Le déroulement du procès

Vue intérieure de la Chambre des pairs au moment du procès de Louvel. La salle des séances est transformée en tribunal, pour juger l'assassin du duc de Berry en juin 1820. Référence Sénat 1035 (GR054-A). (JPG - 346 Ko) 

Le procès comporte deux phases, d’une part une phase secrète, l’instruction du dossier puis la mise en accusation, d’autre part une phase publique, les débats et le prononcé du jugement ; la délibération étant elle-même secrète. Les deux phases sont menées avec célérité, ce qui fait dire que le maréchal Ney a été jugé de manière expéditive.

● La phase secrète du 13 au 17 novembre 1815Charles-Henri DAMBRAY (1760-1829). Portrait extrait de l'Album de MM. les Pairs de France, par le comte de Noë. (JPG - 397 Ko)

Entre les 13 et 17 novembre, les pairs se réunissent à plusieurs reprises hors la présence de l’accusé et sous la présidence du chancelier Dambray, afin de prendre différentes décisions relatives au procès : les pairs qui sont aussi ministres ou qui seront témoins au cours du procès ne pourront pas participer au délibéré ; les pairs devront aussi avoir participé à toutes les séances pour prendre part à ce dernier. Au final, cent soixante-et-un pairs sur deux cent quatorze décideront du sort réservé au maréchal Ney.

Le 13, à l’ouverture de la séance, le duc de Richelieu lit l’ordonnance du 12 novembre 1815. Puis, le procureur général Bellart lit son réquisitoire, écrit dans un style qui lui vaudra un calembour : « L’éloquence est un bel art, mais Bellart n’est pas l’éloquence. » Il parle du « spectacle des ruines d’une grande gloire tombée dans l’opprobre par sa faute. […] Celui qui, pendant un temps se couvrit de gloire militaire est celui-là même qui devint le plus coupable des citoyens. S’il a sauvé l’Etat, c’est lui aussi qui contribua le plus à le perdre. Il Antoine-Jean-Matthieu SÉGUIER (1768-1848). Portrait extrait de l'Album de MM. les Pairs de France, par le comte de Noë. (JPG - 353 Ko)n’y a rien qui efface un pareil forfait ! […] Qu’on ne parle pas d’entraînement irrésistible, de torrent qui emporte tout sur son passage, d’impossibilités matérielles à prolonger la résistance, qu’on ne parle pas d’absence d’artillerie, de crainte de la guerre civile ! Ce sont des objections tirées d’une morale dégradée, fruit elle-même de vingt-cinq années de troubles politiques. L’Histoire conservera longtemps le souvenir d’une aussi odieuse perfidie. »Louis-François CAUCHY (1760-1848). Portrait extrait de l'Album de MM. les Pairs de France, par le comte de Noë. (JPG - 530 Ko)

Le baron Séguier, désigné pour mener l’instruction, exécute sa mission en trois jours, à savoir entendre les témoins, interroger l’accusé et rédiger son rapport. Le 16 novembre, il est donc en mesure d’exposer aux pairs les charges résultant de l’instruction. Comme Bellart, en tant qu’ancien fervent soutien de Napoléon, il doit prouver à Louis XVIII la sincérité de son ralliement.

Louis-François Cauchy, le secrétaire-archiviste de la Chambre, désigné greffier pour le procès, donne lecture des pièces de l’instruction.

 
Le 17 novembre, Bellart développe son acte d’accusation. Puis, les pairs délibèrent sur le réquisitoire et l’approuvent (cent cinquante-neuf voix contre deux). Après la lecture de l’arrêt, l’ouverture des débats est fixée au mardi 21 novembre 1815, sous réserve que le maréchal Ney n’ait pas présenté ses moyens préjudiciels. Les débats seront, à partir de ce moment, publics.


● Les séances publiques du 21 novembre au 6 décembre 1815

- Les séances des 21 et 23 novembre

La veille, le 20 novembre1815, un nouveau traité est signé avec les puissances coalisées, connu sous le nom de « second traité de Paris ». Les frontières de la France sont légèrement modifiées, notamment à l’Est, la région natale du maréchal Ney (Sarrelouis) est donnée aux Prussiens.

Le 21 novembre, l’ouverture des portes du palais se fait dès huit heures pour le public muni de billets d’entrée, dont les représentants des puissances alliées : le prince de Metternich, le prince héritier du Wurtemberg, les ambassadeurs de Prusse et de Russie, des officiers anglais… Le chancelier Dambray réunit les cent soixante-et-un pairs en séance secrète, dans la galerie de Rubens, pour les dernières recommandations : « Je suis sûr que la Chambre des pairs sera impartiale. […] La chambre ne peut que chercher la vérité ; […] La plus essentielle de toutes (les formes) est la plus grande latitude possible pour la défense de l’accusé ; […] » Il rappelle également son pouvoir exclusif de diriger les débats.

Les pairs font leur entrée dans l’hémicycle à dix heures trente et l’accusé à onze heures, vêtu d’un simple habit militaire et accompagné de ses deux avocats, Berryer père et Dupin aîné. La séance se déroule selon le schéma suivant : l’appel nominal des cent soixante-et-un pairs, l’interrogatoire d’identité du maréchal (très bref), la lecture du très long acte d’accusation par le greffier Cauchy.

Les chefs d’accusation sont les suivants : l’information du maréchal Ney depuis trois mois du retour de Napoléon, la trahison suite à la réception de la lettre du général Bertrand, la lecture de la proclamation aux troupes le 14 mars 1815… Selon l’acte d’accusation, sans cette prise de position, ce retournement du maréchal, le cours de l’histoire aurait été totalement inversé. Les démarches de Ney en faveur de Louis XVIII entre les 10 et 14 mars sont passées sous silence, ainsi que le contexte qui pourrait justifier ses agissements.

Néanmoins, le chancelier Dambray tient ensuite des propos plutôt rassurants : « Le crime dont on vous accuse est odieux à tous les bons Français, mais ce n’est pas dans la Chambre que vous avez des haines à craindre. Vous y trouverez plutôt des intentions favorables dans les souvenirs glorieux attachés à votre nom. Vous pouvez parler sans crainte, expliquer les moyens que vous pouvez avoir contre les charges qui pèsent contre vous. »

La Chambre des pairs lors du procès Polignac, Peyronnet... La Chambre siège en cour de justice pour juger les anciens ministres de Charles X, inculpés de haute trahison (novembre et décembre 1830). Référence Sénat 1035 (GR051-A). (JPG - 292 Ko)La défense poursuit en présentant ensuite les moyens préjudiciels : l’avocat Berryer demande le renvoi de l’affaire et le sursis au jugement, en s’appuyant sur l’artiche 33 de la Charte qui évoque la loi définissant les crimes de haute trahison et les attentats à la sûreté de l’État. Or cette loi n’existe pas, il est donc indispensable de la voter. Bellart s’y oppose immédiatement, donnant ainsi rapidement le ton entre le ministère public et la défense. Dupin réplique : « Il faut une loi pour définir le crime dont on accuse le maréchal. Il n’y a pas de justice là où il n’y a pas de loi… » Après délibération et vote, la Chambre rejette cette demande à cent quarante-six voix. Le président Dambray demande aux avocats de présenter cumulativement et en bloc les autres moyens préjudiciels du maréchal. Les débats sont enfin ajournés au 23 novembre 1815.

Le 23 novembre, le débat de procédure reprend, mais se solde cette fois-ci par une victoire de la défense. L’avocat Berryer dénonce tout d’abord des irrégularités de procédure, en s’appuyant sur le Code d’instruction criminelle. Ensuite, le  procureur général Bellart fait une concession importante, en abandonnant la préméditation du maréchal. En d’autres termes, ce dernier n’aurait trahi qu’à compter du 14 mars. Mais les avocats veulent pouvoir démontrer la vérité de ce point. Les pairs sont gênés par l’empressement de Bellart, obsédé par sa crainte de voir  Ney échapper à la justice.

La défense obtient enfin gain de cause sur un point important, l’ajournement du procès jusqu’au 4 décembre, afin de rendre possible l’audition des témoins à décharge, éloignés géographiquement. Cette petite victoire semble réjouir le maréchal.


- La séance du 4 décembre

Par mesure de sûreté, le 4 décembre, Ney est transféré pour la dernière fois de la Conciergerie au palais du Luxembourg. En effet, si la voix de ses ennemis se fait de plus en plus entendre, il existe aussi des voix pour le défendre. Lors d’un dîner en l’honneur d’officiers russes des troupes d’occupation, un Français parlant du traître Ney se voit rétorquer par un officier russe : « Je ne sais pas où vous étiez en 1812, monsieur, mais je suis persuadé que vous n’avez pas combattu en Russie. Sinon, vous ne parleriez pas ainsi de celui qui a été le plus grand soldat de l’armée française pendant cette campagne, de l’homme au courage héroïque, à qui quatre mille soldats français doivent la vie. Il a forcé l’admiration de ses ennemis. »

Au palais du Luxembourg, sa cellule (PDF - 124 Ko)  est une pièce située sous les combles, à l'ouest de la grande galerie où le Sénat conservateur avait installé ses archives.

Ce 4 décembre 1815, une séance préliminaire secrète se tient dès neuf heures et demie pour débattre sur la manière de juger dans cette affaire. La plupart des pairs approuvent l’exigence de la majorité  des cinq huitièmes des suffrages, à la place de la majorité simple, ce qui est plus favorable à l’accusé. Mais à ce stade du procès, on sait déjà certainement qu’au moins cinq huitièmes de pairs sont pour la condamnation.

Victor de BROGLIE (1785-1870). Portrait extrait de l'Album de MM. les Pairs de France, par le comte de Noë. (JPG - 371 Ko)A dix heures, la séance publique est ouverte. Quarante-et-un témoins sont appelés dont trente-sept pour le ministère public.  L’accusé est de nouveau interrogé sur son identité et l’acte d’accusation est lu une nouvelle fois également. On compte un nouveau pair, le duc de Broglie, qui vient d’atteindre  ses trente ans, c’est-à-dire l’âge requis pour pouvoir participer aux délibérations de la Chambre.

Le maréchal Ney veut faire valoir les droits qui résultent de la capitulation de Paris du 3 juillet et du tout récent traité du 20 novembre. Il retrace son parcours depuis le 6 mars.

Ensuite, les témoins sont entendus. Certains confirment qu’il a promis de ramener Napoléon dans une cage de fer, alors que d’autres reconnaissent que le maréchal n’avait pas les moyens nécessaires pour arrêter la progression de Bonaparte.

Louis Auguste Victor de Ghaisnes de BOURMONT (1773-1846), domaine public, via Wikimedia CommonsL’audition la plus importante est celle du général de Bourmont qui n’a guère apprécié que le maréchal dise qu’il avait approuvé ses projets de défection. Cette atteinte à son honneur le rend d’autant plus virulent ensuite dans son bras de fer avec le maréchal. Il prétend même avoir cherché, avec Lecourbe, à détourner le maréchal de ses intentions. Lecourbe étant décédé quelques semaines plus tôt, seule sa déposition écrite avant de mourir vient infirmer le propos de Bourmont : il y dit que les troupes ne seraient probablement  pas restées fidèles au roi, même en l’absence de la proclamation du maréchal et aussi que le maréchal n’avait pas les moyens nécessaires de s’opposer à l’avancée de Napoléon.

Bourmont doit se justifier sur plusieurs points : pourquoi a-t-il fait rassembler les troupes s’il s’opposait à la proclamation ? Pourquoi a-t-il assisté au banquet le soir du 14 mars ? Il répond qu’il souhaitait voir la réaction des troupes, qu’il avait peur d’être arrêté, qu’il devait aussi rester pour mieux informer le roi ensuite.

L’interrogatoire tourne à l’avantage du maréchal qui se défend en précisant : « Je n'avais que quatre misérables bataillons qui m'auraient  pulvérisé si j'avais ordonné de marcher pour le Roi. J'ai eu tort, pas de doute ; mais j'ai eu peur de la guerre civile. J'aurais marché sur 40 000 cadavres avant d'arriver à Buonaparte. »


- La séance du 5 décembre

La séance du 5 décembre est consacrée à la poursuite de l’audition des témoins. Les témoignages tendent à prouver que le maréchal est resté fidèle au roi, jusqu’à ce que le bruit circule que le roi avait quitté Paris. Les témoins de la défense parlent en dernier. Deux témoignages importants marquent cette journée.

Le premier est la déposition du marquis de Saurans, aide de camp de Monsieur, comte d’Artois. Il relate un plan de campagne contre Bonaparte, évoqué le 13 mars au soir, par le maréchal : « Les troupes se battront contre Bonaparte. Je tirerai s’il le faut le premier coup de fusil ou de carabine, et si un soldat bronche, je lui passerai mon épée au travers du corps, et la poignée lui servira d’emplâtre… » Ces propos entraînent immédiatement la question du président Dambray : « Comment, après avoir pris ces longues et sages dispositions, avez-vous pu être conduit le 14 à un résultat si différent ? » Le maréchal répond alors : « Votre observation est juste, mais les évènements ont été si rapides, une tempête si furieuse s’est formée sur ma tête, que, chacun m’abandonnant, chacun cherchant à se sauver à mes dépens, j’ai été entraîné à l’action que vous connaissez. » La tempête, précise-t-il, « C’est la fureur révolutionnaire qui éclata dans les troupes. Il était impossible d’en disposer et de les faire marcher où l’on aurait voulu les conduire. »

Louis-Nicolas DAVOUST (1770-1823). Portrait extrait de L'iconographie de contemporains et fac-similé d'écritures, par F. S. Delpech (1832). (JPG - 881 Ko)Le second est le témoignage du maréchal Davoust, prince d’Eckmühl et porte sur la convention de capitulation du 3 juillet 1815, dont il est un des signataires, et dont l’article 12 précise que « tous les individus qui se trouvent dans la capitale continueront à jouir de leurs droits et libertés, sans pouvoir être inquiétés, ni recherchés en rien, relativement aux fonctions qu’ils occupent ou auraient occupées, à leur conduite et à leurs opinions politiques. » En ne respectant pas cet article, les pairs ont violé la convention de capitulation. Pour les avocats, le maréchal fait évidemment partie des individus évoqués. Le maréchal ajoute : « C’est par la confiance que cette convention m’a inspirée que je suis resté en France. » Le président Dambray s’oppose à ce que le maréchal Davoust donne son opinion sur le sens de cet article, à savoir si tous les individus Armand Charles GUILLEMINOT (1774-1840). Portrait extrait de l'Album de MM. les Pairs de France, par le comte de Noë. (JPG - 478 Ko)quels qu’ils fussent étaient protégés par cet article. Pourtant, le dernier témoin,  le général Guilleminot, alors chef d’état-major du maréchal Davoust, confirme les propos de Davoust : l’article 12 stipulant l’amnistie  était la condition pour que l’armée dépose les armes et se retire au sud de la Loire.

La séance du 5 décembre se termine par le réquisitoire de Bellart, qui se concentre sur la nuit du 13 au 14 mars 1815 et passe sur tous les éléments du contexte qui auraient pu contribuer à justifier le retournement du maréchal, à savoir la désertion du comte d’Artois, les défections successives dans l’armée, l’accueil enthousiaste réservé à Napoléon par la population, les faibles moyens du maréchal qui se refusait à la guerre civile et qui semblait avoir compris que toute résistance serait vaine dans pareil contexte (« On ne peut arrêter la mer avec la main »)… Selon Bellart, Ney aurait dû faire arrêter les émissaires de Napoléon. Il aurait pu se retirer tout simplement, comme le maréchal Macdonald à Lyon.


- La séance du 6 décembre

Jean-Denis LANJUINAIS (1753-1827). Portrait extrait de l'Album de MM. les Pairs de France, par le comte de Noë. (JPG - 380 Ko)Ce jour est le dernier du procès, consacré à la défense. Au cours d’une séance préliminaire secrète, les pairs s’accordent pour s’opposer à ce que la défense invoque l’article 12 de la convention de Paris du 3 juillet 1815, laquelle selon eux n’engagerait pas le roi. De surcroît, ce moyen employé par la défense serait un moyen préjudiciel qu’il fallait invoquer plus tôt, avant l’ouverture des  débats.

Mathieu-Louis MOLÉ (1781-1855). Portrait extrait de l'Album de MM. les Pairs de France, par le comte de Noë. (JPG - 377 Ko)Quatre pairs, dont le duc de Broglie et le comte Lanjuinais, sont toutefois en total désaccord. Selon eux, l’argument de la défense est admissible. Le second rappelle que la convention a été conclue pour les délits politiques, ce à quoi le comte Molé rétorque que si la convention avait été applicable à l’accusé, le roi n’aurait pas rendu son ordonnance du 24 juillet. Il est finalement décidé à une énorme majorité que le président Dambray s’opposerait à cet argument.

Vers dix heures, la séance publique est ouverte. Berryer plaide pendant plusieurs heures, expliquant la conduite et les intentions du maréchal Ney. La responsabilité des évènements de mars 1815 incombe à leur auteur, Napoléon, dont la vie est épargnée par l’exil à Sainte-Hélène. Il insiste sur le contexte particulièrement défavorable à toute attaque contre l’usurpateur. Il rappelle le rôle du maréchal dans l’abdication de Napoléon à Fontainebleau en avril 1814. Une suspension de séance lui est accordée pour une heure seulement dans l’après-midi. C’est au cours de celle-ci que la défense est informée par un des pairs, le comte de Sémonville de la décision prise en séance secrète : une véritable catastrophe pour la défense qui doit établir un nouveau plan de bataille. Dupin rédige alors une protestation de quelques lignes pour le maréchal. Ce dernier la recopie et la glisse au fond de son chapeau pour la ressortir le moment venu, lorsqu’il verrait sa défense entravée.

A la reprise de la séance, Bellart interrompt Berryer, s’opposant à la lecture et à la discussion de la convention du 3 juillet. Le président Dambray confirme et interdit à la défense d’utiliser le moyen qu’elle entend tirer de cette convention. On ne mélange pas le fond de l’affaire avec des questions de droit et Berryer, soucieux de ne pas brusquer les pairs, proteste peu.

Dupin prend alors le relais et invoque le traité du 20 novembre, tout récemment signé et qui a pour conséquence de donner de nouvelles frontières à la France : Sarrelouis, ville de naissance du maréchal, n’est plus française. Le maréchal ne serait plus Français de fait.

Cet argument suscite une vive réaction de la part du maréchal qui comprend que sa défense n’a en réalité pas toute la latitude que le président Dambray lui avait promise. C’est à ce moment précis qu’il lit sa protestation (JPG - 5.46 Mo) de quelques lignes, dans laquelle il récuse ses avocats.

Selon Pierre Bouchardon (1870-1950), magistrat, auteur de La fin tragique du maréchal Ney, Ney aurait ajouté spontanément la phrase « Je fais comme Moreau : j’en appelle à l’Europe et à la postérité. » Il s’agit du Moreau sous le commandement duquel  il s’est retrouvé à un moment donné de sa carrière militaire, le vainqueur de Hohenlinden le 3 décembre 1800. Ney a prononcé ses paroles en hommage à la mémoire de ce grand républicain. Le procès de Moreau remonte à mai 1804, c’est-à-dire juste après la proclamation de l’Empire. Bellart est alors un de ses avocats. On l’accuse alors d’une conspiration en faveur des Bourbons. Il n’est pas certain que le maréchal Ney ait assisté à ce procès ou peut-être à la dernière séance seulement. Il n’en reste pas moins vrai qu’il connaissait les paroles adressées par Moreau à ses juges à l’issue du procès : « Je proteste à la face du ciel et des hommes de l’innocence et l’intégrité de ma conduite. Vous savez vos devoirs. La France vous écoute, l’Europe vous contemple, la postérité vous attend. »

Toutefois, l’effet ne sera pas le même sur les juges. Moreau est condamné à deux ans de prison, mais obtient finalement l’autorisation de l’Empereur de se rendre aux États-Unis avec sa famille. Lors de ce même procès, des conspirateurs royalistes sont condamnés à la peine capitale, comme Georges Cadoudal.

Une fois la protestation lue, Ney tend son papier à Dupin, ce que confirme ce dernier.

La réaction de Bellart ne se fait pas attendre : « […] On a poussé jusqu’à la licence la liberté de la défense. Les avocats ont eu plus de temps qu’ils n’en avaient demandé… » Le président Dambray l’interrompt pour donner la parole  à la défense,  mais le maréchal intervient  pour  la dernière fois : « Je vous défends de parler, à moins qu’on ne vous permette de parler librement. »

La défense a donc terminé. On fait sortir le prévenu, les témoins et le public. Vers cinq heures du soir, les pairs restent dans la salle des séances pour délibérer en secret. L’accusé est reconduit dans sa cellule du troisième étage.


- La délibération des pairs le 6 décembre 1815

Cent soixante-et-un pairs sont amenés à décider du sort réservé au maréchal Ney. Il est décidé qu’il y aurait trois questions sur le fait et une sur la peine. Le président Dambray informe la Chambre que chaque pair « voterait librement, selon sa conscience et sans être astreint à aucune formule. » Concernant le vote de la peine, à la demande du comte de Nicolaï, il est convenu que le vote de chaque pair ne serait considéré qu’après un second appel nominal, afin que ceux qui auraient voté la peine la plus sévère puissent voter finalement une peine plus douce.

La formulation des questions est telle qu’elle appelle toujours un « oui » puisque le maréchal en convient lui-même, et donc une condamnation certaine.

La première question sur le fait : le maréchal Ney, « L’accusé est-il convaincu d’avoir, dans la nuit du 13 au 14 mars, accueilli des émissaires de l’usurpateur ? »

L’appel nominal donne les résultats suivants : cent onze voix pour, quarante-sept contre (un résultat étonnant pour un fait établi et reconnu par le maréchal lui-même). Le comte Lanjuinais, le marquis d’Aligre et le comte de Nicolaï s’abstiennent, protestant qu’ils ne peuvent juger en conscience, attendu qu’on a  refusé à l’accusé le droit de faire entendre la fin de sa défense sur la convention de Paris.

La deuxième question sur le fait : le maréchal Ney, « L’accusé est-il convaincu d’avoir, ledit jour 14 mars 1815, lu sur la place publique de Lons-le Saunier, département du Jura, à la tête de son armée, une proclamation tendante (sic) à l’exciter à la rébellion et à la désertion à l’ennemi ; d’avoir immédiatement donné l’ordre à ses troupes de se réunir à l’usurpateur et d’avoir à lui-même, à leur tête, effectué cette réunion ? »

Les trois qui viennent de protester, votent contre, et cent cinquante-huit pour.

La troisième question sur le fait : le maréchal Ney, « L’accusé est-il convaincu d’avoir ainsi commis un crime de haute trahison et d’attentat à la sûreté de l’Etat, dont le but était de détruire ou de changer le gouvernement et l’ordre de successibilité au trône ? »

Le résultat donne cent cinquante-sept voix pour, trois voix pour assorties d’une recommandation à la clémence du roi et une voix contre. Lanjuinais a répondu « oui » mais en ajoutant « couvert par la capitulation de Paris » ; d’Aligre et de Richebourg « oui » mais en faisant appel à la générosité de la Chambre. Le vote négatif est celui du duc de Broglie, le plus jeune des pairs de France qui déclare « Je ne vois dans les faits justement reprochés au maréchal Ney ni préméditation ni dessein de trahir. Il est parti très sincèrement résolu de rester fidèle ; il a persisté jusqu’au dernier momentIl a cédé à l’entraînement qui lui paraissait général et qui ne l’était que trop en effet. C’est une faiblesse que l’histoire qualifiera sévèrement, mais qui ne tombe point, dans le cas présent, sous la définition de la loi. Il est d’ailleurs des évènements qui par leur nature et par leur portée dépassent la justice humaine tout en restant très coupables devant Dieu et devant les hommes. » Et dans ses Mémoires il se souvient : « Nous délibérions dans une atmosphère d’intimidation dont le poids était étouffant. »

La dernière question porte sur la peine à appliquer. Le comte Lanjuinais, soutenu par Malville, Lemercier, Lenoir-Laroche et Cholet, tente de faire adopter la peine de déportation que dix-sept pairs votent finalement au second tour ; parmi eux, le jeune duc de Broglie.

Cinq pairs, le comte de Nicolaï, le marquis d’Aligre, le comte de Brigode, le comte de Sainte-Suzanne et le duc de Choiseul-Stainville, s’abstiennent,  mais proposent de recommander le maréchal à la clémence du roi.

Finalement, cent trente-neuf  voix, réduites à cent vingt-huit, à cause d’avis semblables entre parents, réclament la peine de mort. Le second vote n’a fait changer d’avis que quatre pairs  sur la peine capitale, au profit de la déportation.

Parmi ceux qui ont voté la mort, on trouve cinq maréchaux d’Empire (Sérurier, Kellermann, Pérignon, Victor et Marmont), le vicomte de Chateaubriand, le comte Ferrand surnommé « le Marat blanc » et le comte Lynch nommé par Napoléon maire de Bordeaux, comte de l’Empire et Chevalier de la Légion d’honneur, qui va jusqu'à réclamer la guillotine.

En outre, non content d’avoir obtenu la condamnation du maréchal, Bellart requiert qu’il soit rayé des cadres de la Légion d’honneur.

Pour le prononcé du jugement, à onze heures et demie du soir, les portes de l’hémicycle sont rouvertes. Les avocats, ayant compris que la condamnation du maréchal à la peine capitale était acquise, sont absents. Hors la présence également du maréchal Ney, l’arrêt de la Chambre (JPG - 1.63 Mo) est lu. Ney est convaincu d’avoir reçu les émissaires de Bonaparte dans la nuit du 13 au 14 mars 1815, d’avoir lu la proclamation sur la place publique de Lons-le-Saunier le 14 mars et d’avoir ordonné à ses troupes de rejoindre  l’usurpateur. La peine prononcée pour ce crime de haute trahison et cet attentat à la sûreté de l’État est la condamnation à mort.