EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La présente proposition de résolution part d'un constat simple, remarquablement dressé et étayé par la commission d'enquête sénatoriale sur le contrôle, la régulation et l'évolution des concessions autoroutières dans son rapport de septembre 2020 : les contrats de concession autoroutiers sont extrêmement déséquilibrés au bénéfice des sociétés concessionnaires d'autoroutes (SCA).

Il démontre que d'ici à la fin des contrats (2031-2036), les surprofits vont aller croissants et sont évalués à environ 40 milliards d'euros. Très concrètement, la rentabilité des concessions va doubler sur la période 2020-2036 comparativement à la période 2005-2020 pour atteindre des niveaux « stratosphériques ». Ceci sans ajouter les 4 milliards d'euros de baisse programmée de l'impôt sur les sociétés, ni la baisse des impôts dits « de production » propres à toutes les entreprises annoncées ces derniers mois.

Ce rapport datant de septembre 2020, les résultats financiers des SCA l'année au cours de laquelle les Français ont subi un double confinement ayant des répercussions directes sur le trafic routier, n'ont pu être pris en compte. L'Autorité de régulation des transports (ART) a depuis mis en évidence que même en 2020, malgré une baisse de 23% du trafic des véhicules légers et de 7,7% de celui des poids lourds, les SCA ont dégagé 2,6 milliards d'euros de profit dont 2,4 milliards d'euros de dividendes, tandis que les investissements diminuaient de 16,3% (1,6 milliards d'euros).

En conséquence, les parlementaires socialistes ont déposé à l'Assemblée nationale à l'initiative de Christine PIRES-BEAUNE puis au Sénat à l'initiative d'Oliver JACQUIN une première proposition de résolution visant à faire la lumière sur ces graves déséquilibres. Ce texte invitait le Gouvernement à saisir le Conseil d'État pour « solliciter son avis sur l'appréciation de l'équilibre économique et du risque dans les contrats de concession autoroutière » et sur les « conditions, les modalités d'indemnisation et le coût financier d'une éventuelle résiliation pour motif d'intérêt général des contrats de concession autoroutière », faisant suite aux recommandations du rapport CHANTEGUET de 2014. Ces deux points sont repris dans la présente proposition de résolution en ce qu'elle n'a pas pu être débattue dans aucune des deux chambres à ce jour.

Par ailleurs, dans leur contribution au rapport de la commission d'enquête de 2020, les sénateurs du groupe socialistes, écologistes et républicains affirmaient que « des perspectives nouvelles [leur] apparaissent devoir être approfondies :

- La réaffirmation d'une maitrise publique moderne des services publics ;

- De nouvelles relations contractuelles entre les gestionnaires des infrastructures de transports et la puissance publique ;

- La prise en compte des usages différenciés des autoroutes lorsqu'elles sont à dominante de trafic urbain, interurbain ou de transit ;

- L'intégration de la transition climatique ;

- La prise en compte de l'usager, de sa capacité contributive et des approches multimodales et intermodales des mobilités . »

La présente proposition de résolution a pour objet d'en faire une synthèse.

1. Respect des obligations contractuelles

En premier lieu, il s'agit de rappeler les obligations contractuelles auxquelles les SCA sont assujetties. Ainsi l'article 3131-4 du code de la commande publique les astreint à rendre compte annuellement des travaux réalisés et de communiquer chaque année un inventaire des biens composant le patrimoine autoroutier. Mais aussi surprenant que cela puisse paraître, aucun inventaire n'a jamais été édité depuis 2006 ! Preuve en est le décret n° 2021-1726 du 21 décembre 2021. Il enjoint à l'article 2 bis la Société des autoroutes Paris-Normandie (SAPN) à poursuivre « la constitution du premier inventaire sur la base de la nomenclature établie dans le cadre du contrat de plan 2017-2021 et [de le présenter] au concédant dans un délai de quatre ans à compter de l'entrée en vigueur du douzième avenant ». Le gouvernement donne ainsi raison à la procrastination de la SAPN qui ne s'acquittait pas de son obligation légale, et par voie de conséquence il donne un blanc-seing aux SCA pour des années d'irrégularités. Il prouve par la même occasion son incapacité d'évaluer la bonne exécution des contrats et l'absolue nécessité de définir le « bon état » de retour de l'infrastructure au terme des concessions dès à présent.

En effet, les contrats de concessions stipulent que les SCA doivent rendre les infrastructures en « bon état » à la fin des contrats mais cette notion n'est pas clairement définie. Preuve en est le rapport de l'ART de novembre 2020 qui appelle le gouvernement à se doter d'« une doctrine exigeante sur le « bon état » des biens de retour (et qu'elle) soit rapidement définie » en particulier pour « défendre au mieux les intérêts de l'État » 1 ( * ) et donc ceux de l'ensemble des contribuables.

Et malgré cette incapacité manifeste à contrôler la bonne exécution des contrats - comment contrôler convenablement des travaux et fixer des tarifs sans avoir un inventaire et un état précis de l'infrastructure en amont et en aval ? - les péages continuent d'augmenter.

Oui, une nouvelle organisation fondée sur la maitrise publique de ce service public est nécessaire !

2. Sortir du débat stérile entre renationalisation directe
et poursuite des concessions

Une renationalisation globale si proche de la fin des contrats serait complexe et certainement coûteuse pour l'État, d'autant plus que c'est sur cette période que la rentabilité des sociétés concessionnaires sera la plus importante comme l'a démontré la commission d'enquête sénatoriale, et l'engagerait dans tous les cas dans des procédures judiciaires longues et complexes. Sans compter que l'ingénierie publique de l'État et de ses agences spécialisées, tel le CEREMA, a été considérablement affaiblie.

Bien qu'il soit opportun d'interroger le Conseil d'État sur le coût financier d'une éventuelle résiliation des contrats, compte tenu des urgences sociales et écologiques, l'argent engagé pour une telle opération serait bien mieux utilisé dans la construction, la rénovation et la régénération du réseau routier national, des lignes ferroviaires et voies fluviales notamment pour accélérer le report modal du transport de marchandises, ou dans des aides aux particuliers pour leur changement de motorisation de leurs véhicules...

S'ils ne sont donc pas convaincus par une renationalisation directe de l'ensemble du réseau concédé, les auteurs de la présente résolution estiment qu'il serait tout à fait opportun que l'État démontre clairement une volonté politique forte de reprise en main. La maitrise publique de ce monopole naturel s'impose. Dans un premier temps, outre le respect d'obligations légales, il s'agirait d'annuler les contrats les plus déséquilibrés, ou au moins l'un d'eux pour envoyer un signal clair, au motif de l'intérêt général comme le préconise le rapport CHANTEGUET de 2015.

Mais ils ne sont pas davantage convaincus par la méthode de l'actuel gouvernement. Comment comprendre, compte tenu de l'étendue du réseau, du manque d'ingénierie, du manque de moyens financiers que le gouvernement attende seulement 5 ans avant la fin des contrats pour préparer l'après concession comme le ministre des Transports Jean-Baptiste DJEBBARI l'a précisé lors de son audition devant la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat le 16 février 2022 2 ( * ) si ce n'est qu'il se prépare en fait à une prolongation des contrats actuels puisque les finances de l'État en sont de grandes bénéficiaires ?

En effet, alors qu'un kilomètre du réseau national non concédé, gratuit pour l'usager, est une dépense nette pour le budget de l'État, pour chaque kilomètre d'autoroute concédé il perçoit au contraire une triple recette :

- Taxe d'aménagement du territoire : 645 millions d'euros en 2019,

- Taxe sur la valeur ajoutée sur les péages et l'ensemble des prestations des sociétés concessionnaires : 2 milliards d'euros en 2018,

- Impôt sur les sociétés : 1,5 milliards d'euros en 2018

Depuis 2006, l'État a ainsi engrangé près de 50 milliards d'euros de recettes fiscales ! 3 ( * )

Dans ce système où les concessionnaires agissent en collecteurs d'impôts tels les fermiers généraux du XVI e siècle, les usagers sont la véritable variable d'ajustement.

Ayant bien compris l'avantage mutuel qui était tiré de cette situation de double-rente perçue par l'État et les SCA, ces dernières cherchent par tous les moyens à faire des adossements 4 ( * ) et des prolongations de contrats justifiées par de nouveaux investissements. En témoigne l'étonnant plan de relance autoroutier de 2015 signé par Emmanuel Macron, alors ministre de l'Économie, et Ségolène Royal, ministre de l'Écologie : en compensation de la suppression de la hausse des péages, les SCA ont obtenu des prolongements des contrats et se sont engagées à réaliser 3,27 milliards d'euros de travaux. Or, au 1 er trimestre 2020 selon la DGITM, seuls 50 % l'étaient effectivement 5 ( * ) .

Il est également important de noter que les SCA n'ont pas non plus respecté leur engagement de 2019. Suite au mouvement des Gilets Jaunes, elles devaient faire bénéficier à un million de navetteurs une réduction tarifaire de 30% sur les déplacements domicile-travail. La commission d'enquête sénatoriale a mis en avant qu' « en juillet 2020, ils n'étaient que 100 000 à avoir souscrit un abonnement pour bénéficier de cette réduction » 6 ( * ) . Le rapport pointait notamment le fait que l'offre n'était pas suffisante mais surtout que la communication avait été peu dynamique, révélant bien qu'elles sont bien davantage concentrées sur la maximisation de leur chiffre d'affaires que sur des dispositifs qui donneraient un avantage aux usagers ou à des pratiques qui viseraient à diminuer le nombre de véhicules en raison d'un usage partagé de la route ; incitation au covoiturage, développement des voies réservées, intermodalité...

De fait, les SCA tentent de réitérer aujourd'hui, avec l'argument de la transition écologique, leur stratégie de 2015. Preuve en est le plan d'investissement pour le verdissement des autoroutes de 65 milliards d'euros présenté par Vinci en janvier 2022. Alors que l'État va faire face au « mur de la dette » après le « quoi qu'il en coûte » pour entamer la transition écologique des autoroutes, pourquoi le ministère des Finances serait-il favorable à un changement de régime et s'assiérait sur les recettes précédemment évoquées ?

C'est la raison pour laquelle il est nécessaire de construire une voie alternative à l'opposition devenue stérile entre renationalisation qui coute cher et poursuite d'un modèle concessif déséquilibré. Cette solution doit permette à l'ensemble des acteurs de se mettre autour de la table et surtout de réaffirmer la « puissance publique », l'intérêt général, avec des arguments tangibles.

Outre, de faire respecter les contrats, cette solution commence inévitablement par rappeler la nécessité de l' arrêt complet des adossements et des prolongations des contrats, complété d'une nouvelle affirmation de leur non-renouvellement dans la lignée de l'ordonnance du 28 mars 2001.

3. « Routes de France »

a) Les principes et objectifs

Les auteurs de la présente résolution proposent de créer l'établissement public à intérêt commercial et industrie (EPIC) « Routes de France ». À l'instar de SNCF Réseau et Voies Navigables de France pour le ferroviaire et le fluvial, il aurait vocation à gérer l'ensemble du réseau routier national non concédé, qu'il récupèrera dès sa création, et concédé une fois les contrats échus. Il aurait 4 grandes priorités :

- Mettre fin au système actuel ,

- Améliorer le réseau routier non concédé (routes nationales et autoroutes publiques) qui manque de moyens. L'avis budgétaire pour 2022 de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat a mis en avant qu'en 2020 48,9% du réseau non concédé était dans un état dégradé dont 18,6% nécessitant un entretien structurel. C'est la raison pour laquelle « la commission a adopté un amendement visant à augmenter de 100 M€ les crédits affectés à l'entretien du réseau routier national non concédé » 7 ( * ) .

- Moderniser l'ensemble du réseau et entamer sa transition social-écologique :

• Accélération du déploiement des bornes électrique et hydrogène sur les aires de repos,

• Développement de voies réservées au covoiturage et aux transports collectifs, urbains ou interurbains, et celui de places de parking dédiées au covoiturage en nombre suffisant,

• Déploiement, en lien avec les autorités organisatrices de la mobilité, de services de cars et de covoiturage, y compris sur lignes régulières,

• Création de gares routières d'intermodalité sur le modèle de celle de Briis-sous-Forge (91) ;

• Utilisation de matériaux innovants pour réduire l'empreinte environnementale des routes ;

• Augmentation du nombre d'abonnements à tarifs réduits pour les « navetteurs » et introduction d'une tarification sociale pour les « assignés territoriaux » (pour reprendre l'expression du sociologue Éric le Breton), toutes ces personnes dépendantes à la voiture et à l'autoroute pour leurs trajets du quotidien ;

- « Décentraliser » une partie du réseau national non pas selon le statut des routes mais selon leur usage. Les collectivités seraient ainsi intégrées au conseil d'administration de l'EPIC et prendraient part aux décisions afin d'intégrer le réseau routier national aux politiques locales de mobilités développées par les intercommunalités et les régions sur les portions où cela serait particulièrement pertinent ; notamment sur les rocades.

b) L'exploitation du réseau

« Routes de France » exploitera le réseau de manière mixte, soit en régie avec les effectifs actuels des directions interdépartementales des routes, soit en délégation mais avec des contrats nouveaux visant à une véritable maitrise publique : leurs périmètres seront revus notamment avec la sortie du « risque trafic ». La rémunération du délégataire ne sera donc plus liée au trafic ni au risque correspondant à son évolution. En effet ce risque bien réel (pour des ouvrages neufs) et très aléatoire (crise financière de 2008, confinements de 2020) est fort coûteux lorsqu'il est calculé avec des taux de rentabilité internes (TRI) élevés. À ce titre, l'exemple du partenariat public privé sur le périphérique nord de Lyon, signé entre la métropole et la société Léonord (dont APRR est actionnaire majoritaire) pour une durée de 20 ans, témoigne de l'existence d'un autre modèle, moins coûteux tant pour l'usager que pour la puissance publique, dans lequel le maître d'ouvrage public encaisse directement les péages. Ainsi, les contrats seront centrés sur les seules maintenance et exploitation . Leurs durées seront courtes et proportionnées à la réalité des travaux et pourvues de clauses de revoyure régulières.

c) Le financement

Cette solution est viable économiquement et financièrement en ce qu'elle mobilise différentes sources de financement :

La fin des concessions signifiera la fin des péages, ceux-ci n'étant autorisés par la législation européenne que pour contribuer au financement d'investissements. Pour autant, rendre l'ensemble du réseau gratuit comme l'a fait l'Espagne est périlleux tant les besoins de financements sont grands. Deux sources de financements seraient associées à ce nouveau système afin d'en garantir la stabilité et l'acceptabilité sur le court et le long terme ; en complément d'une nouvelle loi de programmation de financement des infrastructures.

Une redevance d'usage pour les poids-lourds en instaurant et généralisant immédiatement une écocontribution poids-lourds française (et à terme l'euroredevance) sur l'ensemble du réseau , y compris non concédé, consacrant ainsi le principe pollueur-payeur. Elle serait intégralement perçue par Routes de France et servirait d'une part à l'entretien du réseau, d'autre part au verdissement des flottes des transporteurs, enfin une part serait reversée à l'AFITF et contribuerait de manière non-négligeable aux investissements colossaux à opérer dans les infrastructures ferroviaires et fluviales afin de favoriser le report modal . Si nécessaire, elle pourra être étendue épisodiquement aux véhicules légers afin de contribuer au financement des travaux nouveaux, et sera en tout état de cause bien plus faible que les péages actuels.

Pour ce qui concerne les investissements structurels et écologiques que devra assurer Routes de France, nous proposons de répliquer le modèle de la Société du Grand Paris : préempter une partie des futures recettes après les fins des concessions pour actionner un effet levier permettant d'emprunter à des taux faibles, puisque que gagé sur le statut d'EPIC (garantie de soutien de l'État). En 2017, l'Union des ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts suggérait qu'avec 4 Mds€ de ressources potentielles, il serait possible « d'engager un volume de 40 Mds€ d'investissements pour des projets dont la mise à disposition se situerait vers 2031-2035 ».

Madame, Monsieur, la solution présentée dans cette résolution permettrait de redonner la main à la sphère publique, de garantir une maitrise publique d'un service public qui de surcroît est un monopole naturel actuellement sous l'emprise du marché, dévoyé. Il est absolument nécessaire que l'État régulateur puisse pleinement exercer un rapport de force avec des sociétés concessionnaires qui ont échappé à son contrôle et qu'il lui soit garanti une capacité d'investissement pour assurer la transition social-écologique de nos autoroutes.


* 1 Rapport de l'ART sur l'économie des concessions autoroutières de novembre 2020, p.5

* 2 « Or le renouvellement des concessions se prépare généralement cinq ans à l'avance. Vers 2025, l'État devra donc disposer d'une vision assez claire de l'avenir de ces concessions, qu'il s'agisse de la répartition entre le public et le privé ou des coûts externes ; du reste, ce travail est déjà engagé . » un compte rendu de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat, 16 février 2022.

* 3 Rapport de la commission d'enquête sénatoriale p.123 à 137.

* 4 « Financement de nouvelles sections d'autoroutes par la hausse des péages prélevés sur les sections plus anciennes permettant de compenser en tout ou en partie la dégradation de la rentabilité moyenne de l'activité du concessionnaire. » Rapport de la commission d'enquête sénatoriale p.214.

* 5 Rapport de la commission d'enquête sénatoriale p.182.

* 6 Rapport de la commission d'enquête sénatoriale p.270.

* 7 Rapport pour avis au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable sur le projet de loi de finances, adopté par l'Assemblée nationale, pour 2022, Par M. Philippe TABAROT, Mme Évelyne PERROT et M. Olivier JACQUIN, Tome II « Transports » pp. 29 et 30.

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