Rapport de la Cour des comptes

M. Gérard Larcher, président du Sénat.  - L'ordre du jour appelle le débat à la suite du dépôt du rapport public annuel de la Cour des comptes.

Huissiers, veuillez faire entrer madame la doyenne des présidents de chambre de la Cour des comptes. Comme elle fait fonction de Première présidente, nous la désignerons ainsi pendant ce débat.

(Mme Sophie Moati, Première présidente, prend place au banc du Gouvernement, ainsi que Mme Michèle Pappalardo, rapporteurenérale près la Cour des comptes.)

M. le président.- Je suis très heureux d'accueillir dans notre hémicycle madame Sophie Moati, doyenne des présidents de chambre de la Cour des comptes, faisant fonction de Première présidente, à l'occasion du dépôt du rapport public annuel de la Cour des comptes.

La Conférence des présidents a souhaité donner à cette séance traditionnelle une forme nouvelle.

Compte tenu de l'intérêt des observations et recommandations formulées dans le rapport annuel, certains de nos collègues avaient souhaité qu'un temps d'intervention puisse être attribué aux groupes politiques durant cette séance.

Au demeurant, la possibilité en était ouverte par la loi organique relative aux lois de finances dont l'article 58 prévoit que « le rapport annuel de la Cour des comptes peut faire l'objet d'un débat à l'Assemblée nationale et au Sénat ». Nous ne l'avions cependant pas encore mise en oeuvre.

M. Didier Migaud, Premier président, avant de quitter ses fonctions, avait donné son accord de principe à une telle organisation de notre séance. Je remercie Mme Sophie Moati, qui assure actuellement les fonctions de Première présidente en sa qualité de doyenne des présidents de chambre, d'avoir permis qu'elle se déroule aujourd'hui, huit jours après la publication du rapport le 25 février dernier.

Outre l'expression des commissions des finances et des affaires sociales, nous pourrons ainsi entendre celle des différents groupes de notre assemblée, sur un document comme à l'accoutumée extrêmement riche et dont la forme a elle aussi quelque peu évolué.

Il comporte en effet pour la première fois cette année une partie consacrée à un thème transversal : le numérique au service de la transformation de l'action publique.

Il marque également une attention accrue au suivi des recommandations et aux dimensions autres que strictement financières de l'action publique, comme la qualité et la performance des services publics. C'est une préoccupation forte des élus et de nos concitoyens.

Avant d'ouvrir ce débat, je souhaite souligner toute l'importance que nous attachons à la mission d'assistance de la Cour au Parlement. Elle se manifeste tout au long de l'année, dans le cadre de la préparation des lois de finances et de financement de la sécurité sociale, comme du suivi de leur exécution.

Au-delà des auditions régulières devant la commission des finances ou celle des affaires sociales, auxquelles ont été remises plusieurs enquêtes demandées au titre de leurs prérogatives en matière de contrôle budgétaire, les travaux de la Cour constituent un apport précieux pour les commissions, délégations, missions d'information ou commissions d'enquête, dans l'exercice de leur fonction de contrôle.

Nous en avions aujourd'hui même l'illustration, avec deux auditions de commission touchant à des domaines très différents : l'arrêt et le démantèlement des installations nucléaires civiles et la prise en charge de l'insuffisance rénale chronique terminale.

Madame la présidente, le Sénat sera très attentif et, comme c'est de tradition, accueillant et respectueux. Je vous invite à rejoindre la tribune.

Mme Sophie Moati, Première présidente de la Cour des comptes .  - Je vous remercie de l'accueil que vous réservez cette année encore à notre institution. Cela traduit la qualité des liens qui unissent les juridictions financières et le Parlement ; sachez combien nous y sommes attachés. Tout au long de l'année, notre juridiction est mobilisée pour assurer la mission que lui a confiée la Constitution : assister le Parlement dans le contrôle du Gouvernement.

En 2019, plus de 400 travaux vous ont été transmis, dont quinze rapports réalisés à la demande du Parlement. L'année 2020 augure d'échanges tout aussi nombreux, et nous nous en réjouissons.

C'est en ma qualité de doyenne des présidents de chambre de la Cour des comptes que me revient l'honneur de m'exprimer devant vous. Didier Migaud a supervisé, jusqu'à son départ pour la présidence de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, il y a un mois, la rédaction de ce rapport. Nous ne savons pas encore qui lui succèdera. Je tiens à lui rendre hommage pour la qualité et l'intensité de son engagement de son engagement dans une mission exigeante, celle de Premier président de la Cour des comptes et, à ce titre, de président du Haut Conseil des finances publiques et de président du Conseil des prélèvements obligatoires, au service de notre pays et de nos concitoyens.

La publication de ce rapport public annuel est un événement important pour notre institution, l'occasion d'un contact privilégié avec les citoyens et les décideurs publics, au travers d'un exercice d'information, de décryptage, d'explication de l'action publique dans sa très grande diversité.

C'est aussi un produit en constante évolution, particulièrement cette année. Nous tirons en effet des enseignements des échanges quotidiens et des courriers directement adressés aux juridictions financières par nos concitoyens, dont les attentes se sont cristallisées au moment du grand débat national : le besoin de plus de transparence et de pédagogie dans la mise en oeuvre et les résultats des politiques publiques déployées sur notre territoire ; l'importance accordée au coût et à la qualité des services publics financés par leurs contributions ; une plus grande responsabilisation des décideurs publics. Ces attentes ont inspiré des modifications importantes de notre rapport annuel.

Nous avons souhaité traiter davantage de sujets intéressant la vie quotidienne de nos concitoyens. C'est le cas des chapitres dédiés à la restauration collective et à La Poste. Nous nous sommes aussi attachés à ce que les différents chapitres rendent mieux compte de la qualité des services rendus aux usagers.

Dans le cas des éco-organismes, par exemple, notre rapport met en évidence des progrès indéniables de gestion, même si la performance de ces organismes peut être améliorée et leur régulation par l'État renforcée. À l'inverse, nous déplorons parfois l'absence de mise en oeuvre de nos préconisations ; c'est le cas dans l'enquête réalisée sur les abattoirs publics.

La restitution complète de notre exercice de suivi des recommandations, qui figure à la fin du tome 2, montre que, trois ans après avoir été émises, près des trois quarts des recommandations que nous avons formulées sont partiellement ou totalement mises en oeuvre par les entités contrôlées.

Quant à la structure de ce rapport, l'édition 2020 comporte pour la première fois un thème transversal, celui du numérique au service de la transformation de l'action publique. Autre évolution, la réalisation d'un rapport d'activité, qui permet d'avoir une vue d'ensemble des travaux, des moyens et des faits marquants de l'activité des juridictions financières

Ce rapport fait trois constats principaux. D'abord, la situation de nos finances publiques s'améliore lentement, trop lentement. Le retard relatif de notre pays par rapport à ses partenaires européens va perdurer.

Face à cette situation, notre pays dispose pourtant de marges, à l'égard de l'efficacité et de la performance des politiques et de la gestion publiques.

Troisième constat, l'apport de l'outil numérique à la transformation publique est évident, au bénéfice des usagers comme des administrations, pour peu que soient prises en compte un certain nombre d'exigences.

Venons-en à la situation de nos comptes publics. L'amélioration structurelle des comptes publics devrait être très faible en 2019 et aucune amélioration n'est prévue en 2020.

Selon les prévisions du Gouvernement, le déficit effectif s'établirait à 3,1 points de PIB en 2019, en progression de 0,6 point par rapport à 2018. Certes, cette situation était attendue, compte tenu du cumul, en 2019, du crédit d'impôt compétitivité et emploi, le CICE, et des allègements des cotisations patronales qui le remplacent. Au total, ce cumul explique à lui seul 0,8 point de PIB. Ce déficit effectif est aussi supérieur à la prévision établie en loi de finances initiale de 2,8 points de PIB, en raison des mesures décidées à la suite des mouvements sociaux de l'automne 2018. Elles ont conduit à renoncer à des hausses d'impôts et de taxes, à des baisses supplémentaires de prélèvements obligatoires et à des dépenses nouvelles. Leur coût net est estimé à 9 milliards d'euros en 2019, soit 0,4 point de PIB.

Si l'on neutralise tous les effets des mesures exceptionnelles ou temporaires et ceux de la conjoncture, le socle structurel s'établirait à 2,2 points de PIB en 2019, soit une résorption très modeste de 0,1 point de PIB par rapport à 2018 et 0,2 point par rapport à 2017. Conséquence immédiate, la dette publique devrait avoir continué de croître en 2019 pour atteindre 98,8 points de PIB, alors qu'elle devait reculer selon les prévisions de la loi de finances.

La France a donc peu tiré profit de l'environnement économique et financier favorable qui prévaut au sein de la zone euro depuis 2015, se démarquant nettement de ses partenaires européens qui ont fait des efforts conséquents. L'année 2019 avait marqué une poursuite, même lente, de l'amélioration structurelle des comptes publics. L'année 2020 marquerait un arrêt singulier dans la réduction du déficit structurel qui resterait à 2,2 points de PIB, en décalage avec nos engagements européens. Les pouvoirs publics ont en effet fait le choix d'une accentuation de la baisse des prélèvements obligatoires, ce qui pèse sur le redressement de nos comptes. La loi de finances pour 2020 prévoit près de 10 milliards d'euros de baisse des prélèvements, principalement portés par la baisse de l'impôt sur le revenu et de la taxe d'habitation pour 80 % des ménages. Ces mesures annoncées au printemps 2019 coûtent plus de 17 milliards d'euros, soit 0,7 point de PIB, non compensées par un effort de maîtrise accrue de la dépense publique. En conséquence, la dette publique ne refluerait pas.

Ce ralentissement puis cet arrêt prévu de la réduction du déficit structurel de la France apparaissent singuliers alors que la croissance économique de notre pays est plus favorable que les années précédentes. Ils nous écartent de nos engagements européens, mais aussi de la trajectoire fixée il y a tout juste deux ans par la loi de programmation des finances publiques. Le Gouvernement doit justement présenter au printemps prochain une trajectoire actualisée des finances publiques. Il serait important qu'elle prévoie une réduction du déficit structurel ambitieuse, cohérente avec les règles européennes et ne repoussant pas en fin de période de programmation l'essentiel des efforts à accomplir. Cette perspective appelle aussi un renforcement de l'effectivité du cadre pluriannuel, pouvant passer par une révision des règles organiques.

Cette trajectoire ambitieuse de réduction de notre déficit n'est pas hors de portée. Pour redonner du souffle à nos comptes publics, les juridictions financières identifient, enquête après enquête, contrôle après contrôle, des marges de manoeuvre nombreuses dans le fonctionnement quotidien des administrations publiques et le déploiement de politiques nationales et territoriales. Les différents chapitres de ce rapport en constituent autant d'exemples dont nous espérons qu'ils seront utiles aux pouvoirs publics.

La Cour met d'abord en lumière des situations de gestion qui conduisent à une mauvaise utilisation des moyens publics. C'est le cas des aides personnelles au logement, les APL. Elles bénéficient à 6,6 millions de ménages, mais leur gestion particulièrement complexe conduit au versement de nombreuses prestations indues, que nous estimons à plus d'un milliard d'euros pour 2018.

Les usagers du service public sont les premiers pénalisés - ainsi des patients traités pour insuffisance rénale chronique terminale, maladie en expansion qui touche près de 88 000 personnes et coûte plus de quatre milliards d'euros à l'assurance maladie. La prise en charge des malades privilégie pour moitié des modes de dialyse lourds, contraignants pour les patients et coûteux pour la collectivité. La greffe, à l'inverse, qui leur offre un meilleur confort de vie tout en étant moins onéreuse, ne nous semble aujourd'hui pas assez développée.

Des marges financières existent aussi dans les territoires. Ainsi, entre 2012 et 2017, 45 millions d'euros ont été consacrés par les collectivités territoriales à la desserte aéroportuaire de la Bretagne. Or, sur les huit plateformes bénéficiaires, 80 % du trafic se concentre sur l'aéroport de Brest, alors que l'activité des autres infrastructures se réduit régulièrement face à la concurrence de l'offre ferroviaire et faute d'une stratégique régionale globale de mobilité. La solution tient donc à la capacité des pouvoirs publics à repenser et reconfigurer les conditions et les modalités de leurs interventions.

Autre exemple, la gestion des abattoirs publics dont la viabilité est remise en cause. Concernant la restauration collective, l'enquête réalisée par les chambres régionales des comptes auprès de 80 communes a identifié des pratiques économes de gestion, par le biais de mutualisations et la mise en place de centrales d'achat qui allègent significativement cette lourde charge pour la collectivité publique, tout en garantissant un service de qualité aux familles.

Autre exemple de bonnes pratiques, la transformation engagée par le groupe La Poste face aux mutations majeures de l'activité postale. Le volume de lettre à distribuer accuse en effet, année après année, une baisse spectaculaire : de 18 milliards de plis distribués sur notre territoire en 2008, ce nombre est tombé à 9 milliards en 2018 et sera probablement proche de 5 milliards en 2025. Cette baisse ampute le chiffre d'affaires de La Poste de plus de 500 millions d'euros par an et fragilise son modèle économique. En 2016, la Cour avait donc recommandé des adaptations profondes du fonctionnement et du réseau de distribution postale pour assurer sa pérennité ; elle constate aujourd'hui que ces transformations ont pour partie été engagées. Face à l'ampleur des défis à relever, elles devront être amplifiées.

Cette capacité d'adaptation du service public aux mutations de la société et aux besoins des citoyens a également illustré la nouvelle partie thématique de ce rapport, consacrée au numérique dans l'action publique. Notre rapport rappelle d'abord le fort potentiel d'amélioration des services rendus aux citoyens et aux usagers grâce à l'outil numérique. L'informatisation des procédures leur évite notamment de se déplacer en leur offrant par exemple de suivre à distance l'avancement de leurs démarches administratives. Ainsi, des simplifications des demandes d'autorisation de plantation des viticulteurs, ou du dispositif Vigicrues.

Le dossier pharmaceutique individuel est un autre progrès qui permet, la diffusion aux pharmaciens d'alertes sanitaires, le rappel de lots de médicaments, ou l'information sur les ruptures d'approvisionnement.

Autre intérêt, les économies réalisées. Ainsi, le coût d'instruction d'une demande de logement social en ligne est trois fois inférieur à celui d'une demande effectuée à un guichet physique. L'essor du numérique permet aussi des redéploiements de ressources publiques bénéfiques aux usagers. Le projet de dématérialisation des demandes d'autorisation d'urbanisme conduit par le ministère de la Transition écologique et solidaire permettrait une économie estimée à 6,9 millions d'euros par an à partir de 2022. Cette partie thématique permet de distinguer les conditions de réussite exigeantes de la transformation numérique. À défaut, nous nous exposons à des échecs coûteux.

J'en mentionnerai quatre. D'abord, la qualité de l'accompagnement et de la formation des agents chargés du déploiement de l'outil numérique, traitée dans le chapitre sur les ressources humaines des ministères économiques et financiers.

La qualité du pilotage des projets informatiques constitue un autre facteur de réussite déterminant. Le système d'information des ressources humaines de l'Éducation nationale, Sirhen, offre un contre-exemple lourd d'enseignements : après avoir investi près de 400 millions d'euros et mobilisé largement son personnel pour déployer ce programme, le ministère a cessé son développement en 2018, après de trop nombreuses difficultés de pilotage et de gestion. Troisième condition, alors que l'illettrisme numérique touche, d'après l'Insee, près de 7 % de nos concitoyens, l'accompagnement des usagers doit assumer que l'outil numérique ne crée pas de situation de non-recours aux droits. Ce risque, dit de fracture numérique, se pose tout particulièrement pour les populations fragiles. Ce point de vigilance est détaillé dans le chapitre consacré à Pôle Emploi.

Enfin, pour offrir tous ses bénéfices, le développement de l'outil numérique doit aller de pair avec une remise à plat et bien souvent, une simplification des procédures administratives. C'est le constat que fait la Cour à l'égard de la gestion des cartes grises, dans le chapitre qu'elle consacre à la dématérialisation de la délivrance de titres en préfecture. La numérisation intégrale des procédures aurait mérité des simplifications préalables.

C'est sur un message d'optimisme raisonné que je voudrais achever cette intervention. La situation financière de notre pays est fragile mais elle n'a rien d'inéluctable. Au fil de nos travaux, nous identifions des marges nombreuses d'économies, de réallocations, de transformations des services publics, partout sur notre territoire. L'utilisation de ces marges peut tout à fait aller de pair avec le maintien voire l'amélioration de la qualité du service rendu aux usagers : un niveau élevé de dépenses en faveur d'un service public n'est pas un gage de qualité de service pour nos concitoyens.

Beaucoup reste à faire pour accroître la performance de nos dépenses, mais les administrations publiques disposent d'une réelle capacité de transformation, d'évolution, d'adaptation aux besoins de leurs usagers. Nous en sommes les témoins privilégiés.

Notre rapport n'a pas vocation à « épingler » ou « étriller », ou « clouer au pilori » qui que ce soit, comme nous le lisons ou l'entendons trop souvent. Il est d'abord un outil d'information des citoyens et d'aide à la décision des pouvoirs publics, dont nous mesurons la complexité des interventions.

Ce faisant, les juridictions financières entendent accompagner la transformation des administrations publiques, les conseiller, mettre en valeur les leçons des succès autant que celles des échecs rencontrés.

« Ouvrez et voyez » : c'était l'ancienne injonction faite aux juridictions financières ; c'est le voeu que je vous adresse en retour au nom de ces juridictions.

Monsieur le président, en application de l'article L. 143-6 du code des juridictions financières, j'ai l'honneur de vous remettre le rapport public annuel de la Cour des comptes pour 2020. (Mme la Première présidente donne un exemplaire du rapport public annuel à M. le président du Sénat ; applaudissements sur toutes les travées, à l'exception de celles du groupe CRCE)

M. Vincent Éblé, président de la commission des finances .  - Ce moment symbolique important illustre l'assistance que la Cour des comptes porte au Parlement. Source d'inspiration pour les parlementaires, ce rapport est complété par d'autres travaux de la Cour tout au long de l'année.

En application de l'article 58-2 de la LOLF, la commission des finances commande régulièrement des enquêtes à la Cour des comptes, dont la dernière sur « l'arrêt et le démantèlement des installations nucléaires », celle de Fessenheim notamment...

M. André Reichardt.  - Un scandale !

M. Vincent Éblé, président de la commission.  - La commission des finances a adopté en début d'année son programme de contrôle pour 2020, dont une enquête sur les risques naturels majeurs rapportés par Jean-François Husson.

Le travail de la Cour des comptes et celui du Sénat se complètent et s'enrichissent réciproquement.

Le rapport public annuel commence par confirmer ce que nous avions malheureusement anticipé : l'année 2020 ne devrait marquer aucun progrès dans le redressement des comptes publics, la baisse de la dette résultant uniquement du CICE et de l'abattement des charges sociales. L'effort structurel est réduit à néant !

La dette publique frôle les 100 % du PIB, alors que celle de l'Allemagne passe sous les 60 %. La France enregistre le déficit structurel le plus élevé de la zone euro hormis l'Espagne. (M. le rapporteur général le confirme.)

Cela résulte du choix du Gouvernement : baisse des prélèvements obligatoires auprès des citoyens les plus aisés, puis, après le mouvement des « gilets jaunes », retour sur les hausses de fiscalité énergétique qui touchaient les classes moyennes.

Dans le même temps, aucune marge budgétaire n'a été dégagée en raison de l'impréparation des réformes. Le Gouvernement a donc baissé les impôts à crédit.

La trajectoire fixée par la loi de programmation des finances publiques n'est pas respectée. L'écart par rapport aux orientations aurait pu conduire au mécanisme de correction prévue par la LOLF ; mais le Gouvernement reporte de mois en mois la révision de la programmation, prétextant en septembre dernier les incertitudes liées au contexte macro-économique et à la réforme des retraites. Chacun voit à quel point elles pourraient être désormais levées !

Le Gouvernement ne fait qu'annoncer des lois de programmation sectorielles.

Le rapport public annuel de la Cour des comptes comprend plusieurs insertions qui font écho aux observations du Sénat dans ses nombreux rapports budgétaires. Par exemple, Philippe Dallier, rapporteur spécial, a souligné l'aspect inéquitable des mesures de gel et de sous-indexation des aides personnelles au logement (APL) prises par le Gouvernement depuis 2017.

Le deuxième tome est consacré au numérique au service de la transformation de l'action publique. Une enquête sur les grands projets informatiques pilotés par l'État, suivie par le rapporteur général Albéric de Montgolfier, nous sera remise par la Cour des comptes en juillet prochain.

La Cour s'est intéressée à la stratégie numérique de Pôle Emploi pour dégager des gains d'efficience indispensables pour faire face à l'afflux de demandeurs d'emploi.

Dans son rapport spécial, Sophie Taillé-Polian avait critiqué les procédures dématérialisées, dissuasives pour la part non négligeable des chômeurs n'utilisant pas internet pour leur recherche d'emploi. La Cour critique l'insuffisance de la détection en amont des personnes en difficulté numérique.

MM. Claude Nougein et Thierry Carcenac, rapporteurs spéciaux sur la mission « Gestion des finances publiques et des ressources humaines », ont insisté sur les difficultés que rencontraient la DGFip et les douanes pour recruter et fidéliser les informaticiens. Ces constats sont partagés par la Cour qui recommande de renforcer l'attractivité des ministères économiques et financiers.

La gouvernance déficiente de l'Europe et une estimation irréaliste des coûts justifient l'échec du dispositif Sirhen. Le rapporteur spécial de la mission « Enseignement scolaire », Gérard Longuet, a régulièrement alerté sur le caractère irréaliste des hypothèses qui sous-tendaient son développement, laissant craindre un dérapage budgétaire et opérationnel avant l'abandon du projet en juillet 2018.

La commission des finances restera attentive aux suites que le Gouvernement apportera au rapport de la Cour des comptes. (M. Antoine Lefèvre le confirme ; applaudissements sur les travées du groupe SOCR, ainsi que sur plusieurs travées du groupe Les Républicains)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, rapporteur général de la commission des affaires sociales .  - Comme chaque année, j'ai pris connaissance, avec grand intérêt, du rapport public de la Cour des comptes.

« Le redressement des finances publiques, déjà très graduel, est désormais quasiment à l'arrêt » : tel est le constat. Cela se vérifie pour les comptes de la sécurité sociale, ce qui est dû en partie à l'absence de compensation des mesures accordées à la suite de la crise des gilets jaunes. La nouvelle échéance pour l'équilibre des comptes de la sécurité sociale serait désormais 2023 ou 2024, compte tenu de l'ampleur des déficits cumulés portés par l'Acoss.

Le début d'année 2020 ne devrait guère être plus favorable aux comptes sociaux. La Cour a-t-elle estimé l'impact de la crise sanitaire sur les comptes publics ? Quel effet auront les mesures annoncées par le Gouvernement, telle que la prise en charge des indemnités journalières des personnes invitées à rester chez elles ?

L'insuffisance rénale chronique terminale affecte un nombre croissant de patients. Améliorer la prise en charge est nécessaire. Seuls 30 % des patients sont mis sous dialyse en urgence. La loi de financement de la sécurité sociale pour 2019 a ouvert la voie à des rémunérations forfaitaires pour certaines maladies chroniques, dont l'insuffisance rénale, mais cela ne concerne que la partie hospitalière.

En matière de greffes, des associations de patients relèvent des disparités territoriales qui appellent des correctifs. Le manque de greffons reste cependant la principale difficulté.

La commission plaide pour l'intensification du déploiement du soutien pharmaceutique. Le projet de loi relatif à l'accélération et à la simplification de l'action publique (ASAP) offre des dispositions intéressantes. Avez-vous examiné la compatibilité de cette solution avec l'article 9 du règlement général de protection des données (RGPD) qui conditionne tout traitement de données à caractère personnel au recueil du consentement explicite de la personne concernée ?

La commission souligne qu'un des ralentissements au déploiement du dossier pharmaceutique se situe au niveau des pharmacies, à usage interne des établissements de santé ou médico-sociaux, la substitution d'un médicament princeps par un autre biosimilaire étant soumise à condition. Ne pourrait-on pas faciliter une substitution moins coûteuse pour la sécurité sociale et de qualité égale pour les soins du patient ?

S'agissant de l'Agirc-Arrco, la fusion réalisée au 1er janvier 2019 répondait à une préconisation du rapport de la Cour des comptes de 2014. Nous examinerons bientôt le projet de loi de réforme des retraites. Il faudra alors conserver à l'esprit que la gestion des réserves devra être renforcée au niveau fédéral.

L'Agirc-Arrco est un système à points avec des valeurs de service et d'achat. L'indexation des valeurs de référence est un enjeu essentiel du débat dans le cadre d'une gestion du futur système appuyée sur un impératif d'équilibre de long terme.

Telles sont les réflexions que nous inspirent vos travaux. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains)

M. Julien Bargeton .  - (Applaudissements sur les travées du groupe LaREM) Chaque année, la publication du rapport public annuel de la Cour constitue un rendez-vous attendu des observateurs de la vie publique et un rendez-vous avec les Français.

Traditionnellement, seuls les présidents des commissions des finances et des affaires sociales s'exprimaient. Je salue l'évolution de la méthode qui ouvre la voie à une pluralité d'expression des groupes politiques, mais aussi l'évolution de forme puisqu'une problématique transversale, celle du numérique dans l'action publique y occupe une place importante.

Le rapport annuel apporte une pierre à l'édifice d'études de la situation des finances publiques qui se tient tout au long de l'année. Le déficit serait à 2,2 points du PIB. Il n'y a pas si longtemps, il était à quatre points du PIB. C'est en 2017 qu'il est passé sur le seuil fatidique des 3 %.

Je rappelle aussi l'effort de sincérisation des lois de finances avec une baisse des mises en réserve et la fin des décrets d'avance dont certains prenaient le caractère de véritables lois de finances rectificatives en forme réglementaire.

Sur le poids de la dette sur le PIB, l'inquiétude est légitime. Mais il y a aussi d'autres critères...

M. Philippe Dallier.  - Le déficit structurel, c'est important !

M. Julien Bargeton.  - Je pense au pouvoir d'achat qui augmente, ou encore à la diminution des prélèvements obligatoires à 30 milliards d'euros.

M. Philippe Dallier.  - À crédit !

M. Julien Bargeton.  - Le taux de chômage diminue à 8,1 % alors qu'on croyait que le chômage était une fatalité en France.

M. Philippe Dallier.  - Tout va bien !

M. Julien Bargeton.  - La dotation aux armées augmente également.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général.  - Déficit !

M. Julien Bargeton.  - En 2020, les dépenses publiques seront limitées à 53,4 % du PIB. Il faut aller plus loin. Mais il est très facile d'être contre la dépense en général et pour la dépense en particulier.

M. Jean Louis Masson.  - Vous parlez en connaisseur !

M. Julien Bargeton.  - La promesse de la suppression des 50 000 fonctionnaires d'État ne sera pas tenue.

M. Philippe Dallier.  - On avait compris ! (Rires sur les travées du groupe Les Républicains)

M. Julien Bargeton.  - Les Français ne sont pas favorables à des suppressions de fonctionnaires massives. Ils en veulent derrière les guichets.

Les transformations digitales valaient les modèles existants, notamment dans le secteur bancaire. Nous avons du retard dans le secteur public.

Enfin, une question se pose sur la prise en compte des investissements en matière environnementale.

Au sein du triangle formé par le Gouvernement, le Parlement et les citoyens, la Cour des comptes se tient à équidistance du centre de gravité. Veillons à ce qu'elle garde cette place centrale, gage de son indépendance. (Applaudissements sur les travées du groupe LaREM ; M. Jean-Marc Gabouty applaudit également.)

M. Jean Louis Masson .  - Le rapport consacre un chapitre à l'école polytechnique. Étant l'un des rares anciens élèves de cette école dans cet hémicycle, je voudrais corriger quelques éléments.

Il n'y aurait que 17 % de femmes à l'école polytechnique. C'est un choix des femmes ! Le ratio de femmes à l'école est le même qu'en classe préparatoire.

Ségrégation sociale ? L'internat en classe préparatoire ne coûte presque rien. À 19 ans, j'étais logé, nourri, blanchi et je touchais une solde à Polytechnique et je ne coûtais rien à mes parents. Allez à HEC ! Vous verrez ce que ça coûte !

Il faut travailler pour entrer à Polytechnique et ce n'est pas donné à tout le monde.

Le rapport propose de supprimer la solde des élèves de Polytechnique. Soyons cohérents ! C'est ainsi que l'on accroîtra la ségrégation sociale. Pourquoi ne pas plutôt revaloriser la pantoufle ? Il y a sans doute des partisans de la mixité sociale parmi les rédacteurs du rapport, mais un certain nombre de personnes à la Cour des comptes sont tombées sur la tête ! (Mme Claudine Kauffmann applaudit.)

M. Vincent Delahaye .  - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) Je remercie la Cour des comptes de son apport qui nous aide considérablement dans notre mission de contrôle. Année après année, les observations se suivent et se ressemblent...

Après une amélioration marginale en 2019, le déficit structurel ne bouge plus d'un iota : le redressement des finances publiques est à l'arrêt. Ce serait pourtant le moment de profiter de la politique monétaire accommodante.

Notre déficit structurel est supérieur de 1,8 point à la moyenne de l'Union monétaire. Seule l'Espagne fait plus.

Certes, le rythme de la progression de la dépense publique a ralenti, à 0,4 % en moyenne, mais avec 22 milliards d'euros en plus, les dépenses publiques ont franchi la barre de 1 300 milliards d'euros, à 54 % du PIB. Une paille. Pourtant, la charge de la dette a baissé de 4,4 milliards d'euros.

Saluons une meilleure sincérité des comptes publics, la sortie de la procédure pour déficit excessif, et une sincérisation de la dette avec la reprise des 35 milliards d'euros de dette de la SNCF. Cela nous change de l'ère Hollande-Sapin-Eckert, dont les tours de passe-passe avaient laissé un trou de 8 milliards ! (« Oh » sur les travées des groupes UC et Les Républicains)

Reste qu'en 2019, la dette publique a grimpé jusqu'à 98,8 % du PIB. On table sur 98,7 % en 2020. L'endettement galopant transfère vers ceux qui ne sont pas encore nés les coûts qui devraient être payés par ceux qui vivent aujourd'hui. Une dette publique qui tutoie les 100 % du PIB n'est pas durable. Méfions-nous de la fausse popularité d'un Gouvernement qui baisse les impôts et finance cette baisse à crédit.

Bercy réfléchit à des efforts de réduction de la dépense sur un certain nombre de politiques publiques. Le problème n'est pas tant celui des moyens publics, pléthoriques en France, que de leur usage. Le nombre d'agents publics a augmenté de 46 % entre 1980 et 2015, alors que la population n'a augmenté que de 23 %. Étions-nous moins bien administrés en 1980 ?

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général de la commission des finances.  - Non ! D'ailleurs les gens sont mécontents.

M. Vincent Delahaye.  - La fonction publique hospitalière est passée de 1 035 000 agents en 2009 à 1 163 000 en 2017 et draine 82 milliards d'euros en 2019, contre 50,9 en 2009. La situation de l'hôpital est-elle meilleure pour autant ? Non.

Le rapport de la Cour des comptes apporte chaque année son lot de gaspillages. La palme revient cette fois-ci à l'Éducation nationale avec 400 millions d'euros dépenses pour rien, avec l'abandon de son logiciel de gestion des ressources humaines, Sirhen. L'exemple du logiciel de paye Louvoie pour les militaires n'aura pas servi de leçon.

Où en est l'État dans l'adaptation de son administration à l'ère numérique ? Qu'en est-il du projet de modernisation porté par Action publique 2022 ? Le progrès technologique et le développement de l'intelligence artificielle permettent de réduire les coûts, d'augmenter la productivité et la qualité des services publics et, in fine, de réduire les impôts. Ne traînons pas des pieds.

Les enjeux de la lutte contre la fraude fiscale nous tiennent à coeur. (Mme Nathalie Goulet renchérit.) Nous aurions aimé vous entendre sur ce thème, et savons pouvoir compter sur la Cour pour nous aider à lutter contre ce fléau. (Applaudissements sur les travées du groupe UC et sur plusieurs travées du groupe Les Républicains)

M. Franck Menonville .  - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) Outre les analyses thématiques riches d'enseignement, ce rapport est une piqûre de rappel sur la situation financière de notre pays.

Certes, les efforts du Gouvernement - même s'ils sont insuffisants - ont porté leurs fruits, avec une croissance parmi les meilleurs de la zone euro. Le déficit est maintenu sous la barre des 3 %, mais alors que le ratio d'endettement a reculé de neuf points dans la zone euro ces cinq dernières années, nous n'avons pas su réduire notre dette publique ; faute de pouvoir baisser les dépenses, nous avons choisi de baisser les recettes pour stimuler la consommation et l'investissement. Cela ne sera pas suffisant à long terme, car cela ampute nos capacités d'avenir.

Le déficit est essentiellement le fait de l'État. Les collectivités territoriales ont fait beaucoup d'efforts ; certes, elles peuvent faire mieux - je pense à la restauration collective et aux abattoirs publics cités par la Cour. Mais les collectivités territoriales sont trop souvent dépourvues face aux évolutions normatives qui leur imposent à la fois d'investir et de diminuer leurs dépenses.

Nos efforts doivent se concentrer sur l'État. Le levier de la transformation numérique, bien utilisé, peut permettre à la fois de réduire les dépenses et améliorer l'efficacité de l'action publique.

La Poste, dans un secteur en pleine transformation, a réussi un virage impressionnant. Des réformes courageuses seront nécessaires pour pérenniser notre service public de proximité. Nos territoires ne doivent pas faire les frais de notre incapacité à baisser les dépenses publiques - le véritable terreau de la colère sociale est là.

Le groupe Les Indépendants continuera à soutenir les efforts de baisse de la dépense publique, en espérant que cette fin de quinquennat sera marquée par la maîtrise budgétaire. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et LaREM ; M. Jean-Claude Requier applaudit également.)

M. Jean-François Husson .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Comme chaque année, nous constatons l'écart entre les engagements et les résultats.

Les chiffres ne sont pas bons : le déficit structurel n'a baissé que de 0,1 point de PIB entre 2018 et 2019, et aucune amélioration n'est attendue en 2020 ; à 2,2 %, on est loin de la cible de 1,9 % fixée par la loi de programmation des finances publiques. En un an, notre dépense publique a augmenté de 22 milliards d'euros : nous dépensons largement plus que nos grands voisins européens pour des politiques publiques comparables.

Il n'est pas question de remettre en cause les dépenses votées en décembre 2018 dans une situation de tension sociale inédite, mais nous regrettons des crédits de circonstance, financés par des taux providentiellement bas : de tels expédients sont un cautère sur une jambe de bois, et ces dépenses pèseront sur les générations futures.

Que ferait l'État face à une nouvelle crise monétaire et bancaire ? Quelle marge aurions-nous si la crise sanitaire actuelle compromettait durablement la croissance ? Une politique responsable supposerait de rechercher ces marges. Or la Cour le dit, les baisses d'impôts ont été consenties sans avoir au préalable renforcé les marges de manoeuvre.

Le Gouvernement reproduit les mauvais comportements qui ont fait perdre beaucoup de temps et d'argent par le passé.

Nous sommes comme englués dans le mirage d'une croissance, certes positive mais faible. L'endormissement semble indolore grâce à des stabilisateurs automatiques puissants ; pourtant, le Kairos, le moment opportun serait là, pour enfin baisser notre dépense publique et sortir de la spirale infernale de la dette.

La Cour tire encore une fois la sonnette d'alarme, comme nous l'avons fait lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2020. Nous n'arrivons pas à endiguer ce mauvais virus de la dépense publique ; il menace pourtant la santé de notre pays. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)

M. Jean-Marc Gabouty .  - (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et UC) Le rapport annuel de la Cour des comptes comporte un constat de la situation fin 2019, une appréciation de l'évolution prévisible, des recommandations et le bilan de la mise en oeuvre des recommandations passées.

Les chiffres sont incontestables, l'éclairage objectif. Les recommandations, en revanche, ne sont pas nécessairement toutes pertinentes car pouvant relever d'orientations politiques contestables - ainsi de la restauration scolaire.

Le constat est celui du verre à moitié plein - ou à moitié vide.

Le déficit est de 3,1 % de PIB ou de 2,2 % de PIB si l'on neutralise la double charge du CICE. L'endettement demeure élevé à 98,8 % de PIB. Aucune amélioration n'est envisagée en 2020, en dépit de taux bas qui allègent la charge de la dette, et alors que nos principaux partenaires européens ont largement amorcé une courbe de décrue.

On peut voir le verre à moitié plein : cette stabilisation a permis de supporter les dépenses exceptionnelles consécutives au mouvement des gilets jaunes tout en réduisant légèrement les prélèvements obligatoires.

Le taux d'épargne des ménages atteint 15,2 %, certes moins qu'en Suède ou en Allemagne, mais supérieur de 50 % à la moyenne de l'Union européenne. C'est une réserve de richesses à mobiliser en direction de l'investissement et de la consommation. Citons aussi la reprise de l'emploi industriel, la baisse du chômage, le potentiel intact d'économies à réaliser dans les dépenses publiques.

L'apport du numérique dans la transformation de l'action publique est indéniable, mais l'accompagnement à la dématérialisation est insuffisant. On peut se demander si une dématérialisation totale est souhaitable, dans la mesure où elle laisse de côté de nombreux citoyens. Voulons-nous d'une société déshumanisée où le seul risque de contamination serait par un virus informatique ?

Si je partage l'analyse de la Cour concernant les abattoirs publics, qui relèvent à mon sens du secteur privé, je suis plus réservé sur la restauration scolaire. La Cour regrette que celle-ci s'exerce au niveau communal et préconise une mutualisation au niveau intercommunal voire une externalisation via la délégation de service public, ainsi qu'un suivi par l'État. Je préfère laisser les collectivités locales libres de s'adapter aux caractéristiques de leur territoire ; on peut obtenir d'excellents résultats en termes de rapport qualité-prix en restant en régie communale.

La Cour des comptes elle-même estime que les sujets de politique publique ne peuvent être analysés uniquement sous le prisme financier ; sur ce point, son approche est trop technocratique.

Notre pays est un diesel, il lui faut du temps pour démarrer mais nous disposons de tous les atouts pour améliorer notre situation économique, sociale et budgétaire. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et LaREM)

M. Éric Bocquet .  - Je salue à mon tour la nouvelle organisation de cette présentation du rapport annuel de la Cour ; le débat parlementaire ne nuit pas à la démocratie !

L'obsession de la Cour des comptes pour la baisse de la dépense publique nous fait grincer des dents. La France serait le mauvais élève de l'Union européenne, le non-respect des règles budgétaires de Bruxelles impliquerait forcément un « retard ». Sortons de cette vision étriquée : la dette publique n'est pas problème en soi. Réduire la dépense publique dans l'unique but de réduire la dette est contreproductif : cela conduit à priver la population et à freiner la croissance. Même Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, encourage à s'endetter pour investir.

Pour la Cour, le Gouvernement s'est amputé de deniers publics pour répondre aux gilets jaunes ; pour nous, le manque à gagner vient plutôt de ses cadeaux fiscaux aux plus riches : transformation de l'ISF en IFI, allègements des cotisations patronales, baisse de l'impôt sur les sociétés, flat tax, et j'en passe. Sur les 10 milliards d'euros de baisse des prélèvements obligatoires en 2020, l'allègement d'impôt sur le revenu, qui ne concerne qu'un ménage sur deux, représente la moitié.

Les plus défavorisés, eux, sont visés par la baisse des prestations sociales ou le durcissement de l'assurance chômage. La Cour cible les aides au logement, déjà réduites de 3 milliards d'euros depuis 2017 - soit le coût de la suppression de l'ISF - malgré les avertissements de la fondation Abbé Pierre.

Les récentes réformes ont surtout profité aux 5 % les plus riches, qui aspirent à eux seuls plus du quart des 17 milliards d'euros distribués aux ménages depuis 2017, avec un gain de 2 905 euros par an, alors que le mythe du ruissellement n'est pas mesurable. Les 5 % les plus pauvres perdent 240 euros par an.

La baisse cumulée des dépenses publiques est de 78 milliards d'euros, alors que les services publics bénéficient avant tout aux moins favorisés. Les inégalités se creusent, le taux de pauvreté augmente. Nous défendons au contraire la qualité et la proximité des services publics.

Le virage social du Gouvernement est un mirage. Le rapport de la Cour est révélateur des dangers de la réforme des retraites par point : il note que les comptes du régime Agirc-Arrco ont été redressés par la sous-indexation de la valeur du point et l'incitation à des départs à la retraite plus tardifs. Le pouvoir s'obstine dans sa réforme, mais les Français ne sont pas dupes.

Robert Sabatier écrivait : « Lorsque la mémoire était la seule écriture, l'homme chantait ; lorsque l'écriture naquit, l'homme baissa la voix ; lorsque tout fut mis en chiffres, il se tut ». Ce soir, le Sénat ne s'est pas tu. (Applaudissements sur de nombreuses travées)

M. Patrice Joly .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR) Merci pour cet éclairage sur les politiques publiques dont nous avons la charge.

Le déficit public devait repasser au-dessus des 3 %, à la suite de la baisse des prélèvements - transformation du CICE en allègement de cotisation, suppression de l'ISF et autres cadeaux aux plus aisés.

Ne cautionnons pas l'idée que la France devrait réduire son déficit pour complaire aux marchés financiers : cette soumission met en cause notre souveraineté nationale.

La dette publique est devenue le premier argument des néolibéraux pour réduire l'intervention publique. Cette approche est contraire à l'intérêt général, nous disent pourtant des Prix Nobel. Les plus pauvres n'ont d'autres protections et d'autres services que ceux qui sont assurés par le service public.

L'accroissement de la dette privée suscite de fortes craintes. Entreprises et ménages se paupérisent. Curieusement, on en parle moins que de la dette publique... La retraite complémentaire Agirc-Arrco est en voie de redressement : le rendement du régime a baissé, alors que le point cotisé a augmenté. De quoi confirmer nos craintes vis-à-vis du régime universel par points que propose le Gouvernement...

La réduction du montant des APL a concerné tous les allocataires, quelle que soit leur situation financière. Le patrimoine des bénéficiaires n'est pris en compte que pour les seuls nouveaux entrants, ce qui apparaît contraire à la loi, dit la Cour.

Sur le numérique, le rapport pointe les effets pervers de la vague de déshumanisation des services publics au détriment des plus vulnérables, sachant que 30 % des Français ne sont pas familiers du numérique, selon le Défenseur des droits. Vous relevez un risque pour les demandeurs d'emploi, qui s'exposent à sanction en cas de manquement aux obligations de recherche d'emploi ; or le portail internet de Pôle Emploi, qui agrège pléthore de sites d'offres d'emplois, est source de complexité et peu utilisé.

Pour lutter contre la fracture numérique, il faut un accompagnement humain. Les difficultés de la dématérialisation de la délivrance de la carte grise sont emblématiques. Si l'on veut préserver l'égal accès aux services publics, il faut sécuriser l'intermédiation numérique.

Vous proposez des recommandations : désormais vient le temps de l'action.

Mme Corinne Imbert .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) La remise du rapport public de la Cour des comptes est toujours un moment attendu. J'ai une pensée pour Philippe Seguin, décédé il y a dix ans.

Le dossier pharmaceutique a été créé par la loi du 30 janvier 2007 pour favoriser la qualité des soins et sécuriser la dispensation des médicaments. L'ensemble des outils médicaux et pharmaceutiques sont accessibles aux différents acteurs de la chaîne du médicament. La finalité est de lutter contre les effets indésirables en améliorant la détection des interactions médicamenteuses, surdosages et mésusages.

Le déploiement du dossier pharmaceutique est un succès, avec 45 millions de dossiers individuels et 99 % des officines raccordées. Pour lever les derniers freins, la Cour des comptes propose de rendre automatique la création du dossier pharmaceutique. Nous l'avions voté dans la loi Santé. Se passer de la carte vitale pour l'accès au dossier pharmaceutique et étendre la durée d'accès à l'historique au-delà de quatre mois serait une bonne chose, comme de rendre obligatoire l'utilisation du dossier pharmaceutique dans les établissements de santé.

À l'inverse, l'utilisation du dossier médical partagé se fait attendre. Le dossier pharmaceutique devrait l'alimenter systématiquement. J'appelle de mes voeux la mise en oeuvre des recommandations de la Cour des comptes dans les mois à venir. Le projet de loi ASAP est une opportunité pour améliorer cet outil. Ne laissons pas passer cette occasion. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)

M. Thierry Carcenac .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR) La Cour des comptes innove cette année en retenant un thème transversal, celui du numérique.

Son développement bouleverse les organisations et les relations avec nos concitoyens avec pour objectif de faciliter leur vie quotidienne et de proposer de nouveaux services.

Depuis le programme d'action gouvernemental pour la société de l'information (Pagsi) en 1998, les différents gouvernements ont décliné l'administration électronique. Le rapport Action Publique 2022 fixe l'objectif de 100 % des démarches accessibles en ligne dès 2022.

Mais les problèmes demeurent, malgré les changements d'acronymes.

« Il faut que tout change pour que rien ne change », écrivait Lampedusa dans Le Guépard. Dans mon rapport de 2001 sur l'administration électronique citoyenne, dans celui de Gérard Braun en 2004 ou de Pierre de la Coste en 2003, tout avait déjà été écrit.

La Cour réactualise le sujet. Elle note des carences en personnel qualifié. Quid du plan gouvernemental pour la prise en compte de la fonction informatique de l'État ?

L'abandon, à 400 millions d'euros, du logiciel Sirhen n'est pas un cas isolé. Pensez au logiciel Louvois du ministère des Armées. Normalement, les projets de plus de 9 millions d'euros devraient être évalués ; nous en sommes loin.

Quel rôle joue le Comité d'orientation stratégique interministériel du numérique ? Les directions concernées ne sont pas coordonnées entre elles et travaillent en silo. Certains ministres remercient la Cour pour son important travail de consolidation des comptes. En effet, les outils sont inadaptés pour évaluer les coûts du numérique.

Quelque 7 % de nos concitoyens restent éloignés du numérique. Où en est le plan d'inclusion numérique ?

La Cour note qu'il aurait fallu simplifier la règlementation avant de lancer la numérisation des cartes grises. Il faut revoir les processus et traitements de données au sein de l'administration car la seule automatisation ne permet pas de gains importants en efficacité.

J'engage l'État à améliorer son action pour le plus grand profit de nos concitoyens.

Mme Christine Lavarde .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Juger, contrôler, évaluer, certifier : telles sont les missions de la Cour. Il faudrait peut-être les élargir.

Le rapport évoque la restauration collective. Il met en avant trois objectifs qui génèrent des coûts pour les collectivités : développement de l'agriculture bio et de la qualité sanitaire - soit un renchérissement de 20 % du coût des denrées selon l'étude d'impact de la loi EGalim, à absorber par des économies de gestion ; suppression du plastique dans les cantines d'ici 2025, pour un coût non évalué ; repas à 1 euro pour les plus défavorisés, conformément au plan Pauvreté de 2018, avec un abondement par l'État à hauteur de 2 euros. Parallèlement, l'État demande aux collectivités territoriales de réduire leurs dépenses publiques dans le cadre des contrats de Cahors.

Le coût des normes est trop souvent estimé a posteriori et non a priori. Or on impose aux collectivités de mettre en oeuvre des politiques publiques qui, mises côte à côte, sont inconciliables.

Deuxième exemple, les liaisons aéroportuaires en Bretagne, dont les huit aéroports sont un héritage de l'histoire, la région ayant été longtemps enclavée. Mais la LGV créée en 2017 a changé la donne. Pourtant, une mission de service public a été accordée à la liaison aérienne entre Orly et Quimper, pour un coût de 12 millions d'euros sur trois ans pour les collectivités....

La Cour devrait s'interroger sur la pertinence des politiques publiques à l'aune des grands engagements environnementaux de la France.

Complétons le code des juridictions financières pour élargir ses missions, afin que la Cour ait une vision transversale. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, UC, RDSE et Les Indépendants ; M. Julien Bargeton applaudit également.)

Mme Sophie Moati, Première présidente de la Cour des comptes .  - Je vous remercie pour la place que vous faites à la présentation de notre rapport dans un agenda parlementaire chargé. L'intervention des groupes enrichit le débat.

Nous sommes très attentifs à ce que le Parlement s'approprie les travaux de la Cour. La qualité des échanges entre la Cour et le Sénat a été saluée. Effectivement, le Sénat nous auditionne régulièrement : nous étions ce matin devant votre commission des affaires sociales pour évoquer l'insuffisance rénale, cet après-midi devant votre commission des finances, sur le démantèlement des installations nucléaires.

Plusieurs d'entre vous ont évoqué la situation d'ensemble des finances publiques.

Le rapporteur général de la commission des affaires sociales a souhaité connaître l'analyse de la Cour sur l'impact du Covid-19. Le rapport se base sur les informations disponibles fin janvier 2020, avant l'accélération de la propagation du virus. Il est plausible que celui-ci aura un impact important sur la croissance mondiale et donc sur les finances publiques mais nous ne pouvons pas nous hasarder à le quantifier, vu les incertitudes sur l'ampleur et la durée de l'épidémie.

Le Haut Conseil des finances publiques donnera mi-avril un avis sur les nouvelles prévisions de croissance du Gouvernement pour 2020 et le programme de stabilité devra être adressé à la Commission européenne fin avril.

Vous avez salué la nouveauté que constitue l'étude transversale sur le rôle du numérique au service de la transformation de l'action publique.

Difficile, monsieur Delahaye, d'évaluer les économies et gains de productivité à court et moyen terme permis par le processus de dématérialisation, d'autant que des évolutions majeures comme le développement de l'intelligence artificielle viennent régulièrement rebattre les cartes. On peut en revanche se poser la question au cas par cas, par exemple pour la délivrance de titres ou concernant Pôle Emploi.

M. Joly a évoqué l'accès au numérique en milieu rural. Le rapport souligne l'enjeu de la fracture numérique. En mars 2019, la Cour des comptes a abordé cet enjeu dans un rapport fait pour le comité d'évaluation et de contrôle de l'Assemblée nationale sur L'Accès aux services publics dans les territoires ruraux.

Plusieurs d'entre vous sont intervenus sur le dossier pharmaceutique, notamment le rapporteur général de la commission des affaires sociales. La recommandation n°3 du chapitre sur le dossier pharmaceutique est-elle compatible avec le RGPD ? Nous souhaitons autoriser les créations automatiques de dossiers personnels sauf opposition des patients, ce qui n'entre pas en contradiction avec le RGPD qui prévoit la possibilité de déroger au principe de consentement explicite dans ce domaine. Le dossier médical partagé sera créé automatiquement à partir du 1er janvier 2021 sauf opposition du patient.

La substitution de médicaments par le pharmacien n'est pas un point que nous avons suffisamment examiné.

Madame Imbert, je me félicite de la convergence de vos analyses avec celles de la Cour sur le dossier pharmaceutique.

J'allais oublier M. Masson...

M. Jérôme Bascher.  - Nous aussi ! (Sourires)

Mme Sophie Moati, Première présidente de la Cour des comptes.  - ... qui est intervenu sur le dossier de l'école Polytechnique, qui a relevé le peu de jeunes filles à l'école, ce qui ne reflèterait que leur faible taux en classes préparatoires. Il y aurait 17 % de filles en classes prépas ? Il me semble que ce pourcentage provient d'une analyse qui se restreint aux quatre ou cinq prépas qui fournissent presque exclusivement l'école. Les chiffres ne concordent pas avec la réalité nationale. Polytechnique a un des taux de mixité sociale le moins élevé parmi les grandes écoles. Le président de l'établissement fait des propositions pour améliorer la mixité sociale et pour atteindre le taux moyen des écoles comparables.

Nous ne souhaitons pas supprimer la solde des élèves ingénieurs mais faire évoluer leur statut afin de repositionner l'école Polytechnique.

En ce qui concerne la restauration collective, monsieur Gabouty, nous n'avons préconisé aucun modèle particulier. Nous avons simplement mis en évidence les bonnes pratiques constatées au cours de notre enquête.

Madame Lavarde, je vous remercie de la confiance que vous témoignez à la Cour. Nous nous attachons le plus souvent possible dans nos évaluations des politiques publiques à pointer la contradiction ou la multiplicité des objectifs. Je comprends votre invite comme une incitation à renforcer encore nos évaluations des politiques publiques. (Applaudissements)

M. le président.  - Nous donnons acte de ces échanges à la Cour des comptes.

Je demande aux huissiers de reconduire Mme Moati.

(Mme la Première présidente et Mme la rapporteure générale près la Cour des comptes quittent l'hémicycle.)

La séance est suspendue à 20 h 10.

présidence de M. Gérard Larcher

La séance reprend à 21 h 40.