Mécanisme de justice transitionnelle en Irak

M. le président.  - L'ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe Les Républicains, de la proposition de résolution en application de l'article 73 quinquies du Règlement, sur l'appui de l'Union européenne à la mise en place d'un mécanisme de justice transitionnelle à dimension internationale en Irak, présentée par M. Bruno Retailleau et plusieurs de ses collègues.

Discussion générale

M. Bruno Retailleau, auteur de la proposition de résolution .  - (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains) Nous n'en avons pas encore terminé avec Daech et son idéologie mortifère. Au Levant, les attentats se multiplient. En Syrie, avec seize morts la semaine dernière ; en Europe, en France aussi - à Strasbourg, en plein marché de Noël.

L'écho funeste des crimes abominables résonne encore sur les anciennes terres du califat et dans le coeur des millions de femmes, d'hommes et d'enfants suppliciés, yézidis, chrétiens, musulmans, shabaks, kakaïs... Au moins douze mille corps reposent dans deux cents charniers ; plus de trois mille femmes yézidies sont encore détenues comme esclaves sexuelles. Au moins 400 000 Yézidis ont été déplacés. La population chrétienne, qui était de 1,2 million il y a quarante ans, a été divisée par quatre et ne représente plus qu'1 % de la population.

Devant nous s'étend l'immense chantier de la reconstruction. Celle-ci est d'abord politique. Les élections du 12 mai 2018 ont été une étape de la stabilisation de l'Irak, même s'il a fallu plusieurs mois pour former le gouvernement. Le premier ministre M. Adel Abdel-Mahdi a pris des initiatives heureuses pour que les différentes communautés ethniques et religieuses puissent se retrouver. Le gouvernement irakien a ainsi annoncé, le 24 décembre, que Noël serait un jour férié. Nous sommes sur le bon chemin.

La reconstruction est aussi matérielle. Entre 2014 et 2017, l'Union européenne a apporté 650 millions d'euros et promis 400 millions supplémentaires d'ici 2020. S'il faut encore lutter contre la corruption, nous sommes là aussi sur la bonne voie.

Je suis convaincu qu'il ne saurait y avoir de reconstruction matérielle sans reconstruction immatérielle. Dans ces sociétés fracturées par la guerre civile, le préalable, c'est la réconciliation. Or point de réconciliation sans justice mettant fin au cycle infernal de la violence. Là où tout semblait terminé, ce processus permet d'entrevoir le nouveau commencement qu'évoque Hannah Arendt.

Je mets en garde ceux qui voudraient attendre ; ce serait prendre le risque de la disparition des preuves et des bourreaux et d'alimenter le cycle de la vengeance et du ressentiment.

Il faut aider l'Irak sans ingérence. Cela suppose de mettre en place un cadre spécifique, étant donné la nature des crimes - certains relèvent du génocide et du crime contre l'humanité. Les auteurs ne sont pas seulement irakiens. Il faut un processus global qui permette à toutes les composantes de la société de se retrouver autour d'une même citoyenneté, d'un même idéal irakien.

L'Union européenne est légitime car elle est la première puissance à aider l'Irak matériellement. Avec la mission Eujust Lex Irak, elle y soutient un cadre judiciaire indépendant, conforme aux standards internationaux, et a adopté une communication proposant un appui au gouvernement irakien.

Nous proposons une justice transitionnelle avec une solution mixte associant juges irakiens et internationaux afin de juger des crimes qui intéressent la communauté internationale.

Il n'est pas question pour nous d'envisager une quelconque ingérence, à contresens de la souveraineté irakienne. Que penserait le peuple irakien s'il avait le sentiment que la justice était rendue par d'autres ?

C'est à l'Irak de décider s'il veut adhérer au statut de Rome et à la Cour pénale internationale (CPI), pas à nous.

Lors de la conférence de Paris de 2014, c'est l'Irak qui a demandé à la communauté internationale un appui pour l'aider à juger les crimes contre l'humanité. La proposition de résolution accompagne le projet du gouvernement irakien.

Nous avons plusieurs exemples de justice transitionnelle à dimension internationale, notamment au Cambodge.

Cette proposition de résolution européenne traduit la position constante de notre groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens, les minorités au Moyen-Orient et les Kurdes. Élaborée au fil de nos rencontres et auditions, elle a été présentée à Bruxelles, où elle a été bien accueillie.

Je l'ai dit, il ne saurait y avoir de reconstruction sans réconciliation, ni de réconciliation sans justice. Les crimes commis en Irak concernent les Irakiens mais aussi toute la communauté internationale. Il faut aider l'Irak sans violer sa souveraineté, car les victimes réclament justice. (Applaudissements sur les bancs des groupes Les Républicains, UC et Les Indépendants et sur plusieurs bancs du groupe SOCR)

M. Bernard Fournier, rapporteur de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées .  - Les chiffres des crimes de masse commis par l'État islamique sont terribles. En une génération, la population chrétienne d'Irak a diminué de 75 %. Vingt siècles d'histoire ont été balayés en vingt ans. Certains - chrétiens, yézidis, shabaks, kakaïs - tentent pourtant de survivre sur place, principalement au Kurdistan irakien. Une partie de la population qui a fui Daech aspire à retourner vivre chez elle.

Il ne s'agit pas de défendre les chrétiens d'Orient parce qu'ils sont chrétiens, mais de conserver à l'Irak sa véritable identité, celle d'un creuset des peuples, des religions et des cultures. C'est cette ouverture, ce vivre ensemble qu'il faut sauver, pour des raisons morales mais aussi de sécurité collective.

Nous, Européens, avons appris des cruelles leçons de l'histoire - des guerres de religion, de la Shoah, de l'épuration ethnique dans les Balkans. Cela nous donne le devoir de nous élever contre ces crimes.

Par pragmatisme aussi, pour préserver notre sécurité, car des pays où l'on laisserait libre cours au nettoyage ethnique et religieux risquent de s'enfoncer dans la radicalité. Or la déstabilisation du Moyen-Orient a des conséquences sur l'Europe en ce qu'elle favorise le terrorisme, la propagation d'un islam fondamentaliste et les migrations.

Encourager le maintien des minorités chez elles, c'est agir suivant notre conscience et nos intérêts.

N'oublions pas que l'État islamique a aussi fait nombre de victimes sunnites, l'objectif étant d'éliminer tous ceux qui n'adhèrent pas à son projet criminel !

La proposition de résolution s'attache à la question de la justice transitionnelle, transition entre l'état de guerre civile et l'état de droit. Cette notion était déjà présente à Nuremberg et dans les procès des dictatures militaires. En Afrique du Sud, la commission Vérité et réconciliation a été mise en place en 1995 pour tourner la page douloureuse de l'apartheid.

Il est vital de nommer les crimes et de désigner les principaux responsables. Il ne s'agit pas de régler les comptes du passé, de préparer la revanche, mais d'installer les conditions du vivre ensemble.

La justice transitionnelle vise tant le passé que le présent et l'avenir. En évitant que les crimes du passé ne soient occultés, on légitime la réinstallation des populations déplacées et on prépare la reconstruction.

En Irak, les combats décroissent et on assiste à un début de normalisation politique. Les hommes de Daech sont encore là mais ont plongé dans la clandestinité. Ce contexte permet d'envisager une justice transitionnelle.

Cette proposition de résolution n'a pas de force normative mais peut avoir une portée concrète. Aussi la commission des affaires étrangères l'a-t-elle adoptée. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains et sur quelques bancs du groupe UC)

M. Jean-François Rapin, en remplacement de M. Jean Bizet, rapporteur pour avis de la commission des affaires européennes .  - (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains) La commission des affaires européennes a adopté le 18 décembre dernier cette proposition de résolution européenne. La défaite militaire de Daech ne doit pas faire oublier le sort dramatique des communautés chrétiennes et des minorités en Irak. De 850 000 en 2014, les chrétiens ne sont plus que 400 000. Rien qu'en 2014, 125 000 d'entre eux ont quitté le pays. Le sort des fidèles des religions syncrétiques préislamiques n'est guère plus enviable.

Cette proposition de résolution prône la mise en place d'une justice transitionnelle pour faciliter la réconciliation des communautés. L'Union européenne s'est engagée depuis 2003 pour la reconstruction de l'Irak, notamment financièrement. La proposition de résolution propose de flécher une partie de ces financements vers un dispositif à dimension internationale, sur le modèle des tribunaux mis en place au Cambodge pour juger les crimes des Khmers rouges.

La proposition de résolution insiste sur la formation des enquêteurs et des juges. Ses auteurs souhaitent que l'Union européenne renforce le mandat de la mission européenne d'assistance EUAM Irak (European Union Advisory Mission). Cela faciliterait la coopération avec l'équipe d'enquêteurs des Nations unies.

La proposition de résolution appelle à sensibiliser le personnel judiciaire irakien aux notions de crime de guerre et de crime contre l'humanité.

L'Union européenne est souvent là pour mettre fin aux conflits. Songeons à son rôle dans l'accord du Vendredi Saint en Ulster. En Irak, elle peut oeuvrer à la réconciliation des différentes communautés.

La commission des affaires européennes a émis un avis favorable à cette proposition de résolution. (Applaudissements sur les bancs des groupes Les Républicains, UC et Les Indépendants, ainsi que sur quelques bancs du groupe SOCR)

M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères .  - D'emblée, soulignons le grand nombre de signataires de cette proposition de résolution, parmi lesquels les présidents Kanner et Marseille.

Je me souviens comme hier de ce 26 juin 1999 où j'avais rencontré de jeunes chrétiens dans une église chaldéenne de Bagdad. Depuis, certains d'entre eux ont fui en France ou au Canada ; d'autres sont restés sur place et ont été frappés. Nous avons tous en tête ces parcours, ces atrocités subies par nos amis, nos frères d'Irak.

Cette proposition de résolution donne un certain nombre d'orientations. Merci pour votre mobilisation. Nous partageons votre diagnostic : pas de paix durable sans réconciliation, pas de réconciliation sans la justice due aux victimes de la barbarie djihadiste, à commencer par les minorités persécutées.

Le groupe de réflexion créé au Sénat dès le printemps 2015 à l'initiative des présidents Larcher et Retailleau a été le premier à sonner l'alerte.

Hannah Arendt a évoqué, dans Eichmann à Jérusalem, la banalité du mal. Hélas, celle-ci frappe encore et toujours. Comment l'inhumain peut-il se loger si facilement dans l'humain ? Face à ces atrocités qui défient l'imagination, qui heurtent la conscience humaine, il est légitime et nécessaire de pouvoir compter sur une justice à la hauteur garantissant qu'il n'y ait ni oubli, ni impunité.

Depuis 2014, la France est aux côtés du peuple et du gouvernement irakien dans la lutte contre Daech. Aujourd'hui, l'Irak se relève et aspire à devenir une puissance d'équilibre. Jean-Yves Le Drian s'est rendu la semaine dernière en Irak, avec le président Cambon, pour rencontrer les nouvelles autorités fédérales. La France veut poursuivre son soutien et densifier les liens, pour une paix durable.

Fidèle à une histoire qui remonte à François Ier et aux valeurs qui nous lient aux chrétiens d'Orient, la France est le premier soutien des minorités persécutées. La diversité religieuse est une part essentielle de l'identité de l'Irak ; c'est la condition de la paix et de la stabilité.

Je rends hommage aux nombreuses associations qui oeuvrent en faveur des minorités persécutées, dont l'?uvre d'Orient ou la Coordination des chrétiens d'Orient en danger (Chredo).

La conférence de Paris de septembre 2015 a permis de déterminer un plan d'action pour un retour volontaire sûr et durable des minorités dans leur foyer. Vos travaux ont été versés à la conférence de suivi de Bruxelles en 2018. En octobre 2019, celle-ci se tiendra à Paris et mettra l'accent sur l'éducation, l'inclusivité et la lutte contre l'impunité.

Nous avons soutenu ces communautés sur le terrain : plus de sept mille personnes ont bénéficié de l'asile en France ; 20 millions d'euros ont été mobilisés par le fonds Minorités, notamment pour permettre le retour des chrétiens à Mossoul et dans la plaine de Ninive. L'Agence française de développement (AFD) vient de lancer un programme de 10 millions d'euros.

Charles Personnaz a été missionné par le président de la République pour élaborer une stratégie de soutien au patrimoine et au réseau éducatif dans la région. Nous nous inspirerons de son rapport, rendu le 3 janvier, pour agir.

Le président de la République s'est engagé auprès de Nadia Murad, prix Nobel de la Paix, pour accueillir en France des femmes yézidies victimes de Daech ; une vingtaine sont déjà arrivées fin décembre avec leurs enfants. Il s'est également engagé à contribuer au Fonds pour la reconstruction de Sinjar.

Le président Cambon l'a vu, la France plaide pour que les nouvelles autorités irakiennes donnent priorité à l'inclusion et à la réconciliation. Noël déclaré jour férié, c'est un symbole fort. Il faut une gouvernance inclusive, car les minorités revendiquent d'avoir voix au chapitre. Nous proposerons à l'Irak de coprésider la conférence de suivi d'octobre.

Nous souscrivons à l'objectif de la proposition de résolution. La demande d'un soutien européen fort est légitime. Évitons l'ingérence, mais offrons aux autorités irakiennes le cadre et les moyens de mener à bien leur tâche. Des milliers de condamnations de djihadistes ont été prononcées. Nous formons des magistrats irakiens en France, le Quai d'Orsay a financé le rapport de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) sur les crimes sexuels contre les Yézidies, aidant ainsi à documenter les exactions en vue d'une action en justice.

Nous avons un dialogue politique dense avec l'Irak, que nous encourageons à adhérer au statut de Rome et à la CPI. Nous agissons aussi au sein des Nations unies et sommes parrains de la résolution qui a mis en place une équipe d'enquête sur les crimes de Daech en Irak, chargée de recueillir et conserver les preuves.

L'Union européenne doit prendre sa part, ce qu'elle fait avec la mission EUAM Irak. Celle-ci a déjà été élargie ; évaluons la nouvelle formule avant d'aller plus loin.

Nous souhaitons que davantage de fonds européens soient fléchés vers le renforcement des capacités du système juridique irakien, et le faisons savoir dans les instances européennes. Votre proposition de résolution nous donnera encore plus de poids.

Le président de la République, inaugurant le 25 septembre 2017 la magnifique exposition de l'Institut du monde arabe, déclarait : « Le passé nous oblige, soyez sûrs de notre engagement pour le présent ». Je fais miens ces mots en exprimant un avis de sagesse très bienveillante sur cette proposition de résolution. (Applaudissements sur les bancs des groupes LaREM, RDSE, UC et Les Républicains ; M. Yannick Vaugrenard applaudit également.)

M. Claude Haut .  - Je salue le travail de sensibilisation et de suivi qu'effectue le groupe de liaison sur la situation des chrétiens et des minorités au Moyen-Orient. Cette proposition de résolution préconise d'établir en Irak un mécanisme de justice transitionnelle à dimension internationale ou mixte pour juger les crimes commis par Daech de 2014 à 2017 et demande à flécher d'emblée des financements européens.

Cette étape est cruciale pour rétablir la paix, réconcilier et reconstruire.

La justice transitionnelle repose sur quatre piliers, dits piliers Joinet : le droit à la vérité, le droit à la justice, le droit à la réparation individuelle ou collective et l'exigence de non-répétition, garantie par des réformes institutionnelles, une constitution protectrice des droits de l'homme mais aussi un processus de désarmement, de démobilisation et de réintégration. Les groupes les plus vulnérables doivent être spécifiquement protégés.

La justice transitionnelle ne se réduit pas au droit à la justice. Ces quatre piliers ne peuvent intervenir simultanément ; précipitation excessive comme ajournement permanent sont les deux écueils à éviter. Au préalable, il convient de stabiliser la situation sécuritaire.

Bien que nous souscrivions aux objectifs de la proposition de résolution, elle me semble pêcher par une précipitation excessive. On se déplace encore en véhicule blindé en Irak !

La priorité est plutôt au retour de la stabilité, de la sécurité et de la souveraineté, en combattant la menace terroriste, à la reconstruction de l'État irakien et au retour des tribunaux de droit commun. Il faut soutenir la politique inclusive menée par le Gouvernement irakien. La nomination récente d'Adel Abdel-Mehdi grâce à un compromis entre les deux blocs chiites rivaux est à cet égard de bon augure.

Le pays rechigne à se soumettre à la CPI, de même qu'à un tribunal pénal international ad hoc. Rien ne garantit que l'Irak renoncera à la peine de mort. Évitons de braquer le pays, même si des tribunaux mixtes peuvent être utiles. Au Cambodge, seule une poignée de responsables ont été jugés, après dix ans, sans parler des nombreux juges démissionnaires. Appelons plutôt l'Irak à adhérer à la CPI, d'autant que le procureur de la Cour collecte déjà les preuves. Telle est la position de l'Union européenne.

Le groupe LaREM soutient le rétablissement de la justice en Irak et la punition des crimes de Daech. Nous nous abstiendrons avec bienveillance. (Applaudissements sur les bancs du groupe LaREM)

Mme Christine Prunaud .  - Cette proposition de résolution tente de répondre à deux questions : Comment s'assurer que la justice soit rendue dans le cas des crimes de masse commis par Daech ? Comment amorcer dans ce pays, une période de développement et de paix ?

L'équilibre est fragile. Il y a un risque de pardon généralisé ou d'épuration incontrôlée. L'Irak ne peut recourir au TPI, n'étant pas partie au statut de Rome.

Aidons l'Irak à rétablir ses institutions judiciaires. Le programme européen de 2012 doit se poursuivre, de même que la mission européenne de rétablissement de l'État de droit. Une communication entre Bagdad et l'Union européenne est indispensable, notamment en raison des quelque 5 000 Européens ayant rejoint Daech en Syrie ou en Irak de 2011 à 2016. Le plan d'action de Paris présenté en 2015 doit être poursuivi.

Écoutons l'Irak qui veut juger les crimes commis sur son territoire.

Créer un mécanisme judiciaire proche des tribunaux spéciaux pose question, notamment en raison de la loi anti-terroriste irakienne de 2014 ; nous craignons aussi la lenteur extrême de la procédure qui s'est déroulée au Cambodge, où seuls dix responsables Khmers rouges ont été jugés en vingt ans.

Dessaisir Bagdad de ses prérogatives judiciaires pourrait enfin ralentir considérablement sa reconstruction.

L'Irak est un pays composite avec de nombreuses minorités. Juger les terroristes islamiques et leurs complices pourrait participer à la reconstruction de l'Irak, ensemble par les Irakiennes et les Irakiens.

J'émets quelques réserves sur l'alinéa 7 qui distingue maladroitement les victimes chrétiennes de celles d'autres minorités religieuses, alors que, monsieur Retailleau, vous avez bel et bien évoqué toutes les minorités sans distinction dans votre intervention. Toutes les victimes doivent en effet avoir les mêmes droits. Seulement sur ces réserves, le groupe CRCE s'abstiendra, avec une certaine bienveillance. (Applaudissements sur les bancs du groupe CRCE)

M. Yannick Vaugrenard .  - Un an et demi après la fin des combats contre l'État islamique, l'Irak entame sa reconstruction après quatre ans de guerre, qui a détruit le pays et causé des milliers de morts. Tout l'Irak est concerné, mais aussi certaines minorités : chrétiens d'Orient, Yézidis, Turkmènes, Kurdes, Shabaks...

L'Europe est plus que jamais face à ses responsabilités. Il est urgent d'agir et fondamental de reconstruire l'Irak, tout en affirmant avec détermination la volonté de l'Union européenne de lutter contre toute impunité, pour des raisons d'ordre moral, politique et juridique. Elle doit défendre avec force son exigence humaniste.

À l'Europe, à l'ONU, à la France, de prendre, chacune, leurs responsabilités. Prenons les nôtres ! Nous voterons cette proposition de résolution.

Les survivants recherchent toujours leurs disparus, jetés dans 202 charniers découverts, où seraient ensevelis entre 6 000 et 12 000 corps.

La France joue pleinement son rôle de soutien à la reconstruction de l'Irak. Il y a quelques jours, Jean-Yves Le Drian était dans la ville sainte chiite, Nadjaf, annonçant un deuxième prêt, complétant celui de 2017. Les multiples coupures d'électricité rendent la vie quotidienne difficile.

Le groupe socialiste est favorable à la proposition de résolution : nous devons montrer notre détermination à lutter contre ces crimes ; c'est un impératif juridique, moral et politique et la meilleure garantie de la non-répétition.

C'est aussi un impératif humanitaire. Il est urgent d'agir, d'autant que la France a une responsabilité historique en Irak : mais cela doit passer par l'échelle européenne. Il faut aussi respecter la volonté des Irakiens. La France, durement touchée par Daech, est pleinement dans son rôle.

Je rends hommage à ceux qui, par leur détermination, parfois le sacrifice de leur vie, ont permis de vaincre Daech. Même si l'État islamique n'est pas totalement éradiqué, c'est grâce à eux, qu'aujourd'hui nous pouvons précisément imaginer une autre étape d'évolution vers la démocratie. Qu'ils soient chaleureusement remerciés pour leur engagement !

Nous sommes à la deuxième étape, la reconstruction. Étape essentielle, elle doit être accompagnée du combat pour le droit et la justice, les valeurs de respect et de confiance mutuelle. Soldons les erreurs passées sans les oublier. La non-impunité est une ardente obligation sans laquelle aucune réconciliation n'est possible. La France et l'Europe doivent prendre toute leur place. Le soutien européen au mécanisme de justice transitionnelle doit avoir une dimension internationale, afin de mieux prendre en compte les notions de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité.

Au Cambodge, le « processus vérité » a bien fonctionné : l'association de juges cambodgiens et internationaux a permis de reconnaître les crimes, de les juger et permettra la réconciliation. Je ne minimise par le travail nécessaire. Le contexte régional est délicat.

Mais l'Europe, par son histoire, est une voix à part, souvent respectée. Projetons des valeurs humanistes fondamentales pour que les crimes ne restent pas impunis. Il y va de notre crédibilité et de notre sécurité présente et future. On a eu le sentiment d'être paralysés par des jeux régionaux mêlant Turquie, Iran, Syrie et Russie.

Nos stratégies européennes traditionnelles sont bouleversées. La frilosité n'est pas acceptable. L'Europe a trop souffert de crimes contre l'humanité pour les négliger ailleurs. Elle a déjà trop tardé ; il est urgent d'agir pour la reconstruction de l'Irak et le retour du droit. Luttons contre toute impunité, défendons notre exigence humaniste et prenons nos responsabilités. Le groupe socialiste votera en faveur de cette proposition de résolution européenne. (Applaudissements sur les bancs des groupes SOCR, Les Républicains et UC)

M. Olivier Léonhardt .  - (Applaudissements sur les bancs du groupe RDSE) La paix en Irak repose sur sa reconstruction matérielle et politique, mais aussi sur sa reconstruction morale qui passe par la justice. L'ampleur des crimes commis en Irak l'exige : meurtres, tortures, viols, réduction en esclavage, sort des Yézidis, des chrétiens, des Kurdes, mais aussi tous les musulmans qui n'adhéraient pas au califat.

Cela relève du crime contre l'humanité. Il faut donc faire la même chose qu'en Afrique du Sud ou au Cambodge. Sachant que l'Irak ne reconnaît pas la CPI, un dispositif de justice transitionnelle à dimension internationale pourrait être une solution.

Cela passera par trois conditions. La transparence d'abord, qui est respectée ; l'efficience de la justice irakienne avec le soutien de programmes européens - mais la loi antiterroriste irakienne ne reconnaît pas le crime contre l'humanité ; et, plus difficile, l'adhésion des autorités irakiennes, qui sont jalouses de leur souveraineté. Pourtant, ce dispositif serait un signal positif pour les réfugiés.

Pour autant, la reconquête du territoire ne signe pas, hélas, la fin du terrorisme. Soutenons, aujourd'hui plus que jamais, nos meilleurs alliés, le peuple kurde, qui a été en première ligne en Irak, mais aussi en Syrie. La victoire contre Daech est d'abord la leur. Ils sont aujourd'hui pris en étau entre la Syrie et la Turquie. Lorsque celle-ci a agressé Afrin, je vous avais déjà dit mon indignation. (M. Bruno Retailleau le confirme.)

Le président Macron a eu raison d'appeler la Russie à préserver les Kurdes, qui continuent à lutter contre les djihadistes dans la vallée de l'Euphrate.

M. le président.  - Veuillez conclure.

M. Olivier Léonhardt.  - Merci à M. Retailleau pour cette résolution. (Applaudissements sur les bancs du groupe RDSE ; M. Bruno Retailleau applaudit également.)

M. Jean Louis Masson .  - Comme tout le monde, je suis horrifié par les exactions de l'État islamique.

En France, il est facile de se donner bonne conscience. Il y a eu des centaines de milliers de morts en Libye, en Syrie, mais la faute à qui ?

Qui a été faire la guerre en Libye ? M. Sarkozy, pour des raisons... d'intérêt général, voire pour d'autres peut-être peu avouables... (Protestations à droite)

Entendons-nous bien : Kadhafi était un personnage peu recommandable ; sa colonne, lorsqu'il prit la fuite, fut bombardée par des avions français. La France est fière d'avoir renversé Kadhafi - et au lieu d'avoir quelques milliers de morts, par an, avec Kadhafi, on en a aujourd'hui des centaines de milliers !

Même proportion en Syrie, où le président Hollande a voulu renverser Bachar el-Assad.

La France n'a pas à se féliciter non plus de sa politique au Yémen où se commettent des crimes contre l'humanité.

M. Bruno Sido.  - Ce n'est pas Sarkozy !

M. Jean Louis Masson.  - Il y a deux poids deux mesures : le roi d'Arabie Saoudite fait un génocide des Houthis, agresse le Yémen, mais nous continuons à lui dérouler le tapis rouge et à lui vendre des armes... (Mme Claudine Kauffmann applaudit vivement.)

M. Jean-Marie Bockel .  - Le mécanisme de justice transitionnelle que promeut la proposition de résolution européenne s'inscrit dans la ligne de notre résolution de décembre 2016. Mais, comme dirait le général Pierre de Villiers, gagner la guerre ne suffit pas à gagner la paix.

La présence des chrétiens en Orient est plus ancienne que celle de l'islam. La France a un lien avec eux qui date des capitulations de François Ier. Le pape Jean-Paul II disait que la situation des chrétiens dans leur pays est révélatrice de celle de l'ensemble du pays.

L'action de Daech a accéléré la migration des Yézidis. La plupart des centaines de milliers de Yézidis sont partis, dont la moitié en Europe et outre-Atlantique. Ils ne reviendront sans doute jamais. L'autre moitié, réfugiée dans les pays de la région, aspire au retour. Tendons-leur la main ! Comme la lauréate du prix Nobel de la Paix, Nadia Murad, l'a déclaré, de passage à Paris le 22 décembre dernier, « la priorité pour les Yézidis est de récupérer [leur] terre ».

La guerre contre Daech n'est pas terminée en Syrie. C'est pourquoi quelque 350 militaires français restent déployés en Irak. La France s'engage aux côtés de l'Irak, auquel elle apporte un soutien politique, diplomatique, militaire et humanitaire. La visite de Jean-Yves Le Drian, la semaine dernière, dans le pays, l'illustre.

Notre engagement tend d'autant plus à se consolider, que des progrès en direction d'une politique inclusive des minorités ont été constatés ces derniers mois. Je salue l'annonce d'un prêt de la France d'un milliard d'euros à l'Irak sur quatre ans. L'Union européenne s'est elle aussi engagée très tôt en Irak. L'enjeu actuel est de réformer la justice et d'aligner le droit irakien sur certains standards internationaux. La proposition de résolution rejoint, sous une forme plus aboutie, la proposition de notre collègue Nathalie Goulet, d'un TPI jugeant les Djihadistes européens ayant commis des crimes avec Daech.

La mise en place d'une justice transitionnelle en Irak à dimension internationale est essentielle afin que ce pays puisse panser ses plaies et se reconstruire.

Il y va de la stabilité de toute la région. Il y aura des arbitrages. Mais il ne faut pas que la justice soit une variable d'ajustement. Tous les après-guerres sont essentiels.

Il y a là une dimension humaine psychologique. La construction d'une réconciliation est essentielle pour la paix à venir. C'est beaucoup plus important qu'il n'y paraît.

Cela s'inscrit également dans la lutte contre le terrorisme, avec la problématique des revenants.

Le groupe UC votera donc cette proposition de résolution. (Applaudissements sur les bancs du groupe UC et sur quelques bancs du groupe Les Républicains, ainsi que sur le banc de la commission)

M. Joël Guerriau .  - Je tiens à saluer cette résolution du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens, les minorités au Moyen-Orient et les Kurdes.

La peine de mort est appliquée en Irak, les conditions d'un procès équitable ne sont pas réunies, l'Irak n'adhère pas à la CPI et le crime contre l'humanité n'est pas reconnu dans la loi irakienne. Or cette dernière incrimination est indispensable. Quelque 80 % des chrétiens ont quitté le pays : de 1,2 million dans les années quatre-vingt, ils ne sont plus que 300 000 aujourd'hui.

Ils sont délaissés par le gouvernement irakien et terrifiés par l'avenir incertain, après avoir subi les pires exactions.

L'amnistie-amnésie n'est plus acceptable. La justice transitionnelle est un ensemble de mécanismes interdépendants : on ne saurait par exemple réconcilier sans réparation. Elle peut établir des institutions fondées sur la confiance et le respect. Ce n'est pas seulement une justice rétrospective, mais aussi prospective : elle conduit une société vers la paix.

Une telle justice serait souhaitable en Irak, pour lui permettre d'aller de l'avant et de réconcilier ses communautés, pour rétablir ce que nous appelons un certain « vivre ensemble ».

On peut regretter que l'Union européenne n'ait pas précisé les modalités de ce projet. Il est donc légitime d'appuyer cette initiative, de la concrétiser, en insistant sur la formation des juges, et de s'assurer de son financement.

Il faut vérifier que toutes les communautés soient traitées à égalité. Le groupe Les Indépendants votera donc cette proposition de résolution pour que les familles puissent faire leur deuil et que la réconciliation soit possible. Justice doit être rendue pour réconcilier les communautés. C'est un des piliers de la reconstruction politique du pays. (Applaudissements sur les bancs des groupes Les Indépendants, UC et sur quelques bancs du groupe Les Républicains)

Mme Joëlle Garriaud-Maylam .  - En 1979, Simone Veil affirmait que l'Europe était le grand dessein du XXIe siècle et qu'elle devait faire entendre sa voix en défendant des valeurs de paix et de droits de l'homme. Je remercie sincèrement Bruno Retailleau d'avoir pris l'initiative de cette proposition de résolution qui s'inscrit tout à fait dans cette idée, ainsi que pour la création du groupe d'étude.

Toutes les minorités ont été victimes de violences inouïes : épuration permanente à vocation génocidaire. Daech a voulu faire disparaître des identités multiséculaires. Nous devons continuer notre combat contre l'ogre barbare.

J'avais demandé à la France de saisir la CPI des crimes de Daech en Irak.

Après avoir constaté ces crimes au Kurdistan irakien, et accueilli des victimes en France, j'avais demandé au Gouvernement d'agir.

Cette proposition de résolution européenne nous permet de le faire, enfin, en faisant reconnaître ces crimes. C'est une exigence de justice élémentaire. La France a un rôle de partenaire de confiance à jouer.

Les élections de mai dernier donnent de l'espoir, même si la société irakienne a été endommagée durablement.

Déjà 650 millions d'euros ont été versés par l'Union européenne pour couvrir l'urgence.

L'Irak doit aujourd'hui reprendre son destin en main en toute souveraineté. Comment le faire si les coupables ne sont pas jugés ? C'est une exigence morale.

Il ne peut y avoir de paix sans réconciliation et donc sans justice.

Voter cette proposition de résolution européenne consiste à dire au monde que l'Europe ne se désengage pas des sujets essentiels et envoie le message fondamental et positif à tous les peuples que la France, patrie des droits de l'homme, n'est pas seulement intéressée aux bénéfices économiques de la reconstruction matérielle, mais se tient aux côtés du peuple irakien, en assurant aux familles contraintes de vivre à proximité de leurs agresseurs d'hier, une vraie justice, condition essentielle, pour que les victimes puissent rester ou revenir sur les terres de leurs ancêtres. Voter cette proposition de résolution prouverait aussi le rôle majeur de l'Europe aux jeunes qui s'en détournent, pour la paix, afin de leur redonner confiance : ce serait tout à l'honneur du Sénat. (Applaudissements sur les bancs des groupes Les Républicains et UC)

La discussion générale est close.

Explication de vote

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères .  - Merci à tous. Il existe dans la vie du Parlement des moments privilégiés. Ce que nous faisons est important.

J'ai eu l'honneur de me rendre en mission, avec le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères en Irak, notamment auprès des Kurdes et dans la ville sainte chiite de Nadjaf. J'y ai entendu un vrai désir de réconciliation, une volonté de se libérer du cauchemar qui a frappé le pays. J'y ai aussi entendu un désir de justice, parce qu'on ne peut pas se réconcilier sans avoir mis l'histoire au clair.

Sachez qu'à l'heure où nous parlons, des enfants, de très jeunes filles yézidies de 10 à 11 ans subissent actuellement des traitements hormonaux pour être livrées à l'esclavage sexuel.

J'y ai enfin entendu un désir de France.

Le Sénat, en s'exprimant par cette proposition de résolution européenne, porte haut sa mission de défendre la vérité, une justice stricte mais équitable, et les valeurs qui font encore croire en l'humanité. (Applaudissements sur tous les bancs)

La proposition de résolution européenne est adoptée.

(Applaudissements sur les bancs des groupes Les Républicains et UC ; M. Christian Manable applaudit également.)

La séance est suspendue à 16 h 20.

présidence de M. Gérard Larcher

La séance reprend à 16 h 45.