D. 2008, LA REPRISE DES PROTESTATIONS AU TIBET

1. Un vent de contestation souffle sur tout le plateau tibétain

Il faut attendre les manifestations de 2008 pour que le Tibet soit à nouveau sur le devant de la scène internationale. Le monde entier a alors les yeux tournés vers la Chine qui se prépare à célébrer la confirmation de son accession au rang de puissance internationalement reconnue, en accueillant les Jeux olympiques.

Pour la première fois, des Tibétains de tout le plateau et non pas seulement de Lhassa, laïcs comme religieux, agriculteurs ou pasteurs-nomades, participent au mouvement de contestation . Ils prouvent ainsi qu'il existe un profond sentiment identitaire tibétain unifié, qui transcende, dépasse et dément le découpage administratif chinois dans lequel le Tibet est réduit à la simple Région autonome. Ces protestations traduisent l'étendue du mécontentement populaire devant les politiques chinoises appliquées au cours des années.

Alors que la grande majorité de ces manifestations sont pacifiques, les autorités chinoises mettent en avant l'une des rares protestations qui a connu des violences, celle du 14 mars 2008 à Lhassa, au point que les événements sont dorénavant connus en Chine sous le nom de « 3-14 ». Passées en boucle sur les télévisions chinoises et Internet, les images de cette journée ont atteint leur but : exacerber le nationalisme han dans la population chinoise, totalement ignorante de ce qui se passe au Tibet, et qui ne voit dans les Tibétains qu'une « minorité » violente et, qui plus est, ingrate. Les médias chinois insistent sur les lourdes subventions venant du gouvernement -- omettant toutefois de préciser que ces subventions, quoique bien réelles, sont élaborées sans concertation avec les Tibétains eux-mêmes qui, souvent, n'en profitent nullement.

Les slogans entendus durant ces manifestations tels que « retour du dalaï-lama », « indépendance du Tibet » ou « le Tibet aux Tibétains », tout comme les multiples drapeaux tibétains brandis alors, montrent bien d'une part, que les Tibétains réclament l'indépendance et non l'autonomie au sein de la République populaire de Chine et que d'autre part, le dalaï-lama est le symbole de cette indépendance.

La répression est des plus sévères et entraîne un nombre de décès que nous ne connaîtrons peut-être jamais (treize pour les autorités chinoises mais quelques centaines selon l'Administration tibétaine en exil). Tous les moines des régions est et nord-est qui demeuraient dans les monastères de Lhassa sont renvoyés dans leur région natale. Arrestations, prison, tortures sont toujours le lot de nombreux Tibétains. La communauté religieuse bien sûr, mais également les villages et les écoles sont les cibles de la rééducation et de la propagande des autorités chinoises. L'élite intellectuelle est particulièrement visée et plus de soixante-dix écrivains et artistes sont emprisonnés.

Les « comités de gestion démocratique » chargés d'appliquer les directives officielles dans les monastères et composés auparavant de moines élus qui, de ce fait, avaient une certaine autonomie, sont remplacés, depuis 2011, par des comités de membres du Parti non élus chargés d' exercer un contrôle accru sur la communauté monastique. La surveillance du réseau Internet chinois est de plus en plus stricte, tandis que les déplacements des Tibétains entre les zones tibétophones du Kham et de l'Amdo et la Région autonome du Tibet requièrent la possession de plusieurs documents d'identité depuis mars 2012.

Pour autant, les Tibétains ne renoncent pas. Ils inventent d'autres moyens pacifiques de contestation. Un mot d'abord sur ce pacifisme qui serait inhérent au peuple tibétain. Cette idée est l'un des multiples clichés véhiculés par l'Occident sur le Tibet et sa population. Les Tibétains savent très bien prendre les armes, notamment en 1958 lorsqu'ils ont levé une armée de résistance contre l'occupation chinoise 26 ( * ) , ou bien encore entre 1995 et 1997 27 ( * ) en posant au moins sept bombes dont certaines auraient entraîné des blessures, et peut-être même la mort. C'est par choix que, jusqu'à aujourd'hui, ils ont décidé de respecter au mieux la volonté du dalaï-lama d'éviter toute violence.

L'année 2008 marque une nouvelle étape dans l'histoire de la contestation tibétaine, celle du rejet de la politique chinoise affirmé en priorité par les Tibétains du Tibet, et non plus par ceux de l'exil.

2. Un mouvement général de contestation aux multiples visages

Depuis cette date, les protestations pacifiques ont pris des formes variées : manifestations d'un seul individu, d'un petit ou d'un grand groupe de personnes ; sit-in d'étudiants ou de moines. Un appel est lancé en 2009, dans le Kham et l'Amdo, de ne pas fêter le nouvel an tibétain, en dépit des pressions et des menaces des autorités, mais aussi de l'argent qu'elles offrent. Des paysans refusent de faire la moisson en signe de solidarité avec ceux qui ont perdu la vie lors des manifestations de 2008. Des nonnes et des moines abandonnent leur monastère afin d'échapper aux nouvelles règles restrictives.

Dans le Kham, nous apprend Woeser, la célèbre dissidente tibétaine, des membres tibétains du Parti communiste chinois ainsi que des Tibétains qui collaborent avec le régime sont exclus de leur communauté religieuse par un rituel spécifique. Cette pratique ancienne, appelée kyidug nepu , est très rarement appliquée en raison de sa sévérité puisqu'elle « excommunie » en quelque sorte les individus concernés 28 ( * ) . Ils ne pourront donc bénéficier du réconfort procuré par un service religieux. Or il faut savoir que même membres du Parti, les Tibétains restent généralement très fortement bouddhistes.

On voit aussi apparaître des mouvements issus de la société civile favorisant l'expression de l'identité tibétaine comme le Lhakar ou « mercredi blanc » (le mercredi est dit être le jour-âme du dalaï-lama). Ce mouvement, initié dans le Kham en 2008 29 ( * ) , s'étend jusqu'en exil. Tous les mercredis, les Tibétains s'engagent à parler un pur tibétain, manger tibétain, s'habiller en tibétain, et acheter dans des magasins tenus par des Tibétains.

De leur côté, les intellectuels et les artistes n'hésitent pas à s'engager : ils publient poésie codée, articles et livres sur des sujets sensibles ; les chants contestataires sont nombreux, sans oublier le rôle très important que jouent actuellement les religieux dans la préservation de l'identité tibétaine (particulièrement dans les régions orientales du Kham et de l'Amdo). Les initiatives en faveur de la langue et de l'éducation en tibétain se multiplient surtout depuis 2010, au travers de manifestations et du développement de la blogosphère.

Des villageois, eux, refusent de mettre le drapeau chinois sur le toit de leur maison. Pétitions et manifestations pacifiques se multiplient contre l'expulsion des terres et l'exploitation minière et sont fortement réprimées.

3. L'ultime protestation : l'auto-immolation

Parmi les diverses formes de protestation pacifique auxquelles ont recours depuis 2008 les Tibétains, la plus extrême est, sans nul doute, le sacrifice de sa vie pour la cause tibétaine, soit en se poignardant ou en se jetant dans une rivière ou du haut d'un immeuble, soit en s'immolant par le feu. Cette dernière forme radicale de se donner la mort, presque inconnue au Tibet, a été choisie à ce jour par plus de 135 personnes au Tibet (il est difficile d'en connaître le nombre exact), et sept en exil. Notons que c'est au sein de la diaspora qu'avait eu lieu en 1998 la première immolation d'un Tibétain. Thubtän Ngödub, un ancien moine et ancien soldat d'une soixantaine d'années originaire du Tibet central, s'était immolé à Delhi. Voulant, disait-il, « donner sa vie pour apporter paix et satisfaction à son peuple malheureux », il s'était engagé à participer à une grève de la faim organisée par le Tibet Youth Congress, une ONG de l'exil qui prône l'indépendance du Tibet. Mais avant que son tour n'arrive, la police indienne hospitalisa de force les premiers grévistes, au 49 ème jour du mouvement. Thuptän Ngödub décida alors de s'auto-immoler. Cette immolation sera suivie d'une autre en 2006, également parmi les exilés.

C'est au Tibet, en février 2009, qu'a lieu la troisième immolation d'un Tibétain et la première sur le sol tibétain : elle est le fait d'un moine du monastère de Kirti, en Amdo (comté de Ngawa). Par son geste, il entendait protester contre l'interdiction par les autorités chinoises d'une cérémonie de prière dans son monastère. Son geste est répété deux ans après [16 Mars 2011], par Phüntsok, un moine du même monastère, qui s'immole par le feu lors du troisième anniversaire du soulèvement de 2008 à Ngawa. Le rythme des immolations s'accélère ensuite rapidement. Le monastère de Kirti, qui relève de l'école gelugpa du bouddhisme tibétain, et le comté auquel il appartient (comté de Ngawa), ne tardent pas à devenir les lieux où ont lieu le plus grand nombre d'auto-immolations. À ce jour, 30 ( * ) parmi les 135 immolés, on trouve 113 hommes et 22 femmes, 7 nonnes et 15 femmes laïques ; 44 moines ou anciens moines et 69 laïcs, 53 venaient de la Préfecture autonome tibétaine et qiang de Ngawa, 24 étaient des moines ou anciens moines du monastère de Kirti.

L'immolation comme forme de protestation publique est, au Tibet, un phénomène nouveau. Les sources ne rapportent, en effet, que de très rares cas d'immolations par le feu. La question de savoir si c'est une pratique bouddhique tibétaine est souvent posée. Pour certains, c'est une action totalement contraire aux principes bouddhiques dans la mesure où le « suicide » est considéré comme un acte très négatif. Leur argumentation s'appuie sur le fait que celui qui naît avec un corps humain a la possibilité d'entendre et de pratiquer le dharma , la religion. Il faut donc montrer le plus grand respect pour ce corps. Au contraire, d'autres font un parallèle avec les récits des vies antérieures du Bouddha ( jâtaka ) lorsqu'il était encore un bodhisattva , dans lesquelles il est dit qu'il a fait don de son corps, en différentes occasions, pour le bien des êtres vivants, montrant par là le caractère altruiste de son geste.

On peut distinguer deux périodes dans les immolations au Tibet : la première vague a été essentiellement le fait de religieux et c'est à partir du mois de mars 2012 que des laïcs se sont immolés en nombre. Presque toutes ces immolations sont le fait de Tibétains de l'Amdo ou du Kham. Cela s'explique par les massacres et souffrances qu'ont endurés les habitants de ces régions : dès les années 1935-36 pour ceux qui ont été confrontés à la Longue marche et dans les années 1958 pour les habitants des régions orientales qui ont subi les « réformes démocratiques » comme en Chine intérieure, époque sur laquelle on commence seulement à en savoir un peu plus, grâce entre autres au livre de Nagtsang Nulo (2014) 31 ( * ) .

La plupart des Tibétains qui se sont immolés l'ont fait près d'un monastère, ou d'un bâtiment public, montrant par là le caractère politique et religieux de leur geste. Une trentaine d'entre eux ont laissé un message. Plusieurs comparent l'offrande de leur corps à une lampe qui éclairerait les ténèbres de l'ignorance et apporterait la paix. Seul l'un d'eux fait appel à la communauté internationale. Tous les autres s'adressent aux autres Tibétains. La plupart appellent au retour du dalaï-lama, peu réclament clairement l'indépendance. Mais on peut aussi comprendre l'appel au retour du dalaï-lama comme une métaphore pour l'indépendance, le hiérarque étant pour les Tibétains le symbole d'un pays libre. Tous ces messages appellent à l'unité des Tibétains, et leur demandent de protéger leur culture, leur langue, et leur religion, en un mot de défendre et préserver ce qui fonde l'identité tibétaine.

L'immolation est une forme d'expression qui donne toute sa vérité à la parole de celui qui s'immole , car son acte est la garantie absolue de l'authenticité de ce qu'il affirme. Comme le martyr chrétien qui sait qu'il va mourir s'il s'avoue chrétien, le Tibétain qui s'immole par le feu proclame, dans un environnement où toute liberté est interdite et où sa parole ne compte pas, non seulement son droit à l'existence en tant que Tibétain, mais aussi son droit à disposer de sa vie selon son choix.

Les informations que nous avons sur les rites funéraires pratiqués après une immolation sont loin d'être complètes mais elles permettent cependant de comprendre les sentiments qu'éprouvent la plupart des Tibétains pour ceux qui s'immolent.

Rappelons que le Tibet connaissait traditionnellement diverses formes de funérailles qui dépendaient du statut social de l'individu et aussi de la cause de la mort. On peut les classer en fonction des quatre éléments : l'enterrement (la terre) ; le don aux oiseaux ou démembrement, bya gtor , (l'air) ; l'immersion (l'eau) et la crémation rituelle (feu), auxquelles il faut ajouter la desiccation réservée aux très grands maîtres comme le dalaï-lama et le panchen-lama. En Amdo et au Kham, le rite funéraire courant pour les êtres ordinaires est le démembrement, le don aux oiseaux.

Dans le cas des immolés, la plupart étaient des individus, laïcs ou religieux ordinaires, souvent très jeunes (entre 17 et 30 ans). Seuls trois d'entre eux avaient un statut particulier car ils étaient soit des réincarnations, soit des parents d'une grande réincarnation. Lorsque les Tibétains réussissent à prendre possession du corps de l'immolé, ce que les autorités chinoises rendent de plus en plus difficile pour ne pas dire impossible maintenant, le traitement de son corps est particulier. Au lieu d'être démembré et donné aux oiseaux, il a droit à une crémation rituelle conduite par des religieux - tout comme les grands lamas - à laquelle participent des milliers de personnes. Cette crémation transforme le corps chair en corps cendres ; c'est une sorte de transsubstantiation qui matérialise le changement de statut de l'immolé, individu ordinaire avant son acte, devenu « être saint » après l'immolation. La réaction de certains Tibétains confirme que celui qui se sacrifie par le feu n'est plus perçu comme un être ordinaire alors même que son corps brûle ; il est sanctifié par l'immolation, comme le montre certaines photos qui peuvent être vues sur Internet où l'on voit des Tibétains se prosterner devant le corps en flammes de l'immolé 32 ( * ) .

Il faut souligner que les immolations qui se sont déroulées au Tibet ont été assez peu relayées par la presse internationale. Si elles sont en nette diminution (12 depuis janvier 2014), ce n'est malheureusement pas dû à une évolution favorable de la situation au Tibet mais aux mesures répressives de plus en plus drastiques que connaît le pays et aux sentences, souvent très lourdes, qui frappent, depuis le début de l'année 2013, les parents et les proches des immolés jugés complices par les autorités chinoises. Ces politiques de répression qui peuvent frapper tout Tibétain n'ont cependant pas empêché l'immolation de deux jeunes laïcs (une jeune fille et un jeune homme) et d'un moine au mois de décembre 2014, ni celle d'une mère de trois enfants en mars 2015.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Barnett, R. 1999 « L'essai de Robert Barnett », in Steve Lehman Les Tibétains en lutte pour leur survie . Paris, Éditions Hoëbeke : 178-196.

Buffetrille, Katia (sous presse, 2015.) « Corps sacrifiés, corps sanctifiés. Immolations, funérailles et martyre au Tibet », in Anna Caiozzo (ed.). Actes du colloque Mythes, rites et émotions : les funérailles le long de la route de la soir . 8-9 mars 2013.

Chodon, Nima 2012. « Le mouvement de résistance (Choushi Gangdrouk) contre l'occupation chinoise », in L'histoire du Tibet du XVIIe au XXIe siècle .

Compte-rendu de la journée de conférences au Sénat du 3 mars 2012.

http://www.senat.fr/ga/ga104/ga104.html

www.senat.fr/notice-rapport/2011/ga104-notice.html

Cooke, Susette 2006. « La culture tibétaine menacée par la croissance économique », Perspectives chinoises , n°79, 2003,, mis en ligne le 2 août 2006.

URL : http://perspectiveschinoises.revues.org/document179.html .

Fischer, Andrew 2008. « Economic Development », in A.M. Blondeau and K. Buffetrille Authenticating Tibet. Answers to China's 100 Questions . Berkeley-Los Angeles-London : University of California Press, 243-278.

Fischer, Andrew 2014. The Disempowered Development of Tibet in China. A Study in the Economics of Marginalization . Lanham-Boulder-New-York-Toronto-Plymouth-UK : Lexington Books.

Gyaltsen, Drölkar 2011. L'insoumise de Lhassa. Douze ans dans les prisons chinoises au Tibet . François Bourin éditeur : Les moutons noirs.

Lehman, Steve 1999. « Essai de Robbie Barnett », in Les Tibétains en lutte pour leur survie . Paris : Éditions Hoëbecke, 178-196

Naktsang Nulo, 2014. My Tibetan Childhood : When Ice Shattered Stone . Duke University Press Books.

Woeser, 2012. « Le Tibet de l'après 2008 ». Tibet : créer pour résister. Monde Chinois, Nouvelle Asie, n° 31 : 33-40.


* 26 Cf. Nima Chodon 2012 : 35-45 .

* 27 http://www.tibet.ca/en/library/wtn/archive/old?y=1996&m=3&p=22_1

* 28 Woeser 2012 : 33-40.

* 29 http://yarlungraging.blogspot.fr/

* 30 10 mars 2015.

* 31 Cf. références bibliographiques .

* 32 Cf. Buffetrille sous presse.

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