Réunion de la délégation pour l'Union européenne du mardi 31 octobre 2006


Table des matières

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Économie, finances et fiscalité

Audition de M. Günter Verheugen,
Vice-président de la Commission européenne,
chargé des entreprises et de l'industrie1(*)

M. Hubert Haenel :

Je veux tout d'abord vous remercier vivement d'avoir accepté de venir aujourd'hui devant les deux délégations pour l'Union européenne du Sénat et de l'Assemblée nationale. Nous croyons en effet qu'il est important que les parlementaires nationaux aient des contacts aussi fréquents que possible avec les commissaires européens afin qu'il s'établisse une meilleure compréhension entre la Commission européenne et les parlements nationaux. La Commission européenne est par nature éloignée des citoyens européens ; tout ce qui peut contribuer à une meilleure information sur les projets et actions de la Commission et à une meilleure liaison entre la Commission et les représentants des peuples de l'Europe doit être encouragé.

Monsieur le Président, pendant cinq années, vous avez été en charge de l'élargissement au sein de la Commission européenne présidée par Romano Prodi. C'est à vous qu'est revenue la lourde tâche de mener à bien l'élargissement qui a permis la réunification du continent européen. Je crois pouvoir dire que, durant ces cinq années, vous avez incarné la politique d'élargissement de l'Union européenne.

Depuis 2004, vous vous occupez des entreprises et de l'industrie européenne. À ce titre, vous avez pris de nombreuses initiatives en vue de créer des conditions plus favorables aux entreprises européennes. Vous avez porté vos efforts vers la simplification des procédures administratives et vous avez agi en sorte que les textes législatifs soient désormais soumis à un test de compétitivité prenant notamment en considération les besoins des petites et moyennes entreprises. Et nous savons tous combien vous avez agi en sorte que soit effective l'initiative de la Commission intitulée « Mieux légiférer ». Vous avez en outre jeté les bases d'une nouvelle politique industrielle afin que l'Europe puisse faire face au défi de la mondialisation. Enfin, vous avez appuyé toutes les initiatives visant à mettre l'accent sur la recherche et l'innovation.

J'ajoute que, avec le Président Barroso, vous avez pris une part active dans les décisions récentes qui ont été prises en sorte qu'il puisse s'établir une relation directe entre la Commission européenne et les parlements nationaux dans le but notamment de mieux faire respecter le principe de subsidiarité. Je garde pour ma part un souvenir marquant du discours vigoureux que vous avez prononcé lors de la conférence organisée par la présidence autrichienne à St.-Pölten sur le thème de la subsidiarité.

Je vous laisse à présent la parole, Monsieur le Président.

M. Günter Verheugen :

Je considère en effet qu'il est important que la Commission soit en contact direct avec les parlements nationaux. Je ne partage pas l'idée d'une Europe exclusivement supranationale. Je considère qu'elle doit être fondée sur la volonté des peuples, qui se reflète dans les différents parlements.

Aujourd'hui, je souhaite évoquer devant vous ce que doit être selon moi la place de l'Europe dans un monde en évolution rapide. Les grandes évolutions ont toutes pour point de départ des transformations économiques de grande envergure. Cela se vérifie aujourd'hui, l'Europe devant faire face à trois défis.

Le premier défi est technologique. Les technologies se développent de plus en plus rapidement. Il suffit de prendre l'exemple du téléphone portable, qui en moins de dix ans a profondément modifié notre vie au quotidien. Le deuxième défi est démographique. L'Europe est partout confrontée au vieillissement. Certains pays connaîtront une diminution de leur population et ce vieillissement exerce une pression forte sur nos systèmes de protection sociale qui nous impose de réaliser des gains constants de productivité pour maintenir notre niveau de vie. Le dernier défi est bien sûr celui de la mondialisation. Nous entrons dans une nouvelle phase, qui se caractérise par une concurrence internationale croissante qui touche désormais tous les domaines. Ainsi, sur des marchés comme celui du lancement des satellites commerciaux, l'Europe est désormais rattrapée par la Chine et l'Inde. Et j'observe que le positionnement de l'Europe dans la compétition internationale reste fragile. Ainsi, 70 % des produits que nous exportons relèvent d'une main d'oeuvre faiblement ou moyennement qualifiée et sont donc fortement exposés à la concurrence internationale. Or, cette concurrence est chaque jour de plus en plus vive. Je prendrai un seul exemple : chaque année, en Chine et en Inde, ce sont 700 000 jeunes ingénieurs qui entrent dans la vie active, alors que dans l'Union européenne, il n'y en a que 80 000.

Pour faire face à ces défis, nous avons mis en oeuvre, en 2000, la stratégie de Lisbonne. Cette stratégie est la bonne, mais ses résultats sont encore insuffisants, compte tenu notamment de la faiblesse des moyens qui lui ont été alloués. De fait, la revue effectuée en 2004 a montré que la situation comparative de l'Europe vis-à-vis des États-Unis s'était dégradée tant pour les taux de croissance, d'investissement ou d'emploi.

C'est pourquoi nous avons décidé, en 2005, de refondre cette stratégie en cherchant à résoudre prioritairement deux problèmes. D'abord, il nous faut renforcer l'implication et la responsabilisation des politiques, à tous les niveaux, dans la mise en oeuvre de la stratégie. Ensuite, il nous faut mieux articuler nos actions autour de priorités communes.

La réforme de 2005 a apporté ses premières réponses. C'est ainsi que les lignes directrices sont désormais édictées en commun, ce qui nous permet d'élaborer des programmes avec un monitorage annuel. En décembre 2006, le premier rapport d'évaluation couvrant une année pleine de cette stratégie rénovée sera publié. Il devrait apporter deux éléments positifs. D'une part, cela conduit à une meilleure coordination des politiques économiques au travers des programmes nationaux de réforme, et je souhaite que les parlements nationaux s'impliquent plus avant dans ces programmes. D'autre part, les États membres de la Communauté européenne se sont effectivement concentrés sur les priorités définies en commun : éducation, innovation, environnement de l'entreprise, et notamment des PME, qui constituent la clé de voûte de la croissance européenne.

À cet égard, je souhaite insister sur plusieurs initiatives récentes de la Commission dans ces domaines prioritaires. Je pense ainsi à la nouvelle politique industrielle européenne car, quelles que soient les évolutions à venir, il nous faudra toujours une base industrielle solide pour rester compétitifs. Je pense aussi à l'exigence d'achèvement du marché intérieur car il subsiste encore de nombreuses entraves à la libre circulation des marchandises. Je pense encore à la stratégie de l'innovation, largement similaire à celle mise en oeuvre par la France, autour de pôles d'excellence, de marchés pilotes, de l'Institut européen de technologie ou de la relance de la politique du brevet. Je pense enfin à la politique européenne de l'énergie, qui est une priorité pour les années à venir.

Vous savez également que j'attache une importance toute particulière à l'initiative « Mieux légiférer ». Ce n'est pas seulement un sujet économique, c'est un sujet politique, car nous savons que le citoyen a encore une perception très négative des institutions européennes, qu'il considère comme un monstre de bureaucratie. Et je crois que le citoyen est très attentif à l'évolution des modes de régulation et au respect de la subsidiarité. Je crois aussi que notre économie souffre de coûts de bureaucratie trop importants : les entreprises doivent sans cesse faire des demandes, transmettre des statistiques, faire du reporting. Il nous faut améliorer cela.

« Mieux légiférer », ce n'est pas revoir les normes à la baisse, c'est garantir leur efficacité. Je prendrai trois exemples. Le premier est celui de l'analyse d'impact préalable désormais indispensable avant toute initiative de la Commission ; cela sera encore renforcé. Le deuxième a trait à la simplification ; la Commission prendra dans les jours à venir une décision que j'espère historique, visant à réduire les coûts de bureaucratie de 25 % d'ici 2010 ; cela représente 1,5 % du PIB européen, soit 150 milliards d'euros. Le dernier exemple concerne l'attention que nous devons apporter à la transposition des normes européennes en droit national, transposition qui reste à la fois trop lente et imparfaite.

Toutes ces exigences supposent que la fonction publique européenne soit en mesure d'expérimenter de nouveaux modes de travail. À ce stade, j'ai le sentiment que notre démarche de simplification demeure encore bien trop lente. En tout état de cause, la future présidence allemande, et je m'en suis entretenu avec la chancelière Merkel, fera du « Mieux légiférer » une de ses priorités.

Nous devons veiller plus encore au positionnement international de l'Europe. Nous devons ainsi garantir l'accès de nos entreprises aux marchés étrangers, défendre la propriété intellectuelle, réfléchir à notre positionnement dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce si le round de Doha ne porte pas ses fruits.

À cet égard, j'ai deux convictions. D'abord, puisque notre survie économique dépend avant tout de nos capacités intellectuelles, il nous faut prioritairement protéger nos intérêts en la matière. Et je pense ici en particulier aux transferts de technologies. Ensuite, je considère que notre politique de commerce extérieur doit être conçue comme le moyen de maintenir notre niveau de vie. Et je partage les propos qu'a tenus le Premier ministre français à Berlin, voici quelques semaines, sur la défense commerciale de l'Europe, sans qu'il s'agisse de verser dans le protectionnisme, mais bien pour faire face efficacement à la concurrence.

Je voudrais conclure sur une note positive. L'Europe n'est pas « l'homme malade » de la mondialisation. Sur tous les marchés, les entreprises européennes ou les pays européens sont parmi les leaders. La question n'est pas de savoir si nous pourrons faire face à la mondialisation, car nous le ferons, mais de savoir comment nous conforterons notre position dans la compétition internationale et, très concrètement, comment nous apporterons par exemple des réponses aux délocalisations. C'est la tâche du politique de faire face à ces enjeux et d'apporter des réponses nouvelles.

M. Hubert Haenel :

Merci, Monsieur le Président, d'avoir dressé ce paysage réaliste mais néanmoins optimiste. Votre vision pragmatique montre que l'Europe des projets et des résultats peut devenir une réalité, de nature à ranimer la flamme européenne des citoyens européens.

M. Christian Philip, Vice-président de la délégation pour l'Union européenne de l'Assemblée nationale :

Je vous prie d'excuser le président Pierre Lequiller, retenu par un déplacement à l'étranger. Je vous remercie pour cette présentation très volontariste de la place de l'Europe. Je vous poserai trois questions : comment jugez-vous l'appropriation par la France de la stratégie de Lisbonne ? Au moment où l'on entend parler de patriotisme économique dans des pays comme la France, l'Allemagne ou l'Espagne, comment concilier la stratégie européenne et la stratégie nationale en matière de politique industrielle ? Enfin, les difficultés que vous évoquez pour la mise en oeuvre de « Mieux légiférer » sont-elles selon vous liées à l'administration européenne ou plutôt à la composition de la Commission européenne ?

M. Jean François-Poncet :

Vous avez longuement évoqué la politique industrielle. Quels sont selon vous ses objectifs ? S'agit-il de freiner les délocalisations ou de construire des champions européens et, si c'est le cas, comment peut-on concilier la construction de champions européens avec la politique de concurrence menée par l'Union européenne ? J'aimerais également que vous puissiez nous faire part des débats actuels en Allemagne sur cette politique industrielle.

Vous avez également invoqué la défense des intérêts européens dans les négociations commerciales. Considérez-vous qu'ils ne sont pas suffisamment défendus ?

M. Jean Bizet :

J'ai trois questions. La première concerne les brevets. Pourriez-vous nous indiquer comment la Commission compte s'y prendre concrètement pour relancer la politique des brevets en Europe ? La deuxième a trait à la politique de recherche et de développement. C'est à juste titre que vous avez insisté sur l'importance de l'innovation. Peut-on, selon vous, envisager une communautarisation de la politique de recherche et de développement ? La troisième a trait à l'évolution de l'Organisation mondiale du commerce. Il est probable que le round de Doha se prolonge au-delà des échéances initiales, mais, au-delà des négociations actuelles, je n'entends pas la voix de l'Union européenne sur ce que pourrait être une nouvelle approche de l'Organisation mondiale du commerce.

M. Yves Pozzo di Borgo :

Vous avez cité deux chiffres que je considère comme inquiétants sur le positionnement concurrentiel de l'Europe et sur la formation d'ingénieurs. Ne traduisent-ils pas, selon vous, une logique de régression économique ?

M. Robert Del Picchia :

Nous serons demain le 1er novembre. C'est à cette date que serait entrée en vigueur la Constitution européenne si elle avait été ratifiée. Auriez-vous été plus optimiste si celle-ci était effectivement entrée en vigueur ?

M. François Dosé, député :

Je voudrais évoquer la politique industrielle à partir d'un exemple, celui d'une entreprise franco-italienne de 400 personnes sous-traitant dans le secteur du pneumatique. Elle est confrontée de plein fouet à la concurrence internationale. Si la délocalisation en Chine n'a d'abord concerné que les activités à faible valeur ajoutée de cette entreprise, elle touche maintenant également celles à forte valeur ajoutée.

M. Günter Verheugen :

Je vais m'employer à répondre à tous les orateurs. Les programmes nationaux de réforme seront évalués en fin d'année. Le nouveau programme français nous a été soumis à la mi-octobre. Il sera examiné dans ce cadre, mais je peux d'ores et déjà vous dire qu'il devrait recueillir une appréciation positive.

Beaucoup d'entre vous ont évoqué la politique industrielle. À cet égard, je crois qu'il faut écarter quelques idées reçues. Il y a aujourd'hui plus de croissance dans l'industrie que dans les services. C'est un secteur qui connaît encore de forts gains de productivité. Ce qui recule, ce sont les emplois industriels, du fait même de cette productivité : quand la productivité augmente de 5 % et les ventes de seulement 3 %, l'emploi ne peut pas croître. À mon sens, une politique industrielle doit reposer sur une dimension horizontale (accès aux marchés, défense de la propriété industrielle, relance des brevets...), mais aussi sur une dimension sectorielle. J'ai lancé des études de compétitivité dans différents secteurs. Je prendrai un exemple, celui de l'industrie automobile. Dans le cadre d'un groupe de haut niveau, nous avons été en mesure de dire ce que nous attendions de l'industrie automobile dans les dix prochaines années en matière de protection de l'environnement et de sécurité routière. Cette démarche est très positive car elle permet à l'industrie d'anticiper. Elle a d'ailleurs été étendue à des secteurs comme la chimie, l'armement, l'aéronautique, la navigation et les textiles. C'est grâce à de telles démarches que nous pourrons conforter la place de notre industrie car je ne crois pas, bien au contraire, qu'elle ait vocation à disparaître en Europe.

Il est incontestable que le nombre des commissaires est aujourd'hui trop important pour un fonctionnement optimal. La définition des portefeuilles attribués aux deux nouveaux commissaires bulgare et roumain montre bien que l'on arrive à une excessive fragmentation des secteurs.

Quant aux délocalisations, on les connaît depuis quarante ans mais il est vrai qu'on les ressent sans doute plus fortement aujourd'hui. Nous ne pouvons pas les éviter, mais notre rôle est de construire un environnement favorable pour les entreprises pour mieux les prévenir. Et je ne considère pas, là non plus, que les délocalisations soient inéluctables. J'en veux pour preuve que les coûts de main d'oeuvre, qui sont l'un des aspects principaux de la concurrence internationale, ne sont plus désormais les plus importants.

Ce qui est désormais primordial, c'est bien l'environnement des entreprises. À cet égard, nous devons surtout axer notre action sur les PME. Nous devons soutenir l'esprit d'entreprise. Mais les entreprises doivent aussi comprendre que leur environnement évolue et que leur marché domestique, ce n'est plus le marché national, mais l'Europe.

À propos des délocalisations, nous savons que les industriels sont en mesure d'anticiper leurs difficultés trois ou cinq ans à l'avance. Nous pouvons dès lors mettre en oeuvre des démarches de gestion prévisionnelle, mais nous devons aussi exiger davantage des entreprises en termes de responsabilité sociale, car elles ont une responsabilité envers l'avenir de leurs sites de production.

Notre politique de concurrence n'est pas en contradiction avec notre politique industrielle. Elle n'interdit pas la construction de champions européens. Elle intervient seulement lorsque la taille des entreprises rend la concurrence impossible. La construction de champions européens est utile, mais je reste très réservé face à la constitution de champions nationaux sur la seule base de décisions politiques.

Je ne sais pas quel sera l'avenir du cycle de Doha. La Commission s'attache à défendre au mieux nos intérêts. En tout état de cause, nous devons d'ores et déjà préparer l'après Doha et notamment programmer des négociations bilatérales avec certains partenaires prioritaires, qui devront notamment porter sur la défense de la propriété intellectuelle.

Je l'ai déjà dit, l'innovation est le point central. D'ici la fin de l'année, nous proposerons une nouvelle stratégie pour le brevet en Europe, fondée sur la ratification de l'accord de Londres et sur la mise en oeuvre d'une structure juridictionnelle pour les brevets européens. J'ai également la conviction qu'il nous faut déboucher rapidement sur des projets de brevet communautaire.

Aujourd'hui, les dépenses de recherche et de développement représentent moins de 5 % du budget communautaire. Certaines entreprises européennes dépensent plus en recherche-développement que l'Union. Voilà pourquoi je doute que l'on puisse engager à ce stade une communautarisation de la politique de recherche et de développement.

J'attache une importance toute particulière à l'exode de nos jeunes scientifiques, d'abord parce qu'on les forme à un coût élevé et ensuite parce que la délocalisation des départements de recherche et développement préfigure bien souvent celle des unités de production.

Bien entendu, si le traité constitutionnel était entré en vigueur, j'aurais été plus optimiste encore car nous aurions pu éviter une crise politique et nous concentrer sur ces enjeux industriels.

Je crois que la présidence allemande sera jugée à l'aune de ses capacités à relancer le processus de réforme des institutions et cela dépendra pour une grande partie de la France.


* (1) Cette réunion s'est tenue en commun avec la délégation pour l'Union européenne de l'Assemblée nationale.