Organisation algorithmique du travail

M. le président.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi relative à la maîtrise de l'organisation algorithmique du travail, présentée par M. Pascal Savoldelli, Mmes Cathy Apourceau-Poly, Laurence Cohen et plusieurs de leurs collègues.

Discussion générale

M. Pascal Savoldelli, auteur de la proposition de loi .  - (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE) Je salue les mobilisations sociales qui se tiennent aujourd'hui en France. Les enjeux de la réforme des retraites et de l'ubérisation sont liés : si les travailleuses et travailleurs des plateformes numériques étaient requalifiés en salariés, ils rapporteraient 1,45 milliard d'euros à la sécurité sociale !

Ce texte est le fruit d'un engagement de plusieurs années à leur côté. Avec Fabien Gay, j'ai rencontré, au sein du collectif « pédale et tais-toi », des travailleurs prétendument indépendants, mais dépendants économiquement, dans le cadre d'un capitalisme de plateforme qui contourne les règles du droit du travail par le management algorithmique.

Ce modèle nous ramène au temps d'avant le contrat de travail, lorsque les risques reposaient uniquement sur les travailleurs et que les normes sociales n'existaient pas. On recrée la rémunération à la tâche, à travers un management brutal et injustifiable.

Ce modèle a un coût. Il s'appelle Franck Page, 18 ans, livreur mort après avoir été renversé par un camion. UberEats estime que ce n'est pas un accident du travail. Pourtant, son itinéraire lui avait été imposé par l'algorithme.

Ce management déshumanisé et désincarné touche de nombreux domaines économiques. Le flou de l'algorithme est une épée de Damoclès au-dessus des travailleuses et des travailleurs. Le management algorithmique constitue un outil de contrôle, de direction et de sanction.

Dans notre rapport d'information, Martine Berthet et moi-même avons formulé plusieurs recommandations en vue de mieux réguler le fonctionnement de ces plateformes et d'exiger plus de transparence.

Notre recommandation 9, adoptée à l'unanimité, consiste à engager une réflexion sur l'adaptation du droit du travail au management algorithmique. Il faut rattacher l'algorithme à la responsabilité de l'employeur : une décision, même automatisée, est toujours subjective, et les risques de discrimination sont nombreux. Il s'agit d'un nouvel angle d'attaque pour obtenir la requalification des travailleurs en salariés.

Aucun texte ne définit le salariat, fondé uniquement sur le lien de subordination entre l'employeur et l'employé. Nous mettons en évidence la relation de subordination entre l'algorithme donneur d'ordres et le travailleur faussement indépendant. Il est essentiel d'ouvrir la boîte noire de l'algorithme : en 2020, un rapport du Défenseur des droits et de la Cnil alertait déjà sur cet angle mort.

Les exemples de dérives des algorithmes sont nombreux : déconnexions abusives chez Deliveroo après une mobilisation sociale équivalant à une répression syndicale, discrimination des femmes à l'embauche chez Amazon.

À Brahim Benali, leader de la lutte des chauffeurs Uber, la société a répondu que donner le secret des algorithmes serait comme donner la recette du Coca-Cola... Nous ne parlons pas d'une boisson, mais de travailleurs soumis à une subordination accrue. Que deviennent l'utilité sociale du travail, sa valeur humaine ? N'attendons pas le crash pour ouvrir la boîte noire ! L'algorithme n'est ni plus ni moins qu'un contrat de travail auquel les travailleurs n'ont pas accès.

Ce fonctionnement s'introduit dans tous les pans de notre société : Parcoursup, sélection de CV de cadres lors des procédures de recrutement... Il est donc crucial de regarder de près ce qu'il y a dans la boîte noire.

L'article 1er de notre texte définit l'algorithme sur le plan juridique. L'article 2 engage la responsabilité de l'employeur, qui doit démontrer que les algorithmes employés ne sont pas source de discrimination. L'article 3 distingue les plateformes de mise en relation et celles qui jouent le rôle d'employeur.

Nous entendons, humblement, maintenir ce débat ouvert. D'autant que la directive européenne va dans le même sens : la présomption de salariat qu'elle instaure est une belle avancée. Dommage que la France continue de défendre le lobby des plateformes, comme l'a révélé l'affaire Uber Files. Nous devons maintenir la pression face au principal cheval de Troie du néo-libéralisme.

Je vous invite à voter ce texte, jalon supplémentaire pour protéger les travailleurs, mais aussi les entreprises et commerces victimes de concurrence déloyale. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER)

Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure de la commission des affaires sociales .  - (M. Fabien Gay applaudit.) Surveillance constante, évaluation permanente, décisions automatisées, faible transparence : telles sont les caractéristiques du management algorithmique selon le Bureau international du travail (BIT).

Voilà plusieurs années que MM. Gay et Savoldelli travaillent sur ces questions.

Le recours aux algorithmes dans le monde du travail est ignoré de notre droit. Pourtant, les plateformes numériques ont entraîné un bouleversement de l'organisation du travail.

Dans le secteur des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) et de la livraison, des travailleurs formellement indépendants sont en réalité privés d'autonomie dans la réalisation de leurs prestations et cumulent les fragilités : faibles revenus, absence de protection sociale et de droit au repos, forte exposition aux risques professionnels, isolement et mise en concurrence permanente.

La plateformisation de l'économie se généralise : les algorithmes sont de plus en plus utilisés pour le recrutement et la gestion des carrières. À la clé, perte d'autonomie, risques de discriminations et un sentiment croissant d'aliénation qui nourrit les risques psychosociaux. Les risques sont d'autant plus grands que le fonctionnement des algorithmes peut échapper aux employeurs eux-mêmes.

Le rapport de Pascal Savoldelli a montré que l'algorithme était une chaîne de responsabilités humaines. D'où la nécessité d'adapter le droit du travail au management algorithmique.

Certes, les algorithmes sont une aide considérable pour améliorer l'organisation et décharger les travailleurs des tâches répétitives, mais ils doivent être encadrés et contrôlés : nous devons en reprendre la maîtrise. L'employeur doit demeurer responsable des décisions prises.

L'article 1er rattache ainsi les décisions prises par le moyen d'algorithmes au pouvoir de direction des employeurs.

L'article 2 pose le principe de non-discrimination dans les décisions des algorithmes. En 2017, Amazon a dû renoncer à l'utilisation d'un algorithme qui discriminait les femmes à l'embauche. Face à de tels risques, l'employeur doit être responsable des outils technologiques qu'il utilise. En cas de litige, il devrait prouver que les algorithmes ne sont pas sources de discrimination.

La qualification juridique des travailleurs de plateformes est une question d'ordre public social. Le contentieux est abondant, mais les décisions ne sont pas univoques. Plusieurs arrêts de la Cour de cassation ont requalifié des chauffeurs de VTC ou des livreurs à vélo en salariés, mais ces décisions n'ont pas de portée absolue.

Depuis 2016, le législateur a octroyé à ces travailleurs des droits spécifiques. La loi d'orientation des mobilités (LOM) de 2019 et deux ordonnances de 2021 et 2022 ont posé le cadre d'un dialogue social entre travailleurs et plateformes. De premières avancées ont été obtenues, mais elles enferment ces travailleurs dans un statut d'indépendant amélioré et confortent le modèle des plateformes.

Le statut d'indépendant ne correspond pas à la réalité de la relation entre les employeurs et ces travailleurs. Certains pays sont plus ambitieux. Ainsi, en Espagne, la loi Riders instaure une présomption de salariat et prévoit l'accès des travailleurs aux algorithmes.

Il faut distinguer les plateformes d'emploi des simples opérateurs de mise en relation : c'est l'objet de l'article 3.

Les travailleurs de plateforme sans papiers ont été massivement déconnectés à la suite de la signature d'un accord. Faute de bulletins de salaire, ils ne peuvent pas bénéficier de la régularisation par le travail prévue par la circulaire Valls. Madame la ministre, allez-vous les sortir de l'impasse ?

La commission des affaires sociales a rejeté ce texte. À titre personnel, je le regrette. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER ; Mme Colette Mélot et M. Alain Duffourg applaudissent également.)

Mme Carole Grandjean, ministre déléguée chargée de l'enseignement et de la formation professionnels .  - Je vous prie d'excuser l'absence du ministre Dussopt.

Les algorithmes sont un enjeu important dont le Gouvernement prend toute la mesure. Nous sommes très attentifs aux mutations entraînées par la révolution numérique. Le management par algorithme a été abordé dans le cadre des assises du travail, qui ont réuni des partenaires sociaux et des universitaires. Des propositions seront formulées dans un rapport très prochainement publié.

Par ailleurs, nous agissons pour mieux réguler les relations entre les plateformes et leurs travailleurs. Ces dernières années, un cadre juridique a permis l'émergence d'un dialogue social dans les secteurs des VTC et de la livraison. Je salue l'accord instaurant un tarif minimal de course pour les VTC.

Cette proposition de loi pose la question de notre attitude face aux mutations technologiques, qui n'ont pas de destination naturelle ; c'est à nous de leur donner une intention. Notre optimisme à leur égard n'est pas contradictoire avec la vigilance pour prévenir l'administration par les nombres.

Il ne s'agit pas de combattre les algorithmes, mais de les mettre à notre service en vue d'une meilleure organisation du travail.

Cette proposition créerait plus de difficultés qu'elle n'en résoudrait. Le Gouvernement n'est pas seul à le penser, puisque la commission des affaires sociales l'a rejetée.

L'article 1er n'ajoute rien à l'existant : la responsabilité de l'employeur n'est pas écartée, et un ordre, même issu d'un algorithme, constitue un élément de subordination susceptible d'entraîner la requalification.

Vous proposez aussi de garantir une voie de recours humaine, mais le droit du travail interdit les sanctions automatiques. Quel que soit le mode de décision, il est toujours possible de saisir le conseil de prud'hommes. Votre proposition serait donc source de confusion.

L'article 2 aménage les modalités de preuve en matière de discriminations. L'intention est louable, car les algorithmes peuvent comporter des biais discriminants. Reste que le droit est clair : les discriminations sont interdites, quelle que soit leur source. La charge de la preuve est déjà aménagée au bénéfice du salarié, y compris si la discrimination résulte de l'utilisation d'un algorithme.

Enfin, l'article 3 inscrit dans la loi la jurisprudence de la Cour de cassation sur la requalification, en écartant les plateformes de mise en relation. Pourtant, la Cour n'a jamais considéré que l'exercice d'un contrôle juridique et économique, y compris par des moyens automatisés, permettait de caractériser une relation de travail.

Si nous partageons l'esprit de cette proposition de loi, nous n'en voyons pas l'utilité. Plutôt que de se précipiter pour encadrer les algorithmes, redoublons de vigilance pour la bonne application du droit. (M. Ludovic Haye et Mme Colette Mélot applaudissent.)

La séance est suspendue à 13 h 20.

Présidence de Mme Laurence Rossignol, vice-présidente

La séance reprend à 14 h 50.

Mme Jocelyne Guidez .  - Je salue l'engagement de Pascal Savoldelli et le travail de la rapporteure. Cette proposition de loi a pour objet de renforcer la responsabilité des employeurs et de protéger les salariés, dans la suite du rapport de M. Savoldelli de septembre 2021.

La numérisation remettrait en cause la sécurité des travailleurs. Face à cela, le rapport formule des recommandations autour de quatre axes : l'amélioration des conditions de travail, le développement du dialogue social, l'encadrement du management et la transparence et la régulation des algorithmes des plateformes. Nous avions rejeté une proposition de loi sur le statut des travailleurs numériques en juin 2020, qui faisait fi de la diversité des plateformes de services.

Bruno Retailleau a déposé, en août 2022, une proposition de loi sur les travailleurs qui dépendent des plateformes numériques. Ces dernières ont rapproché des personnes éloignées de l'emploi, aux profils variés : étudiants, chômeurs, actifs souhaitant un complément de rémunération. Cette proposition de loi s'inspirait du rapport de mai 2020 de Mme Puissat, M. Forissier et Mme Fournier pour la commission des affaires sociales, « Travailleurs de plateformes : au-delà de la question du statut, quelles protections ? » qui préconisait de dépasser le statut et de développer des droits qui n'en dépendent pas ; elle créait un nouveau type de contrat et garantissait une meilleure couverture sociale des travailleurs et une meilleure transparence des plateformes.

La plateformisation s'étend à toute l'économie, avec 28 millions de travailleurs dans l'Union européenne et 43 millions prévus en 2025. Cela impose de réorganiser le dialogue social, alors que les discriminations se développent.

Souvent précaires, ces personnes cumulent faibles rémunérations et forts risques professionnels, avec un sentiment de dépendance par rapport à la plateforme. Nous défendons le travail décent. La chaîne de responsabilité est humaine, même si la gestion des ressources humaines utilise désormais des algorithmes.

Difficile de voter contre une proposition de loi qui améliore les conditions de travail. Toutefois, une proposition de directive européenne relative à la présomption irréfragable de salariat est en cours de négociation. À légiférer prématurément, nous risquerions de voir nos décisions détricotées. Le groupe UC s'abstiendra donc.

M. Jean-Pierre Corbisez .  - Technologie et progrès ont longtemps été associés. Toutefois, les algorithmes inquiètent lorsqu'ils interfèrent avec les conditions de travail ou les politiques de ressources humaines. L'algorithme d'Amazon qui favorise le recrutement des hommes en est le dernier exemple.

L'outil a beau être innocent par nature, c'est aux concepteurs d'en garantir la sécurité, et au législateur d'en fixer le cadre. La commission n'a pas adopté le texte en arguant des négociations européennes. Pourquoi attendre l'Europe ? Les garanties de protection méritent toujours d'être renforcées.

L'économie des plateformes concernera 43 millions de salariés en 2025, et nombre d'entreprises prennent le virage numérique. Or, derrière les algorithmes, les programmateurs appliquent les consignes, de façon opaque, qui reproduisent parfois des comportements discriminants et des décisions standardisées.

L'article 1er, qui recommande de clarifier la nature juridique du recours à l'algorithme, traduit les recommandations de la mission d'information sur l'ubérisation. Toute décision appuyée sur des algorithmes a des conséquences sur les travailleurs. Le salarié doit pouvoir se défendre et contester une décision discriminatoire.

Les collaborateurs, présentés à tort comme indépendants, n'ont souvent pas la maîtrise de leurs missions. Sans attendre les négociations européennes, il faut intégrer les jurisprudences Uber, Deliveroo et Elite Taxi à notre droit du travail. Les plateformes n'ont que trop exploité le vide juridique.

Le groupe RDSE votera cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du RDSE, du GEST et du groupe CRCE)

M. Serge Babary .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Un certain humanisme à la française, religieux ou laïque, nous a toujours rendus prudents face à l'automatisation dans le monde du travail. Dès 1947, dans La France contre les robots, Bernanos estimait « que le machinisme limitait la liberté des hommes, et perturbait jusqu'à leur mode de pensée ».

Il s'agit de sécuriser les nouvelles formes d'emploi associées aux plateformes pour refonder notre pacte social. En Europe, 28 millions de personnes travaillent pour les plateformes numériques ; en 2025, elles seront 43 millions. Ce secteur a vu ses revenus quintupler entre 2016 et 2020, de 3 à 14 milliards d'euros.

Le statut juridique de ces travailleurs pose problème. L'enjeu est celui de leur protection sociale, qui ne dépend que d'eux s'ils sont considérés comme indépendants. Les États répondent par la loi ou par la jurisprudence.

En outre, le management algorithmique soumet les travailleurs à un contrôle intrusif.

Cette proposition de loi est prématurée, alors qu'une directive européenne est en discussion depuis décembre 2021. Deux critères suffisent pour déterminer la nature d'employeur de la plateforme, auquel cas la personne doit jouir des droits découlant du salariat. Le Parlement européen l'a approuvée en plénière le 2 février dernier : il a supprimé les critères de présomption de salariat, au risque d'entraîner une incertitude juridique, de conduire à des requalifications massives et de causer à terme des pertes d'emplois. L'Europe doit avancer au même rythme pour préserver notre compétitivité.

Ensuite, la proposition de loi est réductrice : bien d'autres branches sont concernées. Notre rapport de juillet 2021 appelait à une définition globale du travail indépendant. Sans compter que le secteur public utilise aussi des algorithmes, avec Parcoursup et France emploi.

Enfin, invoquer le rapport d'information de septembre 2021 est inadapté, même si les intentions sont vertueuses.

La surveillance constante et déshumanisante qui découle de ce taylorisme numérique entraîne une perte de confiance et un désengagement. Cependant, nous en appelons trop souvent à la norme - je renvoie aux travaux en cours de MM. Rietmann, Moga et Devinaz.

Les employés acceptent mieux l'intelligence artificielle si l'employeur prend le temps d'en expliquer les raisons. Il doit adapter sa gestion pour que l'intelligence artificielle ne soit pas perçue comme une déshumanisation mais comme un avantage. Une réponse proportionnée s'impose, ce qui n'est pas le cas de cette proposition de loi, qui a néanmoins le mérite d'attirer notre attention.

Le groupe Les Républicains ne votera pas ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; M. Ludovic Haye applaudit également.)

Mme Colette Mélot .  - Depuis sa sortie, fin 2022, ChatGPT ne cesse de faire parler de lui, suscitant inquiétudes et nouveaux adeptes. On évoque souvent le risque de suppression d'emplois. Dans un rapport du 26 mars, des économistes estiment que 300 millions d'emplois seraient exposés à l'automatisation.

Ce n'est guère nouveau. En 1589 déjà, la reine Élisabeth Ire interdisait les machines à tricoter les bas, de peur de détruire des emplois. (Mme Cathy Apourceau-Poly s'en amuse.) Dès 2011, on alertait contre l'ubérisation.

Nous devons en permanence nous interroger sur les rapports entre les évolutions techniques et le travail. Cette proposition de loi le fait, en dépassant le cadre des plateformes, car l'algorithme est présent partout : recrutement, carrières, évaluation.

Elle a le mérite d'ouvrir le débat sur le management algorithmique et sur ses enjeux. La nouveauté, c'est le nombre et le type d'emplois concernés. Pour les travailleurs comme pour les employeurs, les algorithmes sont trop souvent abstraits et opaques ; il faut encadrer.

Si les questions soulevées sont pertinentes, les réponses ne sont pas dans ce texte. En effet, les dispositions législatives déjà en vigueur n'excluent pas les décisions prises avec un algorithme du pouvoir de direction et de contrôle de l'employeur, ni du principe de non-discrimination. Dès lors, pourquoi légiférer ?

Sur le statut des travailleurs des plateformes, attendons la directive européenne.

Il y a une semaine, un millier de personnalités de la Tech appelaient à suspendre pendant six mois le développement des IA. Risquons-nous de perdre le contrôle de notre civilisation ? Ces questions méritent d'être posées. Je remercie les auteurs du texte ; cependant, le groupe INDEP votera contre.

Mme Raymonde Poncet Monge .  - Mark McGann, dirigeant d'Uber devenu lanceur d'alerte, soulignait devant l'Assemblée nationale que les gouvernements avaient bien des fois trouvé des solutions permettant la croissance considérable des plateformes, tout en les accusant publiquement -  et à raison !  - d'être hors la loi.

Il se demandait comment la France était devenue le fer de lance de ceux qui cherchent à vider la directive européenne de sa substance, alors qu'elle a créé la sécurité sociale, les congés payés, le Smic ou la retraite à 60 ans...

Nous saluons la proposition de loi, qui adapte une partie de notre droit à l'avancée du management algorithmique. Une définition juridique de l'algorithme comme automatisation du pouvoir de direction et de contrôle de l'employeur, est urgente. Le traitement automatisé ne saurait invisibiliser le concepteur derrière le management algorithmique.

L'algorithme est bien le « contremaître des temps modernes », comme le dit le rapport. L'employeur doit avoir l'obligation de s'expliquer des effets discriminatoires des algorithmes. Le comité social et économique (CSE) doit pouvoir exercer ses prérogatives.

L'article 3 nous invite à intégrer en droit la jurisprudence de la Cour de cassation sur la nature d'employeur des plateformes, même si les algorithmes définissent la nature même de la prestation.

On nous invite à attendre le projet de directive européenne, mais d'autres pays européens ont déjà légiféré sur la présomption de salariat. Cette prétendue indépendance est une fiction. « Faites-vous livrer là où la vie vous mène », propose Uber. Mais ces livraisons se font au détriment des conditions du travail, dans la dépendance à l'algorithme, le contrôle du temps réel, l'opacité de la fixation des tarifs. Les plateformes participent de la paupérisation et de la précarisation des travailleurs : la moitié des travailleurs des plateformes en Europe gagnent moins que le salaire horaire net du pays dans lequel ils travaillent. Mardi dernier, Le Progrès publiait un dossier intitulé « Les forçats de la livraison ». La directive européenne apporterait à la France de 328 à 780 millions d'euros de recettes : voici de vraies alternatives pour le financement de la protection sociale !

Le GEST votera cette proposition de loi qui reprend les recommandations de la mission d'information du Sénat. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE ; M. Jean-Pierre Corbisez applaudit également.)

M. Ludovic Haye .  - En 2021, j'étais vice-président de la mission d'information présidée par Pascal Savoldelli. Nous recommandions l'amélioration des conditions de travail, le développement du dialogue social, l'encadrement du management algorithmique et la transparence des algorithmes.

Si nous soutenons l'objectif du texte, nous n'en approuvons pas pleinement les moyens. Ainsi, l'employeur est déjà responsable de ses décisions, même avec des moyens technologiques.

Nous préconiserions plutôt l'accès de travailleurs aux données et leur suppression automatisée. L'algorithme doit devenir objet de négociation.

L'article 2 nous semble satisfait par le droit en vigueur. Le contentieux peut déjà s'appuyer sur l'utilisation par l'employeur d'outils technologiques. L'algorithme est bien un maillon de la chaîne de responsabilité humaine. Les salariés peuvent invoquer le statut de lanceur d'alerte.

Quant à l'article 3, des négociations sont en cours au sein du Conseil de l'Union européenne.

La requalification en salariat renforcera réellement les droits des travailleurs. Le travail est un des secteurs de notre société qui a le plus évolué. Ainsi du télétravail et des débats sur les retraites, qui démontrent l'inquiétude des Français.

Le groupe RDPI ne pourra voter ce texte, mais il est favorable à une réflexion d'ensemble sur le travail. (Mme Cathy Apourceau-Poly acquiesce ; Mme Colette Mélot et M. Pierre Louault applaudissent.)

Mme Corinne Féret .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) Le groupe SER accueille positivement ce texte, qui est en phase avec l'actualité. La plateformisation est un cheval de Troie contre notre modèle social, l'algorithme est une boîte noire.

Nous ne sommes pas opposés aux plateformes collaboratives et aux services qu'elles rendent, mais il faut les distinguer de la plateformisation de l'économie. En 2019, Mme Lubin avait ainsi déposé une proposition de loi pour les droits sociaux des travailleurs numériques.

Les plateformes offrent une illusion de liberté : la brutale réalité, c'est la suspension de comptes du jour au lendemain, sans droits sociaux. La dématérialisation des entreprises bouleverse les relations de travail. Les algorithmes gèrent les tâches, évaluent et sanctionnent les travailleurs.

Nous devons garder la mainmise et encadrer les évolutions technologiques. Les plateformes se veulent simple intermédiaire, mais le management algorithmique contribue à déterminer les conditions de travail et de rémunération, bien au-delà de la mise en relation.

Les travailleurs en perdent la visibilité sur leur revenu et sur leurs missions. L'algorithme fait partie de la chaîne humaine de responsabilité. Nous sommes donc favorables à la proposition de loi, qui reprend le rapport sénatorial sur l'ubérisation, auquel notre groupe avait contribué.

Oui, les décisions algorithmiques ressortent bien du pouvoir de direction. Elles ne sauraient autoriser la discrimination.

Enfin, il faut confirmer le mouvement jurisprudentiel de requalification des travailleurs en salariés.

L'intelligence artificielle éclaire la prise de décision et surveille les salariés, ce qui crée une asymétrie d'information. Il faut y remédier. (Applaudissements sur les travées du groupe SER, du GEST et du groupe CRCE)

M. Fabien Gay .  - Je remercie Pascal Savoldelli pour sa proposition de loi, qui s'inscrit dans la continuité de son tour de France et oeuvre à un véritable statut de travailleur des plateformes.

La réflexion sur le travail dans notre société est essentielle. Plutôt que de voter le vol des deux plus belles années à la retraite, le Sénat aurait été mieux inspiré de débattre sur le partage des richesses et le sens du travail, après la robotisation des années 1980 et l'émergence, aujourd'hui, de l'IA. Les algorithmes nous privent de l'inconnu, en nous offrant ce que nous voulons.

Même Elon Musk, pourtant opposé aux droits sociaux et syndicaux, a réclamé une pause de six mois dans la recherche sur les IA, car elle pose un problème de protection des données, de dérégulation du marché de l'emploi et de désinformation. L'employeur reste le seul donneur d'ordre, c'est une source de management discriminatoire ! Ce n'est plus le patron qui vous licencie, c'est l'algorithme qui vous suspend.

Il faut que le pouvoir de direction de l'employeur soit reconnu quand il programme un algorithme.

Les contraintes nouvelles sont nombreuses. L'opacité est organisée : le lien de subordination, lui, est réel. Les travailleurs sont poussés à toujours plus de productivité. Il est urgent de consacrer un droit à la déconnexion, car le contremaître numérique, lui, ne dort pas. La logique de l'algorithme, c'est « travaille et tais-toi ! »

Ne pas légiférer, c'est laisser ces salariés en dehors du code du travail. Ne refusons pas de les protéger.

Il serait prématuré de légiférer, estime la commission. La France, au contraire, devrait faire avancer la législation, sans attendre la directive !

La Confédération européenne des syndicats appelle à une expertise externe pour évaluer l'impact des algorithmes sur les conditions et la relation de travail. Levons les zones d'ombre : dès qu'une plateforme encadre juridiquement l'activité d'un travailleur, il n'est pas un travailleur indépendant, mais un salarié subordonné à une plateforme numérique. Nous voterons cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE, SER et du GEST)

M. Olivier Jacquin .  - Je remercie à mon tour le groupe communiste de porter ce débat. Voilà le quatrième texte sur le sujet, après deux missions d'information. Heureusement qu'il y a les initiatives parlementaires pour parler du travail !

Le contremaître 2.0 est une réalité, et je m'étonne que la majorité sénatoriale se cache sur ce sujet.

En 2019, la commission des affaires sociales se disait opposée au tiers-statut, mais en 2021, elle donnait un blanc-seing au Gouvernement dont l'intention était limpide : « réduire le faisceau d'indices susceptible de révéler l'existence d'un lien de subordination ». Ces mots sont les vôtres, madame la ministre, quand vous rapportiez ce texte à l'Assemblée nationale !

Ces travailleurs sont pourtant, selon la Cour de cassation, des « indépendants fictifs. » J'apprends, grâce au rapport, que Frédérique Puissat a porté en commission une position plus nuancée, sans pour autant déposer d'amendement. J'ai peine à comprendre. Certes, il faut se conformer à la directive de Nicolas Schmit - que la ministre n'a même pas cité... Je vous invite à voter la proposition de résolution européenne que j'ai déposée avec Mmes Lubin et Harribey, appelant à soutenir la directive européenne qui reprend un grand nombre de nos propositions, comme le renversement de la charge de la preuve.

Il faut adapter le devoir de vigilance des multinationales face à l'ubérisation. Les travailleurs pourront exiger des explications sur les algorithmes. Voilà qui est en parfaite concordance avec ce texte.

Le Gouvernement fait fausse route. Espérons que la directive sera votée sous la présidence espagnole de l'Union, et votons ce texte ! (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE et du GEST)

Discussion des articles

ARTICLE 1er

M. Pascal Savoldelli .  - Je veux essayer de peser sur ce vote. Madame la ministre, vous avez dit que les dispositifs existants fonctionnaient. Allez voir les livreurs et les femmes de ménage ! Ils disent : mon patron, c'est un algorithme ! (Mme Cathy Apourceau-Poly le confirme.)

Le problème n'est pas le patron, mais le fait qu'il soit désincarné, déshumanisé.

Quels sont les leviers de négociation en pareil cas ? Les prud'hommes font face à de plus en plus de contentieux. Chers collègues Les Républicains, faites un geste, votez l'article 1er ! (Mme Laure Darcos s'amuse.)

L'article 1er est adopté.

(Applaudissements à gauche)

ARTICLE 2

M. Pierre Ouzoulias .  - La relation historique entre technologie et travail est intéressante. Pline l'Ancien relate que Tibère avait fait mettre à mort l'ouvrier verrier qui proposait le verre incassable, car cela menaçait l'avenir de toute une corporation. Je pense aussi à la révolte des canuts en 1819.

Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. La plateforme est un monstre noir, technique, et donne l'illusion d'une simple mise en relation. La technique algorithmique est la négation de la relation sociale du travail et de l'entreprise même. À terme, plus d'entrepreneurs !

Cela renvoie à la difficulté que nous avons à réguler les Gafam, notamment pour les propos haineux. Il faut remettre de l'humain derrière ! (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER)

L'article 2 est adopté.

L'article 3 est adopté.

Mme la présidente.  - Je suis saisie d'une demande de scrutin public sur l'ensemble de la proposition de loi par le groupe Les Républicains.

M. Pascal Savoldelli.  - Je vais tenter d'interpréter cette demande de scrutin public. Derrière l'algorithme, il y a la question du temps de travail, de la définition de la valeur ajoutée. Ces questions ne sont pas que de gauche ! Beaucoup de gens se mobilisent actuellement sur le sens même du travail et des niveaux de rémunération, pas seulement sur les retraites. La droite n'est pas uniforme et monolithique, et certains se posent des questions.

Mme Éliane Assassi.  - Ça c'est clair !

M. Pascal Savoldelli.  - Mais la gauche est unie.

M. Gérard Longuet.  - Comme dans l'Ariège !

À la demande du groupe Les Républicains, la proposition de loi est mise aux voix par scrutin public.

Mme la présidente. - Voici le résultat du scrutin n°260 :

Nombre de votants 319
Nombre de suffrages exprimés 262
Pour l'adoption 104
Contre 158

La proposition de loi n'est pas adoptée.

M. Philippe Mouiller, vice-président de la commission des affaires sociales.  - Dans chaque groupe politique, on s'interroge, par exemple sur la responsabilité des employeurs. Merci à M. Savoldelli d'avoir porté ce débat à la commission des affaires sociales, merci à la rapporteure. Le sujet va revenir dans l'hémicycle. Nous attendons beaucoup de la directive européenne, mais elle ne réglera pas tout.

Mme Carole Grandjean, ministre déléguée.  - Je salue la qualité des débats. Certains d'entre vous sont impliqués depuis longtemps sur l'adaptation des conditions de travail aux évolutions sociétales. Cette question a toute sa place dans le débat public et les Assises du travail l'ont largement abordée. Je vous propose de travailler à partir de leurs conclusions. Assurons-nous que notre socle de droits et notre dialogue paritaire accompagnent les évolutions du droit européen.

La séance, suspendue à 15 h 50, reprend à 16 heures.