VI - LA MONTÉE EN AUDACE DES ÉCRIVAINS TIBÉTAINS ET L'ÉVOLUTION DU CHAMP LITTÉRAIRE DE LANGUE TIBÉTAINE (1980-2014)

par Mme Françoise ROBIN,
professeure de langue et littérature tibétaines à l'Institut national des Langues et Civilisations Orientales, Asies

A. PRÉAMBULE

La production culturelle et, plus précisément, littéraire en langue tibétaine au sein de la République populaire de Chine offre un double visage selon l'angle d'observation adopté.

En effet, d'une part, le discours officiel de l'exil et des associations pro-tibétaines déplore depuis de nombreuses années la mise à mal, voire la mort, de la langue et de la culture tibétaines. Jusque dans les années 2000, toute publication tibétaine émanant de la République populaire de Chine était pour l'exil, entachée du « soupçon d'accointance idéologique », pour reprendre une expression utilisée par V. Platini pour décrire la méfiance avec laquelle on a longtemps considéré la production littéraire et culturelle du III ème Reich 33 ( * ) . Si cela était avéré, il serait proprement impossible d'imaginer ne serait-ce que l'existence d'une littérature tibétaine digne d'intérêt. La sphère culturelle ne serait qu'une coquille sinisée au mieux, et pour les plus pessimistes, totalement vidée de sa substance.

D'autre part, l'État chinois proclame ses annonces triomphantes : le taux de scolarisation des Tibétains serait au plus haut (il frôlerait les 99%, selon les statistiques officielles, ce qui est impensable quand on connaît le terrain tibétain) et la culture tibétaine n'aurait jamais été si bien protégée ni florissante. La preuve en serait les manifestations culturelles tibétaines qui se multiplient sur le territoire chinois, expositions qui agrémentent la grisaille des mégapoles chinoises en leur apportant une dose d'endo-exotisme. Ainsi les troupes de danse et d'opéra tibétain qui se produisent sur les scènes de tout le pays et prouvent l'état de santé éclatant des arts du spectacle, tout en renforçant un préjugé chinois Han bien ancré, selon lequel la sphère d'excellence des « minorités » de la République populaire de Chine est, sans conteste, le chant et la danse folkloriques, c'est-à-dire les techniques du corps, laissant celles de l'intellect à des populations plus raffinées et « civilisées » ; multiples éditions et rééditions officielles de l'Épopée de Gesar, le grand héros national tibétain dont la geste narre les exploits semi-légendaires au fil de plus de cent épisodes, dont certains comptent plusieurs centaines de pages. L'ouverture d'un réseau de librairies dans les zones rurales de la Région autonome du Tibet (RAT), récemment annoncée, serait un autre signe que la littérature, l'écriture, le livre et la lecture se portent bien et touchent même des populations jusque-là peu sensibles à ce type de production.

Dans la question très controversée du Tibet, on le voit, chaque pôle a son horizon d'attente idéologique et donc son ordre du jour : d'un côté dénoncer la mort programmée de la culture tibétaine, voire un génocide culturel, et de l'autre célébrer les réussites éclatantes de l'intégration du Tibet à la Chine, libération et développement matériel s'unissant pour aboutir, par une alchimie dont le Parti communiste a le secret, à un épanouissement culturel et par là-même, littéraire.

Qui croire ? Que croire ? En réalité, la situation est beaucoup plus contrastée que veulent le dire tant les militants pro-tibétains que l'État chinois. Malgré leur opposition quasiment irréconciliable, les deux positions ici esquissées partagent un point commun : celui de présenter les principaux intéressés (c'est-à-dire les artistes, écrivains, créateurs tibétains) comme des êtres passifs incapables de réaction. Entre l'État chinois exterminateur selon les voix de l'exil ou des militants pro-tibétains, ou l'État chinois développeur et salvateur, comme celui-ci aime à se présenter, il n'est laissé aucun rôle aux écrivains tibétains autre que celui de victime ou de bénéficiaire.

Ces deux positions doivent être rejetées, pour deux raisons : d'une part, elles ne résistent pas à l'observation et sont simplificatrices, et d'autre part, elles réduisent les écrivains et acteurs culturels tibétains à n'être que des pantins, privés de la possibilité d'opérer des choix, de dire non, de détourner certaines directives à leur avantage, d'inventer des nouvelles formes de création, de chercher les interstices de liberté possible dans un contexte d'État policier. J'en veux pour preuve la santé et l'audace des chanteurs populaires tibétains, qui travaillent souvent en tandem avec des poètes pour les textes. Ainsi, lors du Gala télévisé 2014 de Nouvel an sur la chaîne publique de télévision en langue tibétaine de la province du Qinghai, la chanteuse Tsewang Lhamo a eu le courage d'interpréter une chanson intitulée « Pour vous », qui est adressée sans aucune ambiguïté au dalaï-lama, désigné sous son épithète déférente de « Joyau qui exauce les désirs » ( yid bzhin nor bu ). Si, sur la scène publique, une telle audace est possible (audace dont il serait intéressant de décrypter les tractations et les enchaînements de décisions qui l'ont rendue possible), on peut supposer que la sphère littéraire, moins visible du grand public que celle des médias, et donc moins exposée, n'est pas en reste et propose des textes tout aussi osés, pour qui sait les lire. Et c'est de plus en plus le cas, comme nous allons le voir en dressant un panorama de l'évolution de la scène littéraire tibétaine en Chine depuis 1980.

On comprendra, en effet, à l'issue de cet exposé que, loin d'être le marasme annoncé, la situation actuelle prête plutôt à un optimisme mitigé, ou un pessimisme raisonné. Qu'on ne se méprenne pas : il ne s'agit pas ici de relayer un discours de l'État chinois, mais de décrire aussi finement et fidèlement que possible, dans ses grands traits, l'évolution du champ littéraire (écrivains, éditeurs, lecteurs, styles) à partir d'une observation de longue durée. Nous verrons que la scène littéraire présente une palette variée d'attitudes créatrices , allant d'actes de résilience voire de résistance, à la défaite et la censure.

Avant de dresser le bilan de plus de trois décennies de littérature, il convient de procéder aussi à quelques rappels, fournissant des éléments importants pour observer et comprendre la scène littéraire d'aujourd'hui. Tout d'abord, le Tibet a développé une des plus prestigieuses littératures d'Asie , avec la Chine, l'Inde, le Japon et la Corée. En effet, malgré une population réduite (six millions d'habitants aujourd'hui), il a édifié une civilisation de l'écrit dont l'ampleur est mal évaluée par les personnes qui ignorent le tibétain, mais dont tous les Tibétains, et surtout les écrivains confirmés ou amateurs, ont souvent conscience -- tout en étant coupée d'elle, puisqu'elle est essentiellement religieuse. Le bouddhisme et, dans une moindre mesure, le Bön 34 ( * ) , jouent en effet un rôle décisif dans l'édification de la civilisation tibétaine. Ces traditions spirituelles sont certes basées sur la pratique mais elles sont également ancrées dans la réflexion et l'érudition lettrée. Puisque l'activité littéraire est depuis plusieurs siècles une composante centrale des couches éduquées de la population, valorisée par l'élite et donc source de distinction au sens bourdieusien du terme, il ne fait aucun doute qu'elle offre donc un angle privilégié et nullement anecdotique pour mesurer l'état d'un pan important et constitutif de la civilisation tibétaine actuelle.

Par ailleurs, il faut rappeler ici que la composition et la diffusion de cette littérature s'inscrivent dans un cadre général politique autoritaire, jamais favorable à un plein épanouissement de l'expression littéraire mais qui force les créateurs à l'ingéniosité. Enfin, troisième rappel pour bien contextualiser la création littéraire de langue tibétaine en Chine, la population tibétaine y est considérée comme une « minorité » problématique. En effet, l'intégration des Tibétains à la Chine, depuis soixante ans, a donné lieu à des crises et des affrontements, ou des manifestations de désaccord, qui remettent régulièrement en question la légitimité du gouvernement chinois à administrer les affaires tibétaines. De plus en plus, dès qu'émergent des initiatives visant à mettre en avant une affirmation identitaire tibétaine, elles peuvent être interprétées comme de potentielles sources d'incitation au « séparatisme ». Or, la littérature de langue tibétaine n'est-elle pas, par son essence même, déclaration d'expression identitaire singulière, et finalement, politique ? Comme l'écrit Pascale Casanova dans La République des Lettres : « la langue n'est pas un outil littérairement autonome, mais un instrument toujours déjà politique » 35 ( * ) .


* 33 Platini 2014 : 38

* 34 La religion qui coexiste, au Tibet, avec le bouddhisme vajrayâna.

* 35 Cf. 2008 : 173.

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