Pour une école de la confiance (Procédure accélérée)

M. le président.  - L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, pour une école de la confiance.

M. Jean-Pierre Sueur.  - Le scrutin se tient pendant que le ministre parle.

Discussion générale

M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse .  - Je tiens d'abord à m'associer à l'hommage que vous venez de rendre, monsieur le Président, aux deux héros de la Nation dont je suggère que des établissements scolaires puissent prendre le nom, comme je l'avais fait pour le colonel Arnaud Beltrame. Il est très important que l'exemple de ces hommes soit donné à nos jeunes, car ils incarnent la défense des valeurs de notre République.

Depuis des années, notre école souffre d'une difficulté à réduire les inégalités sociales, ce qui obère les chances de s'insérer dans la vie professionnelle. Plus de 20 % des élèves ne maîtrisent pas les savoirs fondamentaux à l'issue de l'école primaire, et près de 23 % des jeunes sont au chômage. Nous nous interrogeons sur les raisons de ce phénomène.

Nous avons l'impérieuse nécessité de combattre ces chiffres et cette réalité sociale qui révèlent un sentiment de relégation, avec une constance d'airain.

Depuis deux ans, ma priorité absolue et constante est l'école primaire qui joue un rôle emblématique car c'est par elle que tout commence pour l'élève comme pour la République. C'est par une politique d'élévation résolue du niveau, de justice sociale et d'équité territoriale que nous hisserons l'école française parmi les meilleures du monde, ce qu'elle a su être.

Nous ferons de la France une grande puissance éducative.

Ce projet de loi ne résout pas tous les problèmes mais creuse le sillon sur lequel nous travaillons depuis deux ans.

Pour l'école primaire, nous avons divisé par deux les classes de CP et de CE1 dans les territoires les plus défavorisés. Quelque 190 000 élèves bénéficient déjà de conditions particulières en élémentaire. Ce sera 300 000 élèves à la rentrée prochaine. Nous appuierons une politique pédagogique renouvelée, pour de meilleures pratiques et une meilleure acquisition des savoirs fondamentaux.

Nous renforçons l'évaluation en CP et en CE1 pour mesurer les progrès individuels et collectifs de nos élèves.

Nous investissons massivement dans le primaire avec la création de 2 300 postes pour consolider les REP, REP+ (réseau d'éducation prioritaire) et l'école rurale.

Ce projet de loi s'inscrit dans notre priorité éducative rappelée par le président de la République le 25 avril. Il a notamment annoncé le dédoublement des grandes sections en REP, la fin de la fermeture d'écoles sans l'accord du maire et la limite à 24 élèves maximum en grande section, CP et CE1 partout en France. L'éducation est donc le coeur du projet de société que nous portons.

J'espère que nos débats rectifieront les erreurs et mensonges colportés sur ce projet de loi apparus entre l'examen à l'Assemblée nationale et au Sénat. Discutons sur des bases réelles. Nous pouvons avoir des points de vue différents mais discutons du projet de loi et non des rumeurs.

L'article premier ne vise ainsi en aucun cas à museler les professeurs, comme cela a été dit. Il rappelle à ceux qui veulent être fonctionnaires leurs droits et leurs devoirs. Il rappelle surtout le respect de la communauté éducative par les familles.

L'article 2 ter ne supprime pas la visite médicale à 6 ans ; c'est tout l'inverse : il avance à 3 ans la première visite pour un parcours de santé renforcé de tous les enfants.

C'est un projet de loi profondément social qui crée les conditions d'une véritable ascension sociale par l'éducation.

À l'article 14, il n'a jamais été question de remplacer des enseignants par des étudiants. C'est tout l'inverse. Cette mesure profondément sociale qu'est la préprofessionnalisation concernera des étudiants boursiers qui recevront 700 euros par mois pour l'aide aux devoirs, en plus de leur bourse, et non pour remplacer les professeurs, mais bien pour les seconder.

Puissent nos débats rétablir des vérités simples.

M. Éric Bocquet.  - Nous ne savons pas lire, nous n'avons pas été à l'école !

M. Jean-Michel Blanquer, ministre.  - Ne contribuons pas à la désespérance qui va contre le progrès social. (Exclamations sur les bancs du groupe CRCE, tandis qu'on applaudit sur quelques bancs du groupe LaREM.)

Le premier levier pour le progrès effectif de tous les élèves est le primaire, notamment la maternelle. C'est là qu'il est possible d'attaquer les inégalités à la racine. J'ai entendu dire que le Gouvernement voulait supprimer les écoles maternelles : c'est faux ! (Nouvelles exclamations sur les mêmes bancs) C'est une grande fierté pour moi d'appartenir à un Gouvernement à qui le président de la République nous a demandé de nous inscrire dans la lignée des grandes lois républicaines sur l'obligation scolaire avec l'obligation d'instruction dès 3 ans. Nous ne voulons pas supprimer la maternelle !

Mme Éliane Assassi.  - Nous non plus !

M. Jean-Michel Blanquer, ministre.  - Depuis la fin du XIXe siècle, il n'y avait eu aucun avancement de l'âge de la scolarité obligatoire. Or la maternelle est un moment décisif pour la maîtrise des savoirs fondamentaux. L'apprentissage du vocabulaire, l'éveil de la sensibilité aux arts, le développement psychomoteur et affectif, la socialisation par le respect des règles et par le jeu, l'amour du travail bien fait sont fondamentaux pour une école de la confiance, une école du bonheur.

La formation obligatoire de 16 ans à 18 ans est essentielle mais a été peu évoquée, mais il s'agit aussi d'une dimension sociale essentielle.

Mme Éliane Assassi.  - Vous voyez !

M. Jean-Michel Blanquer, ministre.  - J'espère trouver une approbation sur vos bancs.

La formation des professeurs est un autre levier essentiel. Aujourd'hui, elle est trop hétérogène. Ce n'est plus possible. Appliquons le principe d'égalité, en créant les Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé). Le changement de nom est important. C'est un cadre d'excellence, commun, proche de la recherche, qui est créé. Nos professeurs doivent avoir le droit à l'expérimentation. C'est la marque de notre confiance à l'égard des femmes et des hommes qui travaillent au plus près des réalités et de la diversité des territoires.

Libérer, protéger, unir sont les clés de voûte de ce texte. Il n'y a pas d'expérimentation réussie sans évaluation. Nous approfondirons la culture de l'évaluation pour un système pionnier du XXIe siècle.

Nous aurons une vision complète grâce au Conseil d'évaluation de l'école (CÉÉ) L'autoévaluation responsabilisera tous les acteurs.

L'école demeure le visage de la République, celui du progrès et de l'avenir.

Nos élèves doivent maîtriser le français et les langues étrangères pour être de leur temps et de leur espace.

Aujourd'hui, l'enseignement international est souvent réservé aux familles privilégiées, dans des écoles privées. Nous allons l'ouvrir vers l'Europe et le monde. Ce sera complémentaire d'autres politiques européennes, comme les échanges Erasmus qui doivent se multiplier aussi bien pour les élèves que pour les professeurs.

Grâce à ce projet de loi, l'école de la République reste fidèle à sa mission ; c'est la maison commune de toute la jeunesse de France. Elle doit apporter à tous la même chance de réussir et la même envie de saisir cette chance.

Il revient à l'État d'assurer la protection de tous ses enfants. Si la liberté d'instruction est un droit fondamental, nous devons contrôler la qualité des enseignements qu'ils reçoivent.

Par ce texte nous faisons pleinement confiance aux territoires, nous devons les aider à expérimenter et à innover. Nous n'écarterons aucune organisation qui pourrait aider les territoires. Nous devons aider plus ceux qui ont besoin de plus : c'est ce que nous faisons pour l'éducation prioritaire, pour l'école rurale et pour l'outre-mer. Un rectorat de plein exercice sera ainsi créé à Mayotte qui a tant besoin du soutien de la communauté nationale.

Cette politique d'équité s'adresse particulièrement aux élèves les plus fragiles, dont les élèves en situation de handicap. J'en termine par ce point, essentiel à mes yeux. Le défi à relever est immense, même si beaucoup a été fait depuis les années 2000. Notre ambition est de prendre en charge tous les enfants le plus rapidement possible après diagnostic.

Nous mettons en place le levier inédit d'un grand service public d'une école inclusive.

Nous voulons une amélioration visible dès la rentrée prochaine par un recrutement de 80 000 accompagnants, sur tout le territoire ; ces personnes seront formées avant la rentrée. Nous voulons que les accompagnants se sentent appartenir pleinement à la communauté éducative, notamment par la signature de contrats de trois ans, renouvelables une fois, pouvant déboucher sur des CDI. Donnons cette espérance aux élèves et aux familles.

Ce projet de loi a l'ambition de permettre à l'école d'être le lieu de tous les possibles, premier outil de la justice sociale. L'école de la confiance est une aspiration sociale profonde pour plus de liberté, d'unité et de protection.

Notre société française est trop défiante. Enclenchons le cercle vertueux de la confiance en nous basant sur des textes exacts dans un esprit de progrès et de discussion.

M. Rachid Temal.  - Nous sommes sauvés !

M. Jean-Michel Blanquer, ministre.  - Notre philosophie de la confiance converge avec la philosophie de la démocratie parlementaire, en proposant et en faisant confiance au lieu d'imposer. L'abaissement de la scolarité obligatoire et la formation de 16 ans à 18 ans sont des acquis fondamentaux, mais ce ne sont pas les seuls de ce texte. Au centre de ce texte se trouvent les professeurs, sans lesquels rien n'est possible.

Je suis fier de présenter un texte qui porte une politique ambitieuse donnant à nos enfants des racines et des ailes (On ironise sur les bancs du groupe CRCE.) pour une société de liberté, d'égalité et de fraternité. (Applaudissements sur les bancs des groupes LaREM, Les Indépendants et UC)

M. Max Brisson, rapporteur de la commission de la culture .  - (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains) Que n'a-t-on entendu sur le sort réservé à ce projet de loi par notre commission, qui aurait saqué, mis au lance-flammes...

Nous avons porté un regard critique sur ce projet de loi, qui peut nous le reprocher ? Mais c'était pour l'améliorer, le compléter et le densifier. Nous avons déploré que la méthode fasse fi de la concertation et du dialogue social, comme tout ce qui concerne l'établissement public local d'enseignement des savoirs fondamentaux (EPLESF), l'école inclusive ou les multiples habilitations à légiférer par ordonnances.

Vous voulez une école plus juste, certes, mais ce projet de loi est incomplet. En abaissant l'âge de l'instruction obligatoire à 3 ans, vous proposez une avancée démocratique que l'école n'avait pas connue depuis les lois fondatrices de Jules Ferry, mais ce progrès est symbolique puisqu'il ne concernera que 2 % d'une classe d'âge. Cette mesure emblématique est, pour l'essentiel, une mesure d'adaptation. Hormis en Guyane et à Mayotte où son application se heurtera à de grandes difficultés, cette mesure n'aura pas de réel impact sur les autres territoires français : la loi ne fait que suivre le mouvement de la société.

Les autres dispositions de ce texte sont d'importance variable, alors qu'un volet a été oublié : les mesures relatives à la gestion des ressources humaines sont en effet absentes du texte, alors qu'il s'agit d'un levier majeur, de même que les dispositions relatives au métier d'enseignant. Nos professeurs ne se sentent plus écoutés ni considérés. Or la valeur de l'école se mesure aussi au moral des enseignants.

Notre école, celle de la République, méritait plus. Il y a urgence. Les évaluations se succèdent et les acquis de nos élèves se dégradent. L'échec scolaire est de plus en plus précoce, et il ne se réduit pas. Plus grave, la promesse de l'école républicaine n'est pas remplie : notre système est l'un des plus inégalitaires des pays développés. Vous connaissez ces problèmes. La commission était résolument et raisonnablement critique, mais tout aussi constructive.

Le Sénat est attaché à la qualité de la loi ; il est ouvert, pragmatique, conscient des diversités locales.

Notre commission a voulu un débat digne de notre école, sujet politique source de divergences mais aussi de convergences. Pas moins de 141 amendements de presque tous les groupes ont construit un texte plus équilibré et plus abouti, portant la voix des territoires jusqu'alors trop négligée. La commission a amélioré le texte, en réécrivant l'article premier, en réaffirmant l'autorité des professeurs et le respect qui leur est dû par les élèves et les familles. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe Les Républicains)

La commission a été attentive à l'application de l'obligation d'instruction à partir de 3 ans, en pérennisant la dérogation accordée aux jardins d'enfants qui pourront continuer à accueillir les enfants de 3 à 6 ans.

Elle a modifié l'article 4 pour assurer la juste compensation des communes qui soutenaient déjà des écoles maternelles privées sous contrat.

À l'article 5, elle a donné aux familles des garanties de contrôle équitable. Elle a renforcé les modalités d'une école inclusive.

Se faisant l'écho de l'incompréhension suscité par l'article 6 quater, elle l'a supprimé. Un amendement de M. Grosperrin le rétablit en renforçant les garanties données aux élus locaux, aux enseignants, aux directeurs et aux parents.

Votre commission a approuvé le principe de l'évaluation des établissements et de l'instauration du conseil de l'évaluation de l'école (CÉÉ) à l'article 9. Elle a néanmoins revu la composition de l'instance. Enfin, elle en a renforcé l'indépendance vis-à-vis du ministre : son président sera nommé par le chef de l'État, les six personnalités qualifiées seront nommées par les présidents des assemblées parlementaires et la durée du mandat sera portée à six ans afin de dépasser les alternances politiques.

Comblant les lacunes, nous avons renforcé des mesures de gestion de ressources humaines avec, outre le renforcement de la formation initiale durant les trois premières années de carrière, une obligation de formation continue des enseignants en dehors des heures de classe, la création d'un statut de directeurs d'école, l'association des chefs d'établissement aux affectations qui concernent leurs établissements. Dans les établissements les plus difficiles, les enseignants les plus chevronnés et les plus motivés devront être nommés.

Notre commission a supprimé l'article 17. On ne peut donner de blanc-seing sur l'organisation des rectorats. Le Gouvernement a joué le jeu et inscrit dans la loi les dispositions de l'ordonnance prévue.

Notre commission a amendé fortement et amélioré ce texte, qui sera encore débattu et enrichi dans l'hémicycle.

J'espère un débat digne, riche ; l'école le mérite ; les professeurs nous regardent. (Applaudissements sur les bancs des groupes Les Républicains et UC)

Le scrutin pour l'élection d'un juge titulaire et d'un juge suppléant à la Cour de justice de la République est clos.

Question préalable

M. le président.  - Motion n°1, présentée par Mme Assassi et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.

En application de l'article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat décide qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale en première lecture, pour une école de la confiance (n°474, 2018-2019).

M. Pierre Ouzoulias .  - Peu de temps après votre nomination, vous avez déclaré : « L'école n'a pas besoin d'une nouvelle loi à chaque alternance politique. Elle peut se gouverner autrement ». Vous avez tenu parole en transformant profondément l'organisation, les finalités et le fonctionnement de l'Éducation nationale en transformant considérablement l'enseignement professionnel, le baccalauréat, le lycée et les programmes. De toutes ces réformes, notre Haute Assemblée n'a pas eu à connaître, hormis dans le cadre des débats qu'elle a elle-même convoqués. Très récemment, Monsieur Pierre Mathiot déclarait à propos de la réforme du baccalauréat : « C'est une réforme qui est lourde, structurelle, et qui concerne un secteur qui n'a pas été réformé depuis un demi-siècle ». Il eut été légitime que le Sénat vous entendît sur les finalités d'un changement aussi radical.

À ces bouleversements majeurs, s'ajoutent les restrictions considérables imposées à l'accès à l'enseignement supérieur par la loi Orientation et réussite des étudiants que votre collègue continue de nous présenter comme une remédiation strictement technique au recours illégal au tirage au sort.

Progressivement, parents et enseignants comprennent que toutes ces réformes font système et que, loin d'être dictées par des nécessités pratiques, elles sont inspirées par une pensée politique globale que vous n'assumez pas. Parents et enseignants mesurent, de plus en plus, le décalage qui existe entre les déclarations officielles et la réalité. Cette distorsion entretient du doute, de l'inquiétude et finalement de la suspicion. Élus de terrain, nous avons mesuré combien la défiance était grande envers des mesures dont nos concitoyens perçoivent qu'elles sont dictées par des objectifs dont on leur cache le dessein. Vous avez parlé de bobards, Monsieur le ministre, nous percevons surtout de l'incompréhension, du soupçon et de la méfiance.

Cette loi aurait pu être l'occasion d'une déclaration sur vos intentions politiques véritables. Notre commission a considéré qu'elle était, tout au contraire, bavarde, peu lisible et confuse. Je partage les critiques exprimées par notre rapporteur. L'objet de cette loi était de rétablir la confiance entre le corps enseignant, son ministère et les parents. Je crains qu'elle n'entretienne davantage la défiance. Enfin et surtout, alors que nous dressons le constat commun d'une école incapable de corriger les inégalités sociales d'accès au savoir, votre projet est dépourvu de l'ambition de mobiliser les ressources de la nation pour rebâtir une éducation nationale au service de l'émancipation, du développement humain et de l'égalité des droits politiques.

Nous aurions pu ensemble réaliser, pour le XXIe siècle, la généreuse utopie que Condorcet esquissait ainsi, en 1792 : « Assurer [a? tous les individus de l'espèce humaine] la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales, auxquelles il a droit d'être appelé, de développer toute l'étendue de talents qu'il a reçus de la nature ; et par là établir, entre les Citoyens, une égalité? de fait, et rendre réelle l'égalité politique reconnue par la loi ».

Nonobstant certaines dispositions qui auraient pu être mises en oeuvre par la voie réglementaire, l'objet législatif principal de ce texte est de satisfaire l'annonce présidentielle de l'abaissement de l'âge de la scolarisation obligatoire à trois ans. Les maires ont vite compris qu'elle se réaliserait grâce à la contribution des finances municipales. Historiquement, cette loi apparaît comme l'extension, jusqu'à cet âge, des mesures pécuniaires de la loi du 31 décembre 1959, dite loi Debré. Toutefois, son manque d'ambition l'en distingue absolument. La loi Debré portait à 16 ans la scolarité obligatoire. Cette extension s'accompagna d'un programme massif de recrutement d'enseignants. Dans le même temps, de 1960 à 1969, la taille moyenne des classes des écoles primaires publiques fut réduite de 30 à 26 élèves, ce qui imposa l'embauche de 4 000 instituteurs pendant ces dix années.

Alors que la dépense publique est aujourd'hui considérée comme un abject vice par la doxa libérale, Louis Cros, haut fonctionnaire du ministère de l'éducation nationale, expliquait ainsi, en 1961, les nécessités d'un investissement massif de l'État gaullien dans l'enseignement : « Pour la première fois dans l'histoire, les aspirations idéalistes et les nécessités pratiques en matière d'enseignement ont cessé de se contredire. En France, [...] les exigences de la prospérité et de l'équilibre économique s'ajoutent maintenant aux raisons de justice et d'égalité sociales pour rendre nécessaire, en même temps que désirable, l'instruction la plus développée possible pour le plus grand nombre possible d'enfants. [...] la France a besoin de développer toutes ses ressources intellectuelles. Sinon elle deviendrait un pays intellectuellement sous-développé, qui maintiendrait artificiellement une économie anachronique à coup de subventions économiques, ou d'indemnités de chômage quand des générations plus nombreuses parviendront à l'âge d'homme ».

Près de soixante ans plus tard, nous pourrions dresser le même constat et nourrir la même ambition. L'accélération du progrès technique, la révolution du numérique et la quantité exponentielle d'informations que nous devons traiter tous les jours exigeraient que notre enseignement franchisse une nouvelle étape. Ne serait-il pas temps de prolonger l'enseignement obligatoire jusqu'à la majorité ? C'était l'une des préconisations du plan conçu, à la Libération, conformément au programme de gouvernement du Conseil national de la Résistance, par Paul Langevin et Henri Wallon. Combien de temps nous faudra-t-il encore pour réaliser cette élévation supplémentaire de la durée d'instruction ou de formation pour celles et ceux qui, trop nombreux, la quittent toujours, sans diplôme, à 16 ans ?

Certes, votre projet instaure une obligation de formation pour les jeunes âgés de 16 à? 18 ans, mais cette mesure est symbolique. L'abaissement de l'âge de la scolarisation à 3 ans l'est tout autant en France métropolitaine. Il demandera toutefois un véritable effort pour être appliqué dans les Outre-mer et sur ce point nous attendons de votre Gouvernement des engagements fermes et précis.

Ce qui caractérise ce texte, c'est son manque d'ambition pour l'école et l'accumulation de mesures techniques, souvent discutables, ne peut cacher cette vacuité. Elle est d'autant plus décevante que, dans le même temps, le Président de la République annonçait, le 25 avril dernier, un plan d'investissement massif en faveur de l'école. Les promesses donnent le vertige : dédoublement de 6 000 classes supplémentaires, limitation à 24 du nombre d'élèves dans toutes les classes de la grande section de maternelle au CE1, revalorisation du métier de professeur, moratoire pour la fermeture des classes... Pour assurer seulement le dédoublement des classes, dans son programme, le candidat Emmanuel Macron avait estimé à 12 000 postes le besoin de recrutement.

Nous ne doutons pas de la volonté du Président de la République d'honorer rapidement ses engagements. Votre collègue en charge de l'enseignement supérieur et de la recherche a lancé une grande concertation dont les conclusions fourniront la matière d'une grande loi de programmation pluriannuelle de la recherche qui sera présentée au Parlement avant la fin de l'année. Pour satisfaire les ambitions du président de la République en faveur de l'école nous vous proposons la même méthode.

C'est l'objet de cette motion tendant à opposer la question préalable : nous donner collectivement le temps de préparer ensemble, avec tous les acteurs de l'éducation, la grande loi dont l'école de la République a besoin pour, selon les mots de Condorcet, « contribuer [au] perfectionnement général et graduel de l'espèce humaine ; dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée ». (Applaudissements sur les bancs du groupe CRCE et sur quelques bancs du groupe SOCR)

M. Philippe Mouiller.  - Le groupe Les Républicains s'opposera à cette motion. Certes, nous avons noté les faiblesses du projet de loi, pour ne pas dire son absence de contenu. Monsieur le Ministre, vous aviez d'ailleurs déclaré, au début du quinquennat, qu'il n'y aurait pas de loi Blanquer, que vous-même n'en ressentiez pas la nécessité.

Avec ce texte, le Gouvernement fait surtout acte de communication en envoyant plusieurs messages symboliques. L'abaissement à 3 ans de la scolarisation obligatoire ne concernera qu'une infime proportion d'enfants, puisque beaucoup sont déjà scolarisés dès 3 ans. Le principe d'une formation obligatoire entre 16 et 18 ans est un voeu pieux qui ne règle en rien le problème crucial de la déscolarisation. Le reste du projet de loi consiste en diverses mesures sans grande cohérence entre elles.

Reste que notre commission de la culture, et je salue le travail de grande qualité de Max Brisson, a largement amélioré le texte. Elle a introduit de la souplesse dans l'application du principe de scolarisation à 3 ans et garantit la compensation pour toutes les communes ; elle a complété le chapitre dédié à l'école inclusive pour un meilleur accompagnement des élèves en situation de handicap ; elle a rassuré parents, enseignants directeurs et élus locaux en supprimant l'article 6 quater, introduit sans concertation préalable à l'Assemblée nationale. La commission a également traité des sujets qui ne figuraient pas dans le projet de loi sur lesquels nous appelons à légiférer de longue date : le statut des directeurs d'établissements ou encore la formation continue. Je m'arrête là car la liste est longue : les 141 amendements adoptés redessinent le texte.

Il serait dommage de faire fi de ce travail en renvoyant un texte inachevé et bancal à l'Assemblée national. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. Max Brisson, rapporteur.  - L'avis est évidemment défavorable. L'école de la République appelle l'union de tous les efforts, et non la clôture des débats. Cette motion remettrait en cause les fruits de notre travail collectif.

M. Jean-Michel Blanquer, ministre.  - Il y a quelque chose de paradoxal à vouloir balayer le travail du Sénat quand l'on souhaite que les assemblées se saisissent des grands problèmes de l'éducation.

L'éducation relève, en effet, d'une hiérarchie des normes un peu particulière qui mériterait discussion. En revanche, l'on ne peut pas me reprocher de ne pas être venu devant le Sénat expliquer mes grandes réformes. Certes, c'était à votre initiative mais toujours avec ma très bonne volonté.

Des choses importantes ont été faites depuis deux ans, avez-vous affirmé. J'y vois une sorte d'hommage. (Sourires)

J'avais dit qu'il n'y aurait pas une loi Blanquer, c'est exact, mais resituons ces propos dans leur contexte. Je confirme que je ne vois pas la nécessité d'une loi en début de mandat, qui porterait le nom du ministre, qui prétendrait tout changer. Deux ans ont passé, cette loi règle certains problèmes, d'autres l'ont été avant, d'autres sont encore à résoudre - la question de ressources humaines, notamment, qui ne relève pas de la loi, ce qui n'empêche pas d'en discuter avec vous.

Cette loi est respectueuse des assemblées. Je m'étonne qu'on me reproche d'avoir accepté des amendements à l'Assemblée nationale. J'y suis venu les mains ouvertes, comme je viens devant vous. L'inspiration vient de la droite comme de la gauche, notamment sur le dispositif de formation de 16 à 18 ans qui constitue une première étape dans la direction du plan Langevin-Wallon auquel vous avez fait une référence heureuse. Je m'étonne d'ailleurs qu'il ait été aussi discuté. Dire que ce dispositif n'a aucune portée n'apporte rien au débat.

Je suis certain que ces journées de discussion amélioreront substantiellement le texte, avis défavorable. (Applaudissements sur les bancs du groupe LaREM et sur quelques bancs des groupes RDSE et UC)

M. Antoine Karam.  - J'ai passé quarante ans à enseigner ; j'ai vu de multiples tentatives de réformes, d'où qu'elles viennent, avorter. À chaque fois, on nous expliquait qu'il était urgent d'attendre, que les acteurs n'étaient pas prêts. Cette réforme est différente, il y a une véritable volonté de changer les choses, de manière cohérente, et dans un esprit constructif. Le devoir d'exemplarité, par exemple ; nous y sommes très attachés. Un enseignant ne doit pas arriver en retard, ne pas partir plus tôt, porter une tenue vestimentaire correcte. Idem pour les parents, ils ne doivent pas venir régler leurs comptes à l'école, parce qu'il y a un petit conflit... Chacun doit balayer devant sa porte.

L'instruction obligatoire à 3 ans, ce n'est pas symbolique pour 25 % des enfants de Mayotte et 30 % des enfants de Guyane. Les communes de l'intérieur, comme les communes du littoral, seront accompagnées pour construire, selon des normes dérogatoires, les locaux qui manquent. Le groupe LaREM votera contre. (Applaudissements sur les bancs du groupe LaREM ; M. Jean-Marc Gabouty applaudit également.)

La motion n°1 n'est pas adoptée.

Discussion générale (Suite)

M. Stéphane Ravier .  - (Mouvements divers) Le texte aurait dû être fondamental ; il est décevant. Même pas de nouveau monde ! On y retrouve les dérives des idéologues déracinés du ministère de l'Éducation nationale. Foin de la transmission de l'héritage et de la culture, on privilégie la « société inclusive » à l'intégration dans la société, tout un symbole de la disparition d'une vision globale de la communauté du bien commun et de la Nation.

École de la confiance ? La confiance ne se décrète pas, elle se mérite ; et rien dans ce texte ne la favorisera. L'élève n'est pas l'égal du maître. On se souvient tous de cette vidéo d'un professeur braqué par un élève avec une arme qui s'est révélée factice et du hashtag #pasdevague.

Rien sur la sécurité à l'école, évidemment. Ouvrez une école et vous fermerez une prison, disait Victor Hugo. Ce sont les professeurs qui sont désormais incarcérés dans leur classe, isolés derrière les barreaux de la violence venue des quartiers ethniques (M. Philippe Dallier s'indigne.) dans l'indifférence de leur ministre de tutelle.

Rien dans ce texte non plus sur l'immigration !

M. Rachid Temal.  - Ça faisait longtemps !

M. Stéphane Ravier.  - L'instruction obligatoire à 3 ans ? Un pur gadget, qui sera payé par les collectivités territoriales. Résultat : en marche vers toujours plus d'échec et un communautarisme exacerbé.

Mme Éliane Assassi.  - Ben voyons !

Mme Françoise Laborde.  - C'est Mme Assassi qui a le mot de la fin !

M. Laurent Lafon .  - (Applaudissements sur les bancs du groupe UC) L'examen de ce texte marque l'aboutissement d'un important travail préparatoire - et j'en remercie le rapporteur et la présidente Catherine Morin-Desailly.

Le déchaînement de passions qu'entraîne souvent un texte sur l'Éducation nationale a encore eu lieu. C'est dire l'extrême sensibilité des acteurs et leur attachement au système actuel qui, s'il ne les satisfait pas, leur semble protecteur.

Ce texte, par sa portée limitée, ne méritait sans doute pas l'ampleur des réactions qu'il a suscitées. L'instruction obligatoire à 3 ans ne sera pas une révolution en métropole. Le problème du financement par les communes semble avoir été mal pris en compte, le rapporteur y a apporté heureusement une réponse satisfaisante.

Un Conseil d'évaluation de l'école remplacerait le Conseil national d'évaluation du système scolaire, le Cnesco. La commission a, là aussi, apporté une réponse à la crainte d'une mainmise accrue du ministère sur l'organisme. Le groupe UC, quant à lui, considère que nous manquons de recul sur le fonctionnement d'une instance qui n'a que trois ans pour justifier une transformation aussi brutale.

Ce texte appelle encore à une meilleure prise en compte du handicap, un meilleur accompagnement et une sensibilisation des élèves. Nous nous réjouissons que l'école soit rendue plus inclusive. Les pôles inclusifs d'accompagnement localisé, les PIAL, suscitent cependant quelques inquiétudes.

Les établissements publics des savoirs fondamentaux sont la mesure la plus controversée. La commission a supprimé, à l'unanimité, l'article 6 quater. La maladresse avec laquelle ce dispositif a été introduit et l'absence d'étude d'impact le justifiaient. D'autant que cet épisode vient après des fermetures de classes et d'écoles, agressives ou mal comprises ces dernières années. Le rapport Mathiot-Azéma devait apaiser les tensions, nous travaillons également avec Jean-Yves Roux à un rapport sur le même sujet et voici que l'article 6 quater avive les craintes. La confiance ne s'impose pas, elle se construit par le dialogue et la pédagogie.

Les suites données à ce texte sont également sources d'interrogation. Le président de la République a fait des annonces qui se télescopent avec certains des aspects de ce projet de loi.

Enfin, le droit à l'expérimentation aurait pu concerner des champs plus larges, notamment sur le plan administratif. Quand la moindre évolution de l'éducation nationale peut provoquer des réactions parfois irrationnelles, la solution repose sur davantage de confiance placée dans les initiatives locales. L'intitulé de ce projet de loi prendrait ainsi tout son sens. (Applaudissements sur les bancs du groupe UC, ainsi que sur quelques bancs du groupe LaREM)