IV. ENTRETIEN AVEC SA SAINTETÉ LE DALAÏ-LAMA

S.S. le Dalaï Lama :

Je suis heureux de vous rencontrer. Qu'est ce que vous avez à me dire ? Notre Premier ministre vous a sans doute déjà exposé l'essentiel. Je voudrais savoir si vous avez des questions à clarifier.

M. Louis de Broissia :

Je voudrais savoir comment la société tibétaine se prépare à son retour au Tibet ? En effet, nous avons vu que la démocratie tibétaine existe, et qu'elle se prépare à retourner au Tibet.

S.S. le Dalaï Lama :

L'une des craintes des Chinois, c'est précisément que la démocratie vienne en Chine via les Tibétains. Jusqu'à maintenant, les dirigeants chinois ont très peur d'une évolution démocratique.

La République populaire de Chine a beaucoup de secrets à cacher. En Inde, il y a aussi beaucoup de problèmes, mais au moins ils apparaissent ouvertement dans la presse. L'Inde est un pays solide de ce fait.

J'ai bien conscience, M. Jean-Pierre Plancade, que les socialistes chinois n'ont rien à voir avec les socialistes européens.

Nous nous consacrons entièrement à la démocratie depuis 46 ans. Je crois que nous avons pas mal réussi. Si nous avons la chance de retourner au Tibet, le gouvernement en exil sera dissous et nous n'aurons aucun privilège, nous, les exilés.

Pour le moment, le Gouvernement chinois ne veut pas cela. Nous n'avons pas de revendication spécifique. Dans tous les cas, les Chinois doivent appliquer la démocratie. C'est important pour la stabilité et la prospérité d'un très grand pays comme la Chine.

M. Louis de Broissia :

La Chine est devant une échéance à très court terme. Les jeux olympiques seront un moment important pour elle. Le temps est désormais compté. Vous avez un double chemin à faire : celui d'une démocratie originale, et celui d'une négociation. Nous avons besoin de savoir si le temps avance pour vous.

S.S. le Dalaï Lama :

Cela dépend de l'évolution de la Chine. Pour le moment, rien n'exclut que le problème du Tibet puisse être résolu par le régime autoritaire de Pékin.

Dans ce régime communiste, ils ont sans cesse une susceptibilité et une sorte de peur. Au lieu d'avoir une politique réelle qui puisse résoudre les problèmes, ils s'accrochent au pouvoir et résolvent les problèmes au jour le jour. D'une façon générale, le gouvernement annonce une chose aujourd'hui, et le lendemain, il en va différemment. C'est une gestion provisoire, à courte vue. Personne ne fait confiance à personne, car personne ne sait ce qui va se passer demain. J'ai entendu qu'en Russie, c'est la même chose. Les riches envoient leur argent à l'extérieur.

Dans ces conditions, même si nous parvenons à une entente aujourd'hui, quel sera notre sort demain ? Il y a quelque temps, des personnes bien intentionnées m'ont supplié de ne pas faire confiance à la Chine, de ne pas rentrer au Tibet.

Si le gouvernement chinois devenait plus démocratique, plus ouvert, une politique transparente et claire deviendrait possible. Les relations seraient plus sûres.

Vous, les amis du Tibet, il est important que vous souteniez aussi le développement de la démocratie en Chine. A ce moment là, beaucoup de problèmes seront résolus.

On m'a dit que certaines entreprises occidentales qui commercent avec la Chine pourraient préférer un régime autoritaire, où le pouvoir est concentré. Comme ça, elles n'ont pas de problèmes légaux, sous réserve de composer avec quelques dirigeants qui se remplissent les poches. Je ne sais pas si c'est vrai.

M. Philippe Nogrix :

Effectivement, l'argent va toujours dans un premier temps vers les régimes autoritaires. Mais ensuite, il a besoin du libéralisme pour se développer. Je ne sais donc pas si cette position des entreprises occidentales durera.

S.S. le Dalaï Lama :

Oui, même dans l'intérêt de l'argent, il faut un Etat de droit et une certaine stabilité. Je me suis rendu récemment au Japon, et beaucoup de sociétés japonaises étaient préoccupées par la situation en Chine.

L'Union européenne et les Etats-Unis sont des pays démocratiques depuis longtemps. La politique américaine veut promouvoir la démocratie en Irak et en Afghanistan, par des méthodes parfois controversées. Je dis tant mieux, c'est bienvenu. Mais ce serait encore mieux si la démocratie était promue en Chine.

Je suis convaincu que le monde occidental doit chercher chaque occasion, développer une démarche pour démocratiser la Chine. Peut-être celle-ci en sera-t-elle d'abord irritée, mais ce sera bénéfique à long terme.

M. Philippe Nogrix :

Avec qui parler de démocratie en Chine ? Il faut d'abord trouver un interlocuteur.

S.S. le Dalaï Lama :

Dans le cas de l'URSS, il y a eu d'abord M. Gorbatchev, puis M. Eltsine. Il y a eu aussi des hommes courageux comme Sakharov et Soljenitsyne. La différence est que le régime communiste soviétique était plus ancien, et donc plus mûr pour chuter, alors que le régime communiste chinois est encore relativement jeune.

Si les Chinois avaient vent de notre rencontre d'aujourd'hui, ils diraient que des représentants des forces occidentales anti-chinoises ont rencontré le Dalaï Lama pour conspirer contre la Chine.

M. Louis de Broissia :

L'ambassadeur de Chine à Paris sait que nous sommes là, et nous a d'ailleurs invités à nous rendre à Lhassa.

S.S. le Dalaï Lama :

Vous devez bien sûr vous y rendre. C'est une très bonne idée. Mais il faudra que vous soyez accompagnés par une personne qui connaisse à la fois le tibétain et le français. Avant de vous y rendre, il est aussi important que vous soyez informés de la situation aussi complètement que possible.

Je suis convaincu que lors de votre visite au Tibet, il faut tenter de rencontrer les Tibétains individuellement.

M. Jean-Pierre Plancade :

C'est vrai qu'il faut toujours parler de la situation du Tibet. J'ai un ami parlementaire qui s'occupe de la Chine et qui me demandait quel intérêt j'ai à soutenir ainsi le Tibet et à parler ainsi de Votre Sainteté.

Je lui ai répondu que je le faisais parce que Votre Sainteté est un peu ce sage qui porte une lumière qui éclaire le monde. Et c'est une lumière très fragile. Après ma visite à Dharamsala, je lui répondrais que c'est aussi un exemple de démocratie et de vie politique parlementaire, qu'il pourrait défendre auprès de ses amis chinois.

Je voudrais aussi savoir si vous pensez que les responsables politiques peuvent bénéficier de vos conseils.

S.S. le Dalaï Lama :

Ce que vous avez répondu à votre ami parlementaire est très bien. Je dis souvent que la question tibétaine n'est pas seulement politique, mais relève aussi de l'environnement au niveau de l'Asie toute entière. Beaucoup de dommages ont déjà été causés. Les conséquences en sont supportées par la Chine, mais aussi par l'Inde.

L'Inde et la Chine sont les deux pays les plus peuplés de la planète. Afin que règne une confiance réelle entre eux, la question du Tibet est incontournable.

Je ne sais pas si les hommes politiques peuvent bénéficier de mes conseils. D'une manière générale, j'observe un intérêt croissant pour la paix, pour la compassion et l'honnêteté dans le monde entier.

Bien sûr, il existe peut-être encore des dirigeants qui s'en fichent. Mais il y a la pression des médias, de l'opinion publique. La vérité s'impose par la force des choses.

Mme Elisabeth Lamure :

J'aurais une question sur les prisonniers d'opinion tibétains. A travers le film « La prisonnière de Lhassa », nous avons découvert leurs conditions de détention épouvantables. Est-ce qu'il y a des interventions au niveau des gouvernements ?

S.S. le Dalaï Lama :

Oui, nous faisons des efforts. Mais lorsque vous intervenez, vous critiquez ipso facto la Chine, qui réagit négativement. Or, d'un autre côté, nous faisons beaucoup d'efforts pour le dialogue avec la Chine.

Le sujet des prisonniers d'opinion est évoqué tous les ans à la Commission des droits de l'homme de l'Organisation des nations unies. Récemment, il a été question de réformer cette instance. Je pense qu'il est important que tout le monde y participe, mais il est difficile de comprendre qu'y siègent des pays comme l'Iran ou la Chine. Puisque l'Onu est une institution importante, qui a un certain poids vis-à-vis de la Chine, la pression internationale est la seule voie possible.

M. Louis de Broissia :

Nous avons une préoccupation en France, la construction européenne. Nous sommes engagés à 25 pays, à 450 millions d'Européens. Je crois que c'est important pour parvenir à un équilibre avec la Chine.

S.S. le Dalaï Lama :

Les Etats-Unis d'un côté de l'Atlantique, l'Union européenne de l'autre, ont la plus grande efficacité vis à vis de la Chine.

A long terme, je crois que la Russie doit rejoindre l'Union européenne. A cause de l'idéologie communiste, elle s'est trouvée engagée dans une opposition Est/Ouest, mais elle demeure fondamentalement européenne. Si la Russie devenait plus démocratique, beaucoup de problèmes seraient réduits. Il est donc important que la Russie puisse évoluer vers l'Europe. Je crois qu'il y a encore, de part et d'autre, des résidus des considérations de l'époque de la guerre froide.

Je connaissais un Allemand, spécialiste de physique, qui m'a donné des cours de physique quantique. Il s'agit de M. Richard Von Weizsäker, qui est devenu plus tard président de la République fédérale d'Allemagne. Dans sa jeunesse, les Allemands considéraient les Français comme des ennemis. La situation a totalement changé aujourd'hui. Je souhaite que les relations entre la Russie et l'Union européenne évoluent de la même manière.

Récemment, j'ai rencontré des Russes. Je leur ai dit qu'il n'y avait aucune menace de la part de l'Occident. C'est pourquoi je souhaite qu'un jour le siège de l'Union européenne se trouve à Moscou !

M. Philippe Nogrix :

Il me paraît nécessaire que les politiques retrouvent la maîtrise de la spiritualité. C'est sans doute le lien qui permettrait aux hommes ayant des pensées différentes de se rejoindre.

S.S. le Dalaï Lama :

J'ai l'impression que dans le cercle des affaires il existe un petit intérêt pour la spiritualité. Tout dépend de la Communauté. Je pense que la société toute entière doit développer une éthique laïque, où l'honnêteté, le coeur, la compassion seraient prioritaires. Les hommes politiques, les hommes d'affaires auront alors développé quelque chose de ces valeurs.

Il me semble que dans différentes parties du monde et en Occident, quand nous parlons d'éthique, les gens pensent que c'est de religion que l'on parle, et ils ne s'en préoccupent pas. Je suis en faveur d'une éthique laïque, humaine. Sinon, cela revient à l'alternative suivante : soit vous êtes croyant, soit vous n'avez pas d'éthique. C'est une option limitée. Je propose une troisième option, qui est celle de l'éthique laïque, sans religion, par l'éducation qui vous apprend comment construire un foyer heureux, et une société heureuse.

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