Réunion de la commission des affaires européennes du jeudi 26 novembre 2009


Table des matières

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Justice et affaires intérieures

Projet de décision du Conseil relative à la signature d'un accord entre l'Union européenne et les États-Unis sur le traitement
et le transfert de données de messagerie financière afin de combattre le terrorisme (Accord Swift)

Communication de M. Hubert Haenel

Je vous rappelle que nous avons adopté une proposition de résolution le 28 octobre dernier. Cette proposition a été adoptée sans modification par la commission des lois, dans sa réunion du 16 novembre. Par le jeu des nouvelles dispositions du règlement, elle est devenue résolution du Sénat le 21 novembre.

Cette résolution affirme huit priorités dans la perspective de la conclusion du projet d'accord. Je voudrais faire un point sur ces priorités à la lumière du dernier état de la négociation. Je précise que, dans sa dernière version, le projet d'accord est soumis aujourd'hui même au COREPER en vue de son adoption par le Conseil « Justice et Affaires intérieures » du 30 novembre. L'objectif demeure que le dispositif soit en place pour l'entrée en vigueur de la nouvelle architecture SWIFT qui sera opérationnelle d'ici la fin de l'année.

1. La finalité de la transmission des données

Selon la résolution du Sénat, la lutte contre le terrorisme doit être la finalité exclusive de la transmission de données.

La nouvelle version du projet d'accord affirme clairement que la lutte contre le terrorisme et son financement sera la finalité exclusive de la transmission des données SWIFT (articles 1er et 5). Nous pouvons donc prendre acte de cette garantie qui est essentielle.

En outre, nous avions demandé que soit vérifiée la compatibilité de la définition du terrorisme - qui correspond à la définition américaine - qui figurera dans l'accord avec la définition européenne, telle qu'elle résulte de la décision cadre du 13 juin 2002. Le Gouvernement fait valoir que la définition retenue ne pose pas de difficulté. Je souhaite pour ma part que cette question soit examinée attentivement dans la perspective de l'accord à long terme qui devrait également être conclu.

Surtout, la nouvelle version permet une transmission en masse des données « potentiellement intéressantes » lorsque le fournisseur ne sera pas en mesure d'identifier et de produire les données spécifiques correspondant à la demande (article 4 § 6). Cependant, cette possibilité ne sera ouverte que sous réserve des dispositions spécifiques de l'accord relatives à la protection des données (article 5 § 2). Les autorités américaines s'engagent aussi à effacer sans délai les données transmises qui ne font pas partie de la demande initiale (article 5 § 2, j)).

En dépit de ces précautions, cette méthode me paraît très contestable. Elle aboutira nécessairement à la transmission de données sans lien direct avec la finalité de l'accord. En outre, a disparu le considérant n° 9 bis de la version précédente qui spécifiait la faculté des États membres de l'Union européenne de suspendre les flux de données afin de protéger les particuliers en cas de non-respect de l'accord ou de carence du Trésor américain. Chaque « partie » pourra certes suspendre ou dénoncer l'accord (article 14). Mais, cette faculté n'appartiendra pas aux États membres qui ne sont pas formellement « parties » à l'accord.

En vue de l'accord à long terme, cette question devra donc être reconsidérée pour qu'on s'en tienne à une transmission ciblée sur les seules données pertinentes pour la lutte contre le terrorisme.

2. La définition et le rôle des autorités compétentes pour la transmission des données 

Selon la résolution du Sénat, la qualité et les missions qu'aura l'autorité européenne responsable de la transmission des données doivent être définies précisément. Cette autorité doit pouvoir exercer un contrôle effectif sur la conformité des demandes aux conditions posées par le projet d'accord et par l'accord bilatéral sur l'entraide judiciaire.

La nouvelle version du projet d'accord ne précise pas quelle sera la qualité de cette autorité. En principe, il s'agira d'une autorité belge. En revanche, le projet d'accord prévoit expressément que cette autorité devra vérifier que la demande est conforme aux dispositions de l'accord et à celles applicables de l'accord bilatéral sur l'entraide judiciaire (article 4 § 5). Ce qui me paraît répondre à notre demande.

3. Le partage de l'information

La résolution du Sénat demande que des garanties soient apportées sur la conservation des données, que l'accès aux données soit réservé à des services dûment habilités et pour cette seule finalité et que la communication des données fournies à des tiers soit prohibée.

La nouvelle version du projet d'accord précise que le programme américain de lutte contre le financement du terrorisme n'inclut pas et n'inclura pas « l'exploration de données ni aucun autre type de profilage algorithmique ou informatisé, ou de filtrage. » (article 5 § 2). Il envisage une conservation des données dans un environnement sécurisé et séparée de toutes les autres données. L'accès sera limité aux analystes enquêtant sur le terrorisme et aux personnes chargées du soutien technique, de la gestion et de la surveillance du programme de surveillance du financement du terrorisme. Mais l'information ainsi obtenue pourra être partagée avec des autorités chargées de la lutte contre le terrorisme dans les États tiers (article 5 § 2, h)).

Outre une question de principe, cette transmission pose tout le problème des garanties pour la protection des données.

Cependant, la négociation a permis d'apporter de nouvelles précisions. Les données SWIFT en tant que telles ne pourront être transmises. Seuls les « indices d'activité terroriste » obtenus par l'intermédiaire du programme américain de surveillance du financement du terrorisme pourront être communiqués. C'est un acquis de la négociation qui doit être souligné.

En outre, à la demande de la France, une déclaration du Conseil qui sera annexée à l'accord précise que celui-ci « est sans préjudice d'aucune des dispositions de l'accord à long terme, en particulier en ce qui concerne (...) la transmission de données aux États tiers. »

En vue de l'accord à long terme, il est en effet indispensable que cette question soit réexaminée.

4. Le délai de conservation des données

Dans sa résolution, le Sénat demande que le délai de conservation soit proportionné aux finalités de l'accord et que celui-ci détermine un délai raisonnable.

La nouvelle version du projet d'accord maintient une durée de conservation de cinq ans prévue dans le projet initial (article 5 § 2, k) et l)). Pour le PNR européen, le Sénat avait proposé une durée de 3 ans, qui pourrait être complétée par un nouveau délai de 3 ans pour les données ayant montré un intérêt particulier.

Dans la perspective d'un accord à long terme, cette question méritera un examen plus approfondi pour vérifier l'adéquation du délai de cinq ans avec la finalité poursuivie.

5. Le droit des personnes concernées

La résolution du Sénat demande que des garanties soient établies sur les droits des personnes concernées en particulier pour leur permettre d'exercer un recours administratif ou juridictionnel effectif tant dans un État membre qu'aux États-Unis.

La nouvelle version affirme bien ce droit. Mais ce droit sera exercé « en application de la législation des États-Unis » (article 11 § 3). Cette législation n'empêche pas des ressortissants européens d'exercer un recours administratif. Mais la législation américaine, qui ne sera pas affectée par l'accord, réserve le droit au recours judiciaire aux citoyens et résidents permanents des États-Unis. Le considérant n° 10 indique que les parties sont conscientes « qu'un droit de recours administratif ou juridictionnel approprié est prévu par la législation des États-Unis. »

Cependant, la déclaration du Conseil annexée à l'accord précise que celui-ci « est sans préjudice d'aucune des dispositions de l'accord à long terme, en particulier en ce qui concerne les questions de recours. »

On ne peut admettre que perdure une situation dans laquelle les citoyens européens ne disposent pas de toutes les voies de recours judiciaire ouvertes aux citoyens et résidents permanents des États-Unis.

6. Le rôle des autorités de contrôle de la protection des données dans la supervision et l'évaluation de l'accord 

La proposition de résolution insiste sur le rôle des autorités de contrôle de la protection des données pour superviser et évaluer la mise en oeuvre de l'accord. Elle demande notamment que le groupe des « CNIL européennes » que préside Alex Türk soit étroitement associé à ces procédures.

La nouvelle version du projet d'accord prévoit que, pour le réexamen de l'accord, qui se fera dans un délai de six mois, la délégation de l'Union européenne comprendra deux représentants des autorités de contrôle dont l'un au moins sera issu d'un État membre où le fournisseur désigné est établi (la Belgique). En revanche, elle ne fait pas référence au groupe des « CNIL européennes » (article 10 § 2). Mais la négociation a permis de faire préciser que le programme de surveillance du financement du terrorisme pourra faire l'objet d'un contrôle à tout moment à la demande de l'Union européenne. Les deux « CNIL européennes » participeront à ce contrôle. Je crois que c'est là encore un acquis de la négociation qui répond à notre souhait d'une procédure de supervision de l'accord pendant toute sa période d'application.

7. L'accès des Parlements nationaux aux évaluations

La résolution du Sénat demande que les parlements nationaux aient accès aux résultats de la supervision et à l'évaluation qui sera faite de l'accord. Aucune précision n'est apportée dans la nouvelle version du projet d'accord sur la publicité de l'évaluation. Nous devrons rester vigilants pour que ne se répète pas le secret qui a entouré le rapport de M. Bruguière.

8. La reconduction de l'accord

Dans sa résolution, le Sénat souligne que l'accord devra expressément mentionner qu'il s'appliquera à titre provisoire en vertu d'une clause de caducité ne pouvant excéder douze mois et que, dès l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne qui sera notifiée aux autorités américaines, un nouvel accord devra être négocié et conclu sur les nouvelles bases juridiques prévues par le traité.

La nouvelle version précise effectivement que l'accord expirera et cessera de produire ses effets au plus tard le 31 janvier 2011 et que, dès l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, c'est-à-dire le 1er décembre, les parties s'efforceront de conclure un accord à long terme (article 15 § 3 et 4). C'est une précision essentielle.

*

Pour conclure, je crois que nous devons réaffirmer les enjeux qui s'attachent à la transmission de ces données financières. Il y a un enjeu d'efficacité de la lutte contre le terrorisme que nous partageons. Sur ce point, nous ne pouvons que prendre acte de l'argument selon lequel il est essentiel qu'il n'y ait pas de rupture dans l'utilisation des données SWIFT.

Il y a aussi un enjeu majeur de protection des droits fondamentaux, en particulier des données personnelles. Au regard de ce dernier enjeu, il aurait été préférable d'anticiper davantage la perspective de la mise en place de la nouvelle architecture SWIFT pour engager des négociations beaucoup plus approfondies.

Je constate néanmoins que la négociation a permis d'obtenir certaines avancées. Nous pouvons nous féliciter que la France ait joué un rôle très actif pour faire évoluer le texte de l'accord dans un sens plus conforme aux exigences en matière de protection des données. Je crois pouvoir dire que notre résolution a eu à cet égard un impact positif.

Mais, en l'état, le texte laisse encore subsister des lacunes importantes, notamment sur le droit de recours. C'est pourquoi il est essentiel que l'accord revête un simple caractère provisoire et qu'une nouvelle négociation s'ouvre au plus vite en vue d'un accord à long terme. Dans ce cadre, les questions encore en suspens devront recevoir des réponses adéquates. Nous devrons bien sûr être très vigilants sur le déroulement des négociations.

Ce n'est que sous ces réserves que nous pouvons prendre acte du dernier état de la négociation sur ce projet d'accord transitoire.

Compte rendu sommaire du débat

M. Richard Yung :

Je souhaite que nos préoccupations soient prises en compte d'ici la réunion du Conseil.

Il me paraît très important que cet accord soit limité dans le temps. Cependant, il ne faut pas exclure que les États-Unis marquent leur désaccord sur certains sujets dans le cadre de la nouvelle négociation. Que se passera-t-il si celle-ci n'aboutit pas à la conclusion d'un accord à long terme d'ici un an ?

M. Hubert Haenel :

Dans ce cas, l'accord transitoire deviendra caduc. Avec le traité de Lisbonne, la procédure de codécision s'appliquera et le Parlement européen pourra faire valoir ses arguments sur l'accord à long terme. En outre, avec ce traité, les parlements nationaux disposent de nouveaux droits. Ils pourront exercer un droit de suite. Nos observations seront transmises au Gouvernement.

M. Bernard Frimat :

La proposition de résolution a été soutenue à l'unanimité par la commission des lois. Je crains néanmoins que, si un accord à long terme ne pouvait être conclu, ces échanges de données financières se poursuivent sans cadre juridique défini.

L'Assemblée nationale s'est-elle prononcée sur cette question ?

D'autres parlements nationaux ont-ils pris une position sur le projet d'accord ?

M. Hubert Haenel :

Je me félicite que la commission des lois se soit saisie très rapidement de notre proposition de résolution et que nos deux commissions aient adopté une position convergente. En outre, au cours de la réunion de la commission des lois, notre collègue Alex Türk qui préside le groupe des « CNIL européennes » a souligné que la rédaction de la résolution offrait toute satisfaction par sa fermeté. Il a souhaité que les autres parlements nationaux émettent des avis semblables. Il a signalé que le groupe des « CNIL européennes » allait adresser la résolution du Sénat aux autres parlements nationaux.

À défaut d'accord à long terme, il n'y aurait plus de base juridique puisque l'accord transitoire cesserait de s'appliquer. Dès lors, si des velléités d'appliquer malgré tout cet accord se manifestaient, des recours juridictionnels seraient envisageables pour contester la transmission de ces données financières sans base juridique.

À l'Assemblée nationale, il n'y a pas eu de résolution, mais de simples conclusions adoptées par la commission des affaires européennes.

Des réserves sur le projet d'accord ont été exprimées dans d'autres États membres, en particulier en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas.

Je crois qu'il sera utile de faire un point sur les négociations qui vont s'engager en vue d'un accord à long terme. Nous pourrons, à cette occasion, auditionner à nouveau notre collègue Alex Türk.

Institutions européennes

Arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe
sur le traité de Lisbonne

Rapport d'information de M. Hubert Haenel

Résumé du rapport

Pourquoi ce rapport ?

La Cour constitutionnelle allemande (Cour de Karlsruhe) a rendu, le 30 juin dernier, son arrêt sur le traité de Lisbonne.

1. Cet arrêt est important pour plusieurs raisons.

? Tout d'abord, la Cour de Karlsruhe a un grand rôle dans la vie juridique de l'Allemagne où elle est un peu l'équivalent de ce qu'est la Cour suprême aux États-Unis.

Elle a tout d'abord un rôle d'arbitre du fonctionnement des pouvoirs publics, et notamment du fonctionnement du fédéralisme. Ensuite, elle assure un contrôle de constitutionnalité des lois et règlements. Il est à noter que ce contrôle s'exerce uniquement a posteriori. Enfin, elle peut également être saisie d'un jugement, si le requérant estime qu'un de ses droits fondamentaux a été lésé et si toutes les voies de recours ont été épuisées.

La Cour de Karlsruhe dispose ainsi de tous les instruments pour assurer un contrôle de constitutionnalité, tant à l'égard des autorités politiques et administratives que des autorités judiciaires, qui toutes sont liées par ses décisions.

? En second lieu, cet arrêt est important parce que la Cour s'est livrée à un travail très méthodique pour clarifier la nature de l'Union et la signification des principes démocratiques dans le cadre de la construction européenne.

? Enfin, en troisième lieu, l'arrêt est important parce qu'il s'agit de l'Allemagne, pays le plus important de l'Union et qui a souvent été « en flèche » dans la construction européenne.

En même temps, il s'agit d'un arrêt controversé. Certains ont dit qu'il traduisait une volonté de freiner, voire de stopper, la construction européenne, ou encore qu'il traduisait un désengagement de l'Allemagne à l'égard de l'Europe.

Il fallait essayer d'y voir plus clair, et c'est l'objet de ce rapport, qui a été préparé par un déplacement à Karlsruhe où Denis Badré et Pierre Fauchon m'ont accompagné.

2. Quels sont les griefs dont la Cour a été saisie ?

La Cour constitutionnelle a statué à partir des griefs dont elle était saisie. En l'occurrence, ces griefs portaient principalement sur l'atteinte au principe de démocratie.

Les requérants faisaient valoir que le droit de vote au Bundestag se trouvait vidé de sa substance par le développement des compétences de l'Union et l'imprécision de leur définition ; à la limite, la République fédérale d'Allemagne perdait son « caractère étatique ».

Parallèlement, la légitimation démocratique de l'Union restait insuffisante : le Parlement européen n'était pas élu dans des conditions d'égalité démocratique, et le Conseil n'était pas un organe représentatif ; le fonctionnement des institutions européennes ne permettait pas l'alternance des majorités et ne respectait pas la séparation des pouvoirs.

Certains requérants faisaient valoir que, en imposant à l'Union une « économie de marché ouverte », le traité de Lisbonne non seulement portait atteinte au principe de démocratie, mais mettait en cause celui de l'État social.

Par ailleurs, un des requérants soulignait que le traité de Lisbonne remettait en cause le principe de « l'armée du Parlement » selon lequel le Bundestag avait une compétence exclusive pour l'engagement des forces armées allemandes.

Enfin, certains requérants demandaient également l'annulation de la « législation d'accompagnement » relative à la mise en oeuvre du traité de Lisbonne en considérant qu'elle portait atteinte au principe de démocratie.

? La Cour a jugé recevables les griefs qui faisaient ressortir un lien direct entre le traité de Lisbonne et une atteinte à un principe fondamental.

Elle a ainsi jugé recevables, à l'encontre du traité de Lisbonne, les griefs de violation du principe de démocratie, de perte de « caractère étatique » de la République fédérale d'Allemagne, de violation du principe de l'État social. Elle a également jugé recevable le grief de violation des compétences de décision du Bundestag en matière d'engagement des forces armées.

Enfin, à l'encontre de la législation d'accompagnement, elle a jugé recevable le grief de violation du principe de démocratie.

3. Le raisonnement de la Cour

Quelle a été la conclusion de la Cour ? Tout d'abord, elle a rejeté les griefs concernant le traité de Lisbonne. Cela devrait d'ailleurs inciter à la modération ceux qui estiment que cet arrêt est « anti-européen ».

Ensuite, la Cour a censuré la loi d'accompagnement, dans la mesure où cette loi n'assurait pas un contrôle suffisant du Bundestag et du Bundesrat. C'est pourquoi il a fallu, avant que l'Allemagne ne ratifie le traité de Lisbonne, adopter une nouvelle loi d'accompagnement. Dès que cette loi a été adoptée, le 22 septembre dernier, l'Allemagne a déposé un instrument de ratification.

Alors, quel a été le raisonnement de la Cour ?

Dans son arrêt, la Cour souligne que le principe de démocratie, appliqué à un État, impose de respecter certaines conditions que l'Union ne remplit pas : les élections européennes ne s'effectuent pas selon le principe « un homme, une voix », il n'y a pas d'interaction entre une opinion publique et des gouvernants, il n'existe pas d'alternance des majorités ; les conditions ne sont pas réunies pour que le résultat des élections apparaisse comme la sanction ou la confirmation d'une équipe, et l'expression d'une volonté politique majoritaire.

Cette situation serait inacceptable si le traité de Lisbonne avait pour objet de faire de l'Union européenne un État. Mais ce n'est pas le cas : avec le traité de Lisbonne, l'Union reste un « regroupement d'États » et les exigences démocratiques ne peuvent être les mêmes pour un État et pour un regroupement d'États : par exemple, pour ce dernier, il est acceptable que les élections ne respectent pas le principe « un homme, une voix ».

De ce fait, la construction européenne telle qu'elle est organisée par ce traité n'enfreint pas le principe de démocratie : pour un regroupement d'États doté d'une compétence d'attribution, « la légitimation fournie par les parlements et gouvernements nationaux, complétée et étayée par le Parlement européen directement élu, est en principe suffisante ».

Rien n'interdit d'envisager de transformer un jour l'Union en État fédéral : mais à ce moment là - et à ce moment là seulement - l'Union devra respecter intégralement les standards démocratiques exigés aujourd'hui des États ; en outre, cette décision devra relever du peuple lui-même, qui seul peut décider de se fondre dans un nouveau sujet politique : il faudra un référendum.

Aussi longtemps que cette voie de l'État fédéral ne sera pas empruntée par la construction européenne, il faudra veiller à ce que l'Union remplisse effectivement les conditions de la légitimité démocratique telles qu'elles s'appliquent à un regroupement d'États.

Quelles sont les conditions ?

Tout d'abord, la vie démocratique dans les États membres doit garder un contenu suffisant. Il faut garder assez de compétences à l'échelon national pour qu'il y ait une démocratie vivante.

Ensuite, l'Union doit rester dans le cadre des compétences qui lui ont été dévolues par les États membres, elle ne doit pas pouvoir élargir elle-même ses compétences. Les compétences européennes peuvent évoluer, naturellement, mais pas de manière « rampante » : il faut chaque fois une approbation parlementaire explicite.

Enfin, l'identité constitutionnelle des États membres doit être préservée. L'« identité constitutionnelle », ce sont les principes fondamentaux et les droits fondamentaux constitutionnellement reconnus. En Allemagne, ils sont intangibles, c'est-à-dire que même une révision constitutionnelle ne peut y porter atteinte.

Au vu de ces conditions, la Cour de Karlsruhe a jugé acceptable le traité de Lisbonne : l'Union conserve une compétence d'attribution, la vie démocratique nationale conserve un contenu suffisant et l'identité constitutionnelle allemande peut être préservée. Sur ce point, la Cour de Karlsruhe précise qu'elle contrôle le respect de l'identité constitutionnelle allemande dans un « rapport de coopération » avec la Cour de justice de Luxembourg. La Cour de Luxembourg est là pour assurer le respect des traités, et les traités garantissent le respect des droits fondamentaux et plus généralement de l'identité constitutionnelle des États membres. Donc, normalement, il ne doit pas y avoir de problème. Mais si, d'aventure, il y en avait un, la Cour de Karlsruhe se réserve la possibilité d'intervenir en dernier recours.

En revanche, la Cour a censuré la loi d'accompagnement, en considérant qu'elle ne donnait pas assez de droits au Bundestag et au Bundesrat. Son raisonnement est le suivant : comme ce sont les parlements nationaux qui, en approuvant les traités, donnent à l'Union sa légitimité de base, il est nécessaire qu'ils contrôlent également les évolutions de ces traités. Il faut donc une approbation parlementaire pour tout ce qui constitue une évolution des traités.

Donc, chaque fois que l'on fera usage des souplesses introduites par le traité de Lisbonne, il faudra que le Parlement allemand se prononce explicitement : ce sera notamment le cas pour l'utilisation des « clauses passerelles » ou de la « clause de flexibilité des compétences ». Comme la loi d'accompagnement ne prévoyait pas cette règle, elle a été censurée.

4. Quelques enseignements

Alors, quelle est la conclusion de tout cela ? Il faut souligner que la Cour de Karlsruhe n'est pas un organe politique : c'est une juridiction constitutionnelle chargée de faire respecter la Loi fondamentale allemande. C'est ce qu'elle a fait avec cet arrêt.

C'est pourquoi, à mon avis, le véritable intérêt de l'arrêt « Lisbonne », c'est de clarifier les conditions d'une construction européenne démocratique. Et il faut souligner que l'arrêt n'exclut aucune hypothèse sur l'avenir de l'Union, dès lors que le principe de démocratie est respecté. Tout est possible, à condition de le faire démocratiquement, et de tenir compte du stade où l'on se trouve dans la construction européenne.

Donc, me semble-t-il, cet arrêt est avant tout une très utile leçon de démocratie. Alors, pourquoi a-t-il suscité tant de critiques ?

Je crois qu'on a projeté sur cet arrêt des inquiétudes qui ont une autre origine. C'est vrai que, depuis la chute du mur, les données de la politique européenne de l'Allemagne ont changé. L'Allemagne a retrouvé son unité et sa pleine souveraineté. Elle n'a plus un besoin aussi vital de la construction européenne et du couple franco-allemand. Elle est désormais au centre de l'Europe, elle ne regarde plus seulement vers l'Ouest, mais aussi vers l'Est, ce qui est parfaitement normal.

Alors, notamment en France, certains ont la nostalgie de la situation d'avant-1989, où c'était davantage notre pays qui était au centre de la construction européenne et où l'Allemagne divisée avait davantage besoin de ses partenaires. Mais comme il est difficile de prétendre que la guerre froide, c'était la belle époque, on dit que l'Allemagne devient moins européenne.

Non, l'Allemagne n'est pas moins européenne, mais son engagement européen s'exprime dans un nouveau contexte, celui de l'Europe élargie de l' « après-guerre froide ».

Et l'arrêt de la Cour de Karlsruhe, qui est un arrêt de principe sur des questions fondamentales, ne doit pas être lu comme l'expression d'une nouvelle orientation de la politique européenne de l'Allemagne.

Il est vrai qu'après cet arrêt, le Gouvernement allemand devra davantage tenir compte de son Parlement pour définir sa politique européenne, mais est-ce à nous de nous en plaindre ? Je crois au contraire que nous pourrions trouver dans cet arrêt une source d'inspiration utile.

*

À l'issue d'un échange de vues, la commission des affaires européennes a autorisé la publication de ce rapport d'information, paru sous le numéro 119 et disponible sur Internet à l'adresse suivante :

www.senat.fr/europe/rap.html