Réunion de la délégation pour l'Union européenne du mercredi 15 juin 2005


Table des matières

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Réunion du mercredi 15 juin 2005

Institutions européennes - Politique commerciale

Audition de M. Pascal Lamy sur son expérience
du fonctionnement de l'Union européenne1(*)

M. Hubert Haenel :

Je suis particulièrement heureux d'accueillir une nouvelle fois Pascal Lamy devant la délégation. Je veux d'abord le féliciter pour sa nomination aux hautes fonctions de Directeur général de l'OMC. Mais ce n'est pas en cette qualité que nous le recevons aujourd'hui. Nous avons souhaité entendre celui qui, de 1984 à 1994, a exercé les plus hautes fonctions administratives auprès du Président de la Commission européenne, Jacques Delors, puis qui, de 1999 à 2004, a été commissaire chargé du commerce au sein de la Commission européenne présidée par Romano Prodi. Nous souhaitons en effet que, en fonction de sa propre expérience du fonctionnement de l'Union européenne, il nous fasse un diagnostic de la situation présente.

M. Pascal Lamy :

Le séisme du 29 mai n'a pas été une véritable surprise. Les sondages effectués pour l'Eurobaromètre montrent, sur dix ans, une tendance à une désaffection croissante à l'égard des institutions européennes. Il n'en est pas moins difficile d'interpréter le vote négatif des Français et des Néerlandais et d'en mesurer les conséquences à moyen et long terme.

Nous savions la difficulté de construire un espace public supranational pour la vie démocratique européenne. Nous savions aussi l'Europe moins populaire, les gouvernements ayant pris l'habitude d'incriminer Bruxelles pour se défausser de leurs responsabilités. Mais ce qui s'est passé est particulièrement grave, car c'est l'acquis communautaire lui-même qui a été remis en cause dans les débats. Ce n'est pas le dispositif constitutionnel, loin de là, qui a été le plus contesté. Plus que les colonnes de l'édifice - les nouvelles règles institutionnelles - ou son frontispice - la Charte des droits fondamentaux -, c'est bien le socle de l'édifice qui a été attaqué, tout ce qui avait été accepté pas à pas, au fil des traités et des élargissements. Ce qui avait été approuvé en détail, à des époques différentes et avec des acteurs différents, a été refusé lorsqu'il a été présenté en bloc.

Pourquoi cela ? Essentiellement parce que ce que nous proposions ne se situait pas sur la même longueur d'ondes que les attentes des opinions publiques. C'est ce décalage qui a été sanctionné. Les opinions veulent manifestement autre chose.

Deux types de réaction sont possibles. Nous pouvons faire le gros dos pendant quelque temps et attendre des jours meilleurs, en espérant qu'il n'y aura pas de recul. Après tout, l'Europe a déjà connu des faux-plats de ce type, en particulier durant la période 1979-1984. Cette réaction ne répondrait pas aux attentes des opinions publiques : son seul avantage serait de montrer qu'il n'y a pas de « plan B », de faire mesurer les vraies conséquences du vote. Nous pouvons aussi, puisque c'est le socle de l'édifice qui est contesté, rouvrir le compromis de base, réexaminer les politiques communes et vérifier si l'affectio societatis qu'elles expriment est toujours là. Il s'agirait de faire ce que la Convention n'a pas fait, puisqu'il n'était pas dans son mandat de réexaminer les dispositions qui ont été reprises dans la partie III de la Constitution européenne. Ce serait une démarche difficile et dangereuse, avec sans doute des discussions longues et âpres sur des questions comme le degré d'harmonisation sociale et fiscale ou le statut des services publics. Mais peut-être y trouverait-on la voie d'une refondation et, de toute manière, des pays comme la Grande-Bretagne ou la Pologne vont plaider pour un réexamen des politiques communes dans les prochaines années.

Pour que la construction européenne progresse, il faut réunir trois conditions : une volonté commune d'avancer, un concept partagé de ce que l'on veut faire, une machinerie institutionnelle permettant d'articuler l'action de l'Union et celle des États membres. Nous nous sommes concentrés sur le renforcement du troisième élément, et c'est le second qui a cédé. Je crois que la réflexion doit partir de là, même si j'hésite à recommander de s'engager dans un réexamen des politiques communes.

Il y a également des leçons à tirer pour la politique européenne de la France. Je n'insisterai pas sur le contexte national du référendum, avec un Exécutif dont la popularité était au plus bas, avec aussi une difficulté plus générale de la France dans ses rapports avec une construction européenne entrée dans une nouvelle phase. Il me paraît plus utile aujourd'hui de faire quelques recommandations.

Tout d'abord, la France doit accepter que son modèle économique et social évolue, et cela au nom de la construction européenne. Nous ne pouvons vouloir participer à une construction européenne qui va continuer à impliquer des changements et nous crisper sur notre modèle tel qu'il est. L'Europe passe par des compromis avec des pays différents de nous, compromis dans lesquels nous échangeons, schématiquement, du poids contre de l'identité. Si nous n'admettons pas ce schéma, comment avancer ? Soyons clairs : l'Europe n'est pas, ne sera pas une grande France.

Ensuite, il faut travailler à améliorer l'influence française dans le dispositif européen. Il y a beaucoup d'écart entre l'idée que les Français se font de leur influence et la réalité de celle-ci. Précisément, parce que nous avons à faire des compromis avec des pays différents de nous, il nous faut chercher à renforcer notre capacité à négocier de bons compromis. Cela suppose moins de tactique et plus de stratégie dans la conduite des affaires européennes, et donc l'existence d'une tour de contrôle politique au-dessus du SGCI. Comment élabore-t-on une stratégie dans une entreprise ? On réunit les responsables les plus importants, on analyse l'environnement, on fait un diagnostic et on donne des consignes. Nous devons faire de même, c'est-à-dire adopter des orientations politiques en amont. Parallèlement, il faut dans notre dispositif « moins de Paris » et « plus de Bruxelles ». Des moyens considérables sont consacrés aux comités interministériels à l'échelon national, tandis que notre représentation permanente à Bruxelles en a peu. Il faut au contraire être forts sur le terrain. Pour mieux négocier, il faut avoir moins d'éléments fixes et plus d'éléments mobiles dans nos positions, être plus à l'écoute des positions des autres et savoir s'appuyer sur elles.

Enfin, il nous faut plus de « généralistes » de l'Europe. Notre dispositif repose sur un petit nombre de spécialistes qu'il est difficile de changer ; il nous faut un vivier plus large de personnes aptes à se spécialiser rapidement. Nous avons fait un progrès en parvenant à placer des experts nationaux détachés (END) plus nombreux au sein de la Commission : encore faudrait-il gérer leur retour en France ! Si un passage à Bruxelles signifie une carrière plus difficile au retour, nous n'aurons plus de volontaires valables. Plus généralement, il faut une pédagogie européenne de la part de la classe politique dans son ensemble. On ne peut se contenter d'efforts ponctuels intenses et sans suite.

Bref, si nous voulons sortir de l'ornière, et continuer à être une source d'apports positifs par notre conception de l'intégration européenne, nous avons à faire un effort à la fois sur le plan politique et sur le plan administratif.

Mme Catherine Tasca :

Faut-il poursuivre le processus de ratification ?

Faut-il compléter notre critique du dispositif français par une autocritique des institutions européennes, pour réduire le décalage observé vis-à-vis des opinions publiques ?

La défiance vis-à-vis de l'Europe me paraît un aspect d'une inquiétude plus vaste vis-à-vis d'un système mondial marqué par un déséquilibre Nord-Sud. L'Union pourrait-elle faire plus pour une mondialisation équilibrée ? L'OMC pourrait-elle aussi faire davantage ? Vous avez évoqué il y a quelque temps l'idée de relations plus étroites entre l'OMC, le FMI et la Banque mondiale : quelles sont les perspectives à cet égard ?

Vous avez évoqué deux voies : faire le gros dos, ou réexaminer la partie III de la Constitution. Comment procéder si la deuxième option était retenue ?

M. Jean François-Poncet :

Réexaminer la partie III serait extrêmement dangereux ! Mieux vaut s'accrocher à ce qui existe et le consolider. J'ai fait des dizaines de réunions publiques en faveur du « oui », en vain. Le « non » était-il dirigé contre l'acquis communautaire ? J'en doute, car il constitue un équilibre entre l'ouverture des frontières et des politiques communes permettant que cette ouverture soit acceptable par tous. Je crois que l'inquiétude porte plutôt sur une remise en question de cet équilibre. On sent bien que le centre de gravité de l'Europe a changé. L'axe franco-allemand pèse moins que celui formé par la Grande-Bretagne, les pays scandinaves et les nouveaux États membres. Le rapport de forces, aujourd'hui, n'est pas en notre faveur ; je crois d'ailleurs qu'il eût mieux valu remettre le débat sur les perspectives financières à plus tard. Je crains une réplique du séisme du 29 mai !

Selon vous, l'euro est-il en danger ? C'est un des piliers de l'Europe. Si nous revenons là-dessus, toute la construction va se défaire !

Quid de la « préférence européenne » ? Le Premier ministre en a parlé. Qu'en demeure-t-il aujourd'hui ? Peut-on la revitaliser et où ? Est-il vrai que les États-Unis pratiquent une forme de préférence ? Qu'en est-il de la Chine ? Devons-nous être plus ouverts que les autres ? C'est peut-être un domaine où nous pourrions tenir compte des inquiétudes exprimées par le « non ».

M. Yann Gaillard :

J'ai moins une question qu'une observation à faire. J'ai été secrétaire général adjoint du SGCI à la fin des années 1960, et président du Comité spécial agricole. Déjà, à cette époque, on constatait que la France ne savait pas organiser son influence, gérer sa présence à Bruxelles. Pascal Lamy a souligné la cause de notre manque d'influence. L'administration française - et tout particulièrement les deux grands ministères les plus concernés, les Finances et les Affaires étrangères - n'a jamais vraiment joué le jeu de l'Europe. Aller à Bruxelles n'a jamais favorisé une carrière. Nous n'avons pas changé depuis Louis XIV, qui, d'après Saint-Simon, avait refusé une nomination en disant : « C'est un homme que je ne vois jamais ».

M. Pascal Lamy :

Faut-il poursuivre le processus de ratification ? Je suis partagé, mais je crois qu'il vaudrait mieux. Chaque pays doit pouvoir s'exprimer, et l'on ne peut faire de différence de valeur entre une ratification parlementaire et une ratification référendaire. Terminer le processus aidera à répondre à la question : d'où devons-nous repartir ? De plus, il est conforme aux règles de ratification que chaque État membre se prononce. Mais je sais bien que les sondages ne sont pas encourageants.

Les institutions européennes doivent-elles faire leur autocritique ? Certes. La Commission a eu trop longtemps une culture messianique : on construisait l'Europe, certains avaient compris le sens de l'histoire, d'autres pas encore, mais ils comprendraient plus tard. Cette culture était décalée par rapport aux débats publics dans les États membres. Et la politique de communication de l'Europe a toujours été mauvaise.

La priorité aujourd'hui devrait être de présenter un agenda correspondant aux demandes des citoyens européens : ils ont peur du lendemain, craignent qu'il ne soit pire que le présent. Il faut apporter des réponses. C'est la substance même de la politique qui est en cause : il faut des anticipations positives pour agir en politique. La mondialisation actuelle est une phase de l'extension du capitalisme, avec une efficience économique qui s'accroît, mais aussi avec des déficiences sociales. Il y a plus de gagnants que de perdants, mais ce sont ces derniers que l'on entend. Ne croyons pas que nous sommes les seuls à critiquer la mondialisation, à souligner les problèmes économiques et sociaux qu'elle implique : on entend des critiques analogues aux États-Unis et même en Chine. Il y a une discordance entre l'évolution du capitalisme marchand et celle des sociétés : seule la politique peut réduire cette discordance. Et il est nécessaire que les citoyens pensent qu'un contrôle politique s'exerce sur ces évolutions. C'est pourquoi les institutions européennes sont si nécessaires.

Le directeur général de l'OMC n'a pas les mêmes pouvoirs que le président du FMI ou celui de la Banque mondiale. Tout le monde n'a pas la même vision de ce que doit être une société internationale ordonnée, mais il me paraît clair qu'une plus grande ouverture entre l'OMC, le FMI et la Banque mondiale irait dans le bon sens.

Peut-on encore parler de clivage Nord/Sud ? Il y a aujourd'hui plusieurs « Nord » et plusieurs « Sud », avec des pays dont les problèmes ne sont pas les mêmes.

Un réexamen de la partie III de la Constitution serait certes une affaire compliquée : l'unanimité est nécessaire pour décider de ne plus décider à l'unanimité. Et si l'on doit revoir les politiques communes, les États membres ne voudront pas renoncer à l'unanimité. Nous avons un avant-goût du débat qui aurait lieu en regardant l'affrontement sur les perspectives financières, qui en somme vérifient l'affectio societatis pour des politiques communes qui demandent des moyens financiers. Encore me paraît-il que, dans ce dernier cas, l'accord ne serait nullement impossible si les négociations se déroulaient sur de bonnes bases, en éliminant les notions de « juste retour » et de « solde net », qui n'ont aucun sens économique, politique et budgétaire, car la construction européenne n'est pas un jeu à somme nulle. Notre Europe, le groupe de recherche que je préside est d'ailleurs sur le point de publier une étude à ce sujet.

Je reconnais qu'un réexamen des politiques communes, dans l'état actuel du rapport des forces, serait dangereux pour les thèses françaises. Il est vrai que les politiques communes sont un équilibre entre ouverture et intervention régulatrice, mais l'on n'y voit aujourd'hui que le premier aspect. Pourtant, c'est en Europe que la régulation est la plus forte !

L'euro ne me paraît pas en danger à court terme. À long terme, si l'Union ne reprend pas sa marche vers plus d'union politique, il y aura peut-être un danger. L'euro reste une hérésie pour le monde académique et financier américain, pour qui une union monétaire doit nécessairement s'adosser à une union politique.

La préférence communautaire ne figure pas dans les traités. C'était une pratique, valable seulement pour le domaine agricole, acceptée sous conditions par la Cour de justice. Cela ne signifie pas que l'Union ne peut pas décider de se protéger davantage dans tel ou tel domaine. Mais il y aura nécessairement alors des contreparties. Chaque fois que nous avons baissé notre protection, nous avons obtenu des concessions en échange. Tout renforcement de la protection impose une renégociation de cet équilibre, et a donc un coût : la réduction des importations se paye inévitablement par une réduction des exportations.

M. Marcel Deneux :

Une question tout d'abord sur l'« exception culturelle ». La convention de l'UNESCO sur la diversité culturelle vous paraît-elle une vraie ou une fausse piste ?

Par ailleurs, pensez-vous que l'Europe puisse se permettre de s'imposer des contraintes environnementales beaucoup plus fortes que le reste du monde, en particulier dans le domaine agricole ?

M. François Fortassin :

Je regrette que la classe politique ait tendance à faire comme si rien ne s'était passé le 29 mai. Nous autres partisans du « oui » devrions nous remettre davantage en question. Une nouvelle pédagogie est nécessaire pour les questions européennes. Aujourd'hui, il y a d'un côté des élus qui disent des bêtises que les gens comprennent, de l'autre des technocrates qui disent des vérités que les gens ne comprennent pas ! Il faut une pédagogie de l'Europe impliquant plus et mieux les responsables politiques.

M. Jean Bizet :

Puisque la Constitution européenne n'a plus guère de chances d'entrer un jour en vigueur, ne pourrait-on appliquer par consensus, de manière pragmatique, certaines de ses dispositions qui ne sont critiquées par personne, je pense en particulier au ministre des Affaires étrangères de l'Union et au contrôle des parlements nationaux sur le respect du principe de subsidiarité ?

Par ailleurs, ne pourrait-on améliorer le fonctionnement interne de l'OMC, notamment raccourcir les délais de décision de l'organe de règlement des différends ?

M. Jean-Paul Virapoullé :

Pourquoi l'Europe a-t-elle perdu de sa popularité dans un département d'outre-mer comme celui que je représente, qui a pourtant beaucoup bénéficié de la construction européenne ? Les citoyens ont le sentiment que les Européens jouent le jeu d'une économie mondiale régulée, mais que les autres ne jouent pas ce jeu. Nous avons des règles exigeantes, et nous les respectons : nos partenaires ont des règles moins exigeantes, et ne les respectent pas toujours. La mondialisation appelle l'harmonisation. Notre productivité est très bonne : mais que pouvons-nous faire, par exemple dans le secteur textile, face à des pays où la durée du travail est de 50 % supérieure à la nôtre, et où les salaires sont bien plus bas, dès lors qu'ils disposent des mêmes équipements que nous ? De même, notre monnaie est gérée par une banque centrale indépendante, alors que par exemple la Chine peut jouer sur les parités monétaires. L'OMC ne pourrait-elle mieux organiser les échanges, pour garantir la loyauté du commerce international ? Sinon, une forme de préférence européenne n'est-elle pas indispensable si nous voulons garder une réglementation exigeante en matière sociale et environnementale ?

M. Roland Ries :

Vous avez évoqué deux voies possibles après l'échec du référendum. L'une et l'autre ont de graves inconvénients. Faire le gros dos expose à un recul de la construction européenne. Revoir les politiques, dans le contexte actuel, est dangereux. N'y aurait-il pas une autre voie, consistant à remettre sur le métier de grands chantiers, comme celui d'une communauté européenne de défense ? Il faut des projets, des initiatives, pour ne pas laisser la construction européenne se déliter.

M. Pascal Lamy :

L'« exception culturelle » est un des domaines où la France a gagné sa bataille européenne. La « diversité culturelle » est un concept européen partagé par tous, même si certains pays y sont plus favorables que d'autres. On peut dire désormais que cette notion fait partie du compromis européen, de même que la non-harmonisation concernant l'énergie nucléaire, autre succès français. De ce fait, la Convention de l'UNESCO n'a pas suscité de débat majeur au sein de l'Union. Si cette Convention voit le jour, elle sera un élément de rééquilibrage.

Il est vrai que l'Union a des exigences environnementales plus fortes que ses partenaires. Les nouveaux pays industriels ont tendance à nous dire : vous vous êtes développés en polluant, et vous voulez aujourd'hui nous interdire de faire de même. Il est clair que, en se faisant la championne du protocole de Kyoto, l'Union risque un désavantage compétitif : mais, en matière agricole, il est possible de compenser ce désavantage par des subventions publiques classées dans la « boîte verte » des aides licites.

Je ne suis pas de ceux qui disent « le 29 mai, il ne s'est rien passé » ou qui accusent les électeurs d'avoir mal voté. Je reconnais aussi, je l'ai dit, la nécessité d'une nouvelle pédagogie menée par les responsables politiques. Mais il faut savoir que la rémunération politique de la pédagogie européenne n'est pas très substantielle : elle n'aide pas à décrocher un mandat ou à avoir de l'audience dans les médias ! La France n'est pas la Suède : le rapport à la politique, chez nous, repose plus sur le modèle romain de la clientèle que sur le modèle nordique de la pédagogie.

À mon avis, la création du ministre des Affaires étrangères de l'Union n'est pas prioritaire. Car lors de sa création, il devra avoir dans son logiciel, si j'ose dire, un accord sur l'essentiel en politique étrangère, accord qui me paraît s'éloigner aujourd'hui. Il ne faut le créer qu'à condition d'être sûr de sa crédibilité. Le contrôle de la subsidiarité par les parlements nationaux me paraît déjà possible aujourd'hui, dans le cadre du contrôle des gouvernements. Le traité constitutionnel était à cet égard un bon signal, mais rien n'interdit de faire mieux dès maintenant.

L'amélioration du fonctionnement de l'OMC ne me paraît pas une priorité. Le mécanisme de règlement des différends traite un contentieux en deux ans : ce n'est pas si mal, en comparaison de nos juridictions nationales ! La priorité doit être de mener à bien la négociation engagée à Doha à la fin 2001, de manière à conclure avant la fin 2007, date à laquelle s'achèvera le « fast-track » accordé par le Congrès américain.

Qu'est-ce qu'un jeu loyal ? C'est un jeu où l'on applique des règles décidées en commun, avec une procédure pour modifier le cas échéant ces règles. Aujourd'hui, les taux de change n'entrent pas dans les règles du jeu de l'OMC, pas plus que la question des bas salaires, qui ne constituent pas une concurrence déloyale. Il est inévitable que les pays en développement aient des salaires beaucoup plus bas que les nôtres, et nous n'avons aucune chance d'être compétitifs dans les secteurs où les bas salaires constituent un avantage compétitif. Il faut se battre dans d'autres domaines, vendre du travail cher, des Airbus plutôt que des draps de lit. Il est vrai qu'il est difficile de dire aux travailleurs du textile d'aller demain fabriquer des Airbus. C'est le rôle des politiques publiques que de gérer les évolutions nécessaires, notamment par la politique de formation - initiale et continue - et par la politique de recherche. Pour autant, on ne doit pas chercher un avantage concurrentiel en ne respectant pas les standards sociaux élémentaires comme l'interdiction du travail des enfants ou le droit syndical. Les conventions de l'OIT doivent permettre d'augmenter peu à peu ces standards.

Dans le cas de l'industrie textile, nous ne sommes pas devant une concurrence sans règles. Il y a eu un accord en 1994 : nous avons obtenu des accès plus ouverts dans certains secteurs, en échange de la fin de l'accord multifibres dix ans plus tard. Il n'y a plus de quotas, mais il existe une clause de sauvegarde générale ; en outre, en entrant à l'OMC, la Chine a dû accepter une clause de sauvegarde spéciale : c'est en menaçant de l'utiliser que nous avons obtenu une autolimitation des exportations chinoises. La préférence européenne, je l'ai dit, est possible en théorie, mais aurait doublement un coût. D'abord, nos partenaires auraient nécessairement droit à des contreparties. Ensuite, on rétablirait des obstacles dont la suppression a été un jeu à somme positive, faisant bien plus de gagnants que de perdants, même si l'affaire est plus compliquée sur le plan politique.

Relancer l'idée d'une communauté européenne de défense ? Après l'échec de la CED, il a fallu près de cinquante ans pour reparler de défense dans le cadre de l'Union avec une clause de solidarité : or, la non-ratification de la Constitution européenne aura pour effet que cette clause ne va pas entrer en vigueur. Et le traité de Nice ne permet pas - à la différence du traité constitutionnel - les coopérations renforcées en matière de défense. Je ne suis d'ailleurs pas de ceux qui voient dans les coopérations renforcées une planche de salut : cette formule, en réalité, n'a jamais trouvé à s'appliquer, tout simplement parce que le coût pour ceux qui restent en dehors est plus important que le bénéfice pour ceux qui sont à l'intérieur. De ce fait, ceux qui sont en dehors déploient plus d'ardeur à les bloquer et les limiter que ceux qui sont dedans n'en déploient à les faire vivre.

Bien sûr, il y a d'autres domaines que la défense où une grande initiative pourrait sans doute être envisagée : mais je n'y crois guère à court terme.


* 1Cette réunion était ouverte à tous les sénateurs.