EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le 14 décembre 2021, la Commission européenne a présenté quatre initiatives destinées à moderniser le système de transport de l'Union et à l'adapter aux enjeux de la transition écologique et numérique. Il s'agit de mettre en oeuvre la stratégie européenne de mobilité durable et intelligente, publiée en décembre 2020, par la Commission européenne.

Ce « paquet mobilité efficace et verte » doit donc permettre de développer un réseau de transports interopérable, sûr et intégré, et de décliner les objectifs définis par le Pacte vert pour l'Europe pour ce secteur. Les émissions de gaz à effet de serre liées aux transports doivent, en effet, être réduites de 90 % d'ici à 2050. Le vice-président de la Commission européenne, M. Frans Timmermans, a ainsi déclaré, dans un communiqué, que ces propositions « mettent la mobilité européenne sur la voie d'un avenir durable : des liaisons ferroviaires européennes plus rapides associées à la facilité de trouver des billets et au renforcement des droits des voyageurs, un soutien aux villes pour qu'elles développent et améliorent les transports publics et les infrastructures destinées aux piétons et aux cyclistes, ainsi que la meilleure exploitation possible des solutions pour une conduite intelligente et efficace ».

Dans ce cadre, la proposition de règlement sur les orientations de l'Union pour le développement du réseau transeuropéen de transport 1 ( * ) vise à réviser les lignes directrices de ce réseau dit RTE-T, qui constitue le pivot de la politique européenne en matière d'infrastructures de transport. Les règles fixées par le règlement de 2013 2 ( * ) sont ainsi révisées et de nouvelles exigences sont établies pour achever la réalisation d'un réseau européen efficace et multimodal (ferroviaire, routier, fluvial, maritime, aérien et terminaux multimodaux). Cet ensemble de normes et d'objectifs sert aussi de cadre à l'octroi de financements pour les projets d'infrastructures de transport, à travers le Mécanisme pour l'interconnexion en Europe (MIE). Le coût des investissements nécessaires pour achever la réalisation de ce réseau est estimé, par la Commission européenne, à plus de 1 500 milliards d'euros d'ici à 2050 3 ( * ) . Son financement est assuré, pour l'essentiel, par les États membres.

Plusieurs évolutions importantes doivent être soulignées.

D'une part, la proposition de règlement formule des exigences techniques plus élevées afin de favoriser la multimodalité et l'interopérabilité entre les modes de transport du RTE-T, et répondre aux enjeux de développement durable. Le texte prévoit notamment la création d'un « réseau central étendu » dont l'échéance de réalisation est fixée en 2040 et qui serait situé entre le « réseau global » et le « réseau central » -partie du réseau global présentant la plus haute importance stratégique pour l'UE - et dont les dates d'achèvement sont confirmées, respectivement en 2050 et 2030.

Elle met en place neuf corridors de transport européens, qui relient les anciens corridors de réseau central aux corridors de fret ferroviaire. Ces corridors constituent les principaux axes stratégiques de transport dans l'Union, à l'exemple des corridors Rhin-Danube ou Atlantique. La Commission européenne propose de renforcer la gouvernance de ces corridors, en dotant les coordonnateurs européens de corridors de nouvelles missions et responsabilités.

Le texte actualise les cartes du RTE-T, sans y apporter de modification substantielle. Il fixe aussi un certain nombre d'exigences pour les noeuds urbains 4 ( * ) dont le nombre augmente très significativement. Quatre cent vingt-quatre grandes villes ou aires urbaines, situées le long de ce réseau, sont ainsi reconnues comme des noeuds urbains et sont tenues d'élaborer des plans de mobilité urbaine durable (PMUD), d'ici au 31 décembre 2025. Ces plans visent à promouvoir la mobilité à émissions nulles. Ils sont essentiellement centrés sur le développement et l'amélioration des transports publics et des infrastructures réservées aux piétons et aux cyclistes. Cette disposition concerne quarante-deux villes ou métropoles françaises 5 ( * ) au lieu de huit auparavant.

D'autre part, la proposition de règlement tend à renforcer le rôle de la Commission européenne en matière de gouvernance du réseau, plus spécifiquement pour la mise en oeuvre et la gestion des corridors de transport européens, et la mise en cohérence des plans nationaux en matière de transport et d'investissement avec les priorités de l'Union.

Le RTE-T, dont les premières orientations ont été adoptées en 1996 et modifiées depuis à plusieurs reprises, est fondé sur les articles 170 à 172 du traité de fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). L'article 171 dispose que l'Union est compétente pour définir les grandes orientations qui déterminent les objectifs, les priorités et les grandes lignes des actions dans le domaine des réseaux transeuropéens ainsi que pour identifier et soutenir des projets d'intérêt commun. En revanche, la programmation et la mise en oeuvre de ces projets, en particulier la définition précise des tracés, le montage financier et la maîtrise d'ouvrage des projets, relèvent de la compétence des États membres. Il en est de même de la mobilité urbaine qui incombe aux États membres ; par conséquent, l'Union européenne dispose d'un rôle très limité dans ce domaine.

La Commission est aussi chargée de mettre en oeuvre des actions favorisant l'interconnexion et l'interopérabilité des réseaux, en particulier dans le domaine de l'harmonisation des normes techniques. Toutefois, le paragraphe 2 de l'article 171 laisse aux États membres, en liaison avec la Commission, le soin de coordonner leurs politiques nationales lorsqu'elles sont susceptibles d'avoir un impact sur la réalisation des réseaux transeuropéens. Par ailleurs, l'article 172 dispose que les orientations et projets d'intérêt commun qui concernent le territoire d'un État membre requièrent l'approbation de l'État membre concerné.

L'article 5 du traité sur l'Union européenne prévoit que l'Union ne peut intervenir, en vertu du principe de subsidiarité, que « si, et dans la mesure où, les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, mais peuvent l'être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, au niveau de l'Union ». Ce principe est indissociable de celui de proportionnalité. Ainsi, en vertu de ce dernier, les moyens mis en oeuvre par l'Union pour réaliser les objectifs fixés par les traités ne peuvent aller au-delà de ce qui est nécessaire, comme le fait valoir l'article précité. Le rôle moteur de l'Union européenne dans la réalisation du RTE-T doit ainsi se concilier avec les principes de subsidiarité et de proportionnalité.

Or plusieurs dispositions de la proposition de règlement semblent montrer une volonté de la Commission européenne d'aller au-delà des orientations et de la définition des priorités et d'intervenir dans la programmation et la mise en oeuvre des projets afin d'atteindre les objectifs fixés et d'achever le réseau transeuropéen de transport dans les délais impartis.

L'article 8 du texte soumis au Sénat prévoit la possibilité pour la Commission européenne d'exiger des États membres, au moyen d'un acte d'exécution, la mise en place d'une entité unique pour la construction et le pilotage de projets d'infrastructure transfrontaliers d'intérêt commun relevant du règlement RTE-T. Or la coordination et la gestion des projets transfrontaliers relèvent de la compétence des États membres. Le choix du mode de gouvernance de ces projets et, par conséquent, la décision de créer, ou non, une structure commune pour en assurer la réalisation doivent demeurer une prérogative des États membres. En ce sens, l'autorisation donnée à la Commission de pouvoir imposer une telle structure apparaît contraire au principe de subsidiarité. Cette décision doit demeurer une option qui ne peut être mise en oeuvre qu'avec l'accord des États membres.

L'article 40 établit un certain nombre d'exigences pour les noeuds urbains dont l'obligation pour 424 d'entre eux d'élaborer des plans de mobilité urbaine durable (PMUD). Un des critères retenus pour définir un noeud urbain - qui n'est mentionné qu'à l'article 56 alinéa 1 - est que sa population dépasse 100 000 habitants. Un certain nombre de villes européennes disposent déjà d'une telle planification. C'est le cas en France. La loi d'orientation des mobilités du 24 décembre 2019 impose, en effet, aux autorités organisatrices de mobilité dépassant 100 000 habitants d'établir des plans de déplacements urbains. Même si, en fait, la disposition européenne envisagée ne créerait donc pas de nouvelle obligation pour ces villes françaises, force est de relever qu'en droit, cette disposition crée une obligation à l'égard des collectivités territoriales, alors même que la mobilité urbaine est une politique qui relève de la compétence des États membres. Cette mesure ne présente, par ailleurs, aucune plus-value au regard de la législation en vigueur. La Commission européenne tend ici à outrepasser son rôle en imposant des obligations aux collectivités territoriales, qui sont régies en France par le principe constitutionnel de libre administration.

L'article 48 introduit des exigences pour les États membres en matière de maintenance et de cycle de vie des infrastructures du RTE-T, afin d'« offrir le même niveau de service et de sécurité au cours de leur durée de vie ». Or l'entretien des infrastructures relève de l'entière responsabilité des États membres. Par ailleurs, cette obligation pourrait s'imposer non seulement aux gestionnaires d'infrastructures nationales mais aussi aux autorités locales et aux entités privées. Il convient donc de faire valoir que le principe de subsidiarité doit s'appliquer pleinement à l'entretien des infrastructures sans référence à des règles minimales, telles que formulées dans la révision du règlement sur le RTE-T. D'ailleurs, le financement des projets au titre du MIE qui contribue à leur réalisation n'intègre pas les coûts relatifs à l'entretien.

L'article 51 prévoit l'élargissement des missions et des responsabilités des coordonnateurs européens des corridors, mis en place par le règlement de 2013. De nouvelles missions sont ainsi confiées aux coordonnateurs européens des corridors, notamment le recensement et la hiérarchisation des besoins d'investissement pour le fret ferroviaire et les lignes ferroviaires de voyageurs. Les coordonnateurs assurent en quelque sorte un rôle de « préfet », en assurant des fonctions d'organisation et d'animation dans la mise en oeuvre des corridors. L'extension de leur champ d'activité dans le domaine de la planification des investissements tend à s'opérer au détriment des prérogatives des États membres, qui ont la responsabilité du montage financier et de la programmation des projets d'infrastructures. Les pouvoirs confiés aux coordonnateurs européens apparaissent à ce titre disproportionnés et sont de nature à remettre en cause directement la compétence des États membres dans la mise en oeuvre des orientations et le choix des projets pour le fret ferroviaire et les lignes ferroviaires de voyageurs.

Un autre point mérite une attention particulière. En effet, l'article 54 de la proposition prévoit de donner le pouvoir à la Commission européenne d'adopter systématiquement des actes d'exécution pour chaque plan de travail relatif aux corridors de transport européens et aux priorités horizontales. Ces plans de travail des coordinateurs reposent sur des plans préalablement validés par les États membres. Cette mesure a déjà été mise en oeuvre pour le projet Seine-Escaut. Dans le règlement actuel, il s'agit d'une option circonscrite aux « aspects transfrontaliers et horizontaux des plans de travail des corridors de réseau central ». Toutefois, l'utilisation systématique de décisions contraignantes pour la réalisation des projets peut susciter des réserves au regard du principe de subsidiarité, même si de telles mesures peuvent apparaître nécessaires pour achever le RTE-T. La procédure des actes d'exécution est prévue par l'article 291 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Ainsi la Commission européenne peut prendre de tels actes dès lors qu'il se révèle nécessaire d'assurer des conditions d'application uniformes de directives ou règlements européens. Le règlement actuellement en vigueur ne prévoit qu'une option limitée aux grands projets transfrontaliers ; l'extension prévue par la proposition de règlement risque d'aller au-delà du nécessaire.

L'article 58 prévoit l'alignement des plans et programmes nationaux en matière de transport et d'investissement avec le règlement RTE-T et les programmes de travail des corridors ainsi que leur notification avant leur adoption à la Commission dans un délai imparti (moins de douze mois), laquelle pourra formuler des recommandations. Or la programmation en matière de transport et d'investissement est déterminée par les États membres, dans le cadre d'une procédure d'adoption au niveau national. Même s'il semble opportun de mettre en cohérence les réalisations nationales avec les objectifs européens, la disposition proposée par la Commission européenne est susceptible de remettre en question les priorités et les échéances fixées au plan national. Elle ne respecte pas pleinement le principe de subsidiarité.

L'article 62 permet à la Commission européenne, en cas de retard « important » dans la réalisation des travaux sur le RTE-T, de demander aux États membres d'en fournir les raisons, d'adopter une décision qui leur sera adressée et de les obliger à éliminer ce retard dans un délai de six mois, si elle considère qu'il ne repose sur « aucune justification objective ». Cette clause de sauvegarde apparaît particulièrement contraignante pour les États membres. Elle s'inscrit dans la volonté de la Commission de contrôler la mise en oeuvre de ce réseau transeuropéen de transport et son achèvement à l'horizon 2050. Or cet objectif ambitieux ne prend pas en compte les contraintes, les exigences techniques, les besoins en financement et les aléas liés à la réalisation des projets d'infrastructures de transport. La Commission ne précise pas non plus ce qu'implique un « retard important ». Par ailleurs, les États membres ne sauraient être tenus responsables de retards imputables à d'autres entités, publiques ou privées. Il revient à la Commission de définir les grandes orientations, ce qui nécessite d'identifier des objectifs et des priorités, mais aussi de privilégier une logique de flexibilité et de souplesse en termes de résultats demandés aux États membres. L'échange avec la Commission doit pouvoir prévaloir à toute procédure d'infraction. En conséquence, la proportionnalité de la mesure n'est pas garantie.

Dès lors, pour l'ensemble de ces raisons, la commission des affaires européennes du Sénat a estimé que la proposition de règlement ne respectait pas les principes de subsidiarité et de proportionnalité. Elle a, en conséquence, adopté la proposition de résolution européenne portant avis motivé suivante :


* 1 Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil sur les orientations de l'Union pour le développement du réseau transeuropéen de transport, modifiant le règlement (UE) 2021/1153 et le règlement (UE) n° 913/2010 et abrogeant le règlement (UE) n° 1315/2013 - COM(2021) 812 final.

* 2 Règlement (UE) n ° 1315/2013 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2013 sur les orientations de l'Union pour le développement du réseau transeuropéen de transport et abrogeant la décision n ° 661/2010/UE.

* 3 Analyse d'impact accompagnant la proposition de règlement COM(2021) 812 final.

* 4 Un noeud urbain est une zone urbaine dans laquelle des éléments de l'infrastructure de transport du réseau transeuropéen de transport, tels que les ports, y compris les terminaux de passagers, les aéroports, les gares ferroviaires, les terminaux d'autobus, les plates-formes et installations logistiques et les terminaux de fret, situés dans et autour de la zone urbaine, sont reliés à d'autres éléments de cette infrastructure et avec l'infrastructure pour le trafic régional et local.

* 5 Pour la France, les noeuds urbains sont les suivants : Aix-en-Provence, Ajaccio, Amiens, Angers, Annecy, Besançon, Bordeaux, Brest, Caen, Cayenne, Clermont-Ferrand, Dijon, Grenoble, Pointe-à-Pitre-Les Abymes, Le Havre, Le Mans, Lille, Limoges, Aire métropolitaine de Lyon, Fort-de-France-Lamentin, Marseille, Dzaoudzi-Mamoudzou, Metz, Montpellier, Mulhouse, Nancy, Nantes, Nice, Nîmes, Orléans, Aire métropolitaine de Paris, Perpignan, Poitiers, Saint-Denis de La Réunion, Reims, Rennes, Rouen, Saint-Étienne, Strasbourg, Toulon, Toulouse, Tours.

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