Allocution du Président du Sénat, M. Gérard Larcher, devant le Sénat de la République de Pologne
Varsovie, le 14 février 2018


Monsieur le Maréchal du Sénat,
Monsieur le Maréchal de la Diète,
Mesdames et Messieurs les Maréchaux du Sénat et de la Diète,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Mesdames et Messieurs,

C’est un très grand honneur pour moi que de pouvoir m’exprimer, au nom du Sénat de la République française, devant vous, représentants du Peuple Polonais.

Je tiens à cet égard à remercier chaleureusement le Maréchal du Sénat, Stanislaw KARCZEWSKI, et le Sénat de la République de Pologne, pour leur invitation, la qualité de leur accueil et la parfaite organisation de cette visite.

J’associe à ces remerciements mes collègues sénateurs qui m’accompagnent dans ce déplacement, le Président de la commission des Affaires européennes du Sénat, Jean BIZET, le Président du groupe d’amitié France-Pologne, Jean-Pierre LELEUX et la Vice-présidente du groupe d’amitié, Maryvonne BLONDIN.

Comme vous le savez, la France et la Pologne partagent une amitié ancienne et profonde, une amitié forgée par la fraternité des armes.

Alors que nous célébrons cette année le centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale et du recouvrement de l’indépendance de la Pologne, après 123 années d’occupation et de partages, je voudrais rendre hommage à la Nation polonaise, pour sa lutte courageuse pour son indépendance, son identité, sa souveraineté.

Je n’oublie pas le sacrifice de milliers de soldats polonais pendant la Première et la Deuxième Guerre mondiale, tombés héroïquement sur le sol français et sur tous les champs de bataille, de Narvik à Monte-Cassino, pour la défense de la liberté. C’est à ces soldats – qui peuplent nos cimetières militaires - que j’ai rendu hommage ce matin en déposant une gerbe devant la tombe du soldat inconnu.

Je sais combien la Pologne a souffert de la collusion entre les deux totalitarismes meurtriers du XXe siècle, le nazisme d’un côté, le communisme de l’autre. Votre pays a été dépecé, son élite martyrisée, son peuple affamé par l’un comme par l’autre.

Alors que Staline faisait assassiner au printemps 1940 des officiers polonais dans les forêts de Katyn ou d’ailleurs, les nazis procédaient de même dans la forêt de Kampinos tout près d’ici, dans les faubourgs de Varsovie. Nous savons que l’occupation allemande a été d’une cruauté absolue à l’encontre du peuple polonais. Ce que la Pologne a enduré n’a guère d’équivalent.

N’oublions pas aussi qu’en septembre 1944, ici même à Varsovie, après avoir appelé à l’insurrection, l’Armée rouge est restée l’arme au pied au bord de la Vistule, laissant les forces allemandes réduire en cendres la ville, malgré le courage héroïque des combattants de l’Armia Krajowa (« armée de l’intérieur ») et de l’ensemble de la population. Mais c’est aussi au cœur de la Nation polonaise que se sont levés certains des plus intrépides combattants auxquels notre continent, l’Europe, doit sa Liberté : sans pouvoir les citer tous, je veux rendre hommage aux ingénieurs polonais qui, les premiers, ont décrypté les codes de la machine allemande Enigma qui transmettaient des informations stratégiques, apportant alors une contribution sans égale à l’effort de guerre contre le nazisme. Je veux rendre hommage aux pilotes polonais pendant la bataille d’Angleterre. Je veux rendre hommage aux nombreux combattants polonais engagés au sein de la Résistance française, du réseau F2 notamment, et aux soldats de la 1ère division blindée tombés pour libérer mon pays et ma terre natale normande, comme à Montormel, le 21 août 1944, où les soldats polonais ont refermé la Poche de Falaise-Chambois.

J’ai présent à l’esprit le génocide de la communauté juive polonaise, l’une des plus importantes d’Europe, dans les camps d’extermination nazis, et le soulèvement héroïque du ghetto de Varsovie, en 1943, auquel j’ai tenu à rendre hommage au cours de ma visite. La mémoire de ce crime sans égal, de ce génocide, doit être absolument préservée, comme une conscience dressée face aux défis du monde d’aujourd’hui.

Il est revenu à l’un des vôtres, Jan KARSKI, homme au destin extraordinaire, d’être l’un des premiers à alerter l’opinion publique mondiale sur le crime que commettait sur votre sol l’occupant allemand. Il ne fut pas entendu pour le plus grand malheur.

Ce n’est pas non plus un hasard si votre pays compte le nombre le plus élevé de « Justes parmi les Nations », 6352 exactement, dont le nom est inscrit au Mémorial de Yad Vashem. Leur mémoire est un message.

Enfin, je n’oublie pas la lutte exemplaire du Peuple polonais face à la dictature communiste, ni le rôle majeur du Pape Jean-Paul II et du syndicat SOLIDARNOSC de Lech Walesa dans la chute du rideau de fer. C’est à la force de leur conviction et de leur esprit que l’on doit la victoire sur le communisme. Confrontés à une idéologie mortifère, au cours de cinquante longues années, jamais les Polonais n’ont renoncé, jamais ils n’ont transigé, jamais ils ne se sont résignés. Ils sont restés fidèles à leur passion pour la liberté et à l’indépendance de leur pays.

Au cours des siècles, Français et Polonais ne se sont jamais affrontés mais ont toujours combattu – côte à côte – et  sont  parfois  tombés  – ensemble –  dans un même combat fraternel pour la liberté.

C’est le capitaine de GAULLE, qui conseilla l’armée polonaise durant la guerre russo-polonaise de 1920. C’est avec l’Amicale Gaulliste que j’ai effectué mon précédent déplacement dans votre pays, en 2015, durant lequel je me suis rendu à Varsovie, à Cracovie et à Auschwitz-Birkenau. Je n’oublie pas l’hommage rendu devant la statue du général de Gaulle, ici à Varsovie, en présence d’un détachement militaire polonais.  

Je voudrais à cet égard remercier l’ancien Maréchal du Sénat, Bogdan BORUSEWICZ, pour l’accueil amical qu’il nous avait réservé.

Nos deux Peuples n’ont pas seulement partagé les mêmes combats, ils ont aussi noué des relations profondes d’amitié. L’histoire compte beaucoup pour moi. Elle nous permet d’avoir la force de bâtir ensemble l’avenir. Les noms de Marie SKLODOWSKA -CURIE, de Frédéric CHOPIN, d’Andrzej WAJDA nous sont familiers à nous Français, comme à vous Polonais. Les différentes vagues de l’émigration polonaise, de l’aristocratie aux mineurs, ont contribué au développement économique et culturel de la France, en s’intégrant parfaitement au sein de la société française.

Aujourd’hui, les relations entre nos deux pays sont denses – en matière politique et économique, culturelle et linguistique. Plus de 1300 entreprises françaises sont présentes en Pologne, employant près de 250 000 Polonais. 280 000 élèves Polonais apprennent le Français et votre pays est membre observateur de la Francophonie. J’ai rencontré hier les représentants des entreprises françaises et j’ai pu constater leur optimisme. Dans de nombreux domaines – comme le nucléaire, la recherche, en matière culturelle et linguistique, militaire et d’armement – notre coopération pourrait être fortement développée.

Avec le recouvrement de son indépendance en 1989, son entrée dans l’OTAN en 1999 et dans l’Union européenne en mai 2004, la Pologne a retrouvé toute sa place au cœur de l’Europe.

L’élargissement à l’« autre Europe », pour reprendre l’expression de Czeslaw MILOSZ, cet « Occident Kidnappé » de Milan KUNDERA, était une exigence de l’Histoire. Il a permis la réunification du continent ou le « retour en Europe » .

L’Europe ne peut pas être l’Europe sans la Pologne. La Pologne ne peut être qu’un acteur majeur en Europe. L’Europe ne peut être une addition de cercles concentriques. Il y a une seule Europe. Il n’y a pas de catégories différentes entre les Etats membres.

Aujourd’hui, la France et la Pologne sont, avec l’Allemagne, des partenaires stratégiques au sein de l’Union européenne.

Malgré les crises – et elles furent nombreuses – l’Union européenne a toujours su rebondir.

Aujourd’hui, alors que le Royaume-Uni a décidé de quitter l’Union européenne, la priorité doit être de rapprocher l’Europe des citoyens.

L’Europe doit réagir et trouver un nouvel élan. Cette relance devrait à mon sens être centrée autour d’initiatives concrètes.

Nous devons nous montrer pragmatiques. Ce qu’attendent de l’Europe les citoyens, c’est de l’efficacité.

Les citoyens veulent d’abord une « Europe qui protège ».

Dans un contexte géopolitique plus imprévisible et incertain, il nous faut progresser en matière de politique étrangère et de défense, afin d’affirmer l’« autonomie stratégique » de l’Europe.

Compte tenu des incertitudes liées à notre allié américain et des interrogations soulevées par le réarmement russe, les Européens devraient prendre davantage leur destin en main, et se doter d’une politique étrangère commune, appuyée sur une défense européenne, à la fois crédible et autonome, qui soit complémentaire de l’OTAN. La France et la Pologne doivent jouer un rôle de premier plan en matière de défense.

Face à la menace terroriste et à la criminalité, il est également indispensable de développer la coopération policière et judiciaire.

Comment expliquer, par exemple, que l’Union européenne ait mis plus de 5 ans à adopter le PNR européen ?

Alors que plusieurs pays européens – dont la France - ont été frappés par des attentats terroristes meurtriers, de tels retards sont lourds de conséquences pour la sécurité de nos pays et pour la perception de l’Union européenne dans les opinions publiques.
L’agence Frontex, à Varsovie, illustre les progrès accomplis en ce domaine pour le contrôle de nos frontières extérieures.

Face à une crise migratoire sans précédent en 2015, l’Union européenne a réagi au début dans l’urgence et de manière dispersée, sans réelle coordination d’ensemble. Aujourd’hui encore, elle doit progresser : c’est sur la réponse commune, ou non, à la vague d’immigration sans précédent à laquelle nous avons fait face, que se joue une part importante de la crédibilité du projet européen. Plus de fermeté dans les contrôles, plus de solidarité entre les pays européens : telle est ma conviction. Si je reste réservé sur l’idée de « quotas obligatoires de réfugiés », nous ne pouvons faire peser tout le poids sur les seuls pays que le hasard de la géographie a placé aux portes de l’Europe. Nous devons les aider.  

Malgré le lancement, en juin 2016, d’un nouveau cadre de partenariat avec cinq pays africains, beaucoup reste à faire concernant les relations avec les pays d’origine et de transit. Il faut certes plus de conditionnalité dans les aides en matière de développement, et de respect des engagements en matière de contrôle des flux migratoires. Mais ne nous y trompons pas : seules des solutions politiques permettront de mieux prévenir et gérer les flux. Selon le Secrétaire général de l’OCDE, il y a actuellement 70 millions de migrants en Afrique. Vous connaissez la mobilisation de mon pays au Sahel et, de façon générale, en Afrique. Nous aussi, nous avons besoin de l’aide de tous nos partenaires européens.

Enfin, une « Europe qui protège », c’est aussi une Europe qui sait préserver et défendre ses intérêts en matière commerciale, et n’hésite pas à exiger de ses principaux partenaires, de la Chine en particulier, de la réciprocité.  

La convergence fiscale et sociale constitue une autre priorité. En tant que gaulliste social et ancien ministre du Travail, je suis attaché à la fois à la souveraineté, mais aussi aux droits sociaux.

Il ne s’agit pas de vouloir harmoniser les régimes de protection sociale au niveau européen. Mais il s’agit de garantir un socle minimum de droits sociaux en Europe.

Je connais les réserves du gouvernement polonais concernant la révision de la directive sur le détachement des travailleurs.

Je voudrais être clair sur ce point : limiter le recours au détachement par des mesures protectionnistes n’est pas la solution. Je me suis moi-même opposé à l’idée d’imposer une « clause Molière », qui obligerait les travailleurs du bâtiment à s’exprimer en français.

Ce qui importe c’est de préserver la libre circulation des travailleurs. Mais cela passe aussi par un renforcement des contrôles pour lutter contre la fraude. N’oublions pas que les premières victimes de la fraude et des abus sont les travailleurs détachés eux-mêmes !  

Face à la dépendance énergétique de l’Union européenne, notamment à l’égard de la Russie, la construction d’une Europe de l’énergie représente la meilleure garantie de la préservation de notre indépendance.

C’est aussi le meilleur moyen d’assurer l’avenir des futures générations, en mettant en œuvre l’Accord de Paris sur le climat, alors que la Pologne accueillera à la fin de cette année la « COP 24 ».

Le maintien d’une politique de cohésion et d’une politique agricole commune ambitieuses est aussi une priorité pour notre sécurité et notre souveraineté alimentaires, tout en jouant un rôle crucial pour l’équilibre de nos territoires. C’est une politique hautement stratégique. A l’approche de l’ouverture des négociations sur le prochain cadre financier de l’Union européenne, la France et la Pologne, qui partagent de nombreux intérêts communs, notamment en matière agricole, devraient se concerter étroitement pour s’opposer à une éventuelle réduction drastique des moyens de la PAC.

Enfin, nous devrions encourager toutes les initiatives qui visent à renforcer la conscience en Europe de nos valeurs et de notre héritage culturel commun. L’Europe, c’est l’adhésion à des valeurs communes, de démocratie, de respect de l’Etat de droit et des libertés fondamentales, autant de valeurs pour lesquelles la Pologne a toujours été à l’avant-garde.

Aujourd’hui, j’entends certaines inquiétudes s’exprimer en Pologne et en Europe à propos de la réforme de la Justice. Sans vouloir intervenir dans les affaires intérieures de votre pays, je suis confiant dans la capacité des autorités polonaises à trouver une issue, grâce à un dialogue étroit entre la majorité et l’opposition et entre le gouvernement polonais et la Commission européenne.

Vous me permettrez également de faire état ici de la récente loi sur l’Institut de la mémoire nationale qui a fait polémique sur les camps d’extermination. Sans vouloir m’immiscer dans vos travaux, je voudrais vous livrer ma réflexion comme législateur ayant eu à examiner plusieurs lois dites mémorielles par le passé.  

A mon avis, le travail du législateur s’interrompt là où commence celui de l’historien. Ce dernier doit disposer d’une liberté absolue, pour « témoigner encore et encore », comme le soulignait le Président Jacques Chirac, le 16 juillet 1995, au Vel d’hiv, en commémorant la grande rafle à Paris parce qu’ils étaient Juifs  Français et étrangers.

Je peux vous dire que, comme le ministre Sigmar Gabriel, je n’ai pas le moindre doute sur la question de savoir qui est responsable des camps d’extermination, qui les a fait fonctionner pour tuer des millions de juifs européens : à savoir les Nazis.

Mes chers collègues,

La France, l’Allemagne et la Pologne ont une responsabilité majeure au sein de l’Union européenne. Par leur histoire, la géographie, leur poids démographique et économique, en matière diplomatique et militaire, nos trois pays ont vocation à jouer un rôle d’impulsion et de proposition, naturellement en liaison avec nos partenaires européens.

Alors que le Royaume-Uni a décidé de quitter l’Union européenne, il me paraît aussi fondamental de préserver l’unité des Vingt-Sept en évitant l’apparition de nouveaux murs d’incompréhension en Europe, de nouveaux clivages entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud.

Comme le disait le Pape Jean-Paul II, « l'Europe doit respirer avec ses deux poumons: celui de l'est et celui de l'ouest » et depuis 1990 nous devons veiller à cet équilibre.

Le « Triangle de Weimar », créé en 1991, représente un cadre privilégié de concertation entre la France, l’Allemagne et la Pologne. Avec le Maréchal du Sénat de Pologne, Stanislaw KARCZEWSKI et le Président du Bundesrat allemand, Stanislaw TILLICH, nous avons adopté, à Berne, le 21 octobre 2016, à l’occasion du 25e anniversaire du « Triangle de Weimar », une déclaration conjointe.

Face aux nombreux défis auxquels l’Union européenne est aujourd’hui confrontée, nous avons la conviction que c’est l’« esprit de Weimar » qui nous permettra de continuer de progresser ensemble.

Enfin, j’ai la conviction profonde que les Parlements nationaux, qui représentent les Peuples, ont un rôle essentiel à jouer pour rapprocher l’Europe et les citoyens et rendre son action plus efficace, plus légitime et mieux comprise.

Je pense en particulier au renforcement de leur rôle en tant que gardiens du respect du principe de subsidiarité afin que l’action de l’Union européenne se concentre sur l’essentiel, là où elle peut apporter une réelle « valeur ajoutée ».
Le Général de Gaulle disait, le 11 septembre 1967, lors de sa visite en Pologne :

« Polonais et Français, nous nous ressemblons tant et tant ! C’est vrai pour l’économie, la culture, la science. C’est vrai aussi pour la politique. De siècle en siècle, il n’arriva jamais que nos deux peuples se soient combattus. Le succès ou le malheur de l’un a toujours été liés au succès ou au malheur de l’autre … »

Vive la France !
Vive la Pologne !
Vive l’amitié franco-polonaise !