3. Un équilibre territorial, social et politique délicat

Si la Malaisie se définit comme un " merveilleux kaléidoscope ", c'est qu'en effet sa diversité est manifeste. Au risque de remettre en cause sa cohésion territoriale, sociale, voire politique ?

Dans l'ouvrage collectif " Crises en Asie du Sud-Est " 26 ( * ) on peut lire, en introduction :

" Foyer de peuplement et de dispersion des populations, depuis les temps les plus reculés, l'Asie du Sud-Est continentale pourrait bien être la région du monde la plus riche et la plus complexe sur le plan linguistique et ethnique [...] cette diversité conduit à l'apparition de mosaïques d'une extrême complication [...].

Deux courants migratoires, largement activés par la colonisation européenne, accentuent la complexité ethnique du Sud-Est asiatique : Indiens venus du Sud-Est de l'Inde (Tamoul) et Chinois originaires des régions côtières de la Chine du Sud et dont la diaspora tient un rôle essentiel dans l'économie régionale. Ne donnons qu'un exemple : la Malaisie, avec 11.733.000 Malais, 5.643.000 Chinois et 1.139.000 Indiens, à côté de proto-Malais (45.000) de Semoi (26.000) et de Negritos (1.500) ".

Cette diversité, présentée et souvent vécue comme une richesse, est toutefois source de divisions sociales et territoriales.

a) Le défi de l'aménagement et de la cohésion du territoire

La question de la cohésion et de l'équilibre territorial se pose de façon particulièrement vive en Malaisie. Rappelons que ce pays comporte deux parties distinctes, la Malaisie insulaire (les Etats de Sabah et Sarawak sont situés sur l'île de Bornéo, partagée entre la Malaisie, l'Indonésie et le sultanat de Brunéï) et la Malaisie péninsulaire . Les deux ensembles, séparés de plus de 800 kilomètres, sont inégalement développés (même si d'importants gisements de pétrole off shore ont été découverts au large du Sabah et du Sarawak). Historiquement, les deux Etats insulaires n'ont rejoint la fédération -qui s'appelait jusqu'alors la Fédération de Malaya- que dans un deuxième temps, pour constituer la Fédération de Malaisie (Malaysia) en 1963. Le gouvernement fédéral a d'ailleurs mis en oeuvre des politiques spécifiques pour ces deux Etats, qui témoignent de l'inégalité de développement entre les deux composantes.

Au sein même de la Malaisie continentale, la répartition de la population et le niveau de développement sont très inégaux. On peut parler, à la suite de certains auteurs, d'un " endroit " et d'un " envers " de la péninsule : la densité de peuplement est de 100 habitants/km² en moyenne à l'ouest (304 habitants/km² dans le Selangor ; 926 habitants/km² à Penang) ; elle est de moins de 60 habitants/km² à l'Est (22 habitants/km² dans le Pahang, au centre de la péninsule).

LA MALAISIE PÉNINSULAIRE : L'ENDROIT ET L'ENVERS 27 ( * )

L'Endroit est l'ouest de la péninsule. Ici se trouve la Rubber Belt (ceinture de caoutchouc, c'est-à-dire l'hévéaculture), où le palmier à huile joue, d'ailleurs, un rôle de plus en plus grand : la Northern Belt bénéficie, en outre, des plus importantes mines d'étain (Kinta Valley) avec Ipoh et de la présence de Penang avec son port de Georgetown : la Southern Belt, avec la capitale fédérale Kuala Lumpur possède aussi de l'étain. Mais l'Endroit, c'est également, dans Johor, des small holdings (petites exploitations) d'hévéas, des cultures de poivre et d'ananas -et aussi, au nord, dans Perlis et Kedah, une riziculture intensive, irriguée, mécanisée, produisant deux récoltes par an. C'est encore une pêche en mer, moderne, avec chalutiers en acier, produisant l'essentiel des 600.000 tonnes de poisson pêchées par la fédération. La population, dans cette région très urbanisée (Kuala Lumpur, Georgetown, Ipoh) est très mélangée, Chinois et Indiens l'emportant sur les Malais.

L'Envers est l'est de la péninsule, où la masse confuse des Terrengganu Highlands culmine à 2.190 mètres. L'essentiel de la population se groupe, dans les deux petits deltas septentrionaux de Kelantan et Terengganu, où les densités atteignent ou dépassent 200 habitants au kilomètre carré. Or, il s'agit de densités en grande partie rurales, bien que la population du Terrengganu, en voie d'industrialisation, soit urbaine à 42 %. Kota Bahru et Kuala Terengganu sont des villes modestes n'atteignant pas 200.000 habitants. La riziculture, ici prédominante, est médiocre. On obtient une seule récolte dans l'année. De ce fait, les deux deltas sont, dans l'aimable décor de leurs kampongs, abrités de cocotiers, surpeuplés. La pêche, traditionnelle, ici pratiquée, est une pêche littorale, par pièces. Le pays est entièrement malais, y compris les villes. Dans ces conditions difficiles, en dépit de la présence offshore de pétrole et de gaz naturel, le fondamentalisme musulman a fait son apparition.

Ces inégalités territoriales de développement sont d'autant plus problématiques qu'elles ont une évidente composante ethnique , les Malais étant relativement plus nombreux dans les zones rurales moins développées et les Chinois plus présents dans la Malaisie urbanisée et industrialisée de l'ouest de la péninsule.

Au cours de la mission effectuée par la délégation de la Commission des Affaires économiques, une interview 28 ( * ) du ministre du développement rural, Datuk Azmi Khalid, parue dans la presse, a parfaitement posé -bien qu'en termes voilés- les implications sociales et politiques des inégalités de revenus entre populations rurales (à dominante malaise) et urbaines . Le ministre déclarait en effet :

" Si on considère la situation multiethnique, cela peut être sérieux car les zones rurales sont surtout peuplées de certains groupes ethniques, alors que la majorité urbaine est faite d'un autre groupe. Ces groupes des zones rurales pauvres viennent dans les centres urbains, dans des quartiers d'habitat à faible loyer. Cette disparité peut être exploitée par certains et cela n'est pas sain pour le pays.

" [...] Pour la nation, ce n'est pas un problème complexe. Mais du point de vue ethnique, nous devons le régler au plus vite. Nous ne voulons pas que cette disparité [de revenus] se transforme en disparité ethnique ".

Cet article indique également que le développement spectaculaire de la Malaisie, en dépit des efforts pour le propager à l'ensemble de l'économie -300 millions de ringgits ont été alloués, lors du 7 e plan malaisien, à la réduction de la pauvreté- a accru les différences de revenus. Le ministre indique que pour lutter contre l'inégalité de développement entre zones rurales et urbaines, le Gouvernement malaisien a tenté, dans les années 1980, d'industrialiser certaines zones rurales, ce qui fut, dans certains Etats, un pari réussi. Mais l'absence d'infrastructures n'a pas permis que cette stratégie réussisse dans des Etats comme le Kelantan, le Terangganu ou le Sabah, où les taux de pauvreté 29 ( * ) sont de respectivement 19 %, 17 % et 16 % de la population, alors que dans l'ensemble du pays, la pauvreté a reculé du taux de 49 % en 1970 à 6,8 % de la population en 1999, les personnes les plus pauvres (the " hardcore poor ") représentant au total, toujours d'après les statistiques malaisiennes, citées dans cet article, 1,6 % de la population.

* 26 Sous la direction de Philippe Richer, Presses de Sciences Po - 1999.

* 27 Source : Article de Jean Delvert : " Le milieu et les ressources ", in " La Malaisie ", Encyclopedia Universalis.

* 28 " Rural-urban income gap can become unhealthy " The Sun ; January 14, 2001.

* 29 D'après des chiffres malaisiens cités par le ministre dans l'entretien précité, dont le mode de calcul n'a pas été précisé.

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