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N° 726

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2012-2013

Enregistré à la Présidence du Sénat le 4 juillet 2013

PROPOSITION DE LOI

tendant à renforcer la lutte contre l' évasion et la fraude fiscales des entreprises multinationales ,

PRÉSENTÉE

Par M. Philippe MARINI,

Sénateur

(Envoyée à la commission des finances, sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement.)

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Les nécessités inhérentes à l'assainissement budgétaire des États de même que l'actualité récente confèrent une acuité nouvelle à l'évasion et la fraude fiscales. En effet, ces dernières nuisent tant à la consolidation des finances publiques qu'à l'équité et à l'efficacité des systèmes fiscaux.

Ce sujet est devenu l'une des priorités du G20, qui s'appuie sur les travaux conduits par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans le cadre de l'initiative dite « BEPS » ( Base Erosion and Profit Shifting ) 1 ( * ) . Cependant, les discussions internationales ne prospéreront que si les États affirment leur volonté politique et mettent en oeuvre, au niveau national, tous les moyens dont ils disposent pour endiguer l'érosion des bases fiscales.

Dans cette perspective, j'ai procédé, au premier semestre de cette année, à une série de contrôles sur pièces et sur place dans les services de la direction générale des finances publiques (DGFiP) en charge du contrôle fiscal.

Les dossiers fiscaux de plusieurs groupes multinationaux, appartenant à des secteurs économiques différents - entreprises industrielles ou de services, notamment dans le domaine de l'Internet, etc. -, révèlent les opérations et schémas fiscaux utilisés par les entreprises afin de réduire leur niveau d'imposition en France, mais aussi les difficultés rencontrées par l'administration fiscale dans l'exercice de ses missions de contrôle.

L'impôt est désormais perçu comme un coût parmi d'autres que les groupes multinationaux essaient de diminuer. Dans cette perspective, les grandes entreprises bénéficient du jeu complexe de la hiérarchie des normes qui fait primer les conventions internationales et le droit de l'Union européenne sur la loi fiscale française. Or, le principe de non-double imposition et les libertés de circulation européennes permettent aux plus grandes entreprises de localiser leur base taxable là où la fiscalité est la plus clémente, voire de réduire leur imposition au strict minimum.

Cette tendance a été rappelée par le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) dans un rapport d'octobre 2009 portant sur les prélèvements obligatoires des entreprises dans une économie mondialisée ; il y est mis en évidence que les groupes les plus importants acquitteraient un « taux implicite d'imposition » de 13 % seulement, bien en-deçà de celui payé par les entreprises de taille intermédiaire ou les petites et moyennes entreprises.

Le rapport d'information intitulé Une feuille de route pour une fiscalité numérique neutre et équitable 2 ( * ) montre que les grands acteurs de l'Internet - les fameux « GAFA » (Google, Apple, Facebook et Amazon) - avaient retenu des critères d'implantation au Luxembourg ou en Irlande reposant quasi-exclusivement sur un principe d'optimisation fiscale. Ces stratégies se sont révélées extrêmement payantes et ont eu pour contrepartie d'entraîner d'importantes pertes de recettes fiscales pour la France. À ce titre, s'agissant de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sur les services électroniques, l'étude commandée par la commission des finances du Sénat en 2009 au cabinet Greenwich Consulting avait évalué à 300 millions d'euros la perte de recettes en 2008 et à près de 600 millions d'euros en 2014. En ce qui concerne l'impôt sur les sociétés, la « fuite » est également conséquente. Le Conseil national du numérique (CNNum) a estimé que « les revenus générés par [les « GAFA »] oscilleraient entre 2,5 et 3 milliards d'euros en France » ; pourtant, ces derniers « acquittent en moyenne 4 millions d'euros par an au titre de l'impôt sur les sociétés alors qu'ils pourraient être, si on appliquait le régime français, redevables d'environ 500 millions d'euros ».

La neutralité de l'impôt repose sur le principe « à activité comparable, imposition égale », ce qui implique de mettre fin aux zones de non-taxation qui subsistent dans le système fiscal. Par conséquent, il s'agit non pas de mettre à l'index des pratiques d'optimisation qui sont, du point de vue des sociétés concernées, compréhensibles, mais de mettre fin aux pratiques abusives, et ce afin de s'assurer de la pérennité des recettes fiscales et du rétablissement d'une concurrence non faussée. Le maintien d'un haut degré de consentement à l'impôt est certainement à ce prix.

Les fondements de l'imposition des entreprises multinationales en France sont fragilisés. Il faut rappeler que les bénéfices réalisés par une entreprise ayant son siège hors de France sont imposables dans notre pays lorsqu'ils résultent d'opérations constituant l'exercice habituel en France d'une activité. En bref, lorsque l'entreprise dispose d'un établissement stable sur le territoire français.

Une activité est qualifiée d'établissement stable si elle fait l'objet d'une gestion indépendante en France ou si les opérations effectuées sur le territoire français forment un cycle commercial complet. Toutefois, dans un contexte où les entreprises adaptent leur structure juridique de manière à ne pas remplir les critères traditionnels de l'établissement stable, la démonstration de l'indépendance de l'établissement ou de l'existence d'un cycle commercial complet est particulièrement difficile pour l'administration fiscale, notamment en raison de l'économie numérique, pour laquelle on ne peut plus considérer qu'un établissement stable se résume à « des machines et des hommes ».

Aussi, les instruments des services en charge du contrôle fiscal doivent être continument renforcés afin de s'adapter aux nouvelles pratiques des entreprises et, surtout, à la numérisation des données.

L'article L. 16 B du livre des procédures fiscales (LPF) peut se voir reconnaître un droit de visite et de saisie « en tous lieux, même privés » ; il s'agit de la procédure de visite domiciliaire. Celle-ci doit être autorisée par le juge judiciaire. Cependant, ce dispositif présente en particulier l'intérêt de permettre la saisie de données informatiques. L'administration fiscale a admis que, par le passé, elle s'était trouvée démunie face à des fraudeurs refusant de communiquer les codes d'accès à leurs données informatiques. C'est la raison pour laquelle, dans le cadre de la dernière loi de finances rectificative pour 2012, a été créée une sanction en cas d'obstacle à la saisie de pièces ou documents sur support informatique.

À titre d'exemple, la presse a révélé, à la fin de l'année dernière, que les agents de l'administration fiscale avaient procédé à une visite domiciliaire dans les locaux de Microsoft France. Lors de cette opération, des données informatiques avaient ainsi été saisies.

Néanmoins, le renforcement des moyens et des outils juridiques à la disposition des services du contrôle fiscal n'est pas suffisant et doit être complété par une modification des règles permettant de réprimer les pratiques abusives.

Il ressort des investigations conduites au cours des derniers mois que le premier levier d'optimisation des entreprises multinationales relève des prix de transfert et de la restructuration d'entreprises . À cet égard, certains groupes transfèrent des fonctions, des risques ou des actifs stratégiques dans des États à faible taux d'imposition, laissant en France des sociétés aux fonctions moins rémunératrices. Pourtant, la réalité économique de ces entreprises demeure généralement inchangée, la rémunération allouée à la France ne correspondant dès lors plus à la richesse qui y est produite.

Face à ces procédés abusifs, l'administration fiscale dispose de l'article 57 du code général des impôts (CGI). Celui-ci prévoit que les prix pratiqués entre entreprises d'un même groupe doivent être identiques à ceux opérés avec une entreprise indépendante. Ce dispositif fonde l'essentiel des redressements effectués s'agissant des grandes entreprises - les montants rappelés étaient de 2 milliards d'euros en 2009 et de 1,4 milliard d'euros en 2010.

Toutefois, il semblerait que le dispositif prévu par l'article 57 précité ait perdu en efficacité du fait des évolutions de la réalité économique. Tout d'abord, la concentration accrue des entreprises rend plus difficile la comparaison des prix exercés au sein d'un même groupe avec ceux pratiqués entre des entreprises indépendantes. Ensuite, les flux commerciaux portent de moins en moins sur des marchandises, mais concernent principalement des actifs incorporels qui sont facilement délocalisables tout en étant difficiles à évaluer par l'administration fiscale.

En outre, les pratiques d'optimisation abusives des grandes entreprises peuvent être appréhendées au titre du dispositif de l'abus de droit , précisé à l'article L. 64 du livre des procédures fiscales (LPF). Si celui-ci n'est pas spécifique aux groupes multinationaux, il présente une grande utilité pour l'administration fiscale en la matière. En effet, depuis sa modification en 2008, la procédure de l'abus de droit permet de sanctionner les montages ayant pour but exclusif d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales en s'appuyant sur une application littérale des textes, mais contraire à l'intention de leurs auteurs. L'adaptabilité de cet instrument a été démontrée lorsque l'abus de droit a permis de réprimer les formes les plus sophistiquées de l'évasion fiscale des grandes entreprises, et notamment l'utilisation de dispositifs hybrides (par exemple, un prêt d'une société-mère à une filiale établie dans un pays à fiscalité élevée dont la rémunération serait déductible à la fois dans l'Etat de la filiale, où elle serait qualifiée d'intérêt, et dans le pays de la société-mère, où elle serait qualifiée de dividende).

Cependant, le dispositif de l'abus de droit souffre d'une faiblesse majeure : l'administration doit démontrer le but exclusivement fiscal du schéma d'optimisation. Or, dans le cadre d'un montage international, il est relativement aisé pour un groupe de démontrer l'existence d'un élément économique, aussi secondaire soit-il, faisant ainsi obstacle à l'application de l'abus de droit.

Alors qu'elles constituent des rouages essentiels de la lutte contre l'évasion et la fraude fiscales des entreprises multinationales, les procédures applicables aux prix de transfert et à l'abus de droit présentent d'importantes lacunes. Aussi la présente proposition de loi vise-t-elle à combler ces dernières.

L' article 1 er tend à modifier l'article 57 du code général des impôts (CGI), qui a pour objet de lutter contre les transferts anormaux de bénéfices, afin d'introduire une présomption simple de transfert anormal de bénéfices en cas de transferts de fonctions et de risques hors de France .

L'entité française conserve, néanmoins, la possibilité de démontrer que cette renonciation à certaines fonctions est normale, dans la mesure où ce transfert a donné lieu à une contrepartie financière équivalente à celle qu'exigerait une entreprise indépendante pour accepter de perdre, de manière définitive, une source potentielle de bénéfices. Elle devra également justifier, en fournissant les informations relatives à toutes les entités prenant part à ces transactions, y compris celles établies hors de France, le juste niveau de rémunération alloué à chacune d'elles.

L' article 2 vise à modifier l'article L. 64 du livre des procédures fiscales (LPF) de manière à renforcer la procédure de l'abus de droit en élargissant son champ d'application aux cas où les actes mis en cause répondraient à un motif essentiellement fiscal .

Ainsi, l'abus de droit permettrait de sanctionner les montages ayant pour but essentiel (et non plus exclusif) d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales en s'appuyant sur une application littérale des textes contraire à l'intention de leurs auteurs. La modification proposée reprend les principes posés par la décision « Halifax » rendue par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 21 février 2006.

PROPOSITION DE LOI

Article 1 er

I. - L'article 57 du code général des impôts est ainsi modifié :

1° Après le deuxième alinéa, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :

« Le transfert de fonctions et de risques par une entreprise établie en France à une entreprise liée au sens du premier alinéa et située hors de France, fait présumer un transfert de bénéfice, lorsque l'entreprise établie en France ne démontre pas qu'elle a bénéficié d'une contrepartie financière équivalente à celle qui aurait été convenue entre des entreprises indépendantes. L'entreprise établie en France fournit les nouvelles modalités de détermination des résultats réalisés par les entreprises parties au transfert, y compris celles établies hors de France. » ;

2° Au cinquième alinéa, les mots : « premier, deuxième et troisième » sont remplacés par les mots : « quatre premiers ».

II. - Les dispositions du I s'appliquent aux exercices clos à compter du 31 décembre 2013.

Article 2

I. - Au premier alinéa de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, les mots : « ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales » sont remplacés par les mots : « ils ont pour motif essentiel d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales ».

II. - Les dispositions du I s'appliquent aux propositions de rectifications notifiées à compter du 1 er janvier 2014.


* 1 Cf. rapport de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), « Addressing Base Erosion and Profit Shifting », 12 février 2013.

* 2 Rapport d'information n° 614 (2011-2012) sur la fiscalité numérique fait au nom de la commission des finances du Sénat par Philippe Marini.

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