REUNION DE LA DELEGATION DU MERCREDI 25 AVRIL 2001


Justice et affaires intérieures

Rapport de M. Paul Masson sur l'accès au marché du travail de l'Union européenne des ressortissants des pays ressortissants des pays d'Europe centrale et orientale après leur adhésion

Politique agricole et de la pêche

Audition de MM. Louis Pascal Mahé, professeur à l'Ecole supérieure d'agronomie de Rennes, et François Ortalo-Magné, professeur à la London School of Economics

Justice et affaires intérieures

Rapport de M. Paul Masson sur l'accès au marché du travail de
l'Union européenne des ressortissants des pays ressortissants
des pays d'Europe centrale et orientale après leur adhésion

Résumé du rapport

Dans le cadre des négociations pour l'élargissement de l'Union européenne, les Etats membres sont appelés à prendre position sur les conditions dans lesquelles se mettra en place la liberté de circulation et d'installation, dans l'Union européenne, des travailleurs des pays candidats.

I - LA POSITION GERMANO-AUTRICHIENNE

Alors que les Quinze doivent bientôt arrêter une position commune sur ce chapitre de la liberté de circulation des travailleurs pour les pays candidats d'Europe centrale et orientale, le chancelier d'Allemagne fédérale a annoncé en décembre dernier qu'il " proposerait lors des négociations sur l'élargissement de l'Union européenne un délai de transition imposant une limitation de l'accès au marché de l'emploi pendant sept ans " aux nouveaux pays membres. L'Autriche s'est aussitôt prononcée dans le même sens.

En Autriche comme en Allemagne même, la proposition du chancelier Schröder ne fait cependant pas l'unanimité des milieux économiques et sociaux. S'il est certain que la population de ces deux pays, notamment dans les régions frontalières des pays candidats, est hostile à la présence de travailleurs migrants en provenance des pays candidats, il n'est cependant pas certain que les risques de perturbation des marchés locaux du travail exigent un tel délai de transition.

II - LA PROPOSITION DE LA COMMISSION EUROPÉENNE

La Commission a examiné cinq options possibles.

1. L'application immédiate et complète de l'acquis, à savoir la libre circulation des personnes

2. L'instauration de clauses de sauvegarde

3. Un système flexible d'arrangements transitoires

4. Des quotas fixes

5. La non-application de l'acquis de la libre circulation des personnes pendant une longue période transitoire.

Le collège des commissaires s'est finalement prononcé le 11 avril 2001 pour un système flexible d'arrangements provisoires (option 3), avec la possibilité de clauses de sauvegarde (option 2), la fixation d'une date à compter de laquelle la liberté de mouvement des travailleurs au sein de l'Union européenne sera accordée à tous les nouveaux Etats membres, une révision automatique de la situation après une certaine période avec la possibilité de raccourcir éventuellement la période transitoire et/ou le droit pour les nouveaux Etats membres de demander une révision des accords provisoires les concernant, la possibilité enfin pour les Etats membres de choisir une libéralisation totale de leur marché du travail ou d'autres solutions alternatives.

Le dispositif d'accords provisoires combinerait une période de transition générale de cinq ans et la possibilité de prolonger cette période, pour certains Etats membres, pour une nouvelle période qui ne pourrait excéder deux ans, c'est-à-dire pour une période totale de sept ans comme le demandent l'Allemagne et l'Autriche. Pendant cette période, les Etats membres pourraient continuer à appliquer les mesures nationales qui sont les leurs, dans un sens ou plus moins restrictif à la liberté de circulation des travailleurs.

III - LA RÉACTION DES ETATS MEMBRES ET DES PAYS CANDIDATS A LA PROPOSITION DE LA COMMISSION

· La position des Etats membres

1. L'Allemagne et l'Autriche

L'Allemagne et l'Autriche, qui assument la copaternité de l'idée d'une période de transition de sept ans, soutiennent naturellement sans réserve les propositions de la Commission. Les deux pays souhaitent qu'une solution commune européenne puisse s'appliquer à l'ensemble des Etats membres, sans différenciation entre eux. Le gouvernement allemand semble en outre avoir convaincu les autorités autrichiennes d'introduire une certaine flexibilité dans le dispositif, flexibilité qui pourrait être assurée par :

- une clause de rendez-vous, qui permettrait de vérifier, à une certaine date après l'entrée en vigueur du dispositif, si le délai initial doit être ou non maintenu sur la base d'informations statistiques, par exemple par pays et par professions ;

- une clause de sauvegarde, qui permettrait à un Etat membre soumis à une pression trop forte de bénéficier des avantages du dispositif pour un ou plusieurs pays nouvellement adhérents pendant la totalité de la période de sept ans ;

- une clause de flexibilité, qui permettrait à un pays nouvellement adhérent, avant même la date de rendez-vous, de demander une vérification du caractère obligatoire de la période de transition le concernant ;

- une clause bilatérale, qui permettrait aux Etats membres de conclure des accords particuliers avec les Etats candidats pour organiser par exemple l'ouverture de leur marché du travail.

2. Le Royaume-Uni et les Pays-Bas

Le Royaume-Uni, qui a une position de principe très positive en faveur de l'élargissement, est opposé aux périodes de transition, notamment dans le domaine de la liberté de circulation des travailleurs. Pour le gouvernement britannique, cette question reflète avant tout un problème germano-polonais. A la différence des Allemands, qui estiment que l'élargissement devrait conduire à un afflux de 4 à 5 millions de travailleurs en provenance des dix nouveaux Etats membres, les Britanniques chiffrent à 2 millions de personnes ce déplacement de travailleurs, dont 50 % en Allemagne et 15 à 20 % en Autriche.

Comme les Britanniques, les Néerlandais pensent que le nombre de travailleurs migrants en provenance d'Europe centrale restera très faible et qu'il ne convient donc pas de restreindre, sauf par une approche flexible et par régions, le principe de la liberté de circulation des travailleurs des nouveaux Etats membres.

· La réaction des pays candidats

1. La Pologne et les pays Baltes

Le gouvernement polonais a réagi de manière négative aux propositions germano-autrichiennes et a estimé que l'adhésion de la Pologne à l'Union européenne n'encouragera aucune immigration massive en Allemagne et en Autriche, si ce n'est dans des zones très localisées et pour certains types d'emplois. Les autorités polonaises craignent en revanche le risque d'émigration vers l'Union européenne de travailleurs très qualifiés. Leurs craintes seraient justifiées par les accords particuliers que plusieurs Etats européens préparent en matière de travail temporaire ou de professions spécifiques, comme l'Allemagne, qui a porté à 200 000 son quota annuel de travailleurs temporaires polonais, ou l'Autriche, qui a déjà passé un accord identique avec la Hongrie.

La position polonaise est soutenue par la Lituanie qui s'oppose à toute restriction en matière de circulation et d'emploi de ses citoyens après son adhésion à l'Union européenne. Pour les Lituaniens, la position allemande est essentiellement politique et à usage interne, d'autant que dans un certain nombre de pays candidats, comme la Lituanie, l'émigration de travailleurs qualifiés concerne plus les Etats-Unis, le Canada ou l'Australie, que l'Union européenne. Les Lituaniens craignent surtout que l'instauration d'une période de transition n'entraîne une réaction négative de la population des pays candidats au regard de l'Union européenne. A tout le moins, une telle période devrait s'effectuer sur la base d'une différenciation entre les pays et d'une application graduelle.

2. La Hongrie

La Hongrie, qui est très attachée à la notion de différenciation parmi les pays candidats, estime que la situation de la Pologne ne doit pas se répercuter sur elle. Au plus, 1 à 2 % de la population active hongroise pourraient être concernés par cet attrait de la migration vers l'Autriche ; car le marché du travail en Hongrie est déjà très tendu avec un taux de chômage de 6,5 % (3 % près de la frontière autrichienne), et il est peu probable qu'une migration importante soit à craindre.

Cette position est également celle de la Slovénie, pour laquelle le risque de migration de travailleurs est quasi nul puisque, sur une période de sept ans (entre 1991 et 1998), c'est à l'inverse 970 Européens qui sont venus s'installer dans ce petit pays de 2 millions d'habitants.

IV - LES ÉLÉMENTS D'APPRÉCIATION

En termes de main-d'oeuvre, les pays de l'Union européenne sont plutôt demandeurs de travailleurs comme le prouvent les accords passés d'ailleurs par l'Allemagne - où les emplois non pourvus sont passés en trois ans de 330 000 à 530 000 - avec ces mêmes pays d'Europe centrale. Pour la France, une enquête de l'INSEE d'octobre 2000 montre que, dans l'industrie, 52 % des chefs d'entreprises rencontrent des difficultés de recrutement, alors qu'ils n'étaient que 29 % en 1999 ; dans le bâtiment, la proportion atteint même 84 %. Dans l'informatique, le syndicat des entreprises de la branche SYNTEC chiffre entre 25 et 30 000 le manque d'informaticiens. Toutes les branches professionnelles sont concernées, comme le montre une étude du MEDEF de novembre 2000 : non seulement les professions qualifiées dans l'informatique, l'habillement, la métallurgie, mais aussi les entreprises de main-d'oeuvre peu qualifiées comme la propreté, les industries du bois, les industries agro-alimentaires, la chimie.

Le choix très politique qui est posé à la France conduit à prendre en compte, non seulement les données démographiques et du marché du travail, plutôt favorables à une liberté rapide de circulation des travailleurs des pays candidats, mais aussi les données politiques de l'élargissement. Le principe de l'instauration de telles clauses aurait des conséquences très importantes sur l'opinion publique des pays candidats, déjà moins euro-optimiste maintenant qu'il y a quelques années.

Au reste, ces périodes transitoires, qui laisseraient des traces dans les esprits après la trop longue période d'incertitude sur l'avenir de nos voisins d'Europe centrale dans l'Union européenne, ou bien ne seront pas nécessaires parce que les Etats membres auront besoin de cette main-d'oeuvre, ou bien seront difficiles à appliquer et profiteront alors à l'immigration illégale que tous, y compris l'Union européenne, veulent combattre.

Un dispositif communautaire, sous la forme de quotas de postes de travail par régions et par professions, devrait offrir les moyens de gérer dans la plus grande souplesse une certaine période transitoire afin que les entreprises européennes ne soient pas pénalisées dans un environnement mondialisé. De ce point de vue, ce dispositif devrait pouvoir être négocié par les acteurs sociaux, et non fixé arbitrairement dans un cadre bureaucratique, dans le cadre d'accords nationaux ou régionaux, impliquant les branches professionnelles et les organisations de travailleurs des pays concernés.

La formule d'une période générale et rigide de transition, avec ou sans clause de révision du terme, telle que préconisée par le Chancelier fédéral allemand, ne paraît pas convenable. Les limitations abusives de la libre circulation des travailleurs ne pourraient qu'accélérer l'immigration illégale et nourrir un " marché gris " que certaines professions seraient tentées d'encourager.

La France devrait pouvoir défendre une solution modérée, flexible et pragmatique qui paraît répondre à la situation européenne du marché de l'emploi tout en étant respectueuse des principes de l'Union en matière de circulation des travailleurs.

En évitant les formules généralistes et systématiques inapplicables à la diversité des situations économiques des multiples régions européennes, il pourra être trouvé une réponse appropriée à la fluidité des besoins tout en restant attentif aux dangers d'une concurrence désordonnée sur le marché de l'emploi, particulièrement sensible à tous égards. Là encore, le principe de subsidiarité doit trouver toute sa place.

Compte rendu sommaire du débat

M. Xavier de Villepin :

Un pays comme l'Allemagne peut-il fixer librement une période de transition durant laquelle les travailleurs des nouveaux Etats membres n'auront pas accès à son marché du travail ?

M. Paul Masson :

C'est le Conseil qui, à l'unanimité, va arrêter la position de négociation pour l'ensemble des Etats membres, et notamment les conditions dans lesquelles ceux-ci pourront éventuellement adopter des mesures transitoires. Il serait contraire aux dispositions de l'article 39 du traité qu'un Etat détermine seul sa période de transition. En revanche, la position de la Commission est de dire qu'il faut arrêter une règle commune parmi les cinq possibilités que j'ai énoncées. Le Conseil n'a pas encore pris position sur ces cinq options, mais il est clair que la position allemande, au regard de la Pologne, ne peut pas être appliquée de manière unilatérale.

M. Maurice Blin :

Dans l'hypothèse où chaque Etat adopterait une politique propre et différente de ses voisins, comment cette politique particulière pourrait-elle être mise en application ? En clair, le Royaume-Uni et les Pays-Bas sont très libéraux dans les conditions d'accès à leur marché du travail pour des raisons bien connues. La France comme l'Allemagne sont moyennement libérales, l'Autriche encore moins. Va-t-on alors rétablir aux frontières nationales des contrôles qui varieront d'un pays à l'autre ? Comment cela est-il pratiquement possible ?

M. Paul Masson :

Nous sommes dans le cadre du travail légal, et non du travail clandestin. Nous nous plaçons dans le cadre d'accords qui sont régis par le droit du travail de chacun des Etats avec un registre de l'emploi contrôlé par l'inspection du travail. Cela veut dire que, en l'absence de règles communautaires uniformes, il y aura une distorsion de traitement, en fonction de l'état du marché du travail, selon le secteur ou la profession. Il est vrai que, là où la concurrence sera plus forte, le niveau de rémunération des salaires sera différent. La logique de l'Union européenne serait d'éviter cette situation. Mais nous savons également que les situations sociales, comme le comportement des différents corps de métiers, ne sont pas les mêmes.

C'est pourquoi il me semble qu'il faudrait agir avec souplesse, par exemple dans le cadre de conventions bilatérales, applicables dans certains secteurs déterminés et sous le contrôle de la Commission, comme c'est le cas pour les accords dérogatoires qui sont passés avec l'appui de la Commission. Il faut surtout éviter l'anarchie, c'est-à-dire éviter un dispositif où chaque pays pourrait faire ce qu'il veut, sans sanctions et dans la liberté absolue d'un marché sauvage. Il est bien vrai que si un pays passe directement un accord, avec l'Allemagne par exemple, pour avoir des conditions favorables pour exporter sa main-d'oeuvre, ce pays fait concurrence à un autre secteur d'activité dans un autre pays voisin. Ce serait alors la négation même du Marché commun.

Il faut trouver une voie moyenne entre un refus de tout droit d'installation des ressortissants des pays candidats après leur adhésion pendant une période transitoire - position allemande - et la position qui consiste à dire que chacun fait ce qu'il peut, que chacun se débrouille en fonction de ses propres intérêts, considérant les positions de son propre patronat, de ses syndicats, de l'état de son marché du travail, des tensions sur les salaires, etc... Ce serait le contraire d'un marché organisé, comme l'est celui de l'Union européenne, que de faire n'importe quoi avec la main-d'oeuvre de ces nouveaux Etats membres. Mais, par ailleurs, le refus du droit à l'installation de ces travailleurs est une position qui me paraît éminemment dangereuse et qui serait en tout état de cause très mal perçue par l'opinion publique de ces pays.

M. Yann Gaillard :

J'aimerais savoir comment on a procédé pour l'emploi des bûcherons de ces pays après les tempêtes ?

M. Paul Masson :

Les questions d'emplois d'ouvriers temporaires ou saisonniers sont réglées dans le cadre d'arrangements bilatéraux, sous le contrôle de la Commission. Ce sont en réalité des quotas qui ne portent pas leur vrai nom. C'est une pratique régulière de la part de pays comme l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, l'Autriche, et d'autres.

M. Maurice Blin :

Si je vous ai bien compris, il ne serait pas contraire à la législation communautaire d'envisager, pour des professions où il y a des pénuries de personnels comme le bâtiment ou l'informatique, d'accueillir favorablement des travailleurs de ces pays. A l'inverse, dans d'autres professions où des tensions pourraient apparaître, on pourrait alors être plus restrictif. Une régulation profession par profession est-elle possible ?

M. Paul Masson :

Cette régulation serait possible, et c'est précisément la position que je vous propose d'adopter. Nous refusons la fixation d'une clause générale de sauvegarde qui repousserait d'au moins cinq ans - peut-être sept ans - l'application du principe fondamental de l'article 39 du traité de Rome qui garantit cette libre circulation des travailleurs pour tous les ressortissants de l'Union européenne. Mais nous demandons aussi de pouvoir traiter les cas particuliers, profession par profession, dans le cadre d'arrangements ad hoc négociés avec les partenaires sociaux, sous le contrôle de la Commission. Notre position est celle du pragmatisme et de la souplesse.

M. Maurice Blin :

L'adhésion de la Pologne à l'Union européenne risque de remettre en question la possibilité de survie d'un certain nombre d'agriculteurs de ce pays, qui ne pourront pas faire face à la compétitivité de nos agriculteurs. Que vont devenir ces gens qui vont voir leur production agricole disqualifiée ? Il est probable que ces gens sans qualification vont chercher à venir travailler comme manoeuvres en Allemagne ou en Autriche ; déjà, en France, il n'y a plus beaucoup de manoeuvres de nationalité française. Peut-on envisager que ces agriculteurs polonais viennent chercher du travail non-qualifié dans les Etats membres actuels ? Je crois qu'il serait normal que ces gens occupent ces emplois. Mais alors un dispositif très complexe devrait être mis en place au cas par cas.

M. Paul Masson :

L'affaire est effectivement infiniment compliquée et elle réservera beaucoup de surprises à ceux qui auront à la gérer dans les dix prochaines années. D'autant qu'il faudra aussi compter avec les problèmes d'embauches sur les marchés "gris" du marché du travail. Je crois surtout qu'il ne faut pas donner à la proposition allemande un accord de principe pour une solution trop facile qui consiste à dire qu'on suspend pendant sept ans l'application du principe de la liberté de circulation des travailleurs et qu'on verra après. Ce serait donner un mauvais coup à l'opinion des pays candidats pour la seule satisfaction de positions politiques et socioprofessionnelles allemandes. Il faut se garder, sur ce sujet, d'aller trop loin et trop vite avec une position systématique qui n'apporterait pas grand chose, ni à la France, ni à la Grande-Bretagne, ni à d'autres pays comme les Pays-Bas, l'Espagne, le Danemark, la Suède, la Finlande etc..., mais qui nous mettrait à dos des pays avec lesquels nous devons garder des liens d'amitié.

*

La délégation a approuvé la publication du rapport de M. Paul Masson, paru sous le numéro 291 (2000-2001).


Politique agricole et de la pêche

Audition de MM. Louis Pascal Mahé, professeur à
l'Ecole supérieure d'agronomie de Rennes,
et François Ortalo-Magné, professeur à la
London School of Economics

Compte rendu sommaire

Cette réunion s'est tenue en commun avec la commission des Affaires économiques et du Plan.

M. Hubert Haenel :

Je me réjouis de cette audition organisée en commun par la délégation pour l'Union européenne et par la commission des Affaires économiques. Et je remercie très vivement le professeur Mahé et le professeur Ortalo-Magné qui ont fait bon nombre de kilomètres pour venir devant nous, car l'un arrive de Rennes et l'autre de Londres.

Pourquoi cette audition ?

Nous voyons bien qu'aujourd'hui, un débat s'est engagé sur l'avenir de la politique agricole commune (PAC), pour de bonnes raisons et sans doute aussi pour de moins bonnes raisons.

Les bonnes raisons, ce sont la crise du secteur de la viande bovine, les problèmes d'environnement, la perspective de l'élargissement de l'Union, les négociations de l'OMC qui ont repris à Genève. Il est clair que, dans ce contexte, des évolutions et des adaptations doivent être envisagées.

J'ai parlé aussi des " moins bonnes raisons " car, chaque fois que la PAC est en difficulté, ses adversaires, et ils sont nombreux, rêvent de mettre à bas tout l'édifice.

Alors, dans quelle mesure la PAC doit-elle évoluer, et comment ? C'est la question que nous avons souhaité aborder avec vous à la suite de la publication de votre livre intitulé : " Politique agricole, un modèle européen " dans lequel vous vous prononcez pour des réformes audacieuses. Que l'on approuve ou non ces propositions, elles ont le mérite de se placer au centre du débat tel qu'il se développe aujourd'hui, et c'est pourquoi il était important pour nous de vous entendre.

M. François Ortalo-Magné :

Notre ouvrage contient une analyse, mais surtout des propositions, des lignes directrices pour réformer la PAC. Nous ne remettons pas en cause les objectifs de la PAC : en tant qu'économistes, nous discutons les instruments, l'adéquation des moyens aux fins.

D'un point de vue économique, le secteur agricole présente certaines spécificités, par exemple des facteurs de production peu mobiles, une consommation qui augmente peu quand le prix baisse, et une importante production de biens publics. Les agriculteurs remplissent certaines fonctions rémunérées par le marché : fourniture de produits de base, de produits de qualité, de services ; ils remplissent également des fonctions non rémunérées par le marché : préservation de l'environnement, respect de valeurs éthiques.

Pourquoi réformer la PAC ?

Certes, les menaces pesant sur celle-ci en raison, d'une part, de la reprise des négociations de l'OMC et, d'autre part, de la perspective de l'élargissement de l'Union, seraient à elles seules un puissant motif de réforme. Mais ce sont des raisons d'ordre interne qui nous paraissent déterminantes : la nécessité de maîtriser les dépenses, les effets pervers du système actuel sur la distribution des revenus, la volonté de réconcilier agriculture et environnement et de reconnaître la multifonctionnalité. Nous jugeons souhaitable et possible de promouvoir un modèle européen cohérent, qui placerait la Communauté dans une position plus forte au sein de l'OMC.

M. Louis-Pascal Mahé :

Nos principales propositions sont les suivantes :

mettre fin aux restitutions et supprimer le soutien permanent des prix par le biais du stockage ou de la destruction. Nous sommes favorables à une préférence communautaire à un niveau raisonnable. Mais le revenu agricole doit avant tout exprimer la valeur d'un travail. Le revenu d'un agriculteur est approximativement de l'ordre de celui d'un cadre moyen, mais avec des disparités considérables. Or, quels sont les effets des aides sous leur forme actuelle ? Le soutien des prix bénéficie aux titulaires du droit d'exploiter et aux propriétaires déjà en place, plus précisément à ceux qui possédaient la terre lors de la mise en place du soutien ou lors de son augmentation, et dont le patrimoine a été valorisé d'autant. Ceux qui s'installent aujourd'hui n'en bénéficient pas. Par ailleurs, des prix garantis élevés poussent à l'intensification et à l'hyperspécialisation.

soutenir les seuls revenus qui en ont besoin, et ce par une aide personnelle, viagère et conditionnelle à des travaux d'intérêt public pour l'espace rural. Nous proposons une aide viagère pour les exploitants actuels, mais, selon nous, mieux vaut ne laisser s'installer que des exploitants capables d'obtenir une viabilité sans soutien. L'aide doit être conditionnelle pour maintenir une incitation au travail ; de ce fait, elle n'intéressera que ceux qui en auront réellement besoin.

alléger le choc de l'ajustement et éviter les faillites par des paiements de transition lors de la mise en place de la réforme. Il convient en effet d'accorder une compensation à ceux qui seraient perdants dans le passage au nouveau système, et notamment éviter la faillite d'agriculteurs endettés.

changer les pratiques agricoles polluantes par la tenue d'un registre des épandages d'effluents, des fertilisations et des traitements phytosanitaires. On ne peut en effet espérer faire jouer le principe " pollueur/payeur " que s'il existe une comptabilité agronomique. Il convient de noter que la pollution agricole est seulement un problème de concentration locale : ce sont seulement les excès qui polluent, non les produits en eux-mêmes.

réduire les occasions de nuisance et d'atteinte aux ressources par un zonage systématique de l'espace rural. Nous proposons de définir des plans d'utilisation des sols comptant quatre zones : zones " grises " où la production intensive serait possible, zones " blanches " affectées à l'agriculture raisonnée, zones " vertes " où la priorité serait la protection des ressources naturelles, zones " bleues " qui seraient des sanctuaires pour la nature, dans l'esprit des actuels parcs nationaux.

rémunérer la production des aménités, c'est-à-dire des services préservant la qualité d'un environnement rural donné, par des aides permanentes fondées sur des indicateurs d'aménités. L'agriculture ne suffit plus pour assurer le développement rural. Les ressources récréatives de l'espace rural peuvent être mieux exploitées. Mais, si certains services offerts peuvent faire l'objet d'une rémunération par l'usager, d'autres ne sont pas vendables et doivent donc être rémunérés par des aides. Toutefois, celles-ci doivent être liées à des contreparties effectives, ce qui suppose une certification des exploitations. On retrouve ici à certains égards la logique des contrats territoriaux d'exploitation (CTE).

refonder le développement rural sur la mise en valeur coordonnée des ressources, notamment en améliorant le droit d'accès du public. Les aides publiques doivent entraîner un accès organisé du public aux aspects de l'espace rural ayant un intérêt récréatif.

la politique agricole doit être conçue dans une optique de qualité. Les produits d'appellation d'origine contrôlée doivent être libérés des contraintes quantitatives dues aux excédents de produits banals. Le capital des appellations d'origine contrôlée (AOC) doit être attaché aux acteurs des terroirs. Les AOC, liées à un nom, à un caractère unique, créent une rente dont le contrôle doit rester aux mains des producteurs régionaux, non d'un capital mobile. La production " bio " doit donner droit à des aides permanentes. L'attitude européenne dans les négociations de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) doit être recentrée vers le renforcement de la protection de la propriété intellectuelle des produits agro-alimentaires.

M. François Ortalo-Magné :

En conclusion, nous pensons que nos propositions donneraient de meilleures perspectives aux jeunes désireux de s'installer, qui doivent aujourd'hui racheter les droits à produire, qu'elles favoriseraient la restauration de l'espace rural par une multifonctionnalité réelle, et qu'elles permettraient à l'Europe de reprendre l'initiative à l'OMC, car une Europe libérée des subventions à l'exportation pourraient défendre plus efficacement la préférence communautaire et faire mieux respecter la propriété intellectuelle. A l'inverse, le refus des réformes conduirait l'Union à reculer sur tous les points : soutien interne, préférence communautaire, subventions à l'exportation.

M. Hubert Haenel :

Vous nous proposez une véritable révolution agricole ! Mais vos solutions seraient-elles praticables et réalistes pour l'ensemble du territoire ? Elles seraient sans doute viables dans des régions de coteaux bénéficiant d'AOC ; ailleurs, elles ne manqueraient pas de susciter une très forte opposition.

M. Jean Huchon :

Je suis un de ces agriculteurs " productivistes " tant vilipendés. Je le suis devenu sur les conseils d'un professeur d'agronomie, René Dumont, qui, au lendemain de la guerre, militait pour que l'agriculture française produise plus afin de faire cesser les pénuries, et soulignait que les agriculteurs avaient le devoir de se rendre capables de nourrir une population en expansion. Nous avons appris à produire plus, à mieux sélectionner, et nous sommes passés d'une situation où la France était importatrice à une situation où nous avons eu à écouler des surplus, ce qui a d'ailleurs été le début de nos difficultés. Je ne crois pas que tout ce travail doive être anéanti, et je dois vous dire que les agriculteurs de mon département réagiraient vivement à un discours comme le vôtre.

Votre analyse me paraît incomplète. Vous négligez le problème de la grande distribution qui étrangle la production sous toutes ses formes. Vous n'évoquez pas le rôle des médias qui préfèrent affoler le public plutôt que de l'informer. Par ailleurs, vous présentez comme des solutions d'avenir des pratiques que beaucoup d'agriculteurs ont déjà adoptées, comme la maîtrise de l'épandage.

Vous ne mesurez pas la crise que traverse aujourd'hui le secteur de l'élevage et le monde rural. Beaucoup d'éleveurs sont aux abois et ne survivent que grâce à l'aide de leurs parents. Je ne vois pas, dans vos propositions, où se trouve la réponse.

M. Jean-Paul Emorine :

J'ai lu avec intérêt votre livre et je serai plus nuancé. Je n'approuve certes pas toutes les propositions présentées. Mais il est bon de se demander quelle agriculture nous voulons pour demain. La crise actuelle est profonde. Les agriculteurs ne peuvent plus vivre du revenu de leur activité. Si l'on continue sur cette pente, l'agriculture finira par devenir un secteur entièrement administré et ne vivant que d'aides. Je crois comme vous que les agriculteurs doivent d'abord vivre du produit de leur travail.

En revanche, votre jugement sur la modernisation de l'agriculture française me paraît trop sévère. Les éleveurs n'ont pas défait le paysage. Leur démarche est restée très extensive. Ce sont les grandes cultures qui sont devenues très intensives. Et les nouvelles techniques de production malmènent de moins en moins la terre. Il est vrai que l'agriculture, c'est l'environnement des autres. Mais les agriculteurs en sont conscients. Ils ne veulent pas abîmer la nature et se retrouvent dans l'idée d'une agriculture raisonnée. A l'inverse, l'agriculture " bio " me paraît être le contraire d'une agriculture durable. Si l'on ne met rien dans le sol, il s'épuise !

J'approuve donc certaines de vos idées : un revenu agricole fondé sur la rémunération d'un travail productif, une orientation vers la qualité, la mise en valeur des ressources récréatives de l'espace rural. Avec la réduction du temps de travail, le besoin de loisirs de proximité augmente. On ne doit pas nourrir trop d'illusions sur la possibilité d'obtenir un paiement par l'usager, sauf bien sûr dans certains cas, dans la mesure où le pouvoir d'achat, lui, n'augmente pas comme le temps de loisir. Le problème, c'est effectivement le droit de propriété. Rémunérer les aménités avec des contreparties peut être une perspective.

Mais que restera-t-il de l'agriculture, à long terme, si l'agriculteur ne se procure pas par son travail l'essentiel de son revenu ? L'agriculture ne représente plus en France que 2 % du PIB, à peine plus de 1 % en Allemagne. N'est-ce pas l'existence même de l'agriculture en Europe qui est en jeu ?

M. Marcel Deneux :

J'ai également lu votre livre et je me demande si votre analyse n'est pas très marquée par le cas particulier de la Bretagne et si, sur certains points, vous ne manquez pas un peu de recul.

Vous dites que le soutien enrichit les propriétaires. Mais ce sont plutôt les petits agriculteurs qui sont propriétaires ; les plus grands sont généralement fermiers.

Comme Jean Huchon, je crois que vous ne prenez pas assez en compte les effets de la grande distribution.

La crise actuelle doit être replacée dans son contexte historique. Jusqu'à la fin des années 1970, nous avons vécu sur un projet élaboré dans les années 1950. C'est dans les années 1978-1980 qu'il aurait fallu changer de politique agricole ; on l'a fait seulement dans le secteur laitier, avec les quotas. Vous ne dites pas assez que le péché originel de la PAC a été, dans le premier règlement céréalier en 1962, l'adoption du prix allemand qui était de 27 % supérieur au prix français. Les conséquences ont été lourdes et durables, et les éleveurs ont été les premières victimes.

Sur l'OMC, certaines de vos remarques sont justes. Mais le mandat européen reflétera une majorité qualifiée au Conseil de l'Union. Quelle sera cette majorité ?

Sur le revenu agricole, il me semble qu'il se situe en réalité bien en dessous de la moyenne. Seuls les fils uniques de propriétaire, ou ceux qui épousent une fille unique de propriétaire, sont véritablement désireux de s'installer, encore est-ce beaucoup par attachement à une propriété familiale. Les fils de fermier sont beaucoup plus réticents. Or, si le revenu agricole ne se situait pas en dessous de la moyenne, ils seraient beaucoup moins tentés de quitter l'agriculture. Le zonage que vous proposez n'aura-t-il pas un effet de repoussoir ? La génération qui veut s'installer a une vision d'entreprise, elle veut avoir des marges de liberté.

Faut-il supprimer toute limite pour les ventes à la ferme ? Ne risque-t-on pas de porter gravement atteinte aux marchés ?

Enfin, faut-il se priver des moyens d'exporter ? Le coût, bien sûr, n'est pas négligeable, mais nos exportations agricoles contribuent à l'équilibre de notre balance commerciale. Par quoi seront-elles remplacées ? Et n'est-il pas difficilement justifiable de renoncer à exporter quand 7 à 8 % de la population mondiale a une nourriture insuffisante en quantité et en qualité, et que la population des zones concernées s'accroît ?

M. Dominique Braye :

J'ai senti moi aussi un point de vue très lié au cas breton, mais aussi une influence britannique, dans certaines de vos analyses. Ce n'est pas nécessairement un défaut, naturellement, mais je ne suis pas sûr que vos schémas soient bien adaptés à la grande diversité des régions agricoles en France. Je comprends votre volonté de lancer un débat. Mais n'allez-vous pas trop loin dans le retour du balancier ? Il me semble que la bonne approche doit plutôt se situer à mi-chemin entre René Dumont et vous-mêmes.

Votre approche me paraît sur bien des points trop autoritaire et administrative : vous faites rentrer le CTE par la fenêtre avec ses défauts initiaux. Je ne crois pas que c'est ainsi que l'on fera bouger le monde agricole. Je regrette que vous forciez le trait au moment même où, notamment en matière d'environnement, on va de plus en plus dans le bon sens. La politique agricole doit évoluer, c'est vrai. Mais ce que vous proposez ne pourra que provoquer une crispation de sens contraire, alors qu'il faut au contraire encourager des évolutions qui ont déjà commencé : beaucoup d'agriculteurs ont su développer des activités parallèles et trouver des marchés porteurs. Mais j'approuve votre idée que les agriculteurs doivent pouvoir vivre avant tout du revenu de leur production.

M. Louis-Pascal Mahé :

Certaines observations conduisent à penser que nous nous sommes mal expliqués. Notre propos est plus nuancé qu'il ne paraît. Nous ne sommes pas des adversaires du progrès technique et de la productivité ! Nous avons essayé d'ailleurs de montrer que les règles de la PAC comptaient tout autant que le progrès technique dans le processus d'intensification. Il est vrai que, dans notre exposé, nous n'avons pas abordé les problèmes, très réels, posés par la grande distribution. En ce qui concerne la crise actuelle du secteur de la viande bovine, je comprend l'émotion qui s'est exprimée. Mais je n'y vois pas une objection contre notre projet, qui ne porte pas sur le court terme. Enfin, je voudrais ajouter que, en Bretagne, je discute avec les agriculteurs et parviens à dialoguer avec eux sur nos différentes propositions.

M. François Ortalo-Magné :

Chacun aura observé à mon accent que, bien que résidant actuellement à Londres, je suis du Sud-Ouest et plus précisément du Lot, et je peux assurer que les agriculteurs que je rencontre acceptent le dialogue. Beaucoup reconnaissent les limites du système actuel, et en particulier qu'il empêche l'installation des jeunes - sauf, comme on l'a dit fort justement, les fils uniques.

Comme vous, je crois qu'un virage a été manqué à la fin des années 1970, même si des erreurs graves avaient été commises auparavant, comme la consolidation de droits nuls sur les oléagineux lors des négociations Dillon. Si nous avions su évoluer à temps, nous aurions pu éviter la crise de 1992.

M. Louis-Pascal Mahé :

Je ne vois aucun argument objectif pour justifier les exportations subventionnées. Vendre à perte, ou au contraire subventionner des exportations qui seraient possibles sans restitutions, sont des solutions économiquement indéfendables. En revanche, renoncer aux restitutions donnerait un grand avantage à la Communauté dans les négociations : elle serait en position de force pour maintenir une protection tarifaire efficace pour les secteurs où nous ne sommes pas autosuffisants, et pour obtenir une meilleure protection de la propriété intellectuelle.