Colloque Sénat-Essec-Afrique SA sur l'Afrique - 27 janvier 2005



Allocution de fin de séance

M. CORNELL,
Conseiller économique de S. Exc. M. Abdou Diouf,
ancien Président de la République du Sénégal,
Secrétaire général de l'Organisation internationale de la Francophonie

I. Introduction

Je vous donne lecture d'une allocution de S. Exc. M. Abdou Diouf, ancien Président de la République du Sénégal, Secrétaire général de l'Organisation internationale de la Francophonie.

« Si, à mon grand regret, mon emploi du temps ne m'a pas permis d'être présent parmi vous pour débattre d'un sujet toujours d'actualité, « dynamisons le secteur privé en Afrique », je remercie les organisateurs de me donner l'occasion de vous livrer quelques réflexions sur la problématique du développement du secteur privé en Afrique.

Ce sujet figure en bonne place parmi ceux qui préoccupent la Francophonie économique. En effet, sans création d'entreprises, sans organisation d'un secteur formel cohérent, qui puisse être un véritable partenaire des administrations, il ne servira à rien de travailler à des scénarios de sortie de crises, de renforcer la scolarisation et la formation professionnelle des jeunes et d'améliorer l'insertion de l'Afrique dans le commerce mondial.

L'Agence intergouvernementale de la Francophonie, via sa Direction de la Coopération économique, est en train de conclure deux études sur le climat d'investissement en Afrique de l'Ouest en en Afrique centrale. Je souhaiterais m'appuyer sur ce travail pour évoquer votre sujet à travers trois aspects, qui feront l'objet, j'en suis convaincu, de vifs débats au cours de vos travaux. Ces trois aspects concernent l'environnement politique et géopolitique, l'environnement financier, économique et social, et enfin la réalité des affaires sur le terrain.

II. L'environnement politique et géopolitique

Il est facile de dénoncer les soubresauts tragiques encore nombreux qui entravent l'évolution de l'Afrique et la mettraient en marge du monde actuel. Les incertitudes de la transition dans la région des Grands Lacs, le Darfour, nous rappellent que le chemin est encore long vers une Afrique totalement apaisée et maîtresse d'elle-même. Nous savons aussi ce qu'a coûté à l'Afrique le faible intérêt de la communauté internationale pour les évènements qui ont ravagé le continent : des pays entiers livrés à la guerre civile et aux rapines de toutes sortes, le chaos et l'absence de toute forme d'autorité centrale, des millions de morts dans différents conflits, un génocide au Rwanda.

Nous sommes témoins du désespoir de la jeunesse africaine, qui paraît n'avoir pas d'autre perspective que l'émigration, fût-elle parfois illégale et à hauts risques. Nous comprenons la somme de misères individuelles et collectives résumées dans le simple chiffre qui indique une espérance de vie moyenne de 47 ans en Afrique.

Mais je crois que nous devons dépasser les images véhiculées par une information souvent en mal de sensationnel et de catastrophes, images qui deviennent facilement des clichés. Nous devons être à l'écoute des mouvements de fond qui traversent actuellement le continent.

Le premier de ces mouvements est né d'une prise de conscience de nombreux responsables africains face à ce qu'on a appelé « le découragement de l'aide ». Cinq chefs d'État ont porté un regard particulièrement lucide sur les maux dont souffrait le continent et ils ont lancé une initiative, le NEPAD, que la Francophonie soutient avec les autres partenaires multilatéraux. Ils se sont fixé trois objectifs sans lesquels il n'y a pas de développement possible, ni de place pour l'Afrique dans le jeu ouvert, mais difficile, de la mondialisation : la paix, intérieure et extérieure, la démocratie et la bonne gouvernance, financière, économique et sociale.

Au coeur de cette initiative, le mécanisme d'évaluation par les pairs doit permettre à tous de dépasser les a priori et conduire à une véritable connaissance des atouts et des handicaps de chaque pays. Il est enfin possible de croire que seront adoptées des politiques non plus incantatoires et répétitives, mais conformes aux contraintes et aux ambitions de chaque nation et de chaque peuple.

Ce mouvement a pris du temps pour assurer ses fondations, mais ce temps n'a pas été perdu. Les revues par les pairs sont en cours, au Ghana, au Rwanda, à Maurice, bientôt au Kenya ou au Burkina Faso. Leurs résultats doivent permettre à ces pays de fixer eux-mêmes leurs objectifs, de négocier avec tous les partenaires, du Nord comme du Sud, et d'engager ainsi les investissements indispensables pour un développement effectif de l'Afrique.

Le deuxième mouvement est la naissance de l'Union africaine. J'en ai été très heureux et la Francophonie s'honore d'être un des partenaires reconnus de l'Union. En effet l'organisation de l'Unité Africaine avait été au centre de la lutte pour les indépendances et la fin de l'apartheid. Elle avait un bilan loin d'être négligeable, et auquel l'Histoire rendra justice. Mais le monde a changé : la nouvelle Union Africaine est là pour soutenir le combat d'aujourd'hui, celui de la paix en Afrique. Et dans cette mission décisive, elle doit pouvoir compter sur le soutien de tous, à commencer par celui d'organisations telles que la Francophonie ou le Commonwealth.

Le troisième mouvement est, bien entendu, celui de la mondialisation. Certes les populations s'interrogent sur les résultats d'un processus qui paraît échapper à tous, y compris aux plus riches. On leur dit que la libre circulation des marchandises, des capitaux, des services et des hommes apporte la prospérité. En même temps, elles constatent des inégalités croissantes, des atteintes peut-être irréversibles à l'environnement, l'instabilité des marchés financiers, la spéculation sans contrôle, les délocalisations d'investissements et d'emploi.

Mais la mondialisation, qui est d'abord le résultat de l'évolution de plus en plus rapide des technologies, de la facilitation des transports, des moyens de communication et d'outils d'information de plus en plus performants, ouvre un espace toujours plus grand aux initiatives. Il appartient certes à la communauté internationale de l'encadrer par des règles négociées et de s'assurer, au niveau mondial que, comme dans tous les systèmes démocratiques, la loi corrige, aux bénéfices des plus faibles, la rigueur de la compétition économique et sociale. Mais il appartient aussi aux entrepreneurs de tirer parti de l'intense circulation des biens et des personnes qu'elle permet.

III. L'environnement financier, économique et social

Pour le décollage des pays en développement, en particulier des plus pauvres, et selon les engagements pris à Monterrey en 2002 par les pays développés, l'aide publique au développement doit être accrue et atteindre l'objectif de 0,7 % du PIB des pays riches. Mais l'aide continuera à n'être qu'un substitut et non un vrai outil de développement si elle n'est pas complétée par l'élargissement des échanges, une ouverture des marchés et la mise en valeur des avantages comparatifs des pays pauvres. A ce titre je voudrais rappeler les accords tel que celui de Cotonou, qui lie l'Union européenne aux États ACP et qui prévoit notamment le libre accès au marché européen de pratiquement toutes les exportations des ACP. Tel est aussi le sens des propositions faites dans le cadre du cycle de négociations commerciales de Doha. Après l'échec de Cancun, les pays les plus avancés semblent avoir entendu l'appel adressé par leurs partenaires du Sud, qui demandent la réduction des subventions aux exportations agricoles et un soutien à leur agriculture, de manière à rétablir une concurrence équitable avec les exportations des pays en développement. La négociation a repris. Elle est difficile et exige un engagement effectif de tous.

Les accords de partenariat économique entre l'Union européenne et les régions d'Afrique et de l'Océan indien montrent la voie : il s'agit de favoriser la coopération et l'intégration régionale des pays de la zone, de stimuler leur compétitivité, à travers les échanges et investissements croisés. L'Afrique a déjà une forte tradition de coopération régionale puisqu'elle dispose d'outils d'intégration tels que l'UEMOA, le CEMAC (Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale), le COMESA (Marché commun de l'Afrique de l'Est et l'Afrique australe) ou la SADC (Communauté pour le développement de l'Afrique australe). Certes l'intégration régionale est encore loin d'être parfaite et de donner les impulsions qu'on en attendait. Mais, en liaison avec les mécanismes du NEPAD, elle ouvre le champ des activités économiques d'une façon inédite et devrait être capable de transcender les inerties historiques et politiques.

Je pense que c'est ainsi que nous parviendrons à une intégration maîtrisée et réussie des économies africaines dans l'économie mondiale, indispensable pour leur permettre de tirer parti des opportunités offertes par la mondialisation et de faire face en particulier à la croissance démographique que connaît le continent.

Aujourd'hui, les politiques économiques sont toutes placées sous l'emprise de la lutte contre la pauvreté et des stratégies de réduction de la pauvreté absolue. Mais cette lutte prend de multiples aspects. Je n'en veux pour exemple que la question de l'eau. L'absence d'accès à l'eau potable provoque plus de morts, en particulier parmi les enfants, que les guerres. Pour réduire de moitié en 2015 le nombre des habitants de notre planète qui n'ont accès ni à l'eau potable ni assainissement, des actions sont en cours, comme l'initiative sur l'eau et l'assainissement lancée lors du sommet de Johannesburg avec les présidents Mbeki et Obasanjo. Il faut aussi renforcer la gestion intégrée des ressources en eau, en particulier celle des bassins transfrontaliers tels que le Nil ou le Niger, pour respecter une vision du développement durable ainsi que de sécurité et de paix au niveau régional.

Or la question primordiale, pour atteindre ces objectifs, reste celle d'accroître les ressources financières et d'attirer en particulier les investissements privés, tant pour les équipements que pour la gestion et la maintenance. Sans des entreprises efficaces, depuis les grands travaux jusqu'à l'installation des réseaux locaux, de la distribution et de l'équipement correct des bâtiments, le gaspillage d'une ressource rare et menacée se poursuivra, menaçant la santé et les profits de tous.

IV. La réalité des affaires sur le terrain

Sans méconnaître les questions récurrentes sur la sécurité sous toutes ses formes - personnelle, juridique, financière -, deux questions me paraissent exiger un nouvel effort de réflexion :

- la première connaît des déclinaisons propres à chaque pays : c'est la place et le rôle du secteur informel, ses relations avec les grandes entreprises et avec les PME intégrées dans des circuits internationaux.

- la seconde est plus générale : celle des normes qui participent de ce qu'on appelle les obstacles non tarifaires au commerce.

Le secteur informel fait preuve d'un formidable dynamisme. Dans les pays sortant de crises graves, il est élément déterminant de la reconstitution d'un véritable tissu économique. Mais il se heurte rapidement d'une part aux problèmes de financement, d'autre part aux difficultés de transfert de technologie. Or en Afrique les mécanismes de passage de l'informel au formel, qui permettent de traiter ces deux problèmes, fonctionnent peu et mal. La solution est-elle à chercher dans un renforcement des institutions de micro finance, dans le développement toujours repoussé de chambres de métier et d'organismes consulaires pleinement représentatifs et autonomes, dans le compagnonnage avec les PME des pays développés ? Il y a en tout cas des pistes à explorer, auxquelles les entreprises formelles peuvent contribuer afin d'améliorer leur propre environnement.

Quant aux normes et plus généralement aux obstacles non tarifaires, les actuels débats autour de la traçabilité des produits et de l'utilisation des OGM montrent quel fossé risque de se creuser entre pays du Nord, obsédés par le principe de précaution et la contractualisation des relations sociales et pays du Sud ne disposant pas de structures de suivi et de contrôle adaptées à leur contexte économique et social.

Cette faiblesse, qui a un lien direct avec l'importance du secteur informel dans l'économie, ne doit pas être sous-estimée : les normes sont aussi une façon de définir la valeur ajoutée d'un produit. Cette valeur ajoutée encore beaucoup trop faible en Afrique où dominent la production de matières premières ou encore les activités de service à forte main d'oeuvre. La négociation et l'adaptation de systèmes de normes adaptés sont donc liées à la diversification des économies et à l'amélioration du contexte d'affaires.

Pour conclure, j'en reviendrai à des remarques simples : l'Afrique dispose d'une main d'oeuvre jeune et nombreuse, de matières premières très diverses, d'une épargne propre non négligeable et de transferts financiers significatifs. C'est à la fois un marché et une zone de production en pleine expansion, engagée dans des changements de structure profonds.

Nombre d'entreprises ont su s'y implanter et y prospérer. Mais aujourd'hui, malgré de multiples colloques sur le thème, malgré de nombreuses expériences positives, qui savent prendre en compte le contexte culturel et les besoins réels des acteurs économiques africains, malgré des taux de profit respectables, je constate une frilosité persistante, voire le retrait de certains grands opérateurs comme dans les secteurs de l'eau et de l'énergie.

Je souhaite que les débats qui vont s'engager apportent de nouveaux éclairages à cette question et contribuent à une meilleure connaissance et une analyse plus fine de l'environnement d'affaires, afin que le secteur privé redevienne un partenaire plein du développement de l'Afrique. »

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