Lutte contre le terrorisme (Procédure accélérée)

M. le président.  - L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme.

Discussion générale

M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur .  - Je veux d'abord féliciter les sénateurs et sénatrices élus ou réélus. Je me réjouis de reprendre nos travaux sur un texte qui a fait consensus à l'Assemblée nationale.

Le terrorisme essaime, se développe à travers le monde, surtout dans la bande sahélo-saharienne, en Irak et en Syrie. Le groupe Daesch poursuit son avancée, persécute les civils et les minorités, à commencer par les chrétiens d'orient. La France est engagée, vous le savez, avec la communauté internationale pour mettre un terme à ses exactions.

En Afrique du Nord, les terroristes circulent, font fi des frontières. En Libye, de nombreux groupes prospèrent sur les ruines de l'État. Daesch, Boko Haram, AQMI, ces groupes sont tous à l'origine d'actes d'une absolue barbarie, d'une cruauté rarement observée, et qui nous appellent à la responsabilité.

L'exécution de notre compatriote Hervé Gourdel nous a unis dans le dégoût et l'indignation. Ayons conscience du risque qui pèse sur la sécurité de nos compatriotes.

Le terrorisme prend des formes nouvelles. La France a connu le terrorisme, celui de groupuscules d'extrême droite ou d'extrême gauche comme celui de groupes radicaux -je songe au GIA algérien. Mais les groupes d'antan étaient fermés, leur action d'ampleur limitée ; ils sévissaient sur notre territoire puis repartaient à l'étranger.

Le terrorisme est aujourd'hui en libre accès -voyez les sites, blogs, vidéos appelant de nouvelles recrues. Je me souviens du témoignage de Mériam Rhaiem, cette jeune mère de famille qui est allée récupérer sa fille en Turquie. Son mari s'était auto-radicalisé, seul, non dans une mosquée mais sur internet. Prenons conscience de ces nouveaux phénomènes de radicalisation, d'embrigadement, d'endoctrinement permis par la société numérique.

Ce phénomène de masse a conduit un grand nombre de nos compatriotes à s'engager en Irak ou en Syrie. On estime à 8 000 à 10 000 le nombre de ressortissants de l'Union européenne engagés dans ces pays, chiffre en constante augmentation.

Depuis le début 2014, le nombre de Français en Syrie sur le théâtre des opérations terroristes a augmenté de 72 % à 80 %. Il faut juguler ce phénomène. Nous devons protéger nos concitoyens, y compris contre eux-mêmes.

Quarante Français seraient morts en Syrie. Un millier de nos compatriotes sont aujourd'hui soit sur place, soit sur le chemin de la Syrie, soit enfin encore en France mais ayant manifesté le désir de se rendre en Irak ou en Syrie ; 80 % des départements français sont concernés. C'est à l'aune de ce phénomène qu'il faut apprécier les mesures à prendre, que nous soumettons à votre assemblée.

Premier objectif : faire en sorte que ceux qui souhaitent prendre un aller simple vers la mort, physique ou psychologique, et ne peuvent revenir, ayant assisté ou participé à des actes barbares, qu'habités par un instinct de violence ne puissent quitter le territoire. Nous avons déjà mis en place une plate-forme de signalement ; les procureurs et les préfets sont mobilisés pour actionner tous les niveaux de l'administration -école, protection judiciaire de la jeunesse, services sociaux- pour repérer les jeunes décrocheurs ou en période de fragilité. Rien n'excuse les jeunes qui s'engagent dans le terrorisme mais il n'en faut pas moins aider leurs familles.

L'article premier crée par conséquent une interdiction administrative de sortie de territoire. Cette mesure n'est en rien une mesure d'exception, liberticide. C'est une mesure de police, utilisable dès lors que suffisamment d'éléments sont en possession de l'administration pour assurer l'ordre public. Elle est contestable dans les vingt-quatre heures par le juge des référés, comme toute mesure de cette nature.

Le juge administratif n'est pas le bras armé de l'État, comme j'ai pu l'entendre, mais le protecteur des citoyens et des libertés publiques et individuelles. De l'arrêt Benjamin à l'arrêt Canal, le Conseil d'État l'a bien démontré -tous ceux qui aiment le droit administratif le savent !

M. Alain Richard, co-rapporteur de la commission des lois.  - Et ils sont nombreux ici !

M. Bernard Cazeneuve, ministre.  - Le principe du contradictoire sera pleinement respecté devant le juge, l'administration étant tenue de produire devant lui les éléments fondant sa décision.

Deuxième mesure de ce texte : l'impossibilité pour les personnes ayant commis des actes de terrorisme à l'étranger de revenir en France si elles n'ont pas la nationalité française. Cette disposition a été ajoutée au texte initial par les députés ; je la reprends à mon compte.

Ce texte ne néglige pas la régulation sur internet. La semaine dernière, au Luxembourg, les ministres de l'intérieur européens ont rencontré les représentants des grands groupes du numérique qui jouent malgré eux un rôle important dans le basculement dans le terrorisme. Ce matin encore, un appel à commettre des crimes sur notre territoire a été lancé sur Youtube par un combattant étranger en Syrie. A-t-on le droit de proférer de tels propos ? Cela relève-t-il de la liberté d'expression ? Partout ailleurs que sur internet, ces propos seraient condamnables, tout le monde le reconnaît. Pourquoi traiter internet différemment ?

Les grands acteurs du numérique procèdent eux-mêmes à une certaine régulation. Le texte propose d'appeler, sous contrôle de la Cnil, ces entreprises à retirer les contenus illégaux dans les vingt-quatre heures. À défaut, il sera procédé au blocage du site. Je l'ai dit à l'Assemblée nationale : le Gouvernement fera le choix des dispositifs les moins intrusifs. Le juge pourra également se prononcer en référer sur la décision de blocage.

Certains membres de votre commission des lois ont proposé d'allonger de vingt-quatre à quarante-huit heures le délai pour retirer les contenus. Je comprends cette proposition mais elle soulève des difficultés techniques et laisserait le temps aux terroristes de créer des sites miroir.

Troisième disposition : la création d'une infraction d'entreprise individuelle terroriste. Le droit existant ne couvre pas tous les cas de figure. Beaucoup de terroristes s'auto-radicalisent, ce qui les soustrait à la qualification d'association de malfaiteurs. Il ne suffit pas de consulter des sites radicaux pour rentrer dans le périmètre de cette nouvelle infraction : il faut également détenir des armes ou fabriquer des explosifs. Ces critères sont cumulatifs. N'en déplaisent à certains, ce texte n'est pas liberticide !

Des techniques nouvelles seront mises à la disposition des services d'enquête : par exemple, l'allongement de dix à trente jours de la durée de conservation des interceptions de sécurité, pour avoir le temps de traduire les messages utilisant souvent des langues rares. La Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) devra se prononcer car, à nouveau, aucune avancée de ce texte ne se fait au détriment des libertés publiques -ce serait une forme de victoire du terrorisme.

Un mot sur l'organisation de nos services. La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), ex-DCRI, a perdu 150 effectifs sur la période 2007-2012 ; ses budgets étaient étales. Le président de la République et le Premier ministre ont voulu la doter des moyens nécessaires avec la création de 436 emplois, dont 127 ont été pourvus. Ses crédits augmenteront de 12 millions d'euros par an jusqu'en 2017. Ces moyens aideront la DGSI à faire le bond technologique nécessaire.

Le fonctionnement vertical de nos différents services a montré ses limites. La réunion hebdomadaire horizontale de tous les acteurs, leur coordination, le pilotage plus fin de leur action assureront une meilleure circulation de l'information.

Zéro précaution, c'est 100 % de risques ; mais un maximum de précaution ne garantit pas le risque zéro. Il ne faut pas cacher la vérité aux Français mais, en même temps, tout ne dépend pas de nous. Nous ne pouvons pas garantir le risque minimal sans coopération européenne.

Certains apprentis terroristes cherchent à gagner la Syrie à partir d'aéroports européens, pour tenter d'échapper à notre vigilance. Grâce au système d'information Schengen et au fichier des personnes recherchées qu'il contient, la France n'est pas aveugle. Il faut l'améliorer en le reliant au système d'embarquement des passagers utilisé par les compagnies aériennes et renforcer les contrôles de sécurité. Cela suppose aussi de travailler sur la directive « Protection des données ». Ces propositions ont été entendues par nos homologues, notamment allemands.

Je forme le voeu que la représentation nationale témoigne de son unité sur ce sujet. L'unité, c'est la force des démocraties, attaquées au coeur de leurs valeurs par une barbarie immonde. Matérialisons par l'écoute mutuelle, la responsabilité et la volonté -qui sont des attributs du Sénat- cette indispensable unité. (Applaudissements)

M. Alain Richard, co-rapporteur de la commission des lois .  - On n'aborde jamais un tel sujet dans un climat indifférent. Je crois pouvoir me réjouir de ce que le Sénat débattra dans la sérénité, comme l'a fait notre commission.

Notre dispositif de lutte contre le terrorisme s'est construit par étapes successives et grâce à la coopération internationale. Ses résultats sont appréciables : des entreprises terroristes ont été démantelées. Il faut rendre hommage au courage et à la persévérance des hommes et des femmes qui nous en ont préservés.

L'entrée dans le terrorisme prend des formes nouvelles. Le sujet principal de ce texte, c'est l'enrôlement, l'endoctrinement sur internet de personnes vulnérables, en général isolées, qui en viennent à rejeter nos valeurs et sont fascinées par une violence rédemptrice qui donne un sens à leur besoin d'engagement.

On ne peut parler de texte de circonstance : il est impossible d'aboutir à un dispositif parfait du premier coup. C'est le fonctionnement de la démocratie. Après le drame de Toulouse, un premier texte avait été déposé. La création d'une nouvelle infraction, de deux procédures préventives et le perfectionnement des procédures pénales sont de nouvelles avancées.

L'interdiction de sortie du territoire est temporaire, motivée et contrôlée par le juge. Le délai d'intervention du juge a en outre été réduit grâce au recours à la procédure de référé.

L'outil n'est certes pas parfait mais il est indiscutablement utile pour lutter contre le phénomène des « nouveaux enrôlés ». Cette mesure d'interdiction de sortie du territoire pourra être complétée par l'interdiction touchant les transporteurs ou celle prohibant le contact avec des personnes assignées à résidence déjà impliquées dans des actes terroristes.

La suppression des messages terroristes sur internet est une mesure de prévention qui fait avant tout appel à l'esprit de responsabilité des hébergeurs professionnels du net -ils l'ont manifesté, le ministre l'a rappelé. Il en va d'ailleurs de leur intérêt économique. Porter à quarante-huit heures le délai avant le blocage nous paraissait opportun en cas de désaccord entre hébergeur et éditeur : cela permettrait d'arriver plus souvent à un retrait effectif.

L'Assemblée nationale a prévu l'intervention d'une personnalité qualifiée de la Cnil -instance la plus légitime- dans le dispositif. Certains estiment que le mécanisme ne sera pas efficace à 100 %. Certes, il n'est pas parfait et les plus déterminés réussiront toujours à le contourner mais ce n'est pas une raison pour ne rien faire et le retrait d'une bonne partie des contenus illégaux permettra sans doute d'éviter l'endoctrinement de nombreux jeunes.

Tout a été fait pour que ces mesures soient assorties de garanties du respect des libertés individuelles. Ce nouveau pas dans la lutte contre le terrorisme a donc pu se faire dans un climat d'apaisement : c'est un signe de maturité et de solidité de notre société dont nous pouvons nous féliciter. (Applaudissements sur les bancs socialistes, RDSE, UDI-UC et UMP)

M. Jean-Jacques Hyest, co-rapporteur de la commission des lois .  - Ce projet de loi fait suite à d'autres textes sur le terrorisme, qui ont toujours été votés dans un large consensus. Il faut bien adapter notre droit aux nouvelles pratiques mais en étant précautionneux pour préserver les droits de la défense. Tous les pays n'ont pas su le faire.

Ce texte reprend la distinction prévention-répression, vieux souvenir de nos cours de droit. À la justice administrative la première, à la justice judiciaire la seconde. La justice administrative a autant le souci des libertés. Ne mélangeons pas tout, sauf à détruire notre édifice institutionnel. Je ne suis pas sûr que M. Mézard soit convaincu... (Sourires)

Nous disposons d'outils juridiques mais les magistrats n'ont pas les moyens adéquats pour lutter contre les nouvelles formes de terrorisme.

L'article 3 élargit la définition du terrorisme. L'article 4 transfère les délits de provocation à la commission d'actes de terrorisme et d'apologie du terrorisme de la loi sur la liberté de la presse dans le code pénal.

Dès lors, les procédures liées à la criminalité organisée pourront être mises en oeuvre. Ce texte va toutefois créer un précédent. Tous les faits d'apologie ou de provocation seront concernés -ce qui paraît disproportionné et encombrerait les juridictions. En outre, l'Assemblée nationale complexifie le dispositif avec une procédure à géométrie variable selon qu'il s'agit d'apologie ou de provocation. Ce n'est pas de bonne méthode. La commission des lois a donc préféré s'en tenir aux faits commis sur internet, les autres faits d'apologie continuant de relever de la loi de 1881. Il s'agit de viser les groupes organisés professionnels.

Internet présente des spécificités comme l'interactivité, qui justifient un traitement particulier. Comme le note le rapport Marc Robert, la loi sur la presse n'est plus adaptée à internet, nous devrons faire évoluer les choses.

Ce projet de loi crée une infraction relative à l'entreprise individuelle de préparation d'un acte terroriste. Dans les cas d'auto-radicalisation, il n'y a pas d'association de malfaiteurs. Les députés ont prévu trois conditions constituant ce nouveau délit ; nous avons précisé et, pour éviter une confusion, supprimé de son champ les notions de crime de guerre et de crime contre l'humanité. Tous les juges que nous avons entendus nous ont alertés sur cette bizarrerie.

L'article 7 étend la compétence de la juridiction de Paris ; l'article 7 bis, celle de la cour d'appel de Paris pour l'examen des demandes d'exécution d'un mandat d'arrêt européen.

Je ne reviens pas sur l'article 15, sinon pour remarquer la belle continuité entre ministres.

M. Henri de Raincourt.  - C'est rassurant !

M. Jean-Jacques Hyest, co-rapporteur.  - La continuité de l'État, c'est celle des ministères, certes, mais aussi celle du Parlement.

M. Henri de Raincourt.  - C'est pour cela qu'on y reste ! (Sourires)

M. Jean-Jacques Hyest, co-rapporteur.  - Ce travail ne sera sans doute pas achevé avant de nombreuses années. N'oublions pas que le terrorisme vise à détruire notre démocratie ! (Applaudissements sur les bancs socialistes, RDSE, UDI-UC et UMP)