Réunion de la délégation pour l'Union européenne du mardi 25 février 2003


Institutions communautaires

Échange de vues sur la contribution franco-allemande
relative à l'architecture institutionnelle de l'Union1(*)

M. Hubert Haenel :

Le débat sur l'avenir de l'Union, en dépit des travaux de la Convention et des efforts de communication du président Giscard d'Estaing, était resté jusqu'alors circonscrit aux milieux spécialisés dans les questions européennes. La contribution franco-allemande sur l'architecture institutionnelle de l'Union diffusée à la fin du mois de janvier a contribué à sa diffusion dans des cercles plus larges. L'ensemble de la presse européenne y a consacré de nombreux articles et la session de la Convention qui a suivi la publication de cette contribution a été presque exclusivement centrée sur les propositions qui y figurent, notamment sur celle visant à mettre en place un président stable du Conseil européen et sur celle tendant à confier au Parlement européen l'élection du président de la Commission.

C'est sur ces deux points, qui ont été en fait au coeur des controverses suscitées par la contribution, tant au sein des institutions de l'Union que dans les différents États membres ou pays candidats, que je vais m'arrêter, même si d'autres éléments de la contribution mériteraient également quelques commentaires.

I. LA NOMINATION DU PRÉSIDENT DE LA COMMISSION

Le système actuel
de nomination de la Commission et de son président a été défini par le traité de Nice. La procédure se déroule en trois phases :

- dans un premier temps, le Conseil européen choisit à la majorité qualifiée le président ; ce choix doit être approuvé par le Parlement européen ;

- dans un deuxième temps, le Conseil européen, toujours à la majorité qualifiée, arrête la liste des commissaires ; il le fait en accord avec le président de la Commission et selon les propositions formulées par chaque État membre ;

- enfin, l'ensemble du collège des commissaires ainsi désigné (président inclus) doit être approuvé en bloc par le Parlement européen.

La proposition franco-allemande inverse le mécanisme de désignation et confère au Parlement européen le choix initial qui doit intervenir au lendemain des élections européennes. La procédure se déroulerait en deux phases :

- tout d'abord, le Parlement européen élit le président de la Commission à la majorité qualifiée ; ce choix doit être approuvé par le Conseil européen statuant à la majorité qualifiée ;

- ensuite, le président de la Commission constitue son collège. Ce collège doit être alors approuvé par le Parlement européen, puis par le Conseil européen à la majorité qualifiée.

L'objectif visé par cette proposition est de mieux assurer la légitimité de la Commission sans que cela porte atteinte à son indépendance et à son autonomie. La contribution franco-allemande rappelle le triple rôle de la Commission : moteur de la construction européenne, gardien des traités et incarnation de l'intérêt général européen. Elle confirme son actuel droit d'initiative et propose un renforcement de son action d'exécution de la législation européenne et de sa mission de surveillance du pacte de stabilité et de croissance.

Cette proposition a fait naître un certain nombre de critiques que l'on peut rassembler autour de trois thèmes.

La première critique résulte de la constatation que l'élection du président de la Commission par le Parlement européen serait susceptible de conduire à une politisation de la Commission, voire de porter atteinte à son indépendance. Comment, dans ces conditions, la Commission pourrait-elle incarner l'intérêt général européen ? Le président Giscard d'Estaing a souligné cette contradiction en déclarant : « Si le Président de la Commission est élu, ce sera par une majorité, et il y aura donc une opposition. Difficile, dans ces conditions, d'incarner le bien commun européen et l'impartialité ». Et le président Giscard d'Estaing de s'interroger : « S'il y a politisation de la Commission, le monopole d'initiative de la Commission pourra-t-il être maintenu durablement ? »

C'est sans doute pour répondre à cette objection que la contribution franco-allemande préconise une élection à la majorité qualifiée. Mais il faut être conscient que le recours à la majorité qualifiée change du tout au tout la signification et l'impact de l'élection par le Parlement européen. Le plus grand intérêt de l'élection du président de la Commission par le Parlement européen, c'est de permettre à l'électeur européen de concourir à ce choix en déposant son bulletin de vote. À l'instar de l'électeur allemand qui, lorsqu'il vote SPD ou CDU, choisit un Chancelier déterminé. Mais, dès lors qu'une majorité des deux tiers par exemple est requise pour élire le président de la Commission, cette élection nécessitera une concertation et des négociations entre les groupes une fois le Parlement élu. Ce n'est plus l'électeur qui déterminera le président de la Commission, ce seront les appareils politiques. Faut-il rappeler que c'est précisément ce que l'on reprochait au système de la IVe République ! Et est-ce là le moyen de rapprocher le président de la Commission du citoyen européen ?

La deuxième critique formulée à l'égard de cette proposition tient au fait que rien ne permet d'être assuré que le Président choisi par le Parlement européen aura la confiance des États membres. Or, cette confiance est nécessaire pour que l'Union fonctionne. Bien sûr, l'élu du Parlement européen devra être approuvé à la majorité qualifiée par le Conseil européen. Mais on imagine la crise que provoquerait le rejet par le Conseil européen du candidat qui aurait recueilli les suffrages des deux tiers des députés européens. Gageons que les chefs d'État et de gouvernement y regarderaient à deux fois. Là encore, le président Giscard d'Estaing a parfaitement décrit la difficulté : « Il faut distinguer deux choses : la manière de rechercher le président possible et la manière de l'investir. Dans les États nationaux, les premiers ministres ne sont jamais choisis par les Parlements. Ils sont confirmés, ou investis par eux. Je crois qu'il est parfaitement légitime que le Parlement européen ratifie le choix du président de la Commission. La question de savoir comment pourraient être sélectionnés ou présentés les candidats à la présidence mérite qu'on réfléchisse davantage ». En ce sens, plusieurs conventionnels ont avancé l'idée que le Parlement européen pourrait élire le président de la Commission à partir d'une liste de candidats arrêtée par le Conseil européen à la majorité qualifiée.

Enfin, la troisième critique exprimée résulte de la crainte qu'un tel système ne confère trop de poids au Parlement européen. Il est tout à fait symptomatique que cette crainte ait été surtout exprimée par des « petits » pays. Ceux-ci, du fait du faible nombre de leurs députés européens, ne pèseraient en effet que bien peu dans l'élection du président de la Commission par le Parlement européen. Il faut en effet garder à l'esprit que, si la Commission est perçue comme protectrice des « petits » pays, ce n'est pas le cas du Parlement européen où le poids des grands États se fait beaucoup sentir, même si ce n'est guère le cas pour notre pays en raison de l'éparpillement de nos représentants.

Le plus intéressant dans ce débat est que ceux qui ont émis ces critiques ne se sont pas limités à cela, mais ont dessiné les éléments d'une solution alternative qui consisterait à confier l'élection du président de la Commission à un collège électoral composé pour moitié de membres du Parlement européen et pour moitié de membres des parlements nationaux. Des propositions en ce sens ont été formulées par le Danemark, la Suède, Malte, l'Irlande ainsi que par des conventionnels tchèques et estoniens. Ils ont fait valoir qu'un tel collège électoral aurait l'avantage d'assurer la légitimité démocratique de la Commission, tant au niveau national qu'européen, tout en protégeant son indépendance. Dans un discours qu'il a prononcé le 15 janvier dernier, le Premier ministre danois a proposé le mécanisme suivant :

- le collège électoral serait composé pour moitié de parlementaires nationaux et pour moitié de parlementaires européens,

- les candidats à la présidence de la Commission devraient être parrainés chacun par au moins cinq États membres,

- le candidat élu par ce collège électoral devrait être confirmé par le Conseil européen à la majorité qualifiée.

D'autres formules ont été avancées selon lesquelles ce collège électoral serait amené à élire le président de la Commission à partir d'une liste de trois ou quatre candidats qui serait arrêtée par le Conseil européen à la majorité qualifiée en sorte qu'y figurent des personnes représentant les différentes familles politiques existant au sein de l'Union européenne.

Ce sont là des solutions qu'il conviendrait d'examiner de près.

II. LA STABILITÉ DU PRÉSIDENT DU CONSEIL EUROPÉEN

La contribution franco-allemande vise à substituer au système actuel de rotation tous les six mois une élection du président du Conseil européen à la majorité qualifiée pour une durée de cinq ans ou de deux ans et demi renouvelables. Elle précise que le président exercerait ses fonctions à temps plein.

L'objectif visé par cette proposition est clair. Il s'agit d'abord de remédier aux solutions de continuité qui apparaissent chaque semestre lors du passage d'une présidence à l'autre et à cette tendance grandissante des présidents à inscrire en priorité sur l'agenda de l'Union leurs priorités nationales propres. Il s'agit également de conférer stabilité et visibilité sur la scène internationale à celui qui représentera l'Union européenne à l'extérieur. Il s'agit enfin, au moment où l'on renforce la Commission et le Parlement européen par d'autres propositions, de renforcer également le Conseil européen, seul moyen d'éviter qu'un déséquilibre n'apparaisse au détriment de ce dernier.

Cette proposition a été l'objet de nombreuses critiques. Elle a été bien sûr dénoncée avec force par ceux qui continuent de voir l'avenir de l'Union européenne dans une communautarisation généralisée et qui estiment que la Commission doit concentrer entre ses mains l'ensemble du pouvoir exécutif européen. Mais, même les tenants de cette thèse peuvent difficilement envisager que les États membres acceptent de confier à la Commission la mission de construire et défendre une véritable politique étrangère européenne. Ils ne peuvent oublier que les Pays-Bas, lorsqu'ils ont voulu forcer la main de leurs partenaires dans cette voie, lors des négociations en vue du traité de Maastricht, se sont retrouvés complètement isolés et ils ont pu observer que la limitation des compétences de la Commission dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune n'a pas été véritablement contestée au sein de la Convention.

Certains ont surtout critiqué que le président soit choisi en dehors du Conseil européen. Ils ont fait valoir que ce président ne serait occupé que bien peu de jours dans l'année, à l'occasion des Conseils européens. On peut à cet égard les renvoyer au discours prononcé le 15 janvier par le Premier ministre danois. Ce dernier y détaillait le temps considérable qu'il avait dû passer, pendant la présidence danoise, pour la coordination et la préparation des réunions du Conseil européen et ajoutait que ce temps allait encore s'accroître avec l'augmentation du nombre des États membres. De plus, une des tâches essentielles du président du Conseil européen consistera à construire un consensus en matière de politique étrangère et cela, à l'évidence, requerra toute son énergie et toute sa disponibilité. Enfin, on ne peut oublier que le choix du président hors du Conseil est le seul moyen d'éviter qu'il reste marqué par ses origines nationales et politiques, ce qui est une condition pour qu'il puisse incarner l'Union sur la scène internationale.

Mais les critiques les plus dignes d'intérêt se sont concentrées sur deux aspects.

Le premier tient au sentiment des « petits » pays que cette présidence du Conseil européen avantagerait les « grands » États au détriment des « petits ». Certes, rien dans le texte de la contribution ne fausse la concurrence entre États à l'avantage des plus grands. Mais les représentants des « petits » États se sont déclarés convaincus que, dans les faits, le président du Conseil européen sera choisi parmi les représentants des « grands ».

Le deuxième consiste en la crainte que cette présidence stable du Conseil européen n'ait pour effet de porter atteinte aux compétences de la Commission. Là encore le texte franco-allemand n'apporte aucune modification aux compétences respectives de la Commission et du Conseil européen, mais certains craignent que la mise en place d'un président du Conseil européen stable et légitime ne donne un nouveau dynamisme à ce dernier, qui pourrait être tenté d'empiéter sur les missions de la Commission.

Mon sentiment est que, si la France et l'Allemagne veulent porter leur contribution et convaincre de son intérêt pour l'Europe de demain, elles doivent apporter des éléments de réponse sur ces deux points. Car cette contribution est, par nature, un texte bref qui ne dessine que les grands traits de l'architecture proposée. De ce fait, elle pose parfois au lecteur plus de questions qu'elle n'apporte de réponses. Il convient donc aujourd'hui de préciser un certain nombre de points.

Et d'abord, il importe d'assurer les « petits » pays que le système proposé ne les desservira pas. Plusieurs formules pourraient être envisagées en ce sens. Une première formule a été décrite par le Premier ministre danois. Elle consiste à déterminer trois groupes électoraux, un pour les « grands » pays, un pour les « moyens », un pour les « petits ». Le Président Giscard d'Estaing rappelait à l'occasion d'une récente session de la Convention que l'Union européenne allait comprendre six États de plus de quarante millions d'habitants, représentant 74 % de la population de l'Union ; huit États de huit à seize millions d'habitants, en représentant 19 % ; et onze États de moins de cinq millions d'habitants en représentant seulement 7 %. Dans le système danois, tous les États participeraient chaque fois à l'élection du président, mais le président devrait, selon une rotation, émaner tantôt d'un des « grands » États, tantôt d'un des « moyens », tantôt d'un des « petits ». Un tel mécanisme est sans conteste de nature à rassurer pleinement les « petits » États, mais il introduirait une regrettable rigidité qui pourrait parfois être fort gênante. On pourrait, à un certain moment, être en présence d'un candidat rassemblant tous les suffrages et répondant à l'évidence aux nécessités de l'heure, mais que l'on ne pourrait élire parce qu'il n'appartient pas à la catégorie d'où doit sortir l'élu.

Une seconde formule pourrait consister à former, au sein du Conseil européen, une sorte de bureau et de placer ainsi, aux côtés du président, un groupe de quatre ou cinq premiers ministres en exercice choisis en sorte de représenter les différentes catégories de pays. Mais cela est-il véritablement praticable ? Y a-t-il place, à l'intérieur du Conseil européen et compte tenu des missions de celui-ci, pour un groupe de ce genre ? Et n'est-ce pas là précisément le risque de mettre en place un directoire du Conseil européen susceptible de se poser en rival de la Commission ?

Une troisième formule, sans doute plus prometteuse, consisterait à assurer l'équilibre entre « petits » et « grands », non point pour le seul Conseil européen, mais en considérant comme un ensemble le Conseil européen et le Conseil des ministres. La contribution franco-allemande ne porte pas seulement sur le président du Conseil, mais préconise également une stabilité des présidences du Conseil des ministres en souhaitant :

- que le Conseil Affaires générales soit présidé par le Secrétaire général du Conseil,

- que le Conseil Relations extérieures soit présidé par le ministre européen des Affaires étrangères,

- que le Conseil EcoFin et le Conseil JAI élisent leurs présidents en leur sein pour deux ans.

Le plus sage ne consisterait-il pas à assurer un équilibre entre « grands » et « petits » pour l'ensemble de ces postes dont les mandats pourraient avoir la même durée ? Dès lors que cet équilibre serait prévu par le texte constitutionnel, il n'y aurait plus lieu, pour les « petits » États, de craindre une mainmise des « grands » sur le Conseil européen.

Il convient par ailleurs de rassurer ceux qui craignent que la présidence stable du Conseil n'aboutisse à minorer le rôle de la Commission. Pour cela, il faut revenir aux fonctions du Conseil européen. Celui-ci a essentiellement deux missions :

- il « donne à l'Union les impulsions nécessaires à son développement et en définit les orientations politiques générales »,

- dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune, il se voit reconnaître une mission plus précise puisqu'il « définit les principes et les orientations générales » et « décide des stratégies communes ».

Le président du Conseil européen doit intervenir dans le cadre de ces deux missions. Mais il ne doit pas intervenir de la même manière dans l'une et dans l'autre.

Dans le domaine de la politique étrangère, il doit aider activement à dégager un consensus au sein du Conseil européen. Puis il doit défendre cette politique sur la scène internationale, notamment auprès des chefs d'État et de gouvernement. Certes, c'est le ministre européen des Affaires étrangères qui assumera la conduite quotidienne de la politique étrangère et de sécurité commune, mais le rôle de président du Conseil européen doit être un rôle actif.

En revanche, pour la mission consistant à arrêter les grandes orientations politiques et stratégiques de l'Union, le rôle du président ne doit pas être de même nature. Il ne lui revient pas de jouer un rôle actif et prééminent dans la détermination de ces grandes options. Son rôle consiste à préparer, présider et animer les travaux du Conseil européen. Il s'agit d'un rôle de « chairman », un peu à l'image du président d'une assemblée parlementaire.

La contribution franco-allemande précise que le président « prépare, préside et anime les travaux du Conseil européen et veille à l'exécution de ses décisions ». Cette dernière notation a provoqué perplexité chez certains, effroi chez d'autres. Dans le système communautaire, il revient en effet à la Commission d'exécuter les décisions du Conseil européen. D'aucuns ont donc vu dans ce membre de phrase la volonté d'empiéter sur les compétences de celle-ci. C'est pourquoi il est nécessaire d'éclairer le mieux possible la signification de cette mention. Chacun sait qu'une des grandes faiblesses du Conseil européen tient actuellement à l'absence de continuité et de suivi. Une étude de la fondation Notre Europe présidée par Jacques Delors décrivait à merveille le phénomène :

« Le Conseil européen est rarement présidé plus de deux fois par la même personne. Lors de leur entrée en fonction, les présidences cherchent davantage à prendre de nouvelles décisions sur des points qui présentent un intérêt particulier pour elles plutôt qu'à appliquer les décisions prises par la présidence sortante. Le Secrétariat du Conseil est un facteur de continuité et joue un rôle de plus en plus important, mais n'a pas suffisamment de pouvoir pour contrer un Conseil réticent. Cela explique pourquoi, dans l'ensemble, les résultats du Conseil européen sont mitigés : certains résultats spectaculaires dans des domaines extrêmement sensibles, mais aussi un nombre considérable de décisions restées sans suites, noyées dans la confusion du verbe, et dans beaucoup de cas une absence de direction politique du fait de l'absence de mécanisme effectif de suivi. »

C'est pour cela qu'il est bon que le président du Conseil européen se voie attribuer la mission de veiller à l'exécution des décisions du Conseil européen. Qu'on y prenne garde, il s'agit bien de « veiller à l'exécution » et non « d'exécuter » les décisions, c'est-à-dire qu'il s'agit d'aiguillonner ensuite la Commission et d'inscrire le cas échéant à l'ordre du jour du Conseil européen le suivi des décisions antérieures. Il ne s'agit aucunement de concurrencer la Commission, mais plutôt de l'assurer que les décisions du Conseil européen ne seront pas changeantes et volatiles, mais qu'elles indiqueront véritablement les voies à suivre.

Il y aurait beaucoup d'autres choses à dire à propos de cette riche contribution, et notamment à propos du ministre européen des Affaires étrangères, mais j'ai jugé préférable de concentrer mon propos sur les aspects qui ont provoqué le plus de réactions et ont, en quelque sorte, polarisé le débat. La contribution franco-allemande a provoqué des attaques très vives. Mais, ne nous y trompons pas, si elle a déclenché ce tollé, c'est précisément parce que tous les intervenants ont justement apprécié son poids dans le débat général sur l'architecture de l'Union qui s'engage aujourd'hui. Et beaucoup de ceux qui ont prononcé les critiques les plus vives sont conscients du fait que l'essentiel des propositions qui y figure se retrouvera dans les conclusions de la Convention. Mais, pour cela, il faut expliquer, rassurer, et modifier, le cas échéant, sur quelques points. C'est à cela que la France et l'Allemagne doivent aujourd'hui s'employer.

M. Christian de La Malène :

Quand on pense à la situation internationale et à l'Europe dans ce contexte international et que, dans le même temps, on se penche sur un texte institutionnel qui traite uniquement des moyens et non pas des buts de l'Europe, on est un peu étonné.

Hubert Haenel a mis à juste titre l'accent sur le rôle des deux présidences dans les propositions franco-allemandes, présidence de la Commission et présidence du Conseil européen. Les critiques vont toujours dans le même sens et ne nous étonnent pas. En revanche, je ne suis pas certain que ces critiques soient fondées.

En effet, si le mode compliqué de désignation du président de la Commission pose question, pour autant le rôle de ce président n'est pas diminué, mais au contraire augmenté, notamment par rapport à ses collègues.

En sens inverse, le président du Conseil européen ne m'apparaît pas devenir un personnage « impressionnant » ; son rôle est d'animation, de préparation, de veille ; vous l'avez dit, c'est un rôle de « chairman » ; il n'apparaît pas clairement si, dans son rôle international, il représente seul l'Europe ou bien s'il participe au G7 et au G8 avec les autres chefs d'État et de gouvernement. L'esprit du document est qu'il n'est pas seul. Par ailleurs, le Conseil des ministres est, lui, diminué, parce qu'il n'a plus d'unité. En effet, le Secrétaire général préside le Conseil Affaires générales, le futur ministre des Affaires étrangères de l'Europe préside le Conseil extérieur, et les présidences changent pour les autres formations du Conseil.

En résumé, d'un côté, la Commission est renforcée, de l'autre, le président du Conseil européen est doté d'une fonction de représentation, et le Conseil des ministres, l'organe essentiel de l'Europe, perd une partie de ses moyens. Je me demande si, dans le souci de ne faire peur à personne, ces propositions ne conduisent pas à un système déséquilibré, sauf si la création de cette présidence du Conseil européen constitue un premier pas qui devra être suivi d'autres.

M. Jean François-Poncet :

Cette proposition franco-allemande a un immense mérite : celui d'avoir ouvert un débat qui, jusqu'alors, cheminait derrière des portes closes. Le débat est sur la place publique ; il était grand temps ! Il ne faut pas oublier que cette proposition correspond à un compromis entre deux tendances dont nous savons qu'elles existent depuis longtemps. L'une, correspondant à la position traditionnelle de la France, qui veut voir dans le Conseil européen créé à son initiative, et dépourvu pendant longtemps de toute existence juridique, l'organe de référence de l'Europe. L'autre, correspondant à la position des petits pays, s'appuie sur la Commission. L'Allemagne a toujours défendu la thèse selon laquelle, dans la ligne du traité de Rome, la Commission devait être l'organe central du système.

Les deux thèses en présence se sont affrontées pendant longtemps entre la France et l'Allemagne. Le fait que les deux pays aient trouvé un compromis à la veille du 40ème anniversaire du traité de l'Élysée est un élément absolument déterminant, qui va peser très lourd et dont, à mon sens, on ne s'écartera pas beaucoup. Car, si on s'en écarte en fonction de la sensibilité, soit des petits pays, soit de la France, on va retrouver les oppositions traditionnelles.

La principale critique porte sur la création d'un exécutif bicéphale. Qui des deux pèsera le plus lourd ? Rien n'est certain, car, dès l'instant où le président du Conseil européen sera un président permanent, il aura un poids évident. En réalité, on voit s'esquisser une division du travail : la politique étrangère et de défense relevant principalement de la responsabilité du Conseil européen, le reste - l'organisation du marché, y compris les problèmes sociaux, environnementaux, etc. - relevant de la responsabilité de la Commission. La proposition franco-allemande précise d'ailleurs clairement que la Commission ne prendra pas de décision en matière de politique étrangère et de sécurité commune, ce qui n'était pas si évident que cela il y a encore peu de temps. C'est un compromis dont je pense qu'on ne pourra pas s'écarter beaucoup.

M. Hubert Haenel :

Christian de La Malène a raison d'évoquer le caractère « surréaliste » du débat des questions institutionnelles, notamment de la politique étrangère commune et de la politique de défense commune, en pleine crise irakienne, alors que les membres actuels et futurs se déchirent entre eux. Mais la Convention travaille sur la base du mandat fixé par le Conseil de Laeken et il revient au président Giscard d'Estaing, avec les chefs d'État et de gouvernement, de traiter de la question d'une éventuelle suspension des travaux de la Convention.

Vous estimez, d'autre part, que les critiques des uns et des autres ne sont pas nécessairement fondées dès l'instant où le Conseil des ministres perd son unité. Il faut cependant souligner que l'objectif général de cette réforme des présidences est la durée et la stabilité. En revanche, il est certain, comme le souligne M. François-Poncet, que le bicéphalisme pose la question de la confrontation de deux légitimités, l'une issue de l'intergouvernemental, l'autre de la Commission. Il faudrait aussi évoquer le risque d'affrontement entre la Commission et le Parlement européen avec la dissolution possible de l'un ou l'autre de ces deux organes.

Mais, vous avez raison de souligner que l'immense mérite de cette proposition tient à son existence même ; elle était attendue et elle représente un compromis entre les deux positions antinomiques française et allemande ; la France acceptant l'élection, par le Parlement européen, du président de la Commission à la majorité qualifiée, l'Allemagne acceptant une présidence stable du Conseil européen. Je trouve d'ailleurs curieux que, au sein de la Convention, on parle toujours de l'équilibre des institutions pour s'opposer à la création de nouveaux organes, mais que, dans le même temps, on se prononce sans discussion pour la création, comme institution, du Comité des régions. En réalité, on ne pourra clairement juger de cet équilibre que lorsque nous serons en présence de l'ensemble des articles de la Constitution.

M. Robert Badinter :

Je rejoins les propos d'Hubert Haenel, avec lequel j'ai d'ailleurs signé des amendements aux seize premiers articles de la future Constitution européenne. La Convention se trouve maintenant confrontée à des problèmes que nous connaissons bien dans le monde parlementaire, puisqu'elle est saisie déjà de plus de mille amendements sur ces 16 premiers articles ! Avec deux minutes par intervenant - chaque intervenant ne pouvant s'exprimer qu'une fois par jour - je trouve que le temps de parole des participants à cet organe délibérant est plus que limité.

S'agissant de la contribution franco-allemande, il est évident que son grand mérite est d'exister et que, du fait du consensus, on ne pourra pas s'en écarter beaucoup. D'une façon ou d'une autre, elle pèsera très lourd et, comme elle a été déposée en commun, les Français et les Allemands s'exprimeront désormais d'une seule voix tout au long du déroulement de la Convention. J'ajoute que son dépôt a eu lieu avant que la crise irakienne n'introduise les dégâts que nous connaissons et dont nous ne mesurerons la gravité qu'en fonction de l'évolution du conflit. De ce fait, il y a maintenant des sujets qui fâchent et qui, à notre stupéfaction, mais aussi à notre satisfaction, suscitent un intérêt particulier, comme par exemple la réforme de la Cour de justice...

Le contenu de cette contribution est un compromis. Ce n'est sans doute pas la meilleure méthode pour la rédaction d'une Constitution ; une Constitution est un ensemble de dispositions qui a ses propres exigences pour fonctionner. Or toute négociation internationale repose sur des concessions réciproques qui aboutissent à des systèmes inapplicables. Nous sommes ici en présence d'un parfait exemple de ce type de compromis.

On y retrouve d'abord la vision allemande fédéraliste, défendue par Joschka Fischer, avec un transfert important de pouvoirs aux instances fédérales, avec un Parlement européen élu, et une majorité politique qui investit un Premier ministre dans la personne du président de la Commission. On y retrouve aussi la vision française avec un président de l'Europe. Ce projet ne peut que conduire à une épreuve de force au sein de la Convention, car la tendance majoritaire reste en faveur des présidences tournantes désignées par le calendrier et non par un choix politique.

Le système des présidences tournantes est un très mauvais système pour la visibilité de la réalité européenne, mais il faut reconnaître que, pour certains États, notamment pour les dix nouveaux, l'obtention de la légitimité et de l'égalité complète avec les anciens États membres ne sera réelle que lorsqu'ils présideront l'Union européenne. Ces États ne veulent être privés, ni de cette satisfaction, ni du bonheur de la souveraineté qu'ils viennent de recouvrer. C'est pourquoi je crains que la raison juridique et institutionnelle ne puisse l'emporter, d'autant que les membres de la Convention se sont massivement prononcés contre cette proposition.

Il est évident que, aujourd'hui, la France et l'Allemagne sont très unies, mais que, par ailleurs, huit, puis dix États, se sont distingués dans la crise irakienne, si bien qu'il me semble que le moment de la négociation, sur la base de la proposition franco-allemande, n'est pas encore venu. La réflexion institutionnelle doit se poursuivre en attendant qu'évolue la situation aux Nations unies. Comme l'a dit le président Giscard d'Estaing, la définition d'une politique étrangère commune à laquelle oeuvrerait le président de l'Union exigerait effectivement un travail à plein temps dans les circonstances actuelles !

La Convention a encore pas mal de besogne devant elle en dehors de la politique étrangère : la justice, les finances, l'économique, le social ; il restera également la question de l'unanimité et de la majorité qualifiée qui va aussi se poser avec une intensité spéciale dans le domaine de la politique étrangère alors que les conditions sont très différentes de celles qui régnaient il y a un an quand nous entendions, dans un silence quasi-religieux, les représentants de la société civile parler de l'Europe en tant que personne.

M. Lucien Lanier :

Heureusement qu'il y a cette initiative franco-allemande ! Sinon nous serions devant le néant, faute d'avoir prévu un groupe de juristes, de philosophes, de littéraires, de scientifiques, pour préparer un texte qui n'aurait pas forcément été « la bonne formule », mais qui aurait pu être « la formule adaptée ». Car, dans ce genre de débat, chacun apporte la démocratie qu'il connaît et qu'il cherche finalement à mettre en valeur. Cette formule peut-elle être appliquée à l'Europe qui est à la recherche d'un système nouveau et qui ne pourra pas être gérée comme le sont actuellement les pays occidentaux, dits démocratiques ?

Cette proposition porte une autre difficulté : celle du consensus. En effet, avec de nombreux participants qui ont chacun un avis, il ne faut pas s'attendre à trouver un consensus parfait. Le texte final pourra sans doute être discuté, mais il ne sera qu'une trame pour l'Union européenne. Le texte franco-allemand porte la marque des différentes options de l'Europe, comme l'a rappelé à l'instant notre collègue Jean François-Poncet. Ces options sont devant nous et le texte ne les résout pas, parce qu'il cherche à ménager l'opinion, et de l'un, et de l'autre, sans trancher en définitive.

M. Jean François-Poncet :

Je voudrais revenir sur l'impact des événements irakiens au regard du compromis franco-allemand. Si, après cette crise, les États ne peuvent pas tourner la page, je crains que nous ne soyons amenés à réexaminer les propositions des deux pays, par exemple en ce qui concerne la prise des décisions à la majorité qualifiée dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune. Si ce mécanisme de prise de décision avait existé, la France et l'Allemagne auraient été incapables de prendre la position qu'elles ont prise. Quelle conclusion en tirer ? Je pose la question.

Si on se réfère au passé, on a souvent dit que l'Europe a toujours progressé grâce à des crises. Celle que nous vivons sera-t-elle à l'origine d'un progrès ou d'une remise en question radicale ? Je laisse aux uns et aux autres le soin de répondre à cette question. Il n'est pas impossible d'arriver à la conclusion que, du fait de ses divisions, l'Europe ne compte plus, que les décisions seront prises unilatéralement par les États-Unis, avec ou sans majorité au Conseil de sécurité, et que l'Europe sera absente de la solution de l'après-guerre. Cette situation conduira peut-être les Européens à réfléchir à l'avenir.

M. Robert Del Picchia :

Ne faudra-t-il pas revoir le calendrier de la Convention ?

M. Robert Badinter :

J'ai évoqué ce problème avec le président Giscard d'Estaing ; le calendrier, tel qu'il a été défini récemment, est aberrant, car la Convention devrait fournir un projet définitif à la fin du printemps. À partir de cette date, commenceraient les travaux de la Conférence intergouvernementale. Ce calendrier a été uniquement retenu parce que les Grecs - défaut de la présidence tournante... - veulent pouvoir terminer par un Conseil spectaculaire qui enregistrerait le résultat des travaux de la Convention. Ceci est absurde parce que cela conduit à un rythme insoutenable, surtout pendant une crise internationale majeure. Il vaudrait mieux gagner du temps que de se précipiter pour trouver une solution. Le seul calendrier concevable pour aboutir serait que, à la fin du printemps, on dispose d'un avant-projet très avancé avec des options qui seraient encore ouvertes pour les sujets qui fâchent ; pendant l'été, le président et les deux vice-présidents pourraient prendre contact avec les chancelleries et trouver des solutions alternatives. Le présidium pourrait alors arrêter un projet définitif qui seraient examiné en septembre-octobre, laissant ainsi aux Italiens la satisfaction de l'achèvement des travaux.

En dehors de ce calendrier, je suis certain que la Convention va à l'échec. Il n'y a pas d'autre solution puisque la Convention est le dernier recours après les échecs successifs des Conférences intergouvernementales. Il faut exclure que la Conférence intergouvernementale puisse résoudre les problèmes qui seraient laissés en suspens par la Convention.

M. Hubert Haenel :

Il faut espérer que le Conseil européen de Bruxelles du 21 mars prochain donnera des indications sur le calendrier, sinon la Convention risque de faire du mauvais travail. De manière plus générale, je me demande si la crise irakienne et ses conséquences en Europe ne sont pas un révélateur de l'impuissance d'une Europe à vingt-cinq et sur la nécessité de mettre en place des coopérations renforcées pour avancer.

M. Robert Badinter :

La crise actuelle n'est pas celle de la « vieille » Europe face à la « nouvelle » Europe. La crise passe au sein des pays fondateurs, si j'en juge par la position de l'Italie, de l'Espagne ou du Royaume-Uni. J'ai d'ailleurs appris avec stupeur que la Chambre des Lords remettait en question l'intégration de la Charte des droits fondamentaux dans la Constitution, acquis qui nous semblait pourtant à tous évident ! Le choix est entre « l'Europe puissance » et « l'Europe marché ». On a jusqu'à présent vécu dans l'ambiguïté - « on n'en sort qu'à son détriment » selon un propos célèbre - ; mais maintenant s'avance une sorte d'heure de vérité. Que veulent les vingt-cinq États européens ?

M. Robert Del Picchia :

Ne risque-t-on pas un blocage de la Convention ?

M. Robert Badinter :

Il ne faut pas l'exclure si l'affaire irakienne creuse encore plus au sein du Conseil de sécurité des Nations unies la division des pays qui comptent dans l'Europe.



Cette réunion s'est tenue en commun avec la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées).