Réunion de la délégation pour l'Union européenne du mercredi 30 juin 2004


Table des matières

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Politique étrangère et de défense
Justice et affaires intérieures

Audition de M. Pierre Sellal, ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne
(politique de voisinage ; politique étrangère et de défense ; lutte contre le terrorisme)1(*)

M. Hubert Haenel :

En octobre 2003, nous avons été heureux d'inaugurer avec vous la formule des échanges de vues entre les parlementaires français et le Représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne. Vous revenez aujourd'hui devant nous pour une réunion qui nous permettra d'évoquer trois dossiers particulièrement importants :

- la politique de voisinage, c'est-à-dire les relations de l'Union européenne avec ses voisins de l'Est et du Sud ;

- la politique étrangère et de sécurité commune : d'abord les relations de l'Union européenne avec l'Irak, puis l'accord intervenu sur l'Agence européenne de défense, enfin les perspectives de la mise en place d'un service diplomatique européen ;

- la lutte contre le terrorisme. Après les attentats de Madrid, le Conseil européen a nommé un coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme, en la personne de Gijs de Vries. Quelle est la place de ce coordinateur au sein des institutions européennes ? Quelle est sa marge de manoeuvre ?

I. LA POLITIQUE DE VOISINAGE

M. Pierre Sellal :

La politique de voisinage de l'Union européenne est une notion apparue à la fin de l'année 2001, au terme des négociations du dernier train d'élargissement. Celle-ci était inspirée par l'objectif de ne pas créer, du fait de l'extension de l'Union européenne, de nouvelles lignes de fracture entre l'Europe réunifiée et des pays comme la Russie, l'Ukraine ou la Moldavie. La France a évoqué dans ce contexte un souci supplémentaire : éviter que l'extension orientale et septentrionale des frontières de l'Union ne conduise à une moindre attention à l'égard de ses anciens partenaires méditerranéens. C'est la raison pour laquelle, il faut parler de « politique de voisinage », qui englobe aussi bien les pays du Sud que ceux de l'Est, plutôt que de « nouveaux voisins ».

L'objectif de la politique de voisinage est de créer un cadre de relations entre l'Union européenne et ses voisins qui soit conforme à ses intérêts stratégiques, économiques et de sécurité en favorisant la stabilité à ses frontières. Cette politique constitue ainsi une nouvelle tentative de l'Union pour concevoir une alternative à l'adhésion au profit de ses voisins qui permette d'y promouvoir le développement économique et les réformes.

Ainsi, sont concernés par cette politique l'ensemble des pays est-européens et méditerranéens voisins de l'Union européenne, à l'exception de ceux auxquels une perspective d'adhésion a déjà été offerte, comme les pays des Balkans occidentaux et la Turquie, et à l'exception de la Russie, qui a préféré un approfondissement de sa relation stratégique spécifique avec l'Union.

Quels sont les objectifs de la politique de voisinage ? Dans sa définition initiale, il s'agit, à terme, de permettre aux pays partenaires de participer aux quatre libertés de l'Union européenne (liberté de circulation des personnes, des biens, des capitaux et de la prestation de services). C'est une perspective attrayante, quoique difficile à mettre en oeuvre dans toutes ses composantes, pour les États du Maghreb ; elle peut être jugée insuffisante pour des pays qui espèrent rejoindre l'Union européenne, comme l'Ukraine. Il existe à ce titre une réelle difficulté à concilier l'unité et la cohérence de la politique de voisinage d'une part, et la différenciation en fonction de la situation de chaque pays d'autre part. D'autres questions doivent être élucidées : quel degré d'ouverture à ses propres politiques et programmes l'Union est-elle disposée à offrir ? Comment articuler les plans d'action en cours d'élaboration avec les attentes politiques de l'Union, que celles-ci soient horizontales (non prolifération, lutte contre le terrorisme...) ou régionales (processus de paix au Proche-Orient par exemple) ?

Enfin, pour être attractive et incitative aux réformes et aux progrès, cette politique doit s'accompagner d'éléments d'évaluation, de conditionnalité et d'accompagnement financier de la part de l'Union. La Commission européenne envisage de créer à cette fin un instrument financier spécifique. Cependant, durant la période couverte par les perspectives financières actuelles, qui courent jusqu'en 2006, la politique de voisinage sera financée par redéploiement des crédits disponibles des programmes TACIS et MEDA. Au-delà, le nouvel instrument de voisinage, dont les dimensions seront négociées dans le cadre des prochaines perspectives financières, devrait financer la coopération transfrontalière, incluant les frontières maritimes, et des actions qui relèvent de la prolongation des politiques communes vers les pays voisins, par exemple en matière de réseaux d'infrastructures. Cet instrument de voisinage, qui doit être mis en place d'ici deux ans, pourra financer des jumelages entre collectivités locales en matière d'éducation, de santé ou de transports, et pourrait offrir à ce titre des opportunités intéressantes aux régions françaises actives dans ce domaine.

M. Xavier de Villepin :

Je pense que l'Union européenne n'a pas une politique claire à l'égard des Balkans. La Slovénie est entrée dans l'Union européenne, la Croatie pourrait entrer à compter de 2007. Que se passera-t-il pour les autres pays, comme la Serbie ? L'Union européenne va-t-elle exiger la résolution des problèmes au Kosovo, qui ont montré leur degré de gravité en mars dernier ? Pour la Turquie, il me semble que l'Union européenne s'oriente désormais vers l'ouverture de négociations d'adhésion. Cela ne va-t-il pas poser la question de la nature de notre relation avec les pays d'Afrique du Nord, comme l'Algérie, le Maroc ou la Tunisie ?

M. Robert Del Picchia :

Nous n'avons pas pris les mêmes engagements à l'égard des pays d'Afrique du Nord qu'à l'égard de la Turquie. La Commission européenne doit rendre son rapport en octobre, sur la base duquel le Conseil européen prendra sa décision. Je souhaiterais cependant avoir des indications sur la tonalité prévisible du rapport de la Commission.

M. Jacques Blanc :

La Turquie attend avec impatience l'avis de la Commission européenne. Celle-ci se prononcera pour ou contre l'ouverture de négociations d'adhésion, et le Conseil européen tranchera, mais cela ne préjuge en rien des capacités réelles de la Turquie à entrer, qui seront examinées au fur et à mesure du déroulement des négociations. Les réactions des autres pays méditerranéens seront positives si les négociations sont engagées. Des entretiens avec des responsables marocains et tunisiens en France me conduisent à penser qu'un refus serait a contrario très mal ressenti par nos partenaires d'Afrique du Nord. Par ailleurs, j'ai récemment fait un rapport pour le Comité des Régions sur la politique euro-méditerranéenne et j'ai pu constater que le programme MEDA souffrait de complexité administrative et d'une sous-consommation de ses crédits. Ce programme sera-t-il intégré dans le nouvel instrument financier du voisinage ? Enfin, j'aimerais connaître votre sentiment sur l'objectif fixé en 1995 à Barcelone de créer une zone de libre échange avec nos partenaires méditerranéens d'ici à 2010. Cet objectif peut-il encore être considéré comme réaliste ?

M. Pierre Sellal :

L'Union européenne a ouvert une perspective d'adhésion aux pays des Balkans occidentaux depuis plusieurs années. Lors du sommet de Zagreb en 2000, il a été clairement dit que l'avenir des Balkans était dans l'Union européenne, à la condition bien évidemment de respecter les critères de Copenhague, ainsi que des critères spécifiques tenant à la réconciliation et à la coopération régionale.

L'ouverture des négociations d'adhésion avec la Croatie a donné lieu d'une part à une appréciation positive de la Commission, et d'autre part, sur cette base, à une décision du Conseil européen ; celui-ci a rappelé dans ce contexte l'importance qu'il attache à la poursuite et au renforcement de la coopération régionale, l'objectif de réconciliation entre voisins étant, rappelons le, un des fondements historiques de la construction européenne. En d'autres termes, la perspective d'adhésion à l'Union n'est pas une alternative à la résolution des problèmes bilatéraux et de voisinage dans les Balkans.

Les négociations avec la Croatie devraient s'ouvrir au printemps 2005, et il est donc exclu qu'elles puissent s'achever en même temps que celles menées avec la Bulgarie et la Roumanie, qui doivent signer leur traité d'adhésion l'an prochain et entrer dans l'Union au 1er janvier 2007. Je précise que nous attachons de l'importance à ce que ces deux pays, même si ils ne sont pas tout à fait au même stade d'avancement dans les négociations, puissent adhérer en même temps.

L'examen de la candidature turque, plus précisément de la capacité de la Turquie à engager des négociations d'adhésion, est l'un des dossiers les plus importants du semestre qui s'ouvre. Il est probable que, dans son avis, la Commission saluera l'ampleur des réformes effectuées en Turquie ; elle devra aussi en apprécier la mise en oeuvre effective, ce qui pourrait être plus malaisé. Plusieurs hypothèses peuvent être envisagées : par exemple la Commission pourrait considérer que les négociations peuvent être ouvertes tout en jugeant que c'est sur leur durée, qui sera longue, qu'il sera possible d'apprécier l'effectivité des réformes entreprises ; elle pourrait aussi recommander que l'ouverture des négociations avec la Turquie soit précédée soit, le cas échéant d'une ou deux réformes importantes pour le respect des critères de Copenhague et qui n'auraient pas encore été faites d'ici octobre ; soit, d'une sorte de période d'évaluation permettant une première appréciation de la législation turque par rapport à l'acquis communautaire. Il reviendra en tout état de cause au Conseil européen d'en décider en dernier ressort.

M. Xavier de Villepin :

L'hypothèse d'une période probatoire que vous évoquez ne serait-elle pas une grande déception pour la Turquie ?

M. Pierre Sellal :

Tout dépendra probablement du caractère daté, précoce et automatique ou non de l'ouverture des négociations. De son côté, la Commission réfléchit au processus de négociation lui-même, qui pourrait être différent de celui qui a prévalu pour le précédent élargissement, à la lumière de l'expérience de celui-ci et compte tenu de la nature des problèmes posés par la reprise de l'acquis communautaire par la Turquie. Par ailleurs, l'avis de la Commission devrait également inclure un rapport, demandé par le Parlement européen, sur la capacité de l'Union à intégrer la Turquie en son sein. Enfin, à propos de la réaction des pays du Maghreb, il est certain que ceux-ci seront très attentifs au sort réservé à la candidature turque, et à l'ouverture qui sera exprimée à l'égard de ce pays.

Pour le futur instrument financier de la politique de voisinage, les choix sont encore très ouverts. Au fil des ans, les instruments de la politique extérieure de l'Union se sont multipliés (PHARE, TACIS, CARDS, MEDA, etc), si bien que l'idée de les restructurer et de les rationaliser paraît naturelle. Toutefois, la création d'un instrument unique de financement de la politique de voisinage, qui peut offrir des avantages en termes de gestion, doit aussi tenir compte des objectifs d'équilibre dans la répartition de l'effort financier de l'Union entre les régions bénéficiaires. La France sera vigilante sur ce point. Par ailleurs, s'ajoute à cela la question de la budgétisation du Fonds européen de développement (FED), qui n'est pas encore réglée. Quant à la création d'une zone de libre échange euro-méditerranéenne d'ici à 2010, il est clair qu'il s'agit d'un objectif très ambitieux, même s'il reste une référence.

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II.  LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE ET DE SÉCURITÉ COMMUNE

M. Pierre Sellal :

J'en viens maintenant aux relations entre l'Union européenne et l'Irak. La restauration de la souveraineté de l'Irak était un préalable absolu à tout engagement d'une politique d'aide et de coopération de la part de l'Union. L'adoption de la résolution 1546 par le Conseil de sécurité a donc représenté une étape cruciale. L'objectif de l'Union est désormais d'aider le processus politique et de coopérer au rétablissement de l'économie irakienne. Dans cet esprit, il est envisagé que le Premier ministre irakien vienne s'entretenir avec le Conseil des ministres des affaires étrangères au mois de juillet à Bruxelles ; l'Union européenne pourrait contribuer à la préparation de la tenue d'élections, elle va définir les domaines où elle pourrait apporter sa coopération technique pour la remise en marche du pays. Mais le rythme et l'ampleur de ces efforts dépendent naturellement de l'évolution de la sécurité sur le terrain.

Je passe aux questions concernant la politique de défense.

L'accord sur la création de l'Agence européenne de défense, il y a deux semaines, est passé un peu inaperçu. Pourtant, il s'agit d'une décision très importante, riche de potentialités très structurantes, à laquelle la France, et avec elle le Royaume-Uni, ont beaucoup contribué. Au demeurant, le domaine de la défense est peut-être celui qui a connu les plus grands progrès depuis deux ou trois ans, alors qu'on estimait qu'il serait plus difficile d'y avancer que partout ailleurs.

Mesurons ces progrès : en peu de temps, on a mis en place des structures - comité militaire, état-major, bientôt agence d'armement - ; défini une stratégie européenne de sécurité - autrement dit les Européens se sont forgé une vision commune de leur sécurité - ; mis au point des concepts d'opération. Et l'Europe a fait la preuve de sa capacité opérationnelle, en Macédoine, en Afrique, bientôt en Bosnie. Il y a désormais une capacité d'action autonome de l'Europe en matière de défense.

D'ailleurs, s'il est un domaine où le projet de Constitution apporte des éléments neufs, c'est bien celui de la défense, avec une clause de solidarité militaire, le principe d'une coopération structurée permanente, la création d'une agence européenne d'armement.

M. Jean-Pierre Plancade :

Je me félicite également de ces avancées. J'observe d'ailleurs une évolution rapide des esprits parmi les militaires. Toutefois, la clause de défense mutuelle ne reste-t-elle pas en deçà de ce qui est prévu par le traité de Bruxelles pour l'UEO ?

M. Pierre Sellal :

Je pense que la clause de défense mutuelle inscrite dans le projet de Constitution a une force analogue à celle figurant dans le traité de l'UEO. Elle affirme, pour la première fois, une solidarité militaire propre aux États membres de l'Union.

J'observe avec vous qu'en effet les militaires, sans doute en raison du besoin d'interopérabilité qui leur est propre, manifestent une remarquable capacité à s'intégrer à des efforts communs.

Pour l'Agence européenne de défense, on aurait pu craindre que certains procrastinent, en arguant par exemple de la nécessité d'attendre que la Constitution entre en vigueur. Or, la volonté d'agir maintenant a été suffisamment forte pour bâtir un accord en quelques mois.

Pourtant, les questions à résoudre étaient difficiles. D'abord, quelle doit être la vocation de l'Agence ? Pour certains - en schématisant - il s'agit avant tout de résoudre un problème de capacités, de combler des lacunes dans les moyens européens en se fournissant « sur étagère » au meilleur coût. Mais, à nos yeux, l'Agence ne peut se limiter à une logique de capacités. Elle doit donner chair au concept d'autonomie européenne et contribuer au renforcement des bases technologiques et industrielles d'une Europe de l'armement. C'est pourquoi nous avons insisté pour que cette Agence soit non seulement une Agence de capacité, mais aussi de recherche, de coopération industrielle, et d'organisation d'un marché européen de l'armement. Et c'est cette vision de l'Agence qui a finalement prévalu, après que nous en avons convaincu en particulier nos partenaires britanniques, qui ont été les plus actifs avec nous dans cette négociation et avec lesquels nous avons pu bâtir une coopération constructive.

Ensuite, l'Agence doit-elle avoir une capacité propre de conception voire de lancement de projets, ou se limiter à être le cadre de concertations et d'échanges d'informations ? Certains pays, pour des raisons budgétaires, ont eu une attitude très restrictive à cet égard. Mais nous avons obtenu que l'agence soit dotée d'un budget opérationnel, qui devrait lui permettre un rôle actif.

Faut-il, par ailleurs, chercher à associer systématiquement tous les États membres à la coopération en matière d'armement ou permettre à des groupements de certains d'entre eux de développer des projets communs dans le cadre de l'Agence ? C'est cette deuxième conception, gage de souplesse et d'efficacité qui a été retenue. L'Agence pourra accueillir tous les projets, y compris ceux qui seront initiés par quelques États membres seulement, soit dans des formules ouvertes à la participation de tous, soit dans des formules délibérément limitées à certains. Pour obtenir un accord sur un tel schéma, il a fallu surmonter bien des méfiances !

Enfin, question capitale pour nous : l'autonomie de décision européenne dans les rapports avec les pays tiers ou les organisations tierces, à commencer par l'OTAN. Il faut bien admettre que cette préoccupation n'est pas spontanément ni unanimement partagée par nos partenaires. Mais nous avons pu définir des procédures, des arrangements qui garantissent l'autonomie de décision européenne tout en permettant d'associer adéquatement les tiers.

Il faut maintenant passer à la phase de réalisation adopter un premier budget, constituer des équipes, faire en sorte que les industriels soient prêts à nourrir l'Agence en projets concrets. Mais ce qui a été décidé est une avancée réelle et substantielle.

Pour être complet, je veux aussi mentionner l'accord qui a été également obtenu en juin sur la création d'une cellule civile et militaire de planification. Il y aura, à l'échéance de 2006, une cellule permettant à l'Europe de planifier elle-même une opération extérieure militaire, avec des moyens européens, non seulement du point de vue stratégique, mais aussi du point de vue opérationnel.

M. Xavier de Villepin :

Les entretiens que plusieurs collègues et moi-même avons eus récemment avec de hauts responsables de l'OTAN me rendent un peu sceptique. Le « sommet » d'Istanbul vient à nouveau de montrer que des traces profondes de l'affaire irakienne subsistent. Les clivages sont toujours là. Malgré les grands progrès que vous avez soulignés, qui sont indiscutables, je me demande quelles seront les évolutions concrètes, dès lors qu'un très grand nombre d'États membres n'imaginent pas que nous pourrions avoir une position différente de celle de l'OTAN.

M. Pierre Sellal :

Faisons la part des choses. Nous ne parlons pas de défense territoriale de l'Europe, ni même à ce stade de défense commune. Inutile de susciter des inquiétudes en cherchant à brusquer les étapes. L'objectif d'aujourd'hui, c'est améliorer les capacités militaires des États membres, développer une politique européenne de l'armement, assurer à l'Europe une capacité opérationnelle pour des actions extérieures.

Par ailleurs, autant nous devons rester fermes sur des principes de base comme l'autonomie de décision européenne ou la non confusion des champs de compétence de l'Union et de l'OTAN, autant nous devons contribuer ensuite à trouver des solutions pragmatiques fondées sur la coordination, la complémentarité et la bonne intelligence entre les organisations.

M. Jean-Pierre Plancade :

Je ne suis pas pessimiste, dans la mesure où nous avons tout de même bien avancé. Beaucoup de pays ne veulent pas de double emploi, de concurrence avec l'OTAN. Mais nous pouvons leur répondre que nous voulons construire un pilier européen de l'OTAN, de sorte que nous soyons plus autonomes tout en restant dans le cadre général de l'OTAN.

M. Pierre Sellal :

Je crois qu'il faut parler d'autonomie de décision, mais pas forcément d'autonomie de moyens, et souligner que renforcer les moyens de chaque État membre renforce les capacités de l'Union mais est également bénéfique pour l'Alliance.

M. Robert Del Picchia :

Pourriez-vous nous apporter des précisions sur le projet de service diplomatique commun ?

M. Pierre Sellal :

Le « service européen d'action extérieure » est une novation de la Constitution. Le travail de définition puis de construction de ce service commun va pouvoir commencer maintenant, sous l'impulsion de Javier Solana. Vous savez que celui-ci n'a pas seulement été reconduit comme Haut représentant pour la PESC, mais que, par anticipation, il a été décidé qu'il deviendrait, dès que la Constitution entrera en vigueur, ministre des Affaires étrangères de l'Union. Il eût été très difficile, juridiquement et politiquement, d'aller plus loin en le nommant immédiatement ministre européen des affaires étrangères, sans attendre la ratification de la Constitution. Mais la décision anticipée de désignation de Javier Solana va d'ores et déjà renforcer son autorité et lui permettre de préparer l'avenir, y compris en ce qui concerne le service diplomatique européen.

Il va s'agir en premier lieu de définir le périmètre exact de ce service d'action extérieure ; il couvrira certes la politique étrangère au sens classique du terme, mais quid de la politique de développement, de la politique commerciale, voire de ce que l'on appelle la « dimension externe » de certaines politiques ? Cette question mérite un examen sérieux, à la lumière de ce que sont les grands rendez-vous de l'Union avec ses principaux partenaires : ainsi, lors du dernier sommet entre l'Union et la Russie, on a surtout parlé OMC, énergie, visas, protocole de Kyoto...

Ensuite, comment organiser concrètement l'intégration des services concernés du secrétariat du Conseil, de la Commission, et des diplomates nationaux détachés ? Ce dernier aspect est à nos yeux une question très importante si l'on veut mobiliser efficacement les ressources européennes. 

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III. LA LUTTE CONTRE LE TERRORISME

M. Pierre Sellal :

Tout d'abord, je voudrais vous dire que j'ai eu l'occasion de m'entretenir plusieurs fois avec le coordonnateur de la lutte anti-terroriste, désigné en mars par le Conseil européen, Gijs de Vries, qui est une personnalité de grande qualité et parfaitement francophone de surcroît. Celui-ci m'a fait savoir qu'il souhaitait beaucoup pouvoir s'appuyer sur les parlements nationaux, recueillir leur analyse et leur appréciation, et s'expliquer devant eux sur son action.

La lutte contre le terrorisme au niveau européen a fait l'objet de deux grands plans d'action, qui ont été adoptés à chaque fois après des attentats particulièrement meurtriers. Le premier après le 11 septembre 2001, le deuxième après le 11 mars dernier. L'évaluation, faite après les attentats de Madrid, des différentes actions européennes de lutte contre le terrorisme, a illustré les difficultés rencontrées pour la mise en oeuvre de plusieurs de ces mesures et les lacunes qui subsistent dans ce domaine.

Pour autant, il faut le rappeler de manière très claire, la lutte contre le terrorisme constitue avant tout une responsabilité première des États membres. Il s'agit, en effet, d'un enjeu qui appelle en priorité des actions opérationnelles dans des domaines de souveraineté qui, par définition, ne peuvent être menées qu'au niveau national.

Mais cela ne signifie pas pour autant qu'il n'y a pas d'actions à mener au niveau européen pour renforcer la lutte contre le terrorisme. Je crois, au contraire, que l'Union européenne peut apporter une réelle « valeur ajoutée » en matière de lutte contre le terrorisme, dans quatre domaines en particulier.

En premier lieu, améliorer le cadre normatif pour une lutte plus efficace contre le terrorisme. Ceci recouvre un ensemble de mesures relevant par exemple de la coopération judiciaire, à l'image du mandat d'arrêt européen, qui devait remplacer la procédure d'extradition entre les États membres de l'Union au 1er janvier dernier, mais qui n'a toujours pas été transposé par certains États membres. Il devrait aussi porter sur l'harmonisation des règles régissant la transmission des données, car la disparité des législations nationales en la matière crée des entraves à une coopération policière efficace. Je citerai enfin la sécurisation des documents de voyage, comme les passeports ou les visas, notamment par l'introduction d'identifiants biométriques.

En second lieu, affiner notre évaluation commune des risques et de la menace terroriste. Cela passe surtout par l'échange de renseignements. Il ne s'agit pas de créer une agence européenne autonome de renseignements, une sorte de « CIA européenne », comme l'avaient proposé certains. De manière plus réaliste, il s'agit de favoriser la confrontation et la synthèse, au niveau européen, des analyses élaborées par les services nationaux compétents à partir des renseignements qu'ils recueillent.

En troisième lieu, et c'est le plus délicat, il reste tout ce qui relève de la coopération opérationnelle entre les services de police des États membres. L'expérience a montré qu'il est extrêmement difficile d'organiser des échanges véritablement opérationnels dans des cercles multilatéraux très larges, compte tenu des risques de dilution et de dispersion, et du besoin de confiance entre les professionnels impliqués. Il faut cependant essayer de progresser, d'améliorer nos structures. Une des pistes envisagées est de mieux utiliser Europol. Toutefois, comme vous le savez, cela suppose que cet organe soit suffisamment alimenté en informations par les services nationaux et pleinement utilisé par eux pour leurs enquêtes, ce qui n'est toujours pas le cas aujourd'hui. Une autre solution pourrait consister à renforcer la Task force des chefs de police ; mais il faut prendre garde au fait qu'institutionnaliser une structure, c'est certes préciser sa place et son mandat, mais c'est aussi lui faire perdre l' « informalité » qui la rend parfois efficace.

Enfin, il faut essayer d'établir une cohérence, un fil unique, entre toutes les actions très diverses dans leurs moyens qu'implique la lutte contre le terrorisme : politique étrangère, coopération policière, contrôle des flux financiers qui peuvent alimenter l'activité terroriste, coopération judiciaire...

Cela réclame un effort particulier de conception et de synthèse des instances du Conseil de l'Union. Le coordonnateur européen va y apporter une contribution appréciable, en évaluant les actions actuelles et en soumettant des propositions pour en améliorer l'efficacité.

Pour conclure sur ce sujet, je voudrais rappeler deux points sur lesquels la France a insisté lors du dernier Conseil européen. D'une part, il ne faut pas oublier que la lutte contre le terrorisme doit aussi chercher à en éradiquer les causes. Cela concerne donc, entre autres, notre action extérieure et notre politique d'aide au développement. D'autre part, la lutte contre le terrorisme doit être menée dans le respect de l'État de droit. Toute nouvelle proposition de mesure doit aussi être appréciée à la lumière de ce principe, je pense notamment aux difficiles négociations que nous avons eues avec les autorités américaines au sujet de la transmission des données sur les passagers contenues dans les systèmes de réservation des compagnies aériennes (PNR).

M. Hubert Haenel :

Vous avez mentionné Europol dans votre intervention. La presse s'est faite l'écho d'un accord intervenu récemment entre la France et l'Allemagne pour régler la délicate question de la désignation du futur directeur d'Europol qui devrait entrer en fonction demain, le 1er juillet. Selon les termes de cet accord, l'actuel directeur d'Europol conserverait son poste pour une durée supplémentaire de deux ans, puis il serait remplacé par un Français. Cette information est-elle exacte ?

M. Pierre Sellal :

En réalité, à ce jour, les États membres ne sont pas parvenus à un accord unanime concernant la nomination du futur directeur d'Europol, qui reste donc en suspens. À compter du 1er juillet, il devrait donc y avoir une situation intérimaire à la tête de l'Office européen de police, dans l'attente d'une décision.

M. Hubert Haenel :

Le 28 mai dernier, les représentants de cinq États (Allemagne, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Autriche) ont adopté une déclaration commune jetant les bases et les principes d'un futur traité renforçant la coopération judiciaire et policière en matière de lutte contre le terrorisme, la criminalité transnationale et l'immigration clandestine. Il semblerait que la France ait été sollicitée pour s'associer à cette initiative mais que le Gouvernement n'y ait pas donné suite. Je voudrais donc savoir quelles étaient les raisons pour lesquelles le Gouvernement a refusé de participer à cette sorte de « coopération renforcée », et s'il vous paraît possible que notre pays s'associe à l'avenir à ce projet.

M. Pierre Sellal :

Dans son principe, le renforcement de la coopération judiciaire et policière est naturellement une bonne chose, que ce soit au niveau de l'ensemble des États membres ou des participants à l'espace Schengen, ou bien que certains d'entre eux montrent l'exemple.

Dans le cas du projet que vous invoquez, les discussions préparatoires avec les représentants des pays que vous avez mentionnés avaient mis en évidence de délicates questions, liées par exemple aux implications pour la protection des données personnelles du renforcement de l'échange de données et de renseignements entre les services répressifs concernés. Ce projet peut soulever dès lors un problème d'harmonisation des règles pertinentes. Or la Commission a fait valoir que ces règles relevaient au moins pour partie d'une compétence de l'Union et qu'elle se réservait de formuler des propositions à cet égard ; dès lors elle préconisait plutôt pour sa part de rechercher le renforcement de cette coopération au niveau de l'Union et dans le respect de règles fixées au niveau de l'Union. Nous en sommes là ; il est possible que nous disposions en septembre d'idées plus précises de la part de M. Antonio Vitorino, le commissaire compétent, peut être sous la forme d'une reprise au niveau de l'Union de l'initiative des cinq pays.

M. Hubert Haenel :

Le 2 juin dernier, la Commission européenne a présenté une communication sur le bilan du programme de Tampere et les futures orientations pour l'avenir de l'espace de liberté, de sécurité et de justice. Quelles seraient, selon vous, les priorités futures de l'action de l'Union européenne dans ce domaine ?

M. Pierre Sellal :

Avec la défense, que j'ai évoquée précédemment, le domaine Justice et Affaires intérieures est l'un de ceux qui a le plus progressé ces dernières années, malgré le handicap de l'unanimité. Le programme quinquennal fixé par le Conseil européen de Tampere d'octobre 1999 a donné lieu à d'importantes réalisations concrètes, en particulier dans le domaine de la coopération judiciaire. Nous abordons maintenant la phase de préparation d'un nouveau programme quinquennal, une sorte de « Tampere II », dont la réalisation devrait être considérablement facilitée avec l'entrée en vigueur, aussi rapidement que possible, de la Constitution européenne. Celle-ci comporte , en effet, des avancées importantes, comme la suppression des « piliers », l'extension de la majorité qualifiée et la facilitation du recours aux coopérations renforcées, qui devraient permettre de rendre plus aisée l'adoption de mesures dans ces matières.

Ce nouveau programme devrait aborder un grand nombre de sujets et il me serait difficile d'évoquer ici l'ensemble de ces questions. Pour m'en tenir à la coopération judiciaire, mon sentiment est que le principe de la reconnaissance mutuelle entre les États membres des décisions judiciaires, au sens large du terme, reste la clé des progrès futurs. Mais cette reconnaissance ne va pas de soi, entre membres fondateurs comme dans l'Union élargie, compte tenu de l'hétérogénéité des systèmes juridiques et du manque de connaissance des systèmes judiciaires des autres États. Je crois donc qu'il faudra inventer à l'avenir un système permettant de combiner le principe de la reconnaissance mutuelle avec une harmonisation des règles et des procédures nécessaires à la mise en oeuvre de ce principe, en organisant également au niveau européen des procédures d'information, d'évaluation et d'appréciation des systèmes judiciaires. Cela permettra de renforcer la confiance réciproque, qui constitue le fondement même du principe de la reconnaissance mutuelle.


* 1Cette réunion s'est tenue en commun avec la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées.