EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le contexte géopolitique et géostratégique dans lequel évolue l'Union européenne s'est largement modifié au cours des dernières années : logique d'affirmation de puissance de certains États, instabilité et imprévisibilité aux frontières de l'Union et dans son voisinage proche, déplacements de population liés à des conflits, terrorisme, cyberattaques, menaces et guerres hybrides, fléchissement des efforts de désarmement et affaiblissement des régimes internationaux de contrôle des armes, impact des dérèglements climatiques... Autant d'éléments, soulignés par notre collègue député européen Arnaud DANJEAN dans son rapport sur la mise en oeuvre de la politique de sécurité et de défense commune 1 ( * ) , qui ont conduit à réévaluer les enjeux de sécurité en Europe et à enclencher une nouvelle dynamique de défense européenne.

Dans ce contexte sécuritaire dégradé, les instruments prévus par le traité de Lisbonne pour la politique de sécurité et de défense commune ont progressivement été mis en place et une stratégie d'ensemble de l'Union a été affirmée, avec notamment :

- la présentation en juin 2016 d'une Stratégie globale de l'Union européenne en matière de politique étrangère et de sécurité (SGUE) ;

- le lancement de la coopération structurée permanente en décembre 2017 ;

- la réalisation du premier examen annuel coordonné en matière de défense ;

- la révision en 2018 du plan de développement des capacités pour l'adapter aux nouvelles ambitions de l'Union.

En septembre 2016, le président de la Commission européenne Jean-Claude JUNCKER a annoncé le lancement d'un Fonds européen de la défense, destiné à renforcer la base industrielle et technologique de la défense européenne en coordonnant, complétant et renforçant les investissements nationaux dans la recherche en matière de défense, le développement de prototypes et l'acquisition d'équipements et de technologies de défense.

Ce projet, soutenu par le Conseil européen en décembre 2016, a été précédé de deux programmes expérimentaux :

- l'action préparatoire sur la recherche en matière de défense, dotée de 90 millions d'euros, qui a notamment permis de lancer des travaux sur un démonstrateur de drone de surveillance maritime, le projet Océan 2020 ;

- et le programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense, doté de 500 millions d'euros sur deux ans (2019-2020), pour soutenir la compétitivité et la capacité d'innovation de l'industrie de la défense européenne, dans des proportions variant selon le stade d'avancement du projet. Le programme de l'Eurodrone et le projet européen de radio logicielle de nouvelle génération ESSOR ont notamment été retenus pour en bénéficier.

La démarche proposée par la Commission européenne marque une rupture : c'est la première fois que des crédits communautaires viennent directement financer une politique de défense, en l'occurrence dans le domaine capacitaire.

Pour être efficace et exercer un véritable effet de levier, ce fonds doit toutefois disposer de ressources suffisantes.

Dans sa proposition de cadre financier pluriannuel pour la période 2021-2027, présentée en mai 2018, la Commission européenne a ainsi proposé de le doter de 11,453 milliards d'euros en prix 2018, soit 13 milliards d'euros en euros courants. Ce volume de crédits s'inscrivait dans une enveloppe d'ensemble du budget à long terme de l'Union européenne arrêtée à 1,11 % du revenu national brut (RNB) des États membres en crédits d'engagement, soit 1 134 milliards d'euros en prix 2018.

Dans le cadre des négociations en cours sur ce cadre financier pluriannuel, la présidence finlandaise du Conseil a présenté, le 5 décembre 2019, une « boîte de négociation » proposant un montant de crédits d'engagement arrêté à 1,07 % du revenu national brut (1 087 milliards d'euros en prix 2018), soit environ 47 milliards de moins (prix 2018) que la proposition initiale de la Commission européenne. Elle a, en particulier, proposé de réduire de près de moitié les crédits qui seraient dévolus au Fonds européen de la défense, puisque ceux-ci seraient ramenés de 11,453 à 6,01 milliards d'euros en prix 2018, par rapport à la proposition initiale de la Commission européenne.

La commission des affaires européennes a adopté une proposition de résolution européenne exprimant une position d'ensemble sur le cadre financier pluriannuel 2021-2027 2 ( * ) dans laquelle elle dénonce les coupes proposées par la présidence finlandaise du Conseil, notamment dans les secteurs stratégiques comme le Fonds européen de la défense ou le programme spatial européen.

En complément à cette prise de position générale, elle a souhaité présenter une nouvelle proposition de résolution européenne spécifiquement consacrée au Fonds européen de la défense, qui apparaît comme un outil stratégique pour permettre à l'Union de relever les nouveaux défis auxquels elle est confrontée.

Il est en effet absolument indispensable de renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne si les Européens souhaitent pouvoir se déterminer de façon autonome et, le cas échéant, se défendre un jour par eux-mêmes. Or l'initiative européenne présente en l'espèce une véritable valeur ajoutée européenne, dès lors que l'instrument est calibré à un niveau pertinent, dans un contexte où les marchés de défense sont de plus en plus compétitifs et où les nouveaux équipements, dotés de technologies de pointe, requièrent des investissements considérables.

La commission des affaires européennes souhaite clairement affirmer qu'elle déplore vivement les propositions de la présidence finlandaise du Conseil.

Réduire de cette manière les crédits du Fonds européen de la défense serait en effet :

- un contresens politique, au moment où la présidente de la Commission européenne appelle à une « Commission géopolitique » et crée au sein de la Commission européenne une direction générale de l'industrie de la défense et de l'espace, placée sous la responsabilité du commissaire au marché intérieur, qui sera responsable de la mise en oeuvre et du contrôle du Fonds européen de la défense ;

- un contresens économique, dans la mesure où ce fonds ne disposerait pas de crédits suffisants pour lui permettre d'exercer un véritable effet de levier et atteindre ainsi son objectif de consolider la base industrielle et technologique de défense européenne ;

- un contresens stratégique , en ne permettant pas de renforcer l'autonomie stratégique de l'Europe.

La commission des affaires européennes appelle donc avec force à un relèvement des crédits du Fonds européen de la défense au niveau proposé par la Commission européenne.

La présente proposition de résolution européenne souligne que le Fonds européen de la défense s'inscrit pleinement dans la dynamique de défense européenne.

Elle soutient l'objectif général du fonds, tel que défini dans la résolution législative du Parlement européen du 18 avril 2019 issue du résultat des négociations entre la Commission, le Conseil et le Parlement européen. Elle souligne ainsi que renforcer la compétitivité, l'efficacité et la capacité d'innovation du socle technologique et industriel européen de la défense contribue de manière importante à l'autonomie stratégique et à la liberté d'action de l'Union, en réduisant sa dépendance à l'égard de sources situées dans des États tiers et en améliorant la sécurité de son approvisionnement.

Elle approuve également les objectifs spécifiques visant à soutenir la recherche collaborative afin d'améliorer les performances de futures capacités, ainsi que le développement collaboratif de produits et de technologies se rapportant à la défense, afin de permettre une rationalisation des dépenses consacrées à la défense et d'éviter une fragmentation des produits et des technologies au sein de l'Union. Elle souligne ainsi l'importance de ce fonds pour permettre le financement de technologies de rupture pour la défense.

Sur la base initiale d'un fonds doté de 11 453 260 000 euros (prix 2018, soit 13 milliards d'euros en prix courants), la répartition des crédits entre les deux actions spécifiques serait la suivante :

- 3 612 182 000 euros pour les actions de recherche (4,1 milliards d'euros en euros courants) ;

- 7 841 078 000 euros pour les actions de développement (8,9 milliards d'euros en euros courants).

La présente proposition de résolution européenne aborde également les enjeux relatifs à la gestion opérationnelle de ce fonds, en soulignant que les programmes financés devront répondre aux besoins futurs des armées européennes, plutôt qu'au souci d'assurer un juste retour aux industries nationales, avec l'ambition de renforcer l'autonomie stratégique européenne. Elle considère toutefois que les États membres devront être étroitement associés au processus décisionnel.

La lettre de mission adressée le 1 er décembre 2019 à Thierry BRETON précise qu'il aura pour mission, dans le cadre de la mise en oeuvre du Fonds européen de la défense, d'« encourager les projets de collaboration prévoyant la plus forte participation transfrontière possible de petites et moyennes entreprises ». Le Fonds vise en effet à renforcer la coopération entre les entités juridiques établies dans toute l'Europe. Le texte issu de l'accord intervenu en trilogue indique ainsi que, pour bénéficier d'un financement de ce fonds, l'action devra être réalisée dans le cadre d'une coopération au sein d'un consortium d'au moins trois entités juridiques éligibles établies dans au moins trois États membres ou pays associés différents. Afin de s'assurer qu'il s'agisse d'un consortium réel et non d'une optimisation au sein d'un même groupe, le texte précise en outre que « au moins trois de ces entités éligibles établies dans au moins deux États membres ou pays associés ne sont pas, pendant toute la durée d'exécution de l'action, contrôlées, de manière directe ou indirecte, par la même entité et ne se contrôlent pas mutuellement ». Ces dispositions ne s'appliquent toutefois pas aux actions relatives à des technologies de rupture en matière de défense ni aux études, telles que des études de faisabilité visant à étudier la faisabilité de nouveaux produits, technologies, processus, services et solutions.

La présente proposition de résolution affirme l'importance de la préférence européenne dans la mise en oeuvre du Fonds européen de la défense. Le choix des Européens de dégager des crédits doit servir les intérêts européens et contribuer directement à renforcer la base industrielle et technologique la défense européenne.

La présente résolution européenne soutient donc les mesures de protection des intérêts européens affirmées dans le texte ayant fait l'objet d'un accord en trilogue :

- les destinataires et sous-traitants participant à une action financièrement soutenue par le fonds devront être établis dans l'Union européenne ou dans un pays associé, c'est-à-dire membre de l'Association européenne de libre-échange et de l'Espace économique européen ;

- ils ne devront pas être soumis au contrôle d'un pays tiers non associé ou d'une entité de pays tiers non associé ;

- les infrastructures, installations, biens et ressources de ces destinataires et sous-traitants devront être situés sur le territoire d'un État membre ou d'un pays associé pendant toute la durée de l'action, de même que leurs structures exécutives de gestion.

Le projet de règlement instituant le Fonds européen de la défense prévoit toutefois la possibilité de déroger à ces principes sous certaines conditions. La présente proposition de résolution européenne insiste donc pour que ces dérogations ne compromettent pas l'ambition du fonds et qu'elles soient limitées au strict nécessaire.

La commission des affaires européennes souligne que les dérogations devront répondre à des garanties assurant qu'une telle participation ne serait contraire ni aux intérêts de l'Union et de ses États membres en matière de sécurité et défense, ni aux objectifs du fonds.

Elle salue en particulier le régime de protection de la propriété intellectuelle mis en place afin d'éviter que les droits de propriété intellectuelle sortent de l'Union européenne, ainsi que l'interdiction de faire sortir du territoire de l'Union des informations classifiées.

Comme l'ont souligné nos collègues Ronan Le GLEUT et Hélène CONWAY-MOURET dans leur rapport sur la défense européenne 3 ( * ) , « l'Union européenne commence à adopter une législation comparable à celle des États-Unis en matière de contrôle des fruits de ses investissements en matière de défense. Mais le cadre européen reste beaucoup moins strict que celui qui est imposé aux États-Unis aux entreprises européennes ».

La commission des affaires européennes souhaite enfin évoquer deux points : les critiques émises par les États-Unis d'Amérique et la situation du Royaume-Uni.

Les États-Unis d'Amérique ont émis de vives critiques à l'encontre du Fonds européen de la défense, qu'ils analysent comme une volonté de fermer les marchés de défense européens aux entreprises américaines. Or il est peu de dire que le marché européen est très ouvert aux équipements de défense américains, la signature par la Pologne, le 31 janvier 2020, de l'achat de 32 avions de combat F-35-A, sans contrepartie industrielle, en témoigne. Les crédits du Fonds européen de la défense ne sont jamais qu'une part des dépenses de défense en Europe mais il est essentiel qu'ils soient utilisés conformément à leur objet, qui est d'assurer l'autonomie stratégique de l'Union, et donc de réduire sa dépendance à l'égard de fournisseurs d'États tiers.

La commission des affaires européennes tient donc à faire valoir que la mise en place de ce fonds ne ferme pas les marchés de défense européens aux entreprises d'États tiers et invite, dans une logique de réciprocité, à veiller à l'ouverture des marchés de défense d'États tiers aux entreprises européennes.

S'agissant du Royaume-Uni, qui a quitté l'Union européenne le 31 janvier 2020, la présente proposition de résolution européenne rappelle qu'il est essentiel de maintenir une coopération solide, étroite et privilégiée en matière de défense et de sécurité entre l'Union et le Royaume-Uni.

Pour ces raisons, la commission des Affaires européennes a conclu au dépôt de la proposition de résolution qui suit :


* 1 Rapport de M. Arnaud DANJEAN au nom de la commission des affaires étrangères du Parlement européen sur la mise en oeuvre de la politique de sécurité et de défense commune - rapport annuel (2019/2135(INI)), en date du 11 décembre 2019.

* 2 Proposition de résolution européenne du Sénat (n° 273, 2019-2020) - 23 janvier 2020 -, de MM. Jean BIZET et Simon SUTOUR, au nom de la commission des affaires européennes, sur le cadre financier pluriannuel de l'Union européenne (2021-2027).

* 3 Rapport d'information du Sénat Défense européenne : le défi de l'autonomie stratégique (n° 626, 2018-2019) - 3 juillet 2019 -, de M. Ronan LE GLEUT et Mme Hélène CONWAY-MOURET, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

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