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N° 748

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2010-2011

Enregistré à la Présidence du Sénat le 11 juillet 2011

PROPOSITION DE LOI

visant à concilier philanthropie et droit des successions ,

PRÉSENTÉE

Par Mme Marie-Hélène DES ESGAULX,

Sénateur

(Envoyée à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale, sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement.)

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La vitalité philanthropique des pays de common law se traduit par le volume des dons versés aux associations et fondations et par l'action menée par les nombreuses organisations à vocation non lucrative.

Aux États-Unis, on estime à plus de 300 milliards de dollars le montant total des donations et on dénombre plus de 13 000 fondations en 2010.

Au début du XIX e siècle, outre-Atlantique, le développement de l'action caritative privée procédait de la volonté des personnalités américaines les plus fortunées de compenser les insuffisances de l'action publique. Le nom de chaque entreprise florissante est ainsi aujourd'hui associé à une fondation dont on connaît les noms les plus illustres : Rockfeller, Ford, Carnegie, Gates, Buffet...

Depuis plus de deux siècles, ces fondations indépendantes du gouvernement contribuent à l'intérêt général en apportant une aide aux plus démunis et en finançant des activités innovantes au service d'un vaste éventail de causes publiques ou l'État ne peut ou ne souhaite pas intervenir directement.

En Europe occidentale, la philanthropie, souvent assimilée à la charité, s'est développée dans l'Église depuis des siècles. Elle a progressivement échappé à l'Église et aux corps intermédiaires au profit d'un monopole étatique, avec l'avènement de la laïcité et l'émergence de l'État providence.

L'expansion de l'État providence mêlée à une culture institutionnelle historiquement centralisatrice et à une méfiance traditionnelle du pouvoir à l'égard de l'autonomie des corps intermédiaires a contribué à légitimer le quasi-monopole revendiqué par l'État, aussi bien dans le domaine de la solidarité sociale que dans le domaine culturel.

Face aux limites financières de l'État providence, la France doit tirer parti de la richesse et de la générosité privées et remettre en cause l'étanchéité des missions des secteurs privé et public. Une solidarité nouvelle peut être créée en s'appuyant sur la philanthropie.

La philanthropie renferme beaucoup de promesses pour les années à venir. Il est du devoir du législateur de créer un cadre juridique, économique et culturel capable de stimuler et de renforcer cette forme de solidarité.

Le principal frein au développement de la philanthropie est d'ordre juridique puisqu'une personne qui souhaiterait disposer librement de ses biens en faveur d'une institution philanthropique ne peut le faire.

Ce constat résulte de la lecture des articles 912 et 913 du code civil qui fixent la quotité disponible ainsi que la partie légalement déterminée du patrimoine, appelée réserve héréditaire que chaque propriétaire devra obligatoirement transmettre à ses enfants ou en l'absence de descendance à son conjoint survivant non divorcé.

La répartition entre réserve héréditaire et partie disponible révèle l'équilibre des intérêts, tel que le législateur les concevait en 1804, entre d'une part, la nécessité d'offrir au disposant la capacité de tester librement et d'autre part, la nécessité de maintenir le corps moral familial qui, uni par la solidarité, doit subsister grâce à l'héritage.

En l'état du droit français, le disposant ne peut disposer librement que de la moitié de son patrimoine s'il a un enfant, d'un tiers s'il a deux enfants et d'un quart s'il a trois enfants.

En revanche, Warren Buffet lègue 99 % de sa fortune à sa fondation et 1 % à ses enfants.

S'il est essentiel que le régime successoral reflète l'esprit de famille que Tocqueville définissait comme l'association entre un lignage et un patrimoine foncier, en conservant la transmission des biens familiaux, il n'est pas moins essentiel qu'il permette au self-made man de disposer librement de ce qu'il a acquis dès lors qu'il entend disposer de ses biens pour en faire bénéficier une institution philanthropique.

Or, privant les personnes les plus aisées de la pleine capacité de tester, la loi actuelle sur les successions contraint à faire prévaloir l'intérêt des descendants sur les causes d'intérêt général. Elle contrevient ainsi à l'instauration d'une véritable méritocratie, consubstantielle à l'idée démocratique. La loi de succession incite également les disposants soucieux de récupérer leur liberté à émigrer vers des pays où le régime successoral est plus libéral. Enfin, la loi de succession invite à éluder une loi oppressante par des combinaisons dont la morale souffre toujours.

La proposition de loi qui vous est soumise vise à libérer le disposant du carcan de la réserve héréditaire en lui offrant la possibilité de disposer librement de tous les biens qui n'ont d'autre origine que son talent et son travail, dès lors qu'il souhaite les céder à une institution philanthropique.

Les institutions philanthropiques qui pourront bénéficier de ces donations seront déterminées limitativement par décret pris par le garde des Sceaux en Conseil d'État, révisé dans les mêmes formes tous les cinq ans. Ces institutions seront des fondations ou des associations reconnues d'utilité publique et à ce titre contrôlées par l'État.

En revanche, le dispositif garantit légalement que tous les biens reçus des ascendants devront obligatoirement être transmis aux descendants. La maison familiale ou l'entreprise familiale devra donc être dévolue aux enfants. Ce principe constitue une évolution majeure du droit des successions et renforce l'idée que l'héritage à une vocation familiale.

Toutefois, il pourrait arriver que sous l'effet de donations trop importantes, l'héritage ne permette pas, selon l'expression de Jeremy Bentham, de « pourvoir à la subsistance de la génération naissante ». Tout descendant, dans une telle situation pourrait alors saisir le tribunal de grande instance afin de lui voir fixer une rente à la charge des institutions bénéficiaires, devant lui permettre de vivre décemment.

Enfin, la proposition de loi n'engendre aucune perte de recettes pour l'État en ne préjugeant pas du traitement fiscal qui pourrait être réservé aux donations.

Le vote de cette proposition est de nature à multiplier les comportements philanthropiques et serait générateur d'une plus grande vitalité de la société.

Tel est l'objet de la proposition de loi que je vous propose d'adopter.

PROPOSITION DE LOI

Article unique

L'article 913 du code civil est complété par trois alinéas ainsi rédigés :

« Cependant, le disposant peut gratifier, par acte entre vifs ou par testament, une institution philanthropique figurant sur une liste établie par décret pris en Conseil d'État par le garde des Sceaux, laquelle sera révisée tous les cinq ans dans les mêmes formes, sans que les règles de la présente section puissent lui être opposées, dès lors qu'il dispose exclusivement de biens ne provenant pas de ses ascendants ou subrogés à ceux là, lesquels sont qualifiés de bien réservés. Pour ceux-ci, le disposant reste soumis aux règles de la présente section, sauf qu'il ne peut être disposé de la quotité disponible qu'en faveur d'un descendant.

« Toutefois, en présence d'un conjoint survivant non divorcé, marié sous un régime de séparation de biens, celui-ci bénéficie d'un usufruit du quart des biens autres que ceux réservés.

« Toutefois encore, tout descendant qui, à la mort de son auteur, se trouve, du fait des libéralités dérogatoires de celui-ci, à son corps défendant dans l'incapacité de mener une vie décente, peut saisir le Tribunal de grande instance du lieu d'ouverture de la succession, afin qu'il fixe une rente à la charge des institutions bénéficiaires visées au troisième alinéa du présent article, lui permettant de vivre décemment en bon père de famille. Cette rente est révisable en fonction de l'évolution de la situation du bénéficiaire. »

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