Discours du Président du Sénat, M. Gérard Larcher,
lors de l’ouverture du colloque Détruire l’État islamique, et après ?
(le 11 mars 2016)



Messieurs les Ministres, cher Hubert Védrine, cher Jean-Pierre Chevènement,
Monsieur le Président du Groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les Chrétiens d’Orient, cher Bruno Retailleau,
Monsieur le Président du groupe d’amitié France–Irak du Sénat, cher Bernard Cazeau – je vous prie d’excuser l’absence de Jean-Pierre Vial, Président du Groupe d’amitié France–Syrie, qui a tant œuvré pour ce colloque - il est en convalescence et tout va bien, il vous transmet la fidélité de son engagement total,
Messieurs les Ambassadeurs,
Mes chers collègues députés et sénateurs,
Mesdames et Messieurs les Professeurs, cher Professeur Ricardi, Monsieur le Directeur de l’Œuvre d’Orient, cher Monseigneur Gollnish,

C’est un grand honneur qui m’est donné d’ouvrir ce colloque, organisé à l’initiative des groupes d’amitié France–Irak et France Syrie du Sénat, ainsi que du Groupe de liaison avec les Chrétiens d’Orient : que leurs présidents en soient vivement remerciés.

Ce colloque n’aurait pu voir le jour sans l’appui de la Commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées : je salue l’action de son Président, M. Jean-Pierre Raffarin.

Le Patriarche de Babylone des Chaldéens, Monseigneur Sako, va nous rejoindre : son témoignage est très attendu. Je souhaite également remercier Monseigneur Gollnish d’avoir accepté de participer à ce colloque. L’Oeuvre d’Orient agit inlassablement pour soulager la souffrance des Chrétiens et de tous ceux qui, quelles que soient leurs convictions, subissent la violence. J’ai moi-même reçu le 18 février, avec la Délégation aux droits des femmes, Nadia Mourad, jeune femme yézidie enlevée par Daech, dont le récit est bouleversant.

Je suis heureux qu’au Sénat de la République française, la parole d’hommes de foi éminents soit mêlée à celle des diplomates, des responsables politiques ou des chercheurs. C’est cela, aussi, la laïcité !

Mesdames et Messieurs,

Une lueur d’espoir, certes encore vacillante et frêle, naît aujourd’hui en Syrie et en Irak. En Syrie, avec un cessez-le-feu fragile entre les parties combattant l’État islamique et Al-Nosra ; en Irak, parce que la progression de l’État islamique est interrompue. Cette lueur d’espoir reste toutefois ténue, alors que l’État islamique étend son emprise en Libye et développe ses ramifications en Afrique.

Il nous faut faire face à nos responsabilités : le chaos en Syrie et en Irak est le fruit d’un échec collectif de la communauté internationale et d’un immense gâchis. Dans cet échec, la France, avec d’autres, assume sa part de responsabilités : en matière de diplomatie, les meilleures intentions ne produisent pas les meilleurs résultats.

Je ne souhaite pas m’appesantir sur le passé. Je souhaite seulement souligner qu’il ne s’agit pas d’un débat intellectuel. Nous parlons de vies brisées, de femmes, d’hommes et d’enfants au destin qui parfois s’arrête sur une plage de la côte turque ou des rivages de la côte italienne. Les décisions prises à l’abri des chancelleries ont des conséquences graves.

Les pays occidentaux n’ont pas vu venir Daech : c’est d’ailleurs difficile à comprendre !

Nous avons procédé à une évaluation erronée de la situation sur le terrain en Syrie, en annonçant à maintes reprises l’effondrement d’un régime toujours en place, et le triomphe d’une opposition dont la faiblesse égale les ambitions de renouveau.

Nous avons longtemps choisi d’exclure de la table de négociations certains acteurs majeurs, sans lesquels un règlement du conflit, de toute évidence, était impossible.


Notre diplomatie s’est attachée à des chimères ou des illusions, en répétant que si l’histoire s’était déroulée différemment, si des frappes aériennes avaient été menées à l’été 2013 contre le régime de Damas, tout aurait été réglé, comme par miracle. La réécriture de l’histoire avec des « si » ne fait pas l’histoire.

Bref, si naturellement nous n’avons pas été à l’origine de la crise, nous en avons, de fait, accusé les effets.

On devrait d’ailleurs parler non d’une crise, mais d’un empilement de crises : la répression féroce menée par le régime de Bachar el-Assad ; la relégation de populations sunnites en Irak aux marges du pouvoir et de la société ; les violences de la guerre ; les populations qui fuient la terreur de Daech et de ceux qui, au lieu de combattre les terroristes, se combattent entre eux ; le drame des réfugiés, qui nécessite un effort humanitaire gigantesque, éprouve les pays voisins (je pense au Liban, à la Turquie, à la Jordanie) et met à mal l’intégration européenne.

Je me rendrai ces 13 et 14 mars à Lampedusa. J’y rencontrerai des réfugiés, les habitants de l’île, les autorités italiennes et les responsables de Frontex qui répondent avec humanité aux drames vécus, qui luttent contre les réseaux de passeurs et essaient de juguler les flux migratoires.

Dans ces circonstances, les Chrétiens d’Orient ont été les victimes de presque tous et subissent les assauts du nettoyage confessionnel à l’œuvre.

Très tôt, les Patriarches chrétiens nous ont indiqué que nous avions sans doute pris un mauvais cap et que nous faisions fausse route. Ils sont le témoignage vivant de la diversité religieuse du Moyen-Orient et de la possibilité d’une coexistence pacifique entre tous. Ils portent le signe d’une présence multiséculaire. Ils ont ancré en eux une forme de pragmatisme qui les conduit à s’adapter aux situations les plus périlleuses. Pourtant, les avons-nous entendus ? Ils ont été écoutés, avec parfois de la suspicion car ils dérangeaient nos certitudes. Ils n’ont pas été compris.

Alors, comment agir aujourd’hui ? Détruire l’État islamique, et après ?, pour reprendre l’intitulé de votre colloque. Il n’y a pas, à vrai dire, de succession chronologique. Pour vaincre les terroristes, il faut d’ores et déjà tracer des perspectives pour « l’après ».

Vous allez réfléchir, au long de cette journée, aux moyens de sortir de la crise. Permettez-moi de partager avec vous quelques convictions.

La première urgence est le respect du cessez-le-feu en Syrie. C’est l’application du plan de M. Staffan de Mistura, auquel je tiens à rendre hommage. Les armes doivent se taire entre tous ceux qui combattent Daech, Al-Nosra et les forces terroristes. Avec Bruno Retailleau, nous avions appelé, dès le début du mois de juillet 2015, dans une tribune publiée dans La Croix, à une convergence des coalitions combattant les forces terroristes. Cette convergence des coalitions reste à bâtir.

Cependant, après des difficultés mais aussi un « aggiornamento » de notre diplomatie, qualifié pudiquement « d’inflexion », nous avons progressé dans cette voie.

La seconde urgence est la poursuite du dialogue politique, dans le prolongement du processus de Vienne, sans préalable autre que l’accès de l’aide humanitaire aux villes et villages assiégés, et le respect du cessez-le-feu. J’insiste : sans préalable autre que ceux que je viens de mentionner, si nous voulons donner toutes ses chances à la paix.

Sur le terrain, la réalité est souvent complexe. Des ramifications d’Al Nosra collaborent avec les forces des insurgés en Syrie, que notre pays a soutenues. Cette situation mérite d’être clarifiée.

Une ligne rouge ne doit pas être franchie : la remise en cause des frontières des États, qui ouvrirait la boîte de Pandore. L’intangibilité des frontières est la garantie de la paix. La voie de la fédération, qui porte la promesse de possibles sécessions, est à ce titre périlleuse.

La communautarisation des provinces me semble également une fausse bonne idée : elle ne ferait que fragiliser la place des populations minoritaires en nombre, en particulier des populations chrétiennes.

A la fédéralisation et à la communautarisation, devrait être préférée la voie de la décentralisation qui affirme l’unité nationale, tout en permettant à chacun d’être maître de ses décisions. Le Sénat dispose d’une longue expérience en matière de décentralisation. Elle est mise à profit dans la recherche de solutions à de nombreux conflits, en Afrique ou en Ukraine par exemple.

Sur le fond, la lutte contre Daech, Al-Nosra et les forces terroristes impose de revisiter les grandes orientations de notre diplomatie.

1) Quel doit être son premier objectif ? L’intervention à tout crin justifiée par les violences, voire les crimes, contre les personnes, ou au contraire la stabilité des États en place ? Sachant que l’instabilité entraîne souvent d’autres crimes et d’autres violences. Les interventions récentes pour faire chuter des régimes méritent que l’on soulève ces questions. Dans quels cas ont-elles permis de soulager les souffrances des populations civiles et de remédier à la crise ? Faisons notre examen de conscience. Il ne s’agit en rien de prôner une attitude passive, mais bien de redéfinir une doctrine d’intervention, qui réponde à des critères précis.

2) Notre positionnement au Moyen-Orient, ensuite. Quelle est aujourd’hui la signification de la mission de la France protectrice des Chrétiens d’Orient ? Que faisons-nous concrètement, au-delà des déclarations de principe ?

Le tropisme de notre diplomatie vers les Monarchies du Golfe n’a pas permis de rétablir plus tôt des relations politiques plus denses avec l’Iran. Si les risques de prolifération justifient la fermeté, nous devrons mieux tenir compte de la place retrouvée de l’Iran, après 30 années exceptionnelles d’effacement.

3) La relation avec la Russie, enfin. Dans notre approche des questions de sécurité collective, nous sommes sans doute trop dépendants du bon vouloir de nos partenaires américains qui défendent, et c’est leur droit, leurs intérêts. Dans ce contexte, l’Union européenne et la France devraient reconstruire avec la Russie une relation plus autonome et rechercher un équilibre meilleur, entre fermeté et dialogue.

Je pourrais multiplier les exemples. Ces perspectives tracées à grands traits le prouvent : la Syrie et l’Irak, la lutte contre Daech et les forces terroristes, nous conduisent à débattre, sans a priori, de nos certitudes et de nos orientations diplomatiques. Je sais que telle est votre approche.

Je formulerai un vœu pour conclure : il ne faut certes pas abandonner nos idéaux, mais nous devons agir en tant que responsables politiques et diplomates. Appréhendons le monde tel qu’il est, et non tel que nous souhaiterions qu’il fût.

Je vous remercie.