce n'était pas à faire. L'association des juges d'instance n'était pas d'accord avec les juridictions de proximité mais n'avait rien contre l'idée d'un juge spécialisé. On aurait pu, dans ces conditions, charger les juges de proximité des petits contentieux.

En fait, l'institution judiciaire est rétive au changement... Et souvenez-vous des magistrats à titre temporaire ! Ils n'ont jamais passé la barre ; or tout le monde se satisfait des conseillers référendaires dans les plus hautes juridictions. Des assistants à l'allemande pourraient être fort utiles aux magistrats. Ou alors, acceptons que les greffiers deviennent ces assistants.

Le tribunal de première instance ? Pas facile -et pas seulement à cause de l'inamovibilité des juges. D'ailleurs, cela ne favoriserait pas la proximité mais faciliterait la rotation des juges.

Le vrai problème, c'est la judiciarisation de notre société.

M. Alain Néri.  - Très bien !

M. Jean-Jacques Hyest.  - Je l'ai dit : à multiplier les procédures, on ne pourra plus suivre. Regardez le contentieux du surendettement. Attention à ces phénomènes inquiétants. (Applaudissements sur de nombreux bancs)

M. Henri Tandonnet .  - La réforme de la carte judiciaire a réduit du tiers le nombre d'implantations judiciaires en France. Je salue ce rapport de grande qualité : de fait, le justiciable n'a été que trop peu pris en compte dans cette réforme purement comptable. Le gouvernement de l'époque n'a pas saisi le Parlement, se privant d'un champ de réflexion élargi. Il fallait distinguer le contentieux de masse du contentieux spécialisé.

L'organisation des tribunaux ne donne jamais la parole au justiciable. Leur donner la parole, directement ou via les avocats, aurait facilité les choses, notamment dans l'organisation des chambres détachées.

La fusion des tribunaux d'instance et des tribunaux de grande instance dans un tribunal de première instance apporterait de la lisibilité pour le justiciable et les moyens pourraient être utilement mutualisés.

Le guichet unique du greffe simplifierait les démarches du justiciable. Un problème toutefois : la représentation des justiciables n'est pas la même devant le tribunal d'instance et le tribunal de grande instance. Il faudrait envisager une représentation simplifiée.

Dans mon département du Lot-et-Garonne, les suppressions de tribunaux, de Marmande et Villeneuve-sur-Lot notamment, ont été vivement contestées. Les cours d'appel n'ont pas été touchées par la réforme, regrettent certains. Celle d'Agen est l'une des plus petites de France ; elle pourrait donc être visée par une suppression...

La carte des cours d'appel ne coïncide pas avec celle des régions et serait, dit le rapport, incompréhensible pour le citoyen. La cour d'appel d'Agen couvre avant tout un bassin de vie, celui de la moyenne Garonne ; pourquoi devrions-nous nous rattacher tous aux grandes métropoles -en l'occurrence à Bordeaux- dont les juridictions sont déjà surchargées ? Les personnels, en particulier les agents de catégorie C, qui vivent bien à Agen, n'auraient pas la même qualité de vie à Bordeaux ou Toulouse. L'implantation de l'École nationale d'administration pénitentiaire à Agen a d'ailleurs été un succès. Rappelons-nous que la réforme des cours administratives d'appel a été jugée inefficace par la Cour des comptes. Il n'y a que 28 cours d'appel en France, alors que le contentieux explose. Plutôt que d'en supprimer, mieux vaut envisager des redéploiements et des spécialisations. La justice doit rester proche des justiciables ; proximité rime souvent avec aménagement durable du territoire (Applaudissements au banc de la commission)

Mme Virginie Klès .  - Réforme de la carte judiciaire, ou plutôt réduction comme on dit à raison sur le terrain... Ma plaidoirie sera à charge.

M. Jean-Jacques Hyest.  - ça s'appelle un réquisitoire !

Mme Virginie Klès.  - Personne ne conteste la nécessité de la réforme. Pourtant... Elle est intervenue dans un contexte particulier, marqué par la multiplicité de réformes souvent inutiles et coûteuses, comme celle des avoués, celle des citoyens assesseurs, de l'application des peines, de la garde à vue, des tribunaux de proximité. Toutes ont aggravé l'éloignement du citoyen et augmenté les charges et les délais de traitement des affaires. Le tout dans un contexte de recours croissant à la justice, d'annonces et de promesses non tenues du précédent gouvernement. La concertation n'a été qu'un mot, les moyens pour les audiences foraines et les MJD n'ont pas suivi. Idem pour les postes... « Rien, ce n'est pas grand-chose, mais trois fois rien, c'est encore moins que rien », disait Raymond Devos...

La méthode retenue, purement cartographique et quantitative, a oublié la nature des dossiers traités, le citoyen, la fragilité des publics, les spécificités territoriales, les réticences argumentées des professionnels. D'où des incohérences. Le TGI de Saint-Malo, a été rapproché de Dinan ; résultat, un imbroglio récurrent entre l'Ille-et-Vilaine et les Côtes-d'Armor. Où est la simplification ?

Ce que nous avons vu apparaître, ce sont des déserts judiciaires, en Bretagne intérieure comme ailleurs. Les moyens de la justice ont diminué dans les secteurs ruraux plus que dans les secteurs urbains. Décidément, le gouvernement précédent avait un curieux sens de l'arithmétique ! Il a oublié la mise à disposition gracieuse de locaux par les collectivités locales et contraint la justice à payer ailleurs des loyers... Le patrimoine de l'État est géré à l'aveugle...

Bref, le délai de traitement des dossiers a augmenté, on a éloigné le personnel et le justiciable du lieu où la justice est rendue. Or pour les plus fragiles, il faut une justice à proximité immédiate du citoyen. On a aussi constaté, notamment en Bretagne, une augmentation des personnels à temps partiel, justifiée par les nouveaux temps de transport. Le tout pour un coût gigantesque ! Cette réforme, j'en prononce ici l'acte de condamnation !

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois.  - C'est Robespierre !

Mme Virginie Klès.  - Attention cependant aux réouvertures qui désorganiseraient à nouveau la justice.

Oui à la réforme des cours d'appel, qui doit être transparente. Oui, surtout, à la concertation, à la réflexion. Faisons une pause, écoutons, réfléchissons. Pour les professionnels de la justice, je vous en remercie. (Applaudissements à gauche)

M. Stéphane Mazars .  - Je me réjouis que la justice bénéficie d'un effort budgétaire, comme je me réjouis des changements annoncés depuis mai dernier. La réforme de la carte judiciaire, menée à la hussarde, fut une occasion manquée, cela a été dit et répété ; le critère de la taille suffisante, le seul alors retenu, ne suffit pas à garantir une justice de qualité.

Mon département de l'Aveyron a été le plus frappé de France : cinq juridictions y ont été supprimées. Là comme ailleurs, la réforme n'a pas plus pris en compte le critère de proximité que la fragilité des publics concernés. La distance ainsi créée entre le justiciable et le juge est préjudiciable à une bonne justice. Le nombre de recours au tribunal d'instance est d'ailleurs en baisse. Les droits de la défense sont mis à mal, notamment pour les plus faibles, à cause de l'éloignement des cabinets d'avocats. Les MJD, les audiences foraines ne sont pas des réponses adaptées.

D'autres réformes ont aggravé les choses, comme la création des pôles d'instruction. La victime d'un crime devra faire 350 kilomètres aller et retour pour rencontrer son juge, soit dans mon département, quatre heures trente en voiture et huit à douze heures en train jusqu'à Montpellier...

La création de juridictions départementales de première instance ou de nouveaux pôles peut répondre à l'exigence de rationalisation et de maillage judiciaire cohérent. Autant de pistes à explorer. À l'heure où vous restaurez l'image de notre justice, elle doit être plus visible, partout et en tout lieu ! (Applaudissements à gauche)

M. Thani Mohamed Soilihi .  - Personne ne conteste la nécessité de la réforme de la carte judiciaire. Engagée en juin 2007 sur commande du président de la République, elle s'est achevée le 1er janvier 2011, après la suppression d'un tiers des juridictions. Est-ce un succès pour autant ? Animée par une ambition exclusivement comptable, elle a en réalité porté un mauvais coup au service public de la justice. Le passage en force, sans concertation, par décret, ne laissait rien augurer de bon. Les acteurs de la justice ont critiqué le manque de cohérence, les critères retenus. Les pressions politiques locales semblent d'ailleurs avoir pesé davantage que les considérations objectives...

L'accès à la justice des plus vulnérables a été restreint, les zones rurales ont été plus pénalisées que les grandes villes. Les délais de jugement ont augmenté. L'implication des personnels, via les audiences foraines, a permis de faire face à l'accroissement de l'activité, mais au prix d'une dégradation de leurs conditions de travail et de vie. Et si le coût de l'immobilier doit diminuer à terme, aujourd'hui des locaux mis gracieusement à disposition sont abandonnés pour la location de nouveaux locaux...

Je regrette que les territoires d'outre-mer aient été largement oubliés -ou, vu le bilan mitigé de la réforme, peut-être était-ce une chance ? (Sourires) Dans nos territoires, ce sont parfois des milliers de kilomètres qui séparent le justiciable du tribunal ! Parfois, le seul moyen de transport est l'avion. Je veux une justice pour tous. Je vous sais sensible à la question, madame la ministre.

Oui, il faut réformer les cours d'appel. La Guyane dispose d'une cour d'appel depuis le 1er janvier 2012 : il était temps ! Mais Mayotte attend toujours la sienne. Mamoudzou est distante de Saint-Denis de 1 500 kilomètres...

Nous attendons du Gouvernement actuel qu'il repense l'architecture judiciaire du pays en revoyant certaines incohérences. L'institution judiciaire ne pourra remplir sa mission sans créations de postes, ni réhabilitations de nombreux bâtiments judiciaires. (Applaudissements à gauche)

M. Pierre Camani .  - La réforme était nécessaire, on l'a dit. Mais elle aurait dû s'inscrire dans une refonte globale de l'institution judiciaire. Or on sait comment Mme Dati l'a menée : sans concertation, avec brutalité, dans la seule perspective comptable. Quelles mesures de correction apporter pour en atténuer les effets pervers ? Telle est aujourd'hui la question. Il faut en attendant saluer l'implication des personnels qui ont fait en sorte que l'institution fonctionne de la meilleure façon possible, malgré les conditions extrêmement difficiles qui leur étaient faites.

Le rapport de Mme Borvo Cohen-Seat et M. Détraigne dresse un constat sévère, sur la méthode d'abord. Les avis des tribunaux d'instance n'ont pas été suivis. Aucune étude d'impact n'a été réalisée. Sur le fond ensuite : le critère de la taille suffisante a conduit à de nombreuses fermetures et suppressions de postes, surchargeant certains greffes, allongeant les délais au détriment des justiciables les plus fragiles et des parties civiles. Les Français finissent par ne plus croire en la justice de leur pays...

Le budget de la justice est trop faible : moins de 60 euros par an et par habitant, le double en Allemagne, qui compte deux fois et demi plus de juges que la France à population équivalente.

Les précédents gardes des sceaux affirmaient qu'une justice de proximité, ce n'était pas un tribunal à côté de chez soi. Mais saisir la justice est pour certains une démarche très difficile, lourde de conséquences, la distance peut être un obstacle insurmontable. Et les nouvelles technologies ne résolvent pas tout ; au contraire, la visioconférence risque de conduire à une déshumanisation de la justice.

Le Lot-et-Garonne, que je préside, a vu nombre de ses tribunaux rayés de la carte. Celui de Marmande, qui rendait 1 500 jugements à l'année pour 100 000 habitants, est l'un d'eux. Il était logé gratuitement par la commune. Le juge aux affaires familiales se caractérisait par sa diligence, la délinquance était traitée rapidement. Le délai de traitement des affaires était, en moyenne, de sept mois maximum avec un taux de réponse pénale de 90 %. Aujourd'hui, chacun doit se déplacer -le bilan carbone de la réforme doit être édifiant ! La création des chambres détachées pourrait améliorer les choses. Le maire de Marmande le demande ; allez-vous lui répondre favorablement ?

La cour d'appel d'Agen rend avec célérité et efficacité les appels d'Agen, Auch et Cahors. La fermer conduirait à surcharger les cours d'appel de Bordeaux et de Toulouse, déjà débordées. Si tel était le cas, comment justifier la présence de l'École d'administration pénitentiaire d'Agen ou celle du centre pénitentiaire ?

Notre département rural tient à conserver ses services publics. La justice au quotidien est une attente de nos citoyens. À nous d'y répondre. (Applaudissements à gauche ; M. Henri Tandonnet applaudit également)

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice .  - J'ai grand plaisir à participer à cette séance de débat -j'en ai apprécié l'ambiance. J'ai reçu avec intérêt vos rapporteurs à la Chancellerie pour une séance de travail. Je salue leur façon d'empoigner la question de la carte judiciaire, la qualité de leur travail, la méthode employée. Je regrette l'absence de Mme Borvo Cohen-Seat, tout en adressant mes voeux à la nouvelle présidente du groupe CRC.

La qualité des interventions était de haute tenue ; rien d'étonnant dans cette Haute assemblée, maison de grande franchise et de grande rigueur. La modération de M. Hyest, qui a tenu à défendre la réforme, montre surtout sa lucidité ! (Sourires) Ici, je le sais, on évite les polémiques. Mon cabinet est à votre disposition pour répondre aux questions locales. Nous voulons parler avec vous, trouver avec vous les meilleures solutions.

Cette réforme, qui s'est déroulée de 2007 à 2011, a concerné un tiers de nos implantations judiciaires, frappant particulièrement les tribunaux d'instance. Sans ménagement, alors qu'il s'agit de tribunaux de proximité. L'attachement des citoyens et des élus à leur égard méritait qu'on prît davantage de précaution. Or la concertation a été pauvre, le comité consultatif n'a été réuni qu'une seule fois. Des déserts judiciaires ont fait leur apparition -sans que le Parlement ait été consulté sur une réforme d'une telle ampleur. Incontestablement, le gouvernement d'alors pouvait agir par décret...

M. Jean-Jacques Hyest.  - Article 34 !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Notre Gouvernement souhaite, pour sa part, consulter les parlementaires et bénéficier de leur expérience. Les consultations effectuées sur le terrain n'ont pas été appréciées à leur juste valeur, malgré les efforts des personnels.

La réforme était nécessaire : il n'y en avait pas eu depuis la création, en 1958, des tribunaux d'instance et des tribunaux de grande instance. Entre-temps, certains aménagements ont été apportés : des créations de TGI dans les grandes villes de banlieue, dont Nanterre, dans les années 1960, puis de trois cours d'appel dans les années 1970, la création des juges de proximité. N'oublions pas la réforme des tribunaux de commerce menée par Mme Guigou en 1999, qui ne donna lieu à aucun recours en Conseil d'État. Pourquoi ? En raison de la méthode utilisée : la concertation et la consultation de spécialistes. Il y avait donc lieu d'agir autrement pour la réforme de la carte judiciaire. Nous devons aux personnels judiciaires de l'avoir absorbée.

Cela dit, il faut reconnaître à cette réforme quelques vertus, encore que...

M. Jean-Jacques Hyest.  - La vertu est toujours relative ! En politique, du moins !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Moi qui avais encore des illusions ! Je pense que vous feignez le désenchantement, monsieur Hyest ! (Sourires)

Une nouvelle réforme ? Elle serait mal vécue par les magistrats, les greffiers, les fonctionnaires et les justiciables, qui ont été fort bousculés. En revanche, nous procéderons à des ajustements, ressort par ressort, pour assurer une présence judiciaire adaptée à chaque territoire. Le Conseil d'État a fait de nombreuses observations. De fait, le principal défaut de cette réforme était de procéder d'un diktat comptable et non d'une réflexion sur l'organisation judiciaire. Raisonnons autrement : la proximité n'est pas toujours une obligation absolue, a bien dit M. Mézard ; en revanche, elle est nécessaire pour les contentieux du quotidien, le surendettement, les affaires familiales et sociales, le logement. Il faut réfléchir à la forme qu'elle peut prendre là où les tribunaux d'instance ont été supprimés.

M. Mézard a exprimé son aversion pour les audiences foraines, soit. Elles donnent pourtant largement satisfaction dans certaines juridictions. Pour autant, elles ne sauraient être la panacée. Il existe d'autres outils comme les MJD, dont il faudra repenser les critères car elles n'ont pas vocation à se substituer aux tribunaux -je vois que M. Hyest approuve. Bref, il faudra réfléchir aux formes de la présence judiciaire ?

La réforme a conduit à un allongement des délais de traitement de 10 à 20 % dans les cours d'appel, tandis que la demande de justice diminuait de manière significative, parfois jusqu'à 20 %. Nous ne pouvons pas l'accepter. La justice de proximité est structurante pour la démocratie. Organiser des déserts judiciaires, c'est fragiliser le lien social.

La bonne méthode serait de réfléchir à la répartition du contentieux. Nous associerons pleinement le Parlement à la réflexion, sous quelque forme que ce soit -auditions, séances de travail... L'option du TPI, sans faire de passéisme, n'est pas écartée. Toutes les options sont sur la table. Faut-il se contenter de réunir tribunal d'instance et tribunal de grande instance ou aller jusqu'à inclure les tribunaux des prud'hommes et de commerce ? Trouvons des réponses adaptées à chaque territoire. Peut-être devrions-nous avoir des tribunaux de conciliation dans certains endroits...

En effet, l'Aveyron a été durement frappé : sept suppressions de tribunaux. Nous en tiendrons le plus grand compte.

L'extension du réseau informatique et celle des guichets uniques de greffe sont également des questions sur la table.

Monsieur Hyest, nous discuterons bientôt très précisément du budget de la justice. Sans attendre, je rappellerai simplement que s'il a crû dans le passé, c'était surtout celui du volet pénitentiaire, à une époque où la politique pénitentiaire était déconnectée de la politique pénale. Cette époque est révolue. La Protection judiciaire de la jeunesse a perdu 600 emplois ces cinq dernières années !

Les assistants et assistants spécialisés ? Je m'y intéresse, j'ai confié une mission à l'Institut des hautes études sur la justice (IHEJ), qui doit réfléchir à l'équipe qui entoure le magistrat.

La judiciarisation de la société est effectivement un sujet. Nous travaillons au développement de la médiation et de la conciliation, dès lors que les libertés ne sont pas en cause, par exemple pour les divorces par consentement mutuel sans enfants ni patrimoine, afin de désengorger les tribunaux. Cela promet de beaux débats...

Les juges de proximité ? Leur travail est d'une grande utilité, la Chancellerie cherche les moyens de redéfinir leur place.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois.  - Information importante ! Certains d'entre nous pensaient qu'ils seraient supprimés.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Il faut reconnaître le travail effectué.

Monsieur Tandonnet, la collégialité à l'instruction sera effective en 2014, elle est nécessaire. La proximité, soyez-en certain, est une de mes préoccupations. Nous en reparlerons. Mme Klès s'est inquiétée de la réforme des avoués : elle a été difficile et coûteuse. Monsieur Mohamed Soilihi, une concertation est en cours à Mayotte. La création d'une cour d'appel n'est pas envisagée pour l'heure... Cela dit, je suis sensible à cette question de la distance, connaissant la situation guyanaise -nous sous sommes battus pendant vingt ans pour notre cour d'appel ! On ne peut arguer d'un faible volume d'appels pour refuser la création d'une cour, l'éloignement fait régresser la demande de justice. Travaillons ensemble pour examiner dans quels délais cette cour d'appel pourrait être créée. En attendant, la visioconférence pour les audiences de procédure améliore les conditions d'accès à la justice.

Pour conclure, mes services et moi-même sommes à votre disposition. Nous devons avancer sur la démocratie interne dans les tribunaux en mettant en place des conseils de tribunaux associant tous les acteurs, y compris et surtout les justiciables.

Nous avons quelques grands défis devant nous : la dématérialisation des procédures, la signature électronique. Je ne doute pas que nous les relèverons en utilisant la bonne méthode : la concertation. Le débat de ce soir, original et fécond, est de bon augure ! Je vous en remercie. (Applaudissements à gauche et au centre)

Prochaine séance demain, mardi 2 octobre 2012, à 9 h 30.

La séance est levée à 23 h 55.

Jean-Luc Dealberto

Directeur des comptes rendus analytiques

ORDRE DU JOUR

du mardi 2 octobre 2012

Séance publique

À 9 heures 30

1. Questions orales.

De 14 heures 30 à 17 heures

2. Débat sur l'application de la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

De 17 heures à 19 heures 30

3. Débat sur l'économie sociale et solidaire.

De 21 heures 30 à minuit

4. Débat sur l'application de la loi n° 2009-258 du 5 mars 2009 relative à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision.