Colloque Sénat-Essec-Afrique SA sur l'Afrique - 27 janvier 2005



MM. PELLETIER, CHENAIN (Directeur général de la Maison des Essec), KONAN BANNY (Gouverneur de la BCEAO)

Tribune des intervenants

MM. Michel ROCARD
et Charles KONAN BANNY

SÉANCE DE LA MATINÉE : L'ENVIRONNEMENT MACRO-ÉCONOMIQUE AFRICAIN : UN ÉQUILIBRE À TROUVER ENTRE LES ACTEURS DU PUBLIC ET DU PRIVÉ

PREMIÈRE TABLE RONDE

Participaient à la table ronde :

- Jean-Louis CASTELNAU, Président délégué du CIAN (Conseil français des investisseurs en Afrique) ;
- Charles KONAN BANNY (E68), Gouverneur de la BCEAO (Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest) ;
- Jean-Louis LACUBE, Chef d'Unité Commission Européenne ;
- Serge MICHAILOF, AFD (Agence française pour le développement) ;
- Michel ROCARD, ancien Premier ministre, Fondateur d'Afrique Initiatives.

La table ronde était animée par Patrick SANDOULY, Rédacteur en chef à Jeune Afrique l'Intelligent (Groupe Jeune Afrique).

Patrick SANDOULY

Nous allons examiner ensemble la problématique qui nous est posée : comment relever les défis de l'Afrique ? Pour ma part, voyant le nom de l'association - Afrique SA - qui organise ce colloque, je songe immédiatement au classement annuel des 500 premières entreprises d'Afrique que nous réalisons chaque année. Dressons brièvement le portrait de l'entreprise virtuelle qui serait le regroupement de ces 500 premières entreprises d'Afrique. Cette entreprise a réalisé en 2003 un chiffre d'affaires de 315 milliards de dollars, devant la première entreprise du monde, le géant américain de la distribution Wal Mart (256 milliards de dollars de chiffre d'affaires). Elle puise ses ressources à 16 % dans le pétrole et à 8 % dans les mines. Des secteurs aussi essentiels que l'agroalimentaire, le textile ou le tourisme arrivent, en revanche, en bas de l'échelle de ses activités. Ce portrait rapide permettra peut-être de mettre en perspectives nos débats lors de cette table ronde.

I. L'intégration régionale, préalable à un marché commun africain

Charles KONAN BANNY

Je suis tout d'abord très honoré de me trouver à la gauche de Michel Rocard, que j'ai rencontré en diverses occasions et qui a manifesté lors de maintes rencontres sa grande connaissance du continent africain.

L'introduction de cette table ronde me paraît très intéressante : l'entreprise virtuelle africaine est la première du monde, et cela pose de formidables défis à relever. Telle est la problématique : il s'agit maintenant de transformer la virtualité en une réalité, pour développer les potentialités africaines et en faire des richesses. Se trouve ainsi posée toute la problématique du développement africain. Les débats ont été nombreux autour de ces questions, mais une conviction forte m'anime aujourd'hui : si les Africains veulent contribuer efficacement à la construction de l'économie mondiale, ils doivent s'ouvrir hors de leurs espaces nationaux. Nous devons donc mettre nos destins ensemble. Ceci s'appelle l'intégration.

Le dossier de l'intégration n'est plus à plaider, car, en dehors de ce cadre, aucun pays africain ne pourrait trouver seul les voies d'un développement pérenne et solide - mis à part peut-être l'Afrique du Sud, mais celle-ci a la taille d'un continent. De façon générale, l'Afrique n'est pas encore présente au rendez-vous de la création de la richesse mondiale. Les Africains doivent donc d'abord se rassembler pour créer des marchés atteignant une taille suffisante et ainsi favoriser des investissements d'un volume adéquat. De tels objectifs supposent d'abord de créer un environnement juridique et législatif harmonisé, en matière économique, financière et douanière, afin de favoriser la libre circulation des facteurs de production (personnes, biens et capitaux).

Si l'on se dote d'une vision claire et d'options bien définies (élargir l'espace, rassurer l'investisseur et donner confiance), un marché peut naître et se développer. Tel est le schéma que nous avons mis en oeuvre en Afrique de l'Ouest, où se déploie actuellement un programme économique régional qui vise à renforcer les atouts de cette zone du continent. Nous avons même aujourd'hui une monnaie commune, qui vient matérialiser nos efforts conjoints.

II. Bilan d'étape sur les privatisations réalisées en Afrique et enseignements à tirer pour les prochaines opérations

Serge MICHAILOF, AFD

Les privatisations sont un peu un sujet passionnel et les débats sont très animés autour de cette question. Mais l'on passe vite d'un excès en leur faveur à un excès en leur défaveur. Lors du consensus de Washington, les privatisations apparaissaient comme un remède miracle pour réduire les déficits publics tout en supprimant la gabegie des fonds publics et en mobilisant des fonds privés au service des pays africains. Dans ce contexte, le partenariat public-privé apparaissait comme la voie logique à suivre. Cet engouement s'est concrétisé dans les chiffres au cours des années 90, puis les flux de capitaux à destination de l'Afrique ont reculé de façon radicale. De grands investisseurs français se sont lancés dans de nouvelles zones, en Amérique du Sud et en Asie, avant d'amorcer leur repli, parfois après de sérieuses déconvenues.

S'agissant de l'Afrique, il me paraît évident que des dysfonctionnements ont existé au cours des années 80 de façon assez classique. Les cadres de la gouvernance ne permettaient pas d'exercer des contrôles réels. Les entreprises se sont également trouvées très isolées des savoir-faire internationaux. Ce diagnostic ayant coïncidé avec les échecs successifs des plans de restructuration mis en oeuvre par ces dernières, cela a fait naître une certaine lassitude des bailleurs de fonds et des financiers.

Le bilan des privatisations est très variable suivant les pays et les secteurs : on peut observer des succès et des échecs remarquables. Il faut tout d'abord distinguer les pays où les privatisations ont été réalisées à l'invitation des organismes internationaux, et qui ont souvent échoué, faute d'une volonté suffisante des autorités locales. Les modes de gouvernance étaient aussi tellement dégradés, dans certains cas, que l'on ne parvenait pas à attirer des acteurs privés dans de bonnes conditions. En revanche, dans les pays où a existé une véritable volonté de privatiser, suite à l'état des lieux d'échecs économiques, le bilan ressort de façon nuancée. Il varie suivant les secteurs : les privatisations ont posé peu de difficultés dans les secteurs productifs classiques et dans les secteurs de haute technologie. Mais dans les secteurs sensibles sur le plan politique (eau, énergie, chemins de fer...), les opérations se sont avérées plus complexes.

Les succès et les échecs peuvent coexister au sein d'un même pays. La volonté politique de privatiser ne suffit donc pas : il convient de respecter un certain nombre de règles et de principes. On peut ainsi évoquer les « dix commandements pour maximiser les chances de privatisation dans le secteur marchand en Afrique » :

1 - avoir un engagement fort et clair de l'État ;

2 - bien choisir le mode juridique de privatisation (affermage, vente des actifs, concessions...) ;

3 - respecter scrupuleusement l'équilibre des intérêts entre les différents partenaires (faute de quoi toute opération de privatisation risque de capoter : un acteur privé tentera par exemple de se rattraper, s'il se sent lésé, par des retours de marge occultes) ;

4 - veiller à l'équilibre des risques de l'opération (par exemple les risques de rupture unilatérale de contrat) ;

5 - clarifier les objectifs et les attentes des différents partenaires (on ne peut confondre une privatisation avec une opération commerciale de court terme) ;

6 - promouvoir un mécanisme de régulation et de gestion des conflits (sujet non stabilisé et donnant lieu à des pratiques diverses ; il existe souvent une asymétrie dans les informations et il importe de mettre en place des mécanismes de transparence) ;

7 - tenir compte des chocs culturels et développer non seulement une bonne technicité mais surtout faire des efforts d'insertion et d'intégration des équipes en vue d'un objectif partagé (une privatisation implique en Afrique un double choc culturel, celui du « retour des Blancs », parfois sans respect pour les cultures et les pratiques locales, d'une part ; celui qui peut apparaître entre le secteur public et le secteur privé, d'autre part) ;

8 - veiller à insérer l'entreprise privatisée dans un tissu local, social, politique et économique qui s'avère souvent complexe, en maximisant le recours aux managers locaux africains, un simple changement dans les modes de gouvernance permettant souvent d'améliorer la gestion pratiquée ;

9 - assurer un cadre macroéconomique stable ;

10 - créer un cadre de politiques sectorielles simple, lisible et susceptible d'être approprié par les différents acteurs, là où l'État risque parfois de se désengager trop nettement du secteur privé, après avoir joué un rôle trop présent à travers les entreprises publiques.

III. L'accès au financement et le micro-crédit

Patrick SANDOULY

Monsieur Rocard, dans quelle mesure l'association Afrique Initiatives peut-elle contribuer à améliorer la compétitivité de l'Afrique ?

Michel ROCARD

J'ai été très sensible à l'analyse de Monsieur Michailof, dans la mesure où il a présenté les choses de façon nuancée, en évitant de recourir à des catégories globales simplistes. Le secteur public a une relation impossible avec le marché et une difficulté de gestion du fait de sa nature. Ceci est vrai dans le monde entier. Eu égard à l'état de développement de l'Afrique, moins le secteur public y est prégnant, meilleure peut être jugée la situation, sous réserve toutefois de tenir compte des missions de secteur public qui doivent être assurées.

On peut cependant rappeler que du fait de son horizon de gestion plus court, le secteur privé n'est pas à même de réaliser tous les investissements susceptibles d'être utiles à la collectivité. Nous le voyons en France par exemple, avec l'Eurostar qui nous permet de relier Paris à Londres en 2 heures et demie. Je ne m'occupe que d'initiative privée en Afrique, et si je suis soucieux de l'intervention privée sur le continent africain, force est de constater que la privatisation n'est pas toujours assortie de succès.

Quel que soit le sujet dont on parle, on ne travaille intelligemment que si l'on en a pris toute la mesure, y compris dans sa relativité : le drame africain et la sortie de ce drame par le développement sont soumis à des priorités extérieures à l'intervention économique, à commencer par la sécurité, la paix civile et la nature de l'État. En copiant l'État sur le modèle européen, l'Afrique s'impose des charges bien trop lourdes. La courageuse décentralisation engagée par le Mali constitue un exemple tout à fait intéressant à cet égard. Nous ne devons pas laisser croire non plus que la démocratie commence par les élections générales, alors même que la sécurité et la liberté de circulation n'est pas assurée : elle commence plutôt par la liberté d'opinion et de circulation, faute de quoi des élections pluralistes ne constituent qu'une farce destinée à s'attirer la sympathie des bailleurs de fonds internationaux. Je prêche ce discours car je le crois essentiel, tout en étant conscient que je suis très minoritaire sur ce point au sein de la communauté internationale.

Il existe aussi un ensemble de règles mondiales que nous ne pouvons pas ne pas rappeler. Dans la totalité des pays d'Afrique, à ma connaissance, les taux d'autosuffisance alimentaire sont tous négatifs et tous en baisse : en Afrique, on importe pour se nourrir. Le Sénégal, à partir de petites entreprises privées, avait réussi il y a quelques années à reprendre la totalité de son marché du poulet. Nous avons réussi à démolir ce succès par l'exportation dans des conditions de dumping de poulets européens. Cessons avec le mythe selon lequel le développement de l'Afrique passe par l'accès à nos marchés : l'urgence consiste d'abord, pour l'Afrique, à protéger son agriculture vivrière et à relancer le processus allant vers l'autosuffisance alimentaire. Tels sont les préalables à l'activité prospère d'un secteur privé efficace.

S'agissant du secteur privé, je dois rappeler qu'il existe deux manières de créer des entreprises. Nous venons d'entendre parler de la première, la privatisation, souvent par greffe ou bouturage, permettant de mettre en place des unités majeures d'exploitation de ressources naturelles, de transports ou d'exploitation agricole. Ce type d'initiatives rencontre souvent le succès en Afrique. L'autre manière de créer des entreprises consiste à miser sur la croissance interne depuis le début. Les fleurons de l'économie française ont démarré ainsi, il y a fort longtemps. Aujourd'hui, 70 % des Africains vivent dans ce qu'on appelle scandaleusement « l'informel » (micro entreprises individuelles non fiscalisées). Ce secteur appelle des commentaires plus détaillés. Le mot d'informel est un mot de riche de mépris et d'ignorance : on y met tout (prostitution, trafic d'armes, de pierres...), et pas seulement l'économie non fiscalisée. Or ne serait-ce que pour des raisons de droit, il faut nommer et désigner. L'économie des micros entreprises doit être mieux reconnue pour être protégée et favorisée.

J'ai plaidé par exemple pour la reconnaissance du concept d'économie populaire. C'est à partir de cette idée que j'ai pris les initiatives nécessaires à la création d'Afrique Initiatives, société de droit privé pleinement inscrite dans l'univers capitaliste et non association comme cela a été indiqué tout à l'heure. Je suis arrivé à cette situation à partir d'un poste d'observation privilégié à Bruxelles, celui de Président de la commission du développement. Il s'avère que l'Occident ne sait pas transmettre l'art du développement : il ne sait transmettre que les moyens de la survie. Nulle part, à une exception près, l'aide n'a permis le décollage et le développement économique. L'exception est fascinante mais trop petite pour pouvoir être généralisée : l'île Maurice.

Parmi les raisons pour lesquelles on ne sait pas transmettre le développement figure le mépris, et la volonté de voir l'Afrique constituer des États qui nous ressemblent. Nous ne respectons pas les conditions de sélection de ses dirigeants lorsqu'elles ne sont pas les nôtres. Surtout, nous n'avons pas su concevoir les outils adéquats. La subvention est efficace pour certains types d'investissements, notamment les infrastructures. Mais la mode du chemin de fer est passée, hélas, ce qui place toute une partie du continent dans une situation difficile. Un autre outil est constitué par l'aide au développement d'entreprises. Nous retombons là dans les considérants implicites de Monsieur Michailof : nous ne savons que faire dans « l'énorme », alors qu'il faut favoriser l'émergence de micros entreprises susceptibles de constituer un tissu vivant.

J'ai fait la tournée de quelques grands chefs d'entreprise français qui gagnent de l'argent en Afrique. Le premier fut Bolloré, qui m'a livré comme premier secret de ce succès la mise à l'écart des puissances publiques. Mais ceci ne peut que susciter un développement à deux vitesses. Pour favoriser le décollage de petites entreprises, c'est de capital développement dont l'Afrique a besoin. Afrique Initiatives a été créée, il y a cinq ans, dans cette logique, et compte à son tour de table certaines des plus belles entreprises : Bolloré, EDF, Accor, Michelin, CFAO, Total, AREVA... Toutes ces entreprises ont accepté de mettre du capital pour faire du capital risque et ainsi promouvoir le développement de toutes petites entités.

Nous avons consommé notre dotation initiale de capital pour contribuer au développement de neuf entreprises. Nous avons cependant récemment modifié les règles du jeu dans lequel nous intervenons. Le substrat économique du tissu de petites et de toutes petites entreprises est plus faiblement porteur en Afrique qu'il ne l'est dans nos pays. De plus, les petites ou micro entreprises ne disposent pratiquement d'aucun soutien bancaire. Dès lors, la vente des participations revient à tuer l'entreprise. Nous sommes fiers de ce que nous avons créés : les neuf entreprises qui ont vu le jour représentent une centaine d'emplois créés. Nous réformons actuellement notre méthode de travail : notre participation au capital ne pourra représenter que 20 % de l'aide, le reste étant attribué sous forme de prêt.

Par ailleurs, nous avons décidé de rehausser nos seuils d'intervention, de façon à rencontrer un peu plus de stabilité. Nous intégrons désormais dans le calcul économique la nécessité d'une présence durant au moins dix ans. Enfin, nous avons décidé de nous appuyer bien davantage sur les relais locaux de nos grands actionnaires. Au chapitre du résultat, si nous avons eu du mal, nous sommes convaincus d'avoir visé la bonne cible. Après l'augmentation de notre capital qui est en cours, l'adaptation de notre modèle économique doit à nos yeux nous permettre de contribuer au développement des entreprises petites et moyennes. Il s'agit d'une action qui nous paraît indispensable.

Patrick SANDOULY

Monsieur Konan Banny, partagez-vous ces constats autour de l'économie informelle ?

Charles KONAN BANNY

Je suis d'accord pour estimer que le qualificatif de « secteur informel » traduit un certain mépris. Sans doute peut-on néanmoins y voir aussi une réalité, opposée à celle du « secteur formel ».

Sans chercher le mimétisme dans la construction d'un État, celui-ci impose des règles. Les Africains ont vocation à créer ainsi un espace sûr, lisible et stable, garanti par une institution de la sorte. Mais il faut veiller à ce que la loi ou la règle ne décourage pas les initiatives.

En matière de financement, jouant le rôle de régulateur en tant que Gouverneur de la BCEAO, je puis dire que nous avons créé des conditions à nulles autres pareilles. Force est de constater que les banques de premier plan ne financent pas l'initiative locale. Il existe des instruments de financement mais encore faut-il que chaque entreprise ait une identité, soit répertoriée et applique les normes minimales d'une comptabilité transparente. Le décollage de l'Afrique commencera bien sûr à la base. C'est dans cet esprit que nous avons créé une banque régionale permettant de financer le micro-crédit. J'entendais hier Madame Nowak à la radio. Nous connaissons son implication dans le micro-crédit en France. Ce sont des initiatives de ce type qu'il faut encourager sur le continent africain.

Le travail de la Banque centrale dans le domaine du micro-crédit a d'ailleurs été reconnu, au point de conduire le Secrétaire général des Nations Unies, Monsieur Kofi Annan, à me nommer conseiller à ses côtés en 2005, qui a été déclarée comme vous le savez « année du micro-crédit » par les Nations Unies dans les pays en voie de développement.

IV. Le développement de la coopération entre l'Europe et l'Afrique

Patrick SANDOULY

Monsieur Lacube, vous travaillez à la Commission européenne, et vous êtes en charge de l'aide au développement en Afrique. Le montant de 9 milliards d'euros non dépensés au niveau de la Commission européenne a été évoqué. Où sont passés ces fonds ?

Jean-Louis LACUBE

Cette situation existait effectivement au moment de l'accord de Cotonou. Celui-ci était novateur du fait de la tentative de mise en place de politiques nouvelles d'aide au développement. Sur les sommes que vous avez citées, je peux vous rassurer : le Parlement européen s'est félicité, ces derniers jours, de l'efficacité du Fonds d'aide au développement de la Commission européenne. La situation s'est donc inversée et l'Afrique absorbe davantage de crédits aujourd'hui. Pour autant, ce n'est pas l'argent qui manque, la non consommation des fonds résultait surtout du blocage contractuel d'aides destinées à des pays avec lesquels n'existait aucune coopération. Plusieurs centaines de millions de personnes en Afrique se trouvent encore aujourd'hui privées de l'accès à l'aide au développement. Une des priorités de l'Union européenne doit sans doute être tournée vers la prévention des conflits. De nombreux efforts ont été produits en ce sens au cours des dernières années.

Mais ces efforts déployés par les Européens, qui commencent à porter leurs fruits dans un certain nombre de pays, doivent s'appuyer sur des institutions régionales disposées à s'impliquer dans ce type d'initiative. Ceci vaut également pour l'initiative privée. Les schémas d'intégration régionale ont sans nul doute un rôle important à jouer pour inciter les gouvernements à mettre en place des cadres stables et plus favorables à l'initiative économique privée. Nous en voyons des exemples évidents au niveau européen : de telles démarches peuvent exercer une pression faisant évoluer l'environnement économique favorablement. Nous plaidons donc pour une intégration régionale plus poussée et le cadre de l'UMOA (Union monétaire ouest africaine) nous paraît un vecteur tout à fait intéressant à cet égard.

Ayant travaillé au Bénin, nous y avions observé que le crédit irrécouvrable, dans toutes les structures financières, représentait quasiment l'intégralité du capital des cinq premières banques du pays. Le micro-crédit n'était donc pas à l'abri de risques de défaillances majeures pouvant affecter l'ensemble du pays. Le cadre régional est de nature à offrir davantage de garanties et de solidité au système, ce qui constitue une raison de plus d'encourager une intervention à ce niveau. Mais la difficulté consiste aujourd'hui à transposer les règles régionales au niveau du droit national, ce qui suppose l'existence d'une volonté politique au sein de chaque État.

Le premier bilan de nos actions en Afrique s'est avéré pour le moins mitigé, voire négatif. Nous avons alors engagé des discussions avec plusieurs acteurs afin d'étudier les pistes d'évolution de notre intervention. Cela s'est passé au moment de l'accord de Cotonou. Celui-ci fut d'ailleurs l'occasion d'une révélation à mes yeux : l'absence totale de représentants du secteur privé, tant au niveau national qu'au niveau régional. Grâce à des associations ou à des acteurs tels que la Chambre de Commerce de Bordeaux ou de Lyon, des messages du secteur privé européen ont finalement pu être relayés vers les acteurs économiques africains. Néanmoins, la voie la plus efficace de ce dialogue entre secteur privé européen et secteur privé africain me semble être offerte par les associations professionnelles européennes. Il en va de même des accords de partenariats économiques régionaux : la coopération ne résulte pas d'un simple altruisme, mais aussi d'un intérêt évident de l'Europe à voir ses liens économiques se développer avec l'Afrique.

Une autre priorité touche bien sûr à l'émergence ou la consolidation - suivant les pays - d'un cadre stable et favorable à l'action privée. Plus largement, une constatation m'est apparue au travers de mon expérience en Afrique. Si les fonds ne manquent pas, il s'agit souvent d'un appui financier s'inscrivant dans un horizon de court terme. Les projets de longue durée ont beaucoup plus de mal à être financés. Cela étant, une nouvelle génération de gestionnaires se fait jour actuellement et il serait dommage que le secteur privé africain ne puisse en bénéficier, par manque de volonté ou d'implication, car il existe là une voie de renouvellement du cadre économique. Ceci rejoint la question de la formation professionnelle, qui constitue un point fondamental et focalisera notre attention lors de la table ronde de cet après-midi.

V. Les principaux éléments de préoccupation des investisseurs français en Afrique

Patrick SANDOULY

M. Castelnau, vous vouliez réagir aux propos de Monsieur Lacube concernant les associations professionnelles locales.

Jean-Louis CASTELNAU

Je crois simplement que ceux-ci mériterait d'être nuancés, car les situations sont très différentes suivant les pays. Au CIAN, nous présidons les commissions mixtes du secteur privé aux côtés des représentants de ces associations professionnelles locales, et force est de constater qu'il existe de grandes divergences. Au Cameroun, au Sénégal, au Bénin ou encore au Congo, ces associations sont très bien structurées et constituent un relais important, qui joue un rôle de valeur d'exemple en Afrique. Les choses avancent, et je crois qu'il ne faut pas sous-estimer cette réalité. Ce débat devra sans doute être poursuivi à Bruxelles, car j'ai souvent eu l'occasion de déplorer que les institutions européennes n'aidaient pas suffisamment ces organisations professionnelles.

Ceci ne signifie pas que l'action économique en Afrique ne se heurte pas à certaines difficultés. Nous venons d'éditer le baromètre CIAN résultant d'enquêtes que nous réalisons régulièrement auprès des entreprises et il en ressort des préoccupations importantes. La première touche à l'environnement juridique. Le CIAN s'est considérablement investi au sein de l'OHADA (Organisation pour l'harmonisation du droit des affaires en Afrique), mais celle-ci ne produit pas encore tous ses effets au niveau des pays, en première ou deuxième instance. Elle permet bien sûr l'accès à la Cour de Justice et d'arbitrage d'Abidjan, mais les jugements que cette Cour rend en première ou en deuxième instance recèlent encore bien trop souvent une part d'arbitraire, dans de nombreux pays où la stratification conduit à distinguer le droit local et celui de l'OHADA.

Une deuxième préoccupation touche à la pression fiscale et à la fraude massive qui peut en résulter. La situation ne s'améliore pas depuis plusieurs années et nous voyons là une entrave majeure au développement économique en Afrique. On ne peut attirer des investisseurs en Afrique s'ils ne disposent pas d'un cadre juridique adéquat, surtout s'ils sont en outre soumis à une forte pression fiscale. Un autre problème concerne le secteur informel, où là aussi la situation semble plutôt évoluer dans le sens d'une dégradation. Je terminerai par un sujet qui n'est heureusement plus tabou : la corruption. Sur ce point, nos baromètres font état de façon récurrente d'une situation plus que préoccupante et aucun changement ne se dessine. Malheureusement, les pays qui ont produit des efforts importants dans ce domaine rencontrent les plus grandes difficultés à réduire le poids de la corruption, tant les obstacles auxquels ils se heurtent sont massifs. Nous devons donc nous aider mutuellement sur ces questions, afin que ces efforts se généralisent et ne restent pas lettre morte.

Au chapitre des motifs de satisfaction dont nous font part les entrepreneurs, je soulignerai la bonne tenue et la qualité des infrastructures portuaires. Les télécommunications constituent également un motif de satisfaction. Des efforts couronnés de succès doivent aussi être salués en ce qui concerne le secteur bancaire, dont l'assainissement, soutenu par l'action locale et internationale, a permis un accès au financement beaucoup plus facile. Il reste néanmoins à rechercher maintenant la diversification des instruments financiers, en s'intéressant notamment au leasing. Des initiatives ont déjà été prises et ont fait leurs preuves. Pour terminer, je signalerai néanmoins une difficulté qui freine le développement de l'action économique : nous devons réhabiliter le transport aérien régional et interrégional en Afrique.

Charles KONAN BANNY

L'assainissement du secteur bancaire constitue une réalité et il convient en effet de s'en féliciter. Le secteur bancaire est aujourd'hui en situation de financer le développement. Les instruments existent, de même que le marché. Nous continuons pourtant de constater un décalage entre la demande potentielle de crédit et l'offre qui leur est adressée. Ce constat s'explique d'abord par une certaine frilosité des banques. Mais il apparaît aussi que les banques ne savent pas toujours quoi financer. Les petites et moyennes entreprises doivent donc elles-mêmes se placer en situation d'avoir accès au crédit, en termes d'encadrement, de comptabilité et de lisibilité de leur fonctionnement.

Patrick SANDOULY

Je remercie tous les intervenants et je vous propose de donner la parole à la salle.

VI. Questions/réponses

De la salle

Quelle est la répartition de l'aide européenne entre secteur public et secteur privé africains ?

Jean-Louis LACUBE

Il est difficile de répondre à cette question car il existe de nombreuses possibilités de partenariats publics-privés dans lesquels les fonds européens sont susceptibles de s'investir. On le voit par exemple à travers les schémas de concession. L'accord de Cotonou prévoit une possibilité, pour la Banque européenne d'investissement, d'accéder plus directement au secteur privé, et il y a là une avancée à souligner.

De la salle

Du fait de l'émergence de la Chine et de l'Inde, ne peut-on craindre que ces pays ne drainent une part croissante de l'aide européenne au détriment de l'Afrique ?

Jean-Louis LACUBE

La Chine et l'Inde n'ont pas besoin de nos financements. C'est plutôt l'efficacité d'économies sud-américaines ou asiatiques qui peut sembler préoccupante, par comparaison avec l'économie africaine. L'importance des mines et du pétrole a été soulignée en introduction. Pourtant il n'existe que de très rares pays en Afrique qui ont su intégrer ces secteurs au sein de leur économie. Pour le reste, je ne crois pas qu'il existe de concurrence du point de vue de la destination des aides européennes.

Marie BA, BDO Sénégal

L'assainissement du secteur bancaire est une réalité. Cependant, si la grande entreprise trouve à se financer sans trop de difficultés, et si la micro-entreprise trouve également des sources de financement, la PME locale rencontre souvent de plus grandes difficultés, et l'on s'entend souvent répondre que les banques ne financent pas la création d'entreprise. Les créateurs rencontrent les plus grandes difficultés à remplir les conditions de cautionnement imposées. Quels types d'instruments existent pour faire face à cette situation ?

Charles KONAN BANNY

Il convient sans doute d'entrer dans l'analyse micro-économique pour comprendre les raisons de cette situation : quelle est la part de petites entreprises qui disposent des « fondamentaux » exigibles, par exemple en étant en mesure de présenter les documents financiers et comptables de base attestant de son activité courante ? Ce sont là des conditions préalables pour que le banquier puisse prendre le risque d'octroi du crédit.

J'ai remarqué également que les entreprises n'étaient pas suffisamment informées : le travail que nous avons réalisé et les instruments qui ont été créés sont largement méconnus, alors qu'ils offrent l'intérêt, pour les acteurs économiques, de pouvoir substituer au crédit bancaire un financement par le marché. Les banques n'ont d'ailleurs pas toujours vu d'un bon oeil cette initiative. Mais elles ont aujourd'hui compris qu'elle pouvait être intéressante.

Jean-Louis LACUBE

Je signale qu'il existe aussi des projets de services aux entreprises, qui ont vocation à élargir l'accès aux banques, notamment par des initiatives à coûts partagés.

Jean-Louis CASTELNAU

Il existe, notamment en Afrique du Sud, des organismes spécialisés dans la création d'entreprise, qui jouent un rôle important de présentation de dossiers pour les sociétés de capital risque, sur le modèle anglo-saxon. Or celui-ci me paraît digne d'intérêt, par son pragmatisme, et j'ai connaissance de sociétés soutenant la création d'entreprise en Afrique du Sud qui dégagent des marges tout à fait appréciables. Sans doute faut-il approfondir la question au niveau de l'Afrique francophone, même si d'autres structures existent déjà dans cette partie du continent.

Charles KONAN BANNY

La réglementation existe. Mais il faut aussi développer l'esprit d'entreprise.

Patrice HOPPENOT, I&P Études et Conseils

Il me paraît clair aujourd'hui que le secteur le plus difficilement financé en Afrique est celui des entreprises moyennes. Monsieur Castelnau a mentionné de nombreux freins au passage de l'informel au formel. Mais il existe aussi une difficulté en matière de capital risque : les entreprises moyennes ont besoin à la fois d'argent et d'accompagnement, c'est-à-dire d'un capital risque de proximité. Elles doivent s'adosser à un partenaire qui va participer à leur capital, tout en les amenant à évoluer, sans pouvoir de décision, mais avec un simple rôle de conseil. Or il s'agit d'une intervention coûteuse, en temps et en argent, et les entreprises ne peuvent généralement s'offrir de tels services. Les entreprises publiques ont montré qu'elles ne pouvaient, de leur côté, combler ce besoin, ce que l'on comprend aisément.

Dans ce contexte, une façon, pour l'Union européenne et les bailleurs de fonds, de jouer un rôle utile, ne consisterait-elle pas à accepter de subventionner dans une certaine mesure les structures de capital risque, pour une partie de leur activité correspondant à de l'accompagnement et à de la formation ?

Jean-Louis LACUBE

Je partage largement votre constat et même votre conclusion. Une partie de l'action de la Banque européenne d'investissement est d'ailleurs orientée en ce sens. Mais je crois qu'il existe aussi une autre possibilité : les banques peuvent s'associer entre elles afin de partager les coûts et les risques.

Serge MICHAILOF

L'AFD a constitué un fonds d'investissement pour financer les structures de micro-crédit ou d'accompagnement des PME, et en cas de succès économique, l'opération donne lieu à un retour vers le fonds pour le réalimenter.

De la salle

J'ai été sensible aux propos de Michel Rocard quant au rôle des entreprises dans le développement africain. Je suis franco-africain et après une carrière professionnelle en Europe d'une quinzaine d'années, il m'est paru indispensable d'investir dans l'autre moitié de mes origines, au Maroc. Le Maroc a mis en place une charte d'investissement afin de favoriser l'investissement dans le pays, et les annonces ont été nombreuses autour de la publication de cette charte. L'écart entre les principes affichés et la réalité s'avère cependant énorme, et une conclusion s'impose à mes yeux : pour réussir à s'implanter dans un pays, il faut être de ce pays. Quand un effort significatif sera-t-il produit pour inciter les Africains d'Europe à investir dans leurs pays d'origine ?

Patrick SANDOULY

Cette question s'adresse vraisemblablement davantage à la salle qu'à la tribune. Le thème que vous soulevez sera en tout cas évoqué lors de la table ronde de cet après-midi.

Simon POOCH, Csp Audit Et Assistance

Nous avons évoqué la question du capital risque. Existe-il aussi un appui technique aux PME-PMI, notamment à l'initiative de la Commission européenne ?

Jean-Louis LACUBE

Il existe des possibilités d'appui direct aux entreprises à coûts partagés. D'autres programmes de promotion des investissements peuvent également aider les associations professionnelles, au niveau régional, à prester ce type de services. De façon générale, nous nous efforçons de soutenir les relais des entreprises pour leur permettre de fiabiliser leurs services et leurs prestations.

Yves DERVILLE, Essec

Vous avez insisté sur la nécessité de soutenir l'esprit d'entreprise. Dans les pays anglo-saxons et européens existent des incubateurs d'entreprise, dont le principe est simple : soutenir les jeunes créateurs d'entreprise par la mise à disposition de locaux, d'aides logistiques, etc., pour leur permettre de mener à bien leur projet. Existe-t-il des initiatives de ce type en Afrique?

Charles KONAN BANNY

L'idée me paraît en tout cas très intéressante, et c'est ce type d'accompagnement qui fait souvent défaut. Il a existé, dans mon pays, la Côte d'Ivoire, l'Office de promotion de l'entreprise ivoirienne, mais celui-ci n'existe plus aujourd'hui. Il existe pourtant un marché et une demande d'accompagnement des entreprises. Sans doute les banques peuvent-elles répondre à au moins une partie de ce besoin largement insatisfait aujourd'hui.

Jean-Louis CASTELNAU

Je signale que la société française Total met à la disposition de créateurs d'entreprise en France des bureaux et une aide logistique afin de les aider à s'implanter en Afrique. Plus largement, certaines sociétés françaises de premier plan soutenant Afrique Initiatives ont accepté d'accompagner l'entrepreneur africain dans sa démarche de développement, en jouant un rôle de facilitateur dans ses démarches auprès des pouvoirs publics et des intermédiaires financiers.

Habib SOUMANA, Fagace

Monsieur Castelnau a soulevé le problème de la corruption. Or celle-ci suppose un corrompu et un corrupteur. Le problème a-t-il été examiné sous cet angle au sein du CIAN ?

Jean-Louis CASTELNAU

Nous avons créé un groupe de travail consacré à la prévention de la corruption, réunissant une douzaine de nos sociétés. Les problèmes que vous évoquez ont été abordés dans ce cadre. Mais sous la pression de la communauté internationale, qui a déployé de nombreux efforts pour la lutte contre la corruption, je pense qu'il existe une réelle prise de conscience de la part des « corrupteurs potentiels ». Une déclaration à ce sujet devrait d'ailleurs être soumise dans deux mois à l'Assemblée générale du CIAN.

Serge MICHAILOF

Je voudrais signaler l'existence de l'initiative EITI, qui vise à faciliter la mise en transparence des ressources minières et pétrolières d'un certain nombre de pays africains. Une conférence se tient sur ce thème la semaine prochaine à Paris, dans les locaux de la Banque mondiale.

Pierre DABAN, Essec International

La protection de la propriété industrielle peut-elle constituer un frein à l'initiative en Afrique ?

Patrick SANDOULY

Je ne crois pas que ce soit le cas. En tout état de cause, comme pour l'OHADA, les structures existent et un grand nombre de pays francophones partagent des outils juridiques similaires à ceux pouvant exister en France. Le problème réside ensuite dans l'application de ces règles sur le terrain.

De la salle

L'agroalimentaire a été mentionné et aux yeux de Michel Rocard, l'une des possibilités pour l'Afrique consisterait à instaurer des protections pour le développement de l'agroalimentaire, localement. Une autre solution ne résiderait-elle pas dans la révision, par l'Europe, de sa PAC afin de permettre à la compétition de s'instaurer sur des bases équitables ?

Charles KONAN BANNY

Je ne sais pas si le dispositif évoqué par Monsieur Rocard serait compatible avec les règles imposées par l'OMC. Il convient en tout cas d'être prudent : l'aventure économique en Afrique a débuté par la protection. Trente ans après, cela n'a rien donné. Je ne suis pas ultra-libéral mais j'ai pour ambition que les pays africains soient comme les autres. Il va de la compétition économique comme de toutes les autres compétitions : il faut s'entraîner, se préparer, et les règles du jeu doivent être les mêmes pour tous.

Jean-Louis LACUBE

L'Europe a obtenu de l'OMC, dans le cadre des négociations sur les accords de partenariats économiques régionaux, qu'elle tienne compte de la situation des pays africains afin de ne pas leur imposer de mutations trop rapides ou trop brutales. Il existe donc déjà un schéma autorisant une certaine souplesse pour les pays africains.

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