Réunion de la commission des affaires européennes du mardi 3 novembre 2009


Table des matières

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Élargissement

Audition de M. Olli Rehn,
commissaire européen chargé de l'élargissement(*)

M. Hubert Haenel :

Je vous remercie vivement de votre fidélité à l'égard du Sénat français. C'est en effet la troisième fois que nous nous rencontrons au Palais du Luxembourg depuis que vous êtes en charge de l'élargissement de l'Union. Vous êtes venu une première fois en juin 2006 et nous avons eu alors un premier débat intéressant sur l'élargissement. Vous êtes revenu il y a un an, presque jour pour jour, au lendemain de l'adoption par la Commission européenne de son document de stratégie. Vous revenez aujourd'hui au lendemain du nouveau document de stratégie qui, comme chaque année, définit les objectifs et les perspectives pour l'année à venir et évalue les progrès réalisés au cours de l'année écoulée par chaque pays concerné.

Vous savez que le Sénat français accorde beaucoup d'intérêt au suivi de la stratégie d'élargissement. Nous avons eu l'occasion, il y a quelques mois, d'établir un bilan de l'adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie au regard des questions relatives à l'appareil judiciaire et à la lutte contre la corruption. Cela nous a confortés dans l'idée qu'il convenait de s'assurer, avant l'adhésion d'un nouvel État, qu'il remplissait effectivement l'ensemble des conditions requises.

Parmi les trois pays candidats, la Croatie semble être dans la dernière ligne droite et l'on peut espérer arriver rapidement au terme des négociations. En revanche, les négociations avec la Turquie continuent de présenter quelques difficultés avec notamment le protocole d'Ankara. Quant à l'Ancienne République yougoslave de Macédoine, pour laquelle la Commission recommande que l'on ouvre les négociations, elle continue d'achopper sur la question de sa dénomination. Vous évoquerez aussi certainement les cinq pays des Balkans qui ont une perspective d'adhésion. Enfin, peut-être pourrez-vous nous dire un mot de l'Islande qui a déposé une demande d'adhésion en juillet, mais qui ne figure pas encore dans l'examen annuel de la Commission européenne.

M. Olli Rehn :

A la veille de l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, je ne pouvais rêver meilleur moment pour aborder les expériences et perspectives de la politique d'élargissement et le nouvel élan que la politique étrangère européenne tirera des innovations institutionnelles prévues par le traité.

D'une manière générale, la crédibilité de l'Union en tant qu'acteur global repose sur sa capacité à influencer, voire à stabiliser, son voisinage immédiat. Depuis 1989, c'est dans notre interaction avec nos voisins les plus proches - la moitié de l'Europe reste alors de l'autre côté du rideau de fer - que nous avons atteint les résultats les plus remarquables, jusqu'à convertir les dix États post communistes en nouveaux États membres grâce au pouvoir de transformation de l'Union européenne.

C'est aussi dans notre voisinage direct qu'est née, dans les années 90, la politique étrangère et de sécurité commune, issue de l'une de nos expériences les plus traumatisantes, la guerre dans les Balkans. La politique d'élargissement, grâce à la perspective européenne qu'elle véhicule, constitue le principal instrument de stabilisation de la région.

Après des années de stagnation, c'est l'impulsion donnée par la perspective de progrès sur l'agenda européen qui a autorisé la conclusion la plus marquante de cette année, la recommandation d'ouvrir les négociations d'adhésion avec l'Ancienne République yougoslave de Macédoine sur la base des réformes finalement entreprises. J'espère que le gouvernement de Skopje saura voir dans cette recommandation un encouragement clair à résoudre définitivement la question bilatérale du nom du pays. Dans le même esprit, les dépôts de candidature du Monténégro et de l'Albanie, en dépit des difficultés résultant de la crise économique, répondent au pouvoir d'attraction de l'Union.

La candidature récente de l'Islande ajoute pour sa part une nouvelle dimension à notre agenda d'élargissement, celle d'un intérêt géostratégique septentrional particulier combiné à une longue et solide tradition démocratique. Près du but, la Croatie a poursuivi ses réformes politiques et a progressé dans la plupart des domaines, en dépit d'une année de blocage des négociations sur la base de son différend frontalier avec la Slovénie. Les négociations techniques approchent ainsi à présent de leur phase finale après quatre années d'intenses négociations.

Pour être vecteur de stabilité, la politique d'élargissement doit pouvoir procéder sans entraves. C'est pourquoi nous avons tenu cette année à mettre en exergue l'influence des questions bilatérales sur le processus d'élargissement, à l'aune des difficultés majeures expérimentées par la Croatie. Comme je le disais, son différend avec la Slovénie a longtemps bloqué les négociations, avant qu'un compromis puisse être trouvé entre les deux Premiers ministres, en septembre, sur la base d'une proposition de création d'un tribunal arbitral que j'avais contribuée à élaborer avec les deux parties. Un accord devrait normalement être signé demain entre les deux pays. Je tiens à cette occasion à remercier personnellement Robert Badinter pour son soutien dans ce processus.

La possibilité de multiplication de tels différends revêt une sensibilité particulière dans les Balkans. Car, même si les élargissements précédents ont aussi connu des litiges bilatéraux, dans cette région, nous sommes confrontés à ce que je qualifierais de « questions existentielles en matière de politique étrangère bilatérale » - délimitations de frontières non résolues, contestation de souveraineté, identité, histoire ou nationalité. C'est pourquoi nous insistons sur une question de principe, à savoir que les questions bilatérales ne doivent pas bloquer, ni même artificiellement retarder, le processus d'adhésion. Les parties au différend doivent le résoudre bilatéralement, dans un esprit de bon voisinage en gardant à l'esprit l'intérêt général européen.

Un autre sujet transversal de préoccupation susceptible de retarder à terme l'avancée du processus d'élargissement est la nécessité pour les pays de conduire au plus vite les réformes nécessaires pour garantir l'État de droit, sachant qu'il s'agit de réformes difficiles et de long terme auxquelles la Commission attache une importance primordiale.

Cela étant, au-delà de ces deux préoccupations, nous devons reconnaître que des progrès majeurs ont été enregistrés cette année dans l'ensemble de la région. Le plus directement marquant pour les citoyens est indéniablement la proposition de la Commission de libéraliser son régime de visas avec la Serbie, le Monténégro et l'Ancienne République yougoslave de Macédoine au 1er janvier 2010. Et, sous réserve que les réformes nécessaires soient conduites, nous espérons étendre ce régime à la Bosnie-Herzégovine et à l'Albanie dès la mi-2010. Pour que la Bosnie devienne un candidat crédible à l'Union européenne et à l'OTAN, ce qui est notre objectif commun, le pays doit être en mesure de se gouverner seul efficacement, en tant qu'État souverain et fonctionnel, loin du protectorat actuel.

Je dirai enfin un mot sur la Turquie. L'Union européenne partage de nombreux objectifs avec ce pays : la paix au Moyen-Orient, la stabilité dans le Caucase, la sécurité en Afghanistan et au Pakistan, ainsi que la sécurité énergétique. Sur le plan diplomatique, la Turquie a effectué des avancées considérables avec l'Arménie. Sur le plan interne, l'ouverture démocratique à l'égard des citoyens kurdes est également encourageante. Cependant, les négociations d'adhésion ont aujourd'hui atteint un stade plus difficile. Il faut que la Turquie accélère ses efforts de réformes, en particulier dans les domaines de la liberté d'expression, de la liberté de la presse, de la liberté de religion, du droit des syndicats, du contrôle civil des forces armées, des droits des femmes et de l'égalité des chances. Enfin, la Turquie doit normaliser ses relations avec la République de Chypre. Je rappelle à cet égard l'urgence qui s'attache à la mise en oeuvre intégrale du protocole additionnel à l'accord d'association.

Par la stabilité qu'elle exporte dans notre voisinage immédiat, la politique d'élargissement constitue l'un des outils les plus puissants dont nous disposions en matière de politique étrangère. Elle sera en cela un élément naturel de la nouvelle configuration des relations étrangères qui résultera de l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne. L'objectif essentiel de celui-ci est de créer une configuration institutionnelle qui nous permette de mieux défendre l'intérêt commun européen. L'enjeu principal est donc de doter l'Union des moyens de conduire une « diplomatie intelligente ». Pour cela, elle doit pouvoir s'appuyer sur une mise en commun des instruments et leviers politiques dont disposent les États membres et les institutions communautaires : instruments légaux, politiques, économiques, culturels et militaires.

Le traité crée la fonction de Haut représentant, qui est aussi Vice-président de la Commission, soutenu par un Service européen d'action extérieure. Il appartiendra au Haut représentant/Vice-président, en tant que Président du Conseil « affaires étrangères » de l'Union, de trouver le juste équilibre pour dégager des orientations politiques claires, et ce avec l'ensemble des États membres. La tâche n'est pas simple et nécessitera sans nul doute une vision stratégique, doublée d'une capacité de persuasion, d'une aptitude managériale et d'un sens du compromis. Le Service européen d'action extérieure est certainement une innovation importante, mais la vraie question reste malgré tout de savoir au service de quoi et de quelle politique il est destiné.

Les commémorations de ce mois de novembre 2009 démontrent à quel point l'Europe et le monde ont changé. La perspective que la Chancelière Merkel célèbre l'armistice du 11 novembre sous l'Arc de triomphe revêt une forte charge symbolique. C'est un bel hommage à la réconciliation franco-allemande, dont le projet européen est issu. La chute du mur de Berlin, dont nous fêterons le vingtième anniversaire ce dimanche, a permis la réunification du continent. C'est donc une Europe forte de 500 millions de citoyens et riche de soixante années de paix qui souhaite aujourd'hui repenser sa politique étrangère.

Les élargissements successifs ont indéniablement accru notre poids sur la scène internationale. L'Union est aujourd'hui la plus grande économie mondiale et un super pouvoir réglementaire. La priorité est maintenant à la consolidation, celle d'une Union fonctionnelle à vingt-sept. La véritable question désormais est d'identifier la place nous voulons attribuer à l'Europe sur l'échiquier mondial dans les années à venir. Selon moi, l'Union est et doit demeurer leader dans un monde toujours plus multilatéral, en montrant l'exemple, comme ce fut le cas notamment durant la Présidence française et la crise économique.

Notre politique étrangère doit en tout premier lieu reposer sur nos atouts propres : marché unique, ordre juridique, modèle social européen et pouvoir d'attraction. Je pense en particulier à la sécurité énergétique, paramètre essentiel de notre sécurité globale, ou à la politique commerciale que nous pouvons développer au bénéfice d'une compétition saine et d'un commerce équitable. Le renforcement du rôle global de l'Union s'accompagne d'un renforcement de sa responsabilité. Nous devons contribuer à la résolution des menaces planétaires, telles que le changement climatique, la stabilisation de l'Afghanistan ou la question du nucléaire en Iran.

Notre partenariat avec les États-Unis demeure un élément de poids sur la scène internationale. Nous avons besoin d'un partenariat transatlantique fort, fondé sur des valeurs communes et des intérêts partagés, pour affronter les défis globaux. Nous avons aussi besoin d'un nouveau départ avec la Russie, fondé sur une évaluation objective de nos intérêts respectifs, de la Russie actuelle, et de la nature de nos relations. Nous souhaitons un partenariat renforcé dans un nombre important de domaines où nous partageons des intérêts communs, de la sécurité énergétique à la non-prolifération et à la lutte contre le terrorisme. Nous devons atteindre une compréhension mutuelle et une confiance réciproque lorsque nous abordons des sujets fondamentaux pour l'Europe et la sécurité globale. Il est crucial que des événements comme ceux qui ont eu lieu en Géorgie l'année dernière ne puissent plus se reproduire. Grâce à une telle politique d'engagement réaliste, doublée de patience, nous pouvons aider la Russie à devenir un partenaire plus prévisible et fiable à long terme, pour le bénéfice de l'Europe dans son ensemble. La politique d'endiguement ne serait plus possible dans un monde caractérisé par une interdépendance aussi bien économique qu'énergétique. Ainsi, nous ne pouvons accepter l'établissement de sphères d'influence sur notre continent. Nous ne pouvons pas nous permettre d'ériger des barrières politiques en Europe pour remplacer le mur de béton tombé il y a vingt ans.

En conclusion, nous avons devant nous une opportunité historique de renforcer la politique étrangère et le rôle mondial de l'Union européenne. A cet égard, nous devons renforcer nos partenariats avec les autres acteurs stratégiques, tels que les États-Unis, la Russie et la Chine. Cela repose en premier lieu sur la consolidation de nos atouts en tant qu'Union, à travers la mise en oeuvre effective du traité de Lisbonne, mais aussi grâce à un travail d'équipe, associant le Conseil, le Président de la Commission et le Parlement européen, ainsi que le Haut représentant/Vice-président de la Commission. C'est ainsi que nous pourrons vraiment faire la différence pour la paix et la prospérité, pour la liberté et la démocratie, qui restent les valeurs essentielles de l'Union européenne, et certes, de la République française.

Compte-rendu sommaire du débat

Mme Catherine Tasca :

Vous avez évoqué l'entrée en vigueur prochaine du traité de Lisbonne et l'avènement à cette occasion d'une diplomatie communautaire plus efficace. Pouvez-vous nous dire où en sont les travaux de la Commission sur les implications concrètes de la création du Service européen d'action extérieure et sur son articulation avec les diplomaties nationales existantes ? Y-a-t-il déjà une définition des moyens ainsi que des mises en commun humaines et financières ?

Par ailleurs, je souhaiterais revenir sur la Turquie. Je constate que l'on commence toujours par souligner les progrès réalisés par ce pays, avant d'énumérer les carences persistantes. Dans le cadre d'une récente mission en Turquie, j'ai pu me rendre compte sur place du fort désir des élites économiques et politiques d'entrer dans l'Union européenne. En revanche, l'état de l'opinion à cet égard est une autre question. La Commission travaille-t-elle réellement sur les progrès accomplis pour encourager la Turquie dans son processus de réformes ? Pouvez-vous nous dire quelles sont les chances d'aboutir pour ces négociations ?

M. Denis Badré :

De par votre fonction, vous êtes l'un des acteurs qui contribue à écrire l'histoire de notre continent, et je me réjouis de constater que vous mesurez parfaitement le poids de cette responsabilité. Je voudrais notamment rendre hommage à votre action dans les Balkans.

Je m'interroge sur le statut des voisins orientaux, avec qui l'Union européenne a formalisé ses relations dans le cadre du Partenariat oriental, ainsi que sur les relations avec la Russie. Je constate que tous ces pays sont membres du Conseil de l'Europe et que l'on pourrait profiter de ce forum de discussion démocratique pour renforcer nos relations, plutôt que de créer de nouvelles structures.

M. Pierre Fauchon :

Selon moi, deux approches très différentes cohabitent dans la notion d'élargissement. Premièrement, celle, fondée sur les valeurs fondamentales des démocraties occidentales, qui consiste à accepter l'adhésion d'un pays à partir du moment où il respecte ces valeurs. Mais cela pose la question des limites géographiques de l'Union. En France, certains - dont je ne suis pas - pensent que la Turquie ne fait pas partie de l'Europe, sur le fondement de critères géographiques. Ils soulignent que si la Turquie devient membre, on pourra alors accepter des pays comme l'Ukraine ou le Maroc.

Deuxièmement, celle qui repose sur la notion d'Europe géopolitique. A cet égard, j'évoquerai volontiers l'exemple de l'Empire romain, qui permettait d'associer des nations ou des peuples très divers dans un même ensemble géopolitique.

Existe-t-il au sein de la Commission un concept ou un schéma géopolitique de l'Europe ?

Mme Michèle André :

J'étais à Zagreb avec le Président du Sénat, il y a quelques jours. Nous avons constaté que le Président croate, Stjepan Mesic, était très inquiet de la situation en Bosnie-Herzégovine. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Par ailleurs, la Croatie a accompli beaucoup de réformes, même si elle est consciente qu'il reste des progrès à accomplir. Les autorités croates redoutent l'introduction de demandes supplémentaires, liées notamment à la coopération avec le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie. Quand peut-on espérer l'entrée de la Croatie dans l'Union européenne ?

Enfin, dans le cadre de l'Assemblée parlementaire de la francophonie, j'ai eu l'opportunité de discuter avec des parlementaires macédoniens. J'ai constaté la souffrance que cause dans ce pays la dénomination d'Ancienne République yougoslave de Macédoine. Un tel nom peut en effet difficilement les aider à se tourner vers l'avenir. Quelles sont les perspectives de résolution de ce différend ?

M. Christian Poncelet :

L'Union européenne compte aujourd'hui 27 États membres. Il me semble qu'un préalable est désormais indispensable à tout élargissement futur : l'harmonisation des systèmes sociaux et fiscaux entre les différents États membres, sous peine de créer des distorsions de concurrence et des délocalisations, sources de divisions et de méfiance du citoyen vis-à-vis de l'Europe. Il faut au contraire démontrer la plus-value de l'Europe aux citoyens, dans le contexte de la crise économique par exemple.

Je voudrais également revenir sur la Turquie. Certains pays opposent un veto à son adhésion. Pensez-vous que ce blocage pourra être surmonté ?

Enfin, je souhaiterais avoir votre sentiment sur les perspectives européennes du Kosovo.

M. Richard Yung :

J'ai été un partisan résolu de l'accueil des pays d'Europe centrale et orientale dans l'Union européenne. Mais j'avoue que, devant les difficultés de fonctionnement de l'Europe à vingt-sept et la dilution du concept européen, je suis aujourd'hui plus sceptique sur la poursuite de l'élargissement. Je pense que nous devons marquer une pause et remettre en avant l'objectif premier de la construction européenne. Pour moi, il s'agit avant tout de créer une Europe puissance. Quelle est votre position à ce sujet ?

Il est vrai que le renforcement des liens avec l'Union européenne est un puissant moteur de réformes pour nos voisins orientaux. Je pense par exemple à la Moldavie. Ne pourrait-on envisager le développement de cercles concentriques, afin d'offrir des perspectives économiques et politiques à ces pays, sans pour autant qu'ils adhèrent à l'Union ?

Je suis convaincu que, du fait de l'élargissement, nous devrons avancer à quelques-uns dans des domaines particuliers, comme c'est déjà le cas pour l'euro.

Enfin, vous avez évoqué les partenariats avec la Chine, les États-Unis ou la Russie. Pourriez-vous nous préciser quel contenu vous envisagez concrètement pour ces partenariats ?

M. Jacques Blanc :

Nous devrons désormais intégrer dans notre réflexion sur l'élargissement la mise en oeuvre - tant attendue - du traité de Lisbonne. La signature historique du traité va enfin nous permettre de dégager de nouvelles perspectives pour l'Union, notamment en ce qui concerne les coopérations renforcées. L'Union à vingt-sept n'a en effet plus rien à voir avec la Communauté européenne des origines. Elle réinvente ses frontières au fil des générations.

Dans ce contexte, je pense qu'il nous faut élaborer un nouveau concept de partenariat ou d'association à l'Union, qui permettrait de répondre aux différentes aspirations européennes de nos voisins. C'est déjà en partie le cas dans le cadre de la politique de voisinage, qui développe des dimensions régionales avec l'Union pour la Méditerranée, le Partenariat oriental ou la Synergie de la Mer noire, voire macrorégionales, à travers la stratégie de la Mer Baltique.

Intégrez-vous dans votre analyse ces différents aspects ?

Enfin, je voudrais aussi dire un mot sur la Turquie : les promesses non tenues peuvent désespérer un peuple. Il faut laisser le temps à la Turquie d'effectuer les réformes attendues, avant de décider si elle pourra adhérer à l'Union.

M. Jean-Claude Frécon :

Nous avons en Europe deux organisations. D'un côté, l'Union européenne, organisation fondée sur des valeurs politiques, des principes économiques et des acquis juridiques, qui compte vingt-sept États membres. De l'autre, le Conseil de l'Europe, organisation de 47 membres qui promeut l'État de droit, les droits de l'homme et les valeurs démocratiques, et qui s'appuie sur la Cour européenne des droits de l'homme pour faire respecter ces principes. Que pensez-vous de cette dualité européenne ? Selon vous, faudra-t-il envisager un jour de faire coïncider la composition de ces deux organisations ?

La Turquie est membre du Conseil de l'Europe depuis 1949. De ce point de vue, il me semble qu'elle a pleinement vocation à intégrer l'Union européenne. Après tout, Chypre en est devenue membre, en étant pourtant situé plus à l'Est, sans que cela pose problème ! Et nous avons intérêt à ce que la Turquie s'arrime à l'Europe. Je crois que nos réactions vis-à-vis de la Turquie ne devraient pas être guidées par des considérations géographiques, et encore moins religieuses. Cela serait dramatique du point de vue de nos principes.

M. Roland Ries :

La question de l'élargissement ne doit pas se poser seulement en termes géographiques, mais également politiques et culturels. Il s'agit avant tout de valeurs communes. Dans cette logique, je crois que rien ne devrait empêcher la Turquie d'entrer dans l'Union européenne le jour où elle respectera pleinement les principes et les valeurs de l'Union.

M. Olli Rehn :

En ce qui concerne le Service européen d'action extérieure, je pense qu'il doit servir l'intérêt commun. Pour cela, nous devrons le rendre aussi influent et efficace que possible, ce qui souligne l'enjeu de sa vocation institutionnelle. Il faudra donc trancher la question de savoir quels services de la Commission et du Conseil doivent y être intégrés. En outre, le Haut représentant aura deux fonctions principales : d'une part, diriger la politique étrangère et de sécurité de l'Union ; d'autre part, coordonner l'ensemble des politiques de relations extérieures de l'Union. A priori, la quasi-totalité de l'actuelle DG Relex de la Commission sera absorbée par le nouveau service. En revanche, la politique commerciale et la politique de développement devraient toujours dépendre de la Commission européenne. De même, je crois que la politique d'élargissement est d'abord une question interne pour l'Union. Toutefois, elle revêt un aspect « politique extérieure », notamment en ce qui concerne les relations avec les Balkans et la Turquie.

Sur la Turquie, je pense en effet que nous devrons mieux tirer parti à l'avenir de notre relation avec ce pays, notamment au regard de la politique étrangère. La Turquie est en effet un partenaire stratégique majeur sur la question du Moyen-Orient, de la stabilité du Caucase, ou encore de la sécurité énergétique. Quant à son avenir européen, le plus important selon moi est le processus d'adhésion lui-même, qui favorise les réformes, qui compte autant que le résultat final. Mais il est important de tenir notre parole.

Sur les valeurs de l'Union et la question des frontières géographiques, je rappellerai simplement que, dans le traité de Nice comme dans le traité de Lisbonne, figure un article quasi identique qui stipule qu'un État européen peut déposer sa candidature s'il respecte les valeurs démocratiques promues par l'Union européenne. Cela ne signifie pas que l'Union européenne doit accepter chaque candidature. Mais il faut laisser la porte ouverte, adopter une démarche inclusive, afin de ne pas créer de nouvelles lignes de division qui excluraient certains pays. Nous travaillons avec les Balkans dans une perspective d'adhésion, ce qui n'est pas le cas pour les pays du Caucase et les pays méditerranéens, qui doivent progresser dans le cadre de la politique de voisinage. Il faut d'ailleurs renforcer cette politique. Selon moi, le travail fondamental de la future Commission sera précisément de combiner le plus efficacement possible la politique d'élargissement et la politique de voisinage.

Au regard de la problématique des coopérations renforcées et spécialisées, je suis convaincu que ce sont les seuls outils capables de concilier l'approfondissement et l'élargissement. Ils permettront par exemple de progresser à quelques-uns dans le domaine des affaires étrangères ou des questions de justice, de sécurité et d'affaires intérieures.

Sur la Croatie, je tiens à préciser que M. Mesic se montre toujours très inquiet à propos de la Bosnie-Herzégovine, et avec raison. La Croatie est un acteur important pour la stabilité des Balkans, et notamment de la Bosnie. La France a aussi un rôle particulier à jouer dans cette région, de par la relation historique très forte qu'elle entretient avec la Serbie notamment. Je pense que ce pays remplit les conditions pour la mise en oeuvre de l'accord d'association, et qu'il nous faut convaincre les Pays-Bas de reconnaître que la Serbie coopère pleinement avec le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) depuis le départ de M. Kostunica. Ce sont ainsi une quarantaine de personnes qui ont été inculpées. De plus, si le gouvernement serbe perçoit que le pays a un avenir européen, il sera encouragé à convaincre la partie serbe de faire des compromis en Bosnie-Herzégovine.

Sur la Macédoine, la recommandation de la Commission d'ouvrir les négociations d'adhésion doit être comprise comme un appel à résoudre la question du nom. Il existe aujourd'hui un contexte propice qui constitue une opportunité unique, depuis dix-huit ans, de résoudre ce différend, avec l'arrivée au pouvoir en Grèce et en Macédoine de nouveaux gouvernements élus sans ambiguïté.

Enfin, sur la Russie, je voudrais dire que les anciens pays satellites du bloc soviétique ont compris comment vivre en paix avec les Russes, en partie grâce à l'Union européenne. Nous avons besoin d'un nouveau départ dans nos relations, fondé sur une évaluation objective de nos intérêts respectifs. Nous souhaitons un partenariat renforcé dans certains domaines stratégiques tels que la sécurité énergétique, la lutte contre la prolifération et le terrorisme.

La Russie ne sera jamais un membre de l'Union, mais il est possible de conclure un partenariat stratégique plus optimal qu'aujourd'hui. Bien sûr, il reste des problèmes, notamment dans le domaine des droits de l'homme et de la démocratie. De plus, nous éprouvons encore des difficultés à nous comprendre mutuellement. Il faut donc adopter une approche réaliste et pragmatique. A cet égard, je regrette la position du Premier ministre russe qui a décrété que la Russie n'intégrerait l'OMC que dans le cadre d'une union douanière avec le Kazakhstan et la Biélorussie, mais je relève que le président russe est conscient de l'intérêt d'une adhésion de la Russie à l'OMC. Il me paraît donc évident que la prochaine Commission devra accorder encore plus d'attention aux relations de l'Union avec la Russie.

M. Hubert Haenel :

Monsieur le Commissaire, votre témoignage me conforte dans la haute opinion que j'ai des pays du nord, que je qualifie « d'eurosérieux ». Nous tenons à vous féliciter pour votre français impeccable, la clarté de votre propos et votre hauteur de vue, et plus généralement pour le travail accompli au cours de votre mandat. Les propos que vous avez tenus aujourd'hui constituent à mon avis la meilleure feuille de route pour votre successeur.


* Cette réunion est ouverte à tous les sénateurs.