Pré-rapport de M. Bruno Bourg-Broc :
Le français dans les organisations internationales
et dans les instances de l'Union européenne

Le bureau de notre commission, qui s'est réuni à Monaco en novembre 2001, m'a confié le soin, à la suite de l'intervention de M. Jean Gazarian, notre représentant auprès de l'ONU, lors de la session de Québec, de mettre à jour les rapports de notre collègue Jean Delaneau sur le français dans les organisations internationales et le français dans les institutions européennes, qui datent tous les deux de 1997.

Le rapport sur le français dans les organisations internationales était la synthèse de plusieurs rapports d'étape rédigés à la suite de visites dans un certain nombre d'organisations en Europe, aux États-Unis et en Afrique.

Le rapport sur les institutions européennes n'a jamais été achevé. Jean Delaneau en avait présenté une synthèse en octobre 1997 lors de l'assemblée générale de la Région "Europe" à Andorre. Il avait alors souhaité un débat d'orientation qui n'a pu avoir lieu. Jean Delaneau ayant été appelé à d'autres fonctions, ce rapport n'a pas eu de suites, mais il en existe une première esquisse.

Démarche suivie

Je voudrais maintenant rappeler la démarche suivie entre 1990 et 1997 par notre commission et par certaines sections nationales qui lui ont apporté leur appui. En 1990, la commission des Affaires culturelles de l'A.I.P.L.F. s'était rendue à l'UNESCO à Paris. En 1992 et 1994, le bureau de la commission s'était rendu à l'ONU à New-York. En 1992 toujours, la section suisse, puis en décembre 1994 le bureau de la commission se sont rendus à l'Office des Nations unies à Genève. En 1995, le bureau de la commission s'est déplacé au Conseil de l'Europe à Strasbourg. En 1996, le bureau toujours s'est rendu à l'Office des Nations unies à Vienne ainsi qu'à l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (A.I.E.A.), à l'Organisation des Nations unies pour le Développement Industriel (O.N.U.D.I.) et au Programme des Nations unies pour le contrôle international des Drogues (P.N.U.C.I.D.). Enfin, en février 1997, le bureau de la commission s'est rendu au siège de l'Organisation de l'Unité africaine (O.U.A.) et à celui de la commission économique pour l'Afrique (C.E.A.) à Addis-Abeba.

Ces différents déplacements ont permis au rapporteur et à la commission d'entendre des délégués des État s membres de ces organisations, les responsables de service concernés des principales organisations internationales ainsi que les hauts fonctionnaires dont l'activité est directement liée à la pratique linguistique. A chaque fois, un compte rendu complet a été rédigé. Les rapports d'étape de la commission ont pu, pour la plupart, déboucher sur des résolutions adoptées par l'Assemblée générale de l'A.I.P.LF.

Pour le rapport sur "la place du français dans l'Union européenne et le plurilinguisme", Jean Delaneau avait réalisé une quarantaine d'auditions à Paris (au Quai d'Orsay) et à la représentation permanente de la commission européenne en France ainsi que dans la grande majorité des institutions européennes. Il a également entendu l'Ambassadeur de France auprès des institutions européennes ainsi que les deux Commissaires français, M. Thibaud de Silguy et Mme Edith Cresson. Il a aussi essuyé quelques refus, et notamment celui de Mme Emma Bonino.

Ce programme d'auditions n'a cependant pas été mené jusqu'à son terme, notamment en ce qui concerne les institutions périphériques. Jean Delaneau avait, malgré tout, un certain nombre de propositions à formuler. Il ne les a cependant pas toutes présentées à Andorre car il avait souhaité d'abord les valider auprès de quelques-unes des personnes qu'il avait rencontrées lors de ses déplacements à Bruxelles, Strasbourg et au Luxembourg.

Le contenu des rapports

J'en viens maintenant aux conclusions de ces rapports, qui tous deux dressent un constat plutôt pessimiste de la situation du français dans les organisations internationales et en Europe. Il existe, entre les textes internationaux et les règlements de ces organisations d'une part et la pratique, d'autre part, des écarts considérables.

Les causes

Les rapports rappellent le droit en la matière et analyse les causes de ces écarts entre le droit et la pratique. Ce n'est pas le lieu ici d'entrer dans le détail des causes de cette perte d'influence du français. Je me contenterai de les résumer en quelques mots. Je citerai ainsi l'importance grandissante des réunions officieuses en anglais, la réduction progressive du nombre de rapports rédigés en français, le développement d'une documentation essentiellement rédigée en anglais. Ce sont là à la fois des effets et des causes de la perte d'influence du français. Je citerai encore, et plus fondamentalement, un recrutement des fonctionnaires internationaux défavorable aux francophones, des initiatives individuelles privilégiant l'anglais, un désengagement des francophones, le sentiment qu'il s'agit d'un combat perdu d'avance, un environnement francophone qui n'apporte pas toujours les garanties escomptées, je pense notamment à Bruxelles et à Genève, des restrictions budgétaires qui offrent des alibis solides aux détracteurs du français et, enfin, last but not the least, des État s francophones qui ne manifestent pas une volonté claire de défendre l'esprit des textes.

J'en viens au rapport sur l'usage ou la place du français dans les institutions européennes. Ce rapport aborde de front la notion du multilinguisme, notion qui n'est pas complètement absente de la problématique du français dans les organisations internationales mais qui, ici, prend toute son acuité.

Je vous rappelle que l'Europe ne connaît pas de langue officielle. Les langues officielles des institutions européennes sont celles des membres, c'est-à-dire aujourd'hui des 15 pays constitutifs de l'Union européenne. On voit immédiatement la difficulté.

Pour des raisons historiques cependant, le français occupait une place privilégiée. Cela tenait naturellement aux "Pères fondateurs". Par la suite, cette situation n'a fait que se dégrader et connaît, depuis quelques années, une dégradation accélérée. Le rapport de Jean Delaneau, après avoir dressé un panorama de la situation du français dans les principales institutions européennes, analyse les causes de cette dégradation. Il distingue les causes internes et les causes externes.

Au titre des causes internes il cite :

- en premier lieu les élargissements successifs, en rappelant que les nouveaux arrivants n'ont pas de tradition francophone ;

- l'arrivée de nouvelles générations très imprégnées de culture anglo-saxonne ;

- l'apparition, chez les fonctionnaires, de la notion de carrière : "on entre" désormais en Europe comme on entre dans une entreprise ;

- la politique américaine de repérage et de sensibilisation des élites dans les pays de l'Union européenne mais aussi dans les pays candidats ainsi que l'envoi de stagiaires américains dans les institutions ;

- l'élargissement des compétences communautaires à des secteurs où l'anglais est la règle ;

- la mondialisation et les nouvelles technologies de communication ne font qu'accentuer le phénomène. Je citerai encore la place que prennent l'économie, les télécommunications, les activités bancaires, l'environnement, le développement de branches très spécialisées du droit, comme le droit de la concurrence, dans le domaine de compétence communautaire ;

- les facteurs budgétaires. Il est évident qu'avec autant de langues officielles, les coûts de traduction et d'interprétariat ne peuvent qu'exploser. Déjà en 1997, ces deux fonctions consommaient 2 % du budget de la commission. Ce facteur n'a pu que renforcer le rôle de l'anglais ;

- enfin, la façon dont sont organisés les concours, qui les empêche de jouer le rôle de filtre qu'ils jouaient auparavant. L'épreuve de français, si même elle existe, n'est plus un critère de sélection.

J'en viens maintenant aux causes externes, qui tiennent à l'attitude des pays membres et, là, il convient de citer :

- une participation réduite des francophones aux grands programmes européens ;

- la perte de postes de direction ;

- l'absence de volonté de faire respecter les textes et notamment une absence de volonté politique de faire respecter le plurilinguisme. Par exemple, les pays francophones ne protestent pas lorsqu'un concours ne comprend pas d'épreuve de français ;

- de nombreuses erreurs de jugement et de comportement, par exemple en ne désignant pas d'experts dans les institutions, en se désintéressant des pays de l'Europe de l'Est, en répondant en anglais aux appels d'offre ;

- un absentéisme parlementaire relativement important et l'éclatement des élus francophones dans divers groupes où ils sont presque toujours minoritaires ;

- enfin, un désintérêt des parlementaires pour la prise de rapports.

Ces derniers points mériteraient peut-être d'être réactualisés car il s'agit, je vous le rappelle, des conclusions auxquelles était parvenu Jean Delaneau en 1997. J'ajouterai un environnement francophone, et notamment à Bruxelles, Luxembourg ou Genève, remplacé par un environnement anglophone. Dans ces villes, on peut parfaitement vivre sans connaître un mot de français. Et puis il y a le besoin immémorial d'une langue universelle, que l'anglais satisfait tout naturellement.

Les propositions

Fort de ces constats, quelles étaient les propositions de Jean Delaneau ?

Il observait tout d'abord qu'il ne pouvait y avoir de solution défensive ou brutale. Si les francophones s'engageaient dans cette voie, cela ne pourrait déboucher que sur un raidissement dans l'attitude des autres pays, raidissement dont, naturellement, seul l'anglais profiterait.

En revanche, il préconisait la manifestation politique forte de défendre la francophonie de la part des pays francophones en protestant, en réclamant le respect des règlements et en demandant l'application des quotas en matière de nomination. Il suggérait également de proposer un environnement francophone de qualité et de soutenir les fonctionnaires qui s'expriment en français, quelquefois au risque de nuire à leur carrière. Il souhaitait également lutter contre l'absentéisme parlementaire. Il réclamait une présence francophone dans les programmes communautaires. Il demandait aux pays de veiller à la présence de traducteurs et d'interprètes. Il souhaitait que soit promue l'Europe des citoyens, notamment en leur faisant savoir que les institutions les écouteraient autant s'ils s'exprimaient en français qu'en anglais, ou en développant les programmes audiovisuels des chaînes nationales sur l'Europe... Il proposait également d'accueillir davantage d'étudiants étrangers et de développer les programmes bilatéraux d'aide et de coopération. Enfin, il souhaitait développer chez les francophones la maîtrise de langues étrangères, condition sine qua none de la réciprocité.

J'en arrive à une toute dernière réflexion qui figure dans le rapport écrit mais qui n'a pas été proposée à Andorre. Jean Delaneau, s'inspirant de ce qui se passe à la Cour de justice des Communautés européennes, mène une réflexion sur l'intérêt pour l'Europe de disposer d'une langue officielle et j'ajouterai que cette réflexion pourrait se nourrir aujourd'hui de ce que fait l'Europe pour sa monnaie commune : elle n'a pas adopté le dollar mais l'euro.

Alors, vous l'avez deviné, pourquoi ne pas proposer le français comme langue officielle de l'Europe ? Mais le débat d'orientation sur cette question n'a pas eu lieu.

Le choix d'une démarche

Au terme du résumé sommaire de ces deux précédents rapports, la question se pose du choix d'une démarche. Faut-il refaire le constat de la dégradation de la place du français dans les organisations internationales et dans l'Union européenne en se rendant sur place ? Faut-il refaire l'analyse des causes de cette dégradation ? Ou faut-il se contenter d'une mise à jour des rapports à partir d'informations reprises d'autres rapports ou obtenues par téléphone ou par télécopies ? car il existe de nombreuses publications plus récentes dressant un état de la situation des deux ou trois dernières années. Je citerai "L'année francophone internationale de 2001" ou encore "Le rapport 1999-2000 de l'état de la francophonie". Il y a également le "rapport au Parlement (français) sur l'application des dispositions de conventions ou traités internationaux relatifs au statut de la langue française dans les institutions internationales", rapport prévu par la loi du 4 août 1994 relative à l'emploi de la langue française. Ce rapport, dont la dernière édition date, semble-t-il, de 2000 dresse un inventaire des dispositions réglementaires concernant ces institutions ainsi qu'un état sommaire de la situation réelle du français. Par ailleurs, M. Jean Gazarian, à Québec, nous a donné dans son intervention, quelques chiffres récents, d'où il ressortait d'ailleurs qu'à l'ONU, à New-York, la place du français ne se dégradait plus, mais stagnait en seconde position, à un niveau néanmoins relativement modeste : 14 % contre 49 % à l'anglais au sommet du millénaire.

Pour autant, faut-il renoncer à reprendre le pouls de ces institutions ? Car sur un certain nombre de points les choses ont évolué. Les rapports devraient être complétés, voire réactualisés.

Certaines institutions n'avaient pas été visitées par la commission ou par le rapporteur seul, par exemple l'Organisation mondiale du commerce, qui n'était pas en place, ou la Banque européenne ou d'autres institutions, telles que le Médiateur européen. De même, serait-il opportun de s'intéresser aux pratiques des nouveaux pays intégrés dans l'Union européenne, ainsi qu'aux pratiques de pays candidats ! A cet égard, la section belge m'a communiqué plusieurs documents très intéressants concernant l'Union européenne. Il s'agit d'abord du rapport de Mme Trupin, sur le renforcement de la coopération entre les Parlements francophones d'Europe dans la perspective de l'élargissement de l'Union européenne, présenté à Budapest en mai dernier lors de l'Assemblée régionale "Europe". Le rapport examine les enjeux de l'élargissement pour la Francophonie, qu'elle juge très positifs, et énonce les actions de coopération qu'il conviendrait de développer. L'arrivée de ces nouveaux pays devrait être l'occasion, pour les pays francophones, de manifester une vigilance accrue face à la montée en puissance de l'anglais au sein des institutions.

Il s'agit ensuite du Plan pluriannuel d'action pour renforcer le français au sein de l'Union européenne, signé le 11 janvier 2002 par la Belgique, la France et le Luxembourg en présence de M. Boutros Boutros Ghali.

Ce plan prévoit notamment des formations en français des diplomates, fonctionnaires, interprètes et traducteurs des pays candidats et la promotion, dans le domaine des techniques de l'information et de la communication, de l'usage du français comme langue de travail au sein des institutions européennes.

Par ailleurs, les liens avec le débat sur l'exception culturelle, ravivé par les déclarations anti-exception culturelle du Président de Vivendi Universal, Jean-Marie Messier, doivent être réaffirmés. Cela me conduit tout naturellement à l'un des aspects les plus importants de la démarche de la commission, au cours des dix dernières années. Il s'agissait, indépendamment même de publications et des résolutions sur lesquelles cela devait déboucher, de rencontrer des gens, des délégués, des hauts fonctionnaires, de les écouter, de les conforter, du moins ceux qui restaient convaincus de l'utilité de défendre la langue française au sein de ces institutions, de leur apporter une aide, ne serait-ce que morale. Lors d'une deuxième visite à l'ONU, l'expression "piqûre de rappel" avait été employée. En rencontrant des hauts responsables des diverses institutions, l'Assemblée parlementaire de la francophonie fait preuve de vigilance au regard des textes en vigueur et incite fortement ses interlocuteurs à faire de même. Cette démarche, ce devoir de vigilance, me paraît finalement très importante.

Au terme de cette première réflexion, il me semble qu'il conviendrait de rencontrer les responsables des principales Institutions de la Francophonie, à commencer peut-être par le Secrétaire Général de l'OIF, pour dresser avec elles un bilan et définir le rôle que nous pourrions jouer, rencontrer également quelques personnes disposant d'une place privilégiée à Bruxelles ou ailleurs, pour ce qui concerne les institutions européennes, et déterminer avec elles ce qu'il conviendrait de faire. Nos amis belges m'ont, à cet égard, fait quelques suggestions. Nous pourrions aussi voir les institutions non visitées. De même, conviendrait-il, comme le suggère M. Gazarian, de retourner à l'ONU à New-York, voire dans d'autres institutions onusiennes, afin d'y assurer un suivi.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page