N° 387

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2002-2003

Annexe au procès-verbal de la séance du 9 juillet 2003

RAPPAORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) à la suite d'une mission effectuée au Caire du 29 juin au 3 juillet 2003 par une délégation de la commission,

Par M. Robert DEL PICCHIA,
Mme Maryse BERGÉ-LAVIGNE et M. Serge VINÇON,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : M. André Dulait, président ; MM. Robert Del Picchia, Jean-Marie Poirier, Guy Penne, Michel Pelchat, Mme Danielle Bidard-Reydet, M. André Boyer, vice-présidents ; MM. Simon Loueckhote, Daniel Goulet, André Rouvière, Jean-Pierre Masseret, secrétaires ; MM. Jean-Yves Autexier, Jean-Michel Baylet, Mme Maryse Bergé-Lavigne, MM. Daniel Bernardet, Pierre Biarnès, Jacques Blanc, Didier Borotra, Didier Boulaud, Jean-Guy Branger, Mme Paulette Brisepierre, M. Ernest Cartigny, Mme Monique Cerisier-ben Guiga, MM. Paul Dubrule, Hubert Durand-Chastel, Mme Josette Durrieu, MM. Claude Estier, Jean Faure, Philippe François, Jean François-Poncet, Philippe de Gaulle, Mme Jacqueline Gourault, MM. Emmanuel Hamel, Christian de La Malène, René-Georges Laurin, Louis Le Pensec, Mme Hélène Luc, MM. Philippe Madrelle, Serge Mathieu, Pierre Mauroy, Louis Mermaz, Mme Lucette Michaux-Chevry, MM. Louis Moinard, Xavier Pintat, Jean-Pierre Plancade, Bernard Plasait, Jean Puech, Yves Rispat, Roger Romani, Henri Torre, Xavier de Villepin, Serge Vinçon.

Moyen-Orient.

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

Du 29 juin au 3 juillet dernier, une délégation de votre Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, composée de MM. Robert Del Picchia, vice-président, Mme Maryse Bergé-Lavigne et M. Serge Vinçon, s'est rendue en Egypte -au Caire et à Alexandrie.

La délégation entendait, à cette occasion, recueillir l'analyse des responsables égyptiens sur les événements en cours au Proche et au Moyen-Orient, en particulier la situation en Irak et les conditions de réussite de la « feuille de route » pour un nouveau processus de paix entre Israéliens et Palestiniens : quel rôle l'Egypte pourrait-elle continuer à tenir pour contribuer à rétablir la confiance entre les deux parties, de quelle marge d'action réelle dispose-t-elle, son alliance privilégiée avec les Etats-Unis n'excluant pas de profondes divergences d'approche entre les deux pays sur la meilleure stratégie à suivre, tant pour la mise en oeuvre de la feuille de route que sur l'évolution à conduire en Irak ? Sur ces deux dossiers centraux pour la région, on sait en revanche l'étroite coopération et la proximité de vues qui unissent l'Egypte à la France.

Il s'agissait également d'apprécier les enjeux internes de l'Egypte, lourdement affectée par le contexte géopolitique, aussi bien dans ses structures économiques, qu'elle a commencé à réformer, que potentiellement dans ses équilibres politiques et sociaux.

Enfin, tant au Caire qu'à Alexandrie, la délégation a pu mesurer l'importance et l'ambition de notre coopération culturelle, scientifique et technique dans ce pays, centrée notamment sur la promotion de notre langue, mais aussi l'éducation, la formation supérieure et l'assistance technique dans des domaines clés du développement (l'agriculture, l'eau) et la modernisation de l'Etat.

Le séjour de votre délégation et l'intérêt des rencontres qui lui ont été ménagées doivent beaucoup à l'ambassadeur de France en Egypte, M. Jean-Claude Cousseran, au responsable du poste d'expansion économique, M. Hervé Piquet, ainsi qu'à M. Gilles Gauthier, Consul général de France à Alexandrie.

I. LES ENJEUX D'UNE RÉFORME ÉCONOMIQUE SUSPENDUE

A. LA NÉCESSITÉ DE LA CROISSANCE POUR UNE ÉCONOMIE EN TRANSITION

Depuis trois ans, l'économie égyptienne traverse une crise aiguë et la croissance ne devrait pas dépasser 2 % en 2003 alors que l'inflation est repartie à la hausse. Les soubresauts régionaux -conflit israélo-palestinien, guerre en Irak- pèsent sur la confiance et la visibilité de la stratégie économique, indispensables à l'investissement, notamment étranger . Les facteurs externes ne sont pas seuls en cause : la priorité accordée par le Gouvernement à la stabilité sociale l'a conduit à freiner les réformes engagées au début des années 90. Durant cette période l'Egypte avait connu une phase de croissance élevée (5,5 %), aidée en cela par l'annulation ou le report d'une large partie de sa dette extérieure après la guerre du Golfe de 1991.

Le gouvernement égyptien, qui entend faire repartir l'économie par la relance des exportations, a décidé, en janvier 2003, de laisser flotter la monnaie nationale , après les dévaluations de 2001. Le système d'un ancrage de la livre égyptienne au dollar, contesté par les institutions financières internationales, constituait une rigidité de plus sur l'équilibre de la balance commerciale. Pour autant, malgré la dévaluation enregistrée depuis cette décision -25 %-, les exportations n'ont pas enregistré le sursaut escompté dans la mesure où les réformes nécessaires n'ont pas été parallèlement relancées. Les importations, qui restent essentielles pour le pays -alimentation, biens d'équipement- ont été renchéries, contribuant à réduire encore les réserves en devises . Le déficit budgétaire grandissant, le niveau atteint par la dette publique interne sont autant de facteurs supplémentaires de rigidité.

L' immobilisme économique que connaît actuellement l'Egypte traduit le souci des responsables égyptiens d' écarter les risques de contrecoups sociaux que ne manquerait pas d'accompagner une accélération des réformes et qui, en retour, pourrait déstabiliser l'équilibre politique et institutionnel.

1. L'impératif social de la croissance économique

Le pays voit arriver chaque année quelque 700.000 jeunes sur le marché de l'emploi, notamment du fait d'une croissance démographique qui, en dépit d'une relative stabilisation, reste forte (autour de 2 % par an). Or, une croissance annuelle d'au moins 6 % est nécessaire pour faire face à ce défi, à l'heure où le pays compte déjà 20 % de chômeurs.

Une croissance soutenue est également nécessaire au maintien d'une stabilité sociale interne qui constitue la priorité des dirigeants . Une croissance faible ne peut que contribuer à la paupérisation du plus grand nombre , rendant par ailleurs toujours plus difficile le financement des dispositifs de subventions publiques destinés à garantir un minimum aux plus démunis. Le taux de pauvreté (moins de 2 dollars par jour) atteint aujourd'hui 20 % de la population. En revanche, l'existence d'un secteur économique « informel », estimé à quelque 40 % de l'économie du pays, constitue, dans l'actuelle période de récession, un « filet social » qui peut être à même de prévenir ou de retarder le risque d'explosion sociale.

Les premières mesures de libéralisation ont certes porté leurs fruits , notamment en permettant l'émergence d'un milieu d'affaires et même l'enrichissement d'un petit nombre ; il reste que, pour une large part de la population, en particulier dans les zones rurales et dans le sud du pays , la pauvreté demeure et s'est même aggravée.

Le secteur de l'éducation est révélateur d'un système qui génère encore l'inégalité : d'après la Commission économique de l'ONU pour l'Afrique, le taux d'alphabétisation des adultes (55 %) favorise les hommes aux dépens des femmes ; le taux de scolarisation dans le primaire atteint certes 99 % mais tombe à 51 % dans le secondaire. L'enseignement supérieur a progressé et le système universitaire égyptien est l'un des plus vastes de l'Afrique et du Moyen-Orient. Cependant si tous les élèves diplômés de l'enseignement secondaire sont admis dans les universités, les débouchés sont loin de répondre aux attentes. Le marché du travail ne peut absorber la demande des étudiants fraîchement issus de l'université, révélant une profonde inadaptation des qualifications aux offres du marché -55 % des chômeurs sont bacheliers-.

L'économie égyptienne doit également se préparer à sortir d'une économie de rente .

Le pays s'est longtemps habitué à une économie bénéficiant de ressources importantes liées en particulier au secteur des services qui représente la moitié du PIB égyptien. Ces « rentes » sont fondées sur trois éléments : le tourisme, le canal de Suez, les revenus de l'émigration . Il convient d'y ajouter une aide internationale massive et régulière.

Ainsi, de 1996 à 2001, l'Egypte a reçu, en moyenne annuelle, 11 milliards de $ au titre de cette « rente financière » (13 % du PIB), soit 3,5 milliards de $ provenant des Egyptiens émigrés, 3,5 milliards de $ au titre des revenus du tourisme, 1,8 milliard de $ liés au canal de Suez et quelque 2 milliards de $ d'aide civile et militaire de la part des Etats-Unis, sans oublier l'assistance de l'Union européenne dans le cadre de Méda II, soit 400 millions d'euros sur 2002-2004. Or, certaines de ces sources sont fragiles : c'est le cas de l' émigration égyptienne qui amorce un recul, notamment dans les pays du Golfe, face à la concurrence d'une main-d'oeuvre asiatique mieux formée, mais c'est aussi et surtout le cas du tourisme , particulièrement sensible à la situation politique régionale et dont les revenus ont été affectés par les attentats -en 1997 en Egypte même et le 11 septembre aux Etats-Unis, voire par la guerre d'Irak. Cela étant, le tourisme, qui a d'ailleurs recouvré un meilleur niveau ces derniers mois, conserve, à terme, un potentiel de développement élevé, si l'on compare les 5 millions de touristes qui visitent chaque année le pays aux 70 millions qu'accueille annuellement la France. Quant aux revenus liés aux ressources pétrolières , ils sont en décroissance régulière.

2. Une modernisation suspendue

En 1996, au moment où l'Egypte traversait une forte embellie économique, a été lancé un programme de modernisation et de libéralisation dont les principes directeurs avaient été définis en 1991, conjointement avec le FMI.

Les réformes préconisées par ce dernier visaient l'élimination des subventions , la libération des prix des biens de consommation, la suppression des obstacles non tarifaires , la privatisation industrielle . Il plaidait aussi pour la réduction du déficit budgétaire et la mise en oeuvre de réformes fiscales ainsi que monétaires -notamment la dévaluation de la livre . Plusieurs de ces mesures ont été effectivement engagées : fin des subventions, notamment celles sur le sucre, les huiles alimentaires, les produits laitiers. Plus décisive, la procédure de privatisation a commencé qui vise à terme le transfert au privé de 314 entreprises publiques. A ce jour cependant, seules 190 des entreprises ciblées ont changé de main. Parmi celles qui restent à privatiser, plusieurs sont simplement sinistrées, d'autres relèvent de secteurs jugés stratégiques -les télécoms, les transports ; enfin le secteur bancaire public n'a pas été encore privatisé - et les 4 plus grandes banques du pays, qui représentent 60 % des actifs bancaires, sont propriété de l'Etat, alors même que la restructuration de ce secteur est une nécessité.

Bien que les responsables égyptiens aient pris sincèrement conscience de la nécessité d'une transition vers la libéralisation et la modernisation des structures économique, la logique de cette démarche les conduit à rompre avec une tradition dirigiste héritée de la période nassérienne et des débuts de l'ère Sadate, où l'Etat était au coeur des décisions industrielles, commerciales et sociales, par le biais -notamment- d'un vaste système de redistribution. Elle affecte aussi certains intérêts représentés dans les cercles dirigeants : ainsi un projet de réglementation de la situation des monopoles, régulièrement différé, n'a pas encore été examiné par le Parlement.

Cette conception volontariste d'un rôle clé de l'Etat dans le domaine économique n'a pas disparu : certaines des privatisations réalisées dans les secteurs stratégiques n'ont été que partielles, l'Etat s'étant attaché, pour certaines entreprises partiellement cédées au privé, à conserver une minorité de blocage. La réticence à intégrer le secteur bancaire dans le mouvement s'explique également par le souci de l'exécutif de garder la haute main sur un levier essentiel de l'économie du pays. Enfin, là encore, les incidences sociales potentielles d'une restructuration en profondeur de l'économie incitent à la prudence un gouvernement pour lequel la préservation de la stabilité sociale, et donc politique, constitue une priorité. Un projet d'allègement de certaines dispositions du code du travail est ainsi également régulièrement reporté. De fait, les premières privatisations ont conduit à de nombreux licenciements. Dans le secteur agricole, la libéralisation des loyers de la terre, en 1997, avait également bouleversé une large partie de la société rurale.

Dans le même esprit, une réforme de l'Etat est nécessaire. Si l'Egypte compte déjà 5,5 millions de fonctionnaires, l'Etat y crée chaque année quelque 100.000 nouveaux postes par an. Le recours à la dépense publique représente un autre aspect des leviers d'action de l'Etat sur l'économie et plus encore sur la situation sociale : le poids des subventions des produits de première nécessité, essentiellement le pain « baladi », celui de la couverture des pensions figurent parmi les dépenses incompressibles -à cet égard, la capacité à terme du système de couverture des pensions n'est pas assurée et figure parmi les réformes à venir. Il faut y ajouter les dépenses en infrastructures et surtout les méga-projets d'aménagement du territoire (Tochka, Sinaï 1 ( * ) ).

Le niveau du déficit budgétaire atteint, par un recours massif à l'emprunt par l'Etat, un niveau élevé -6 % du PIB- qui pèse sur les autres données économiques -taux d'intérêt élevé, assèchement de l'épargne, faiblesse de l'investissement privé. L'ampleur des dépenses publiques, fondées sur un louable souci de développement pour ce qui est des dépenses d'aménagement du territoire, ne diminuera pas à terme. Le niveau des recettes, en revanche, aujourd'hui obéré par une évasion fiscale importante et un système fiscal inéquitable, pourrait s'améliorer avec l'engagement d'une profonde réforme de la fiscalité .

La pérennisation d'un niveau élevé de dépenses publiques impliquera également une amélioration de la qualité de celle-ci : si les secteurs éducatif et sanitaire captent une large part des financements de l'Etat, ces deux domaines n'en apparaissent pas moins inadaptés aux besoins. La contrepartie inévitable, pour ce qui est de l'éducation, en est la multiplication des écoles privées et payantes, au profit des couches les plus aisées. C'est aussi l'opportunité, pour la mouvance islamique, forte de ses quelque 4 500 organisations caritatives, de se développer dans ce secteur stratégique.

3. Développer les potentiels agricoles et industriels

L' agriculture, qui ne s'exerce que sur 4 % du territoire, demeure un secteur clé de l'économie égyptienne : contribuant à hauteur de 17 % du PNB, elle assure 28 % de l'emploi et représente 14 % du total des marchandises exportées. La réforme agraire de 1992 a permis aux propriétaires de libérer leurs loyers, conduisant à un remembrement des exploitations et la modernisation des techniques de culture . De même, la libéralisation a entraîné la cessation des subventions aux entrants et la liberté des prix, sauf sur le coton et la canne à sucre. Elle bénéficie par ailleurs d'un système, qui ne sera pas cependant nécessairement pérenne en termes de rationalité économique : l'énergie est fournie à faible coût et l'accès à l'eau est gratuit -or 60 % des rares ressources en eau du pays est dédié à l'agriculture. La politique de bonification des terres a permis déjà l'extension de la surface cultivable -dans l'attente de l'aboutissement du méga-projet de Tochka ; l'horticulture et la production de fruits et légumes ont largement progressé : presque auto-suffisante désormais pour ces produits, l'Egypte détient dans ces filières une forte opportunité d'exportation , au-delà du coton et du riz prééminents jusqu'à présent. Cependant, globalement, même si le pays est parvenu à réduire l'écart entre offre et demande internes de produits alimentaires, il reste étroitement dépendant de l'extérieur pour les produits agricoles et les denrées vivrières et doit notamment procéder à des importations massives de blé dont elle est le plus gros importateur au monde.

Le secteur industriel , pour sa part, représente 20 % du PNB et 14 % de l'emploi : il reste cependant centré sur quelques activités : le textile, l'habillement, les produits alimentaires, le mobilier et la métallurgie. Le secteur pharmaceutique, l'électronique, l'assemblage automobile ont cependant récemment progressé.

Alors que 95 % des entreprises du secteur privé non agricole sont des PME, celles-ci souffrent des difficultés d'accès au crédit , qui ne leur permettent pas d'investir pour leur développement. Par ailleurs, à l'exception de certains secteurs comme le textile, beaucoup de ces entreprises ont été affectées par la dévaluation de la livre, alors qu'elles doivent importer pour produire.

Dans la stratégie prioritaire de développement des exportations , le rôle potentiel des PME pourrait être considérable : la part des PME dans les exportations non agricoles égyptiennes ne serait que de 1 % en Egypte, contre 50 % en Inde. La diversification du secteur industriel et la recherche d'une meilleure compétitivité des produits sont essentielles à cet égard.

Comme le relève la Commission économique des Nations Unies pour l'Afrique dans son dernier rapport, même si la libéralisation du début des années 1990 et la privatisation ont contribué à la diversification du cadre industriel égyptien, ce secteur reste, par rapport à des économies comparables, en-deçà de son potentiel quant à sa contribution aux exportations (37 % en 2000 contre 59 % en moyenne pour d'autres pays à revenus intermédiaires 2 ( * ) ), ou même quant à sa croissance.

B. LA MISE EN oeUVRE D'UNE STRATÉGIE POUR L'AVENIR

1. Les grands projets d'infrastructures

Le Président égyptien s'attache à initier de « grands travaux » d'infrastructure (les méga-projets), destinés à répondre aux nombreux défis économiques et sociaux du pays : favoriser la croissance et créer des emplois, diversifier les exportations, notamment agricoles, et contribuer à réduire, dans la vallée du Nil et dans le delta, la densité de population en « conquérant » des espaces désertiques par d'audacieux -et coûteux- projets d'irrigation et de développement de pôles de peuplement. Le méga-projet de Tochka est emblématique à cet égard.

Ce projet consistera à détourner 5 milliards de m 3 d'eau par an à partir du lac Nasser, par un canal à creuser (canal Cheikh Zayed), vers les oasis situées dans le Désert occidental (oasis de Kharga, Dakhla et finalement Farafra). Le canal suivra une série de dépressions et devrait permettre l'irrigation d'environ 420.000 hectares de terres désertiques dont la mise en culture devrait être assurée, selon le souhait du gouvernement égyptien, par des opérateurs privés. Il permettra d'accroître de façon significative la superficie des terres cultivables du pays.

La société saoudienne KADCO, dirigée par le Prince Al-Waleed, a acheté 350.000 ares de terre dans la « zone de développement de la Nouvelle Vallée ». Les intentions de KADCO sont de consacrer plus de 50 % de cet espace à la culture du blé et du coton. Mais l'essentiel de ses revenus est sensé provenir de l'exportation de pamplemousse (30 %) et de citron (20 %). Le plan de développement conçu par KADCO est le plus important et le plus avancé du projet Tochka et est considéré comme le meilleur atout de l'ensemble du projet.

Le projet de « canal de la paix », dans le Sinaï, relève de la même ambition :

Reliant le Nil, près de son embouchure, au désert du Sinaï, en passant sous le canal de Suez, ce canal -260 km- devrait permettre d'irriguer quelque 260.000 hectares ; le coût a été estimé à 2 milliards de dollars.

Au total, ces deux grands projets pourraient permettre de porter à terme la superficie cultivée du pays, selon certaines prévisions, de 6 % à près de 20 %.

2. La valorisation du potentiel énergétique : l'exemple du gaz naturel

La découverte de gisements de gaz naturel dans les années 80 vient à point nommé pour engager une substitution progressive au pétrole -dont les gisements s'épuisent- à la fois dans l'intérêt de l'Egypte elle-même, aux fins d'utilisation domestique, et pour accélérer et conforter sa recherche de débouchés à l'exportation . L'existence de très importantes réserves prouvées et probables dans le pays -165 milliards de m 3 -, justifie que l'Egypte se donne une politique ambitieuse dans le secteur et en fasse un des axes de son développement.

La voie du gazoduc, pour l'acheminement, a été privilégiée dans le cadre interarabe. En juillet dernier, le président égyptien et le roi de Jordanie ont inauguré le gazoduc sous-marin reliant les deux pays qui permettra l'exportation du gaz égyptien vers la Jordanie puis la Syrie, le Liban et, à terme, l'Europe . D'ici 5 ans, l'exploitation de ce gazoduc pourrait apporter à l'Egypte 500 millions de $ par an.

La liquéfaction du gaz est également mise en oeuvre, notamment pour son exportation vers l'Espagne mais également vers la France : le contrat conclu par Gaz de France en octobre 2002, et qui sera mis en oeuvre fin 2005-début 2006, porte sur l'achat, sur 20 ans, de 4,3 milliards de m 3 par an. A terme, 10 % de l'approvisionnement de la France en GNL proviendra d'Egypte.

3. L'ouverture régionale et internationale

L'insertion de l'économie égyptienne dans son environnement régional et le développement de ses échanges avec les principaux pôles industriels du monde est l'un des enjeux de sa modernisation.

Le principal défi à relever pour l'Egypte à cet égard est de développer ses exportations . A la fois quantitativement -les exportations égyptiennes représentent structurellement 2 à 3 fois moins que les importations-, et qualitativement  -les principaux produits exportés (pétrole, coton, produits agricoles) les rendent très vulnérables aux évolutions des cours mondiaux. En dépit d'avantages comparatifs certains  -dévaluation de la monnaie, faible coût de la main d'oeuvre-, l'Egypte parvient difficilement à améliorer la compétitivité de ses produits , démarche indissociable de la restructuration profonde et de la modernisation de l'économie égyptienne et que ne peut qu'encourager la conclusion d'accords commerciaux multilatéraux.

• L'accord d'association Egypte-Union européenne

C'est dans ce cadre que s'inscrit la conclusion, en juin 2001, et la ratification en avril 2003 par le Caire, après de longues et difficiles négociations, de l'accord d'association Egypte-Union européenne, concrétisation, comme les autres accords méditerranéens du même type, du partenariat décidé à la conférence de Barcelone de 1995 qui doit aboutir, vers 2010, à une zone de libre-échange avec 12 pays méditerranéens.

Cet accord prévoit en effet la création, en 2010, d'une zone de libre-échange pour les marchandises avec, dans un premier temps, des mesures « asymétriques » en faveur des produits égyptiens et la mise à niveau des entreprises égyptiennes pour accroître leur compétitivité avant l'échéance, grâce à un programme spécifique de 250 millions d'euros.

Les droits de douane devront être démantelés d'ici 10 à 12 ans, avec des échéances variables en fonction des secteurs.

• L'Egypte et les accords commerciaux régionaux

L'Egypte a adhéré, en 1999, au Marché Commun des Etats d'Afrique Orientale et Australe (COMESA) qui regroupe 29 pays. 9 d'entre eux -dont l'Egypte 3 ( * ) - ont décidé, en octobre 2000, de se regrouper dans une zone de libre-échange.

De la même manière, avec 15 des 22 membres de la Ligue arabe, l'Egypte s'est engagée à supprimer progressivement ses droits de douane d'ici à 2005. Elle est également partie au processus d'Agadir, constitué en vue d'un accord de libre-échange avec la Jordanie, la Tunisie et le Maroc, qui s'inscrit dans l'encouragement de l'Union européenne pour l'intégration régionale.

Enfin, l'Egypte est partie à la Communauté des Etats sahélo-sahariens (COMESSA) créée en 1998 à l'initiative de la Libye et qui rassemble 18 Etats membres 4 ( * ) .

Certes, certains de ces accords révèlent davantage un volontarisme politique , quant à la détermination de l'Egypte à s'insérer dans son environnement régional, qu'ils ne promettent d'avancées économiques et commerciales majeures. Ainsi met on en avant souvent la non-complémentarité des économies arabes et africaines, dont les produits sont très similaires, ainsi que les problèmes politiques qui concourent à entraver le développement des échanges. Enfin, la multiplication des règles tarifaires , en fonction des accords passés, est de nature à compliquer encore la gestion douanière des mouvements commerciaux.

• L'OMC, un levier supplémentaire pour la libéralisation économique intérieure

Membre influent de l'organisation depuis sa création en 1995, l'Egypte s'attache à y promouvoir les intérêts des pays en développement et, en particulier, à y exercer une influence spécifique au sein du continent africain. Réticente sur les thèmes de la concurrence et de l'environnement, elle a fait preuve d'ouverture dans les négociations sur l'investissement. Dans les négociations de Cancun, elle a été partie au groupe des 22 pays en développement (G22), qui combattent le maintien de subventions agricoles aux Etats-Unis et en Europe.

Il reste qu'au quotidien la lourdeur des procédures douanières entrave le travail des sociétés étrangères opérant en Egypte ; en dépit des lois récemment adoptées, il en est de même de l'application fréquente du principe de préférence nationale , ou du recours à des mesures tarifaires de protection conjoncturelles de certaines industries locales -comme le prêt-à-porter- en contravention avec les engagements souscrits.

Cela étant, dans le cadre des négociations à l'OMC sur les services ou la concurrence, des dispositions législatives internes pourraient concourir utilement à la nécessaire modernisation, dans ces différents domaines, de l'économie égyptienne.

II. UNE VIE POLITIQUE INTERNE FIGÉE, UNE DIPLOMATIE RÉGIONALE ACTIVE

A. LES APPARENCES D'UNE « DÉMOCRATIE ÉMERGENTE », LA RÉALITÉ D'UN RÉGIME AUTORITAIRE CENTRALISÉ

Les institutions politiques égyptiennes reposent sur la Constitution de 1971, élaborée par le Président Sadate, parvenu aux responsabilités l'année précédente, à la mort de Gamal Abdel Nasser (28 octobre 1970).

Elle définit un régime présidentiel « socialiste et démocratique », aux termes duquel c'est le Parlement qui, formellement, désigne le Président de la République : le candidat doit recueillir les 2/3 des voix de l'Assemblée, après quoi, la désignation -pour un mandat de six ans- doit être approuvée par référendum.

La Constitution prévoit également qu'en cas de vacance du pouvoir, l'intérim est assuré par le président de l'Assemblée du peuple qui doit organiser, dans les 90 jours, l'élection d'un nouveau président. Si, depuis 1952, la succession du président décédé -Nasser en 1970, Sadate en 1981- a été assurée par le vice-président -respectivement Sadate puis Moubarak- la mise en oeuvre de ce mécanisme, aujourd'hui, dans l'éventualité d'une vacance du pouvoir présidentiel est plus qu'aléatoire. Depuis 23 ans qu'il exerce la fonction suprême, le Président Moubarak s'est refusé à désigner un ou plusieurs vice-présidents, comme la Constitution lui en laisse la possibilité. Le débat sur la succession est donc dans tous les esprits, même si son évocation publique constitue un tabou interne fort. Deux options sont le plus souvent formulées : une candidature du fils du président, Gamal Moubarak, formé à l'université américaine et proche des Etats-Unis, il se veut ouvert à la libéralisation économique et représente une génération nouvelle favorable à la modernisation du pays. Son influence est croissante au sein du PND, le parti au pouvoir.

L'autre élément de l'alternative serait la désignation d'un militaire. Même si l'armée n'est plus l'élément central du régime -en dépit de l'importance du budget militaire- auquel s'ajoutent les 2/3 de l'aide américaine globale annuelle- certains de ses représentants jouent un rôle central dans la gestion politique du pays, au coeur du pouvoir réel, en particulier le responsable des renseignements militaires, le Général Omar Solimane.

Les pouvoirs constitutionnels du président en font la source exclusive de l'autorité : il propose les lois, peut légiférer par décret, opposer son veto à un texte du Parlement et peut dissoudre ce dernier. Il nomme le Premier ministre, les 26 gouverneurs de province, dix des 454 députés de l'Assemblée du peuple et un tiers des 210 membres du Conseil consultatif -la Chambre haute.

La réalité du pouvoir se situe dans l'entourage direct du président , composé de conseillers dont, dans des domaines essentiels -économie, diplomatie...), les compétences et l'influence dépassent souvent celles des ministres en titre.

1. Multipartisme et Parlement

Si la « mécanique » démocratique est en place, -des élections ont lieu régulièrement-, elle ne permet pas, loin s'en faut, de contrecarrer la réalité autoritaire du régime. L'apparition du « multipartisme » depuis 1976 a surtout répondu à une stratégie de l'exécutif tendant à constituer, à travers l'autorisation de nouveaux partis, un multipartisme formel qui fait que « l'opposition légale n'est pas légitime et l'opposition réelle n'est pas légale » 5 ( * ) . L'essentiel des 14 partis existants autour du Parti gouvernemental (PND, Parti national démocratique), sont plus ou moins la création du pouvoir -à l'exception du parti Néo-Wafd, et du parti nassérien, dont l'ancrage historique est fort-. Parmi les partis représentés à l'Assemblée, outre le PND -388 députés à l'Assemblée du peuple-, on compte, dans le cadre de « l'opposition légale », 16 parlementaires, dont le Néo-Wafd -5 députés- le plus influent en audience, qui rassemble dans la bourgeoisie et les milieux d'affaires, le Parti national unioniste progressiste (marxiste, anti-islamiste) -6 sièges- ; le Parti nassérien -4 sièges- favorable à un rôle central de l'Etat dans l'économie, partisan du panarabisme et de la lutte contre Israël ; le Parti libéral (Al Ahrar) , 1 siège.

Surtout, sur les 39 élus « indépendants » aux dernières élections de 2000, 17 sièges représentent l'association des frères musulmans, officiellement interdite en 1954 mais tolérée de fait et qui constitue la réelle base de l'opposition au régime.

2. La donnée islamique en Egypte

Avec près de 90 % de musulmans sur une population de quelque 67 millions d'habitants, l'Islam tient une place centrale en Egypte. La Constitution elle-même précise que l'Islam est la religion de l'Etat et que les principes de la loi islamique -la charia- constituent une source principale de la législation (art. 2). Si elle reconnaît, en théorie, la liberté religieuse, « les citoyens sont égaux devant la loi, sans distinction de race, d'origine, de religion ou de croyance » (art. 40), et prévoit que l'Etat garantit la liberté de croyance et la liberté de l'exercice du culte (art. 46), d'innombrables discriminations affectent la vie des chrétiens d'Egypte (8 millions, dont 5 millions de coptes orthodoxes) dont beaucoup choisissent l'émigration.

Au-delà de cette mention constitutionnelle, l'Islam occupe une place centrale dans le fonctionnement social, politique et intellectuel du pays dans la cadre d'institutions que l'Etat s'efforce de contrôler : ainsi en est-il du ministère des Waqfs (biens religieux) dont la double mission est de propager le message islamique en Egypte et à l'étranger et de secourir les pauvres par des oeuvres de bienfaisance ; le Mufti de la République (actuellement Ahmed Al Tayeb) est nommé par décret présidentiel. Il doit se prononcer sur la conformité à l'Islam des décisions des autorités de l'Etat et sur les questions de société ; enfin la mosquée/université d'Al Azhar est une référence de l'Islam dans le monde, dont le Grand Imam -Cheikh Al Tantawi, est également nommé par le président.

La Confrérie des frères musulmans , créée en 1928 et interdite par Nasser, en 1954, représente aujourd'hui une force d' opposition réelle fondée sur un projet d'islamisation non violente de la société, tendant à « donner un contenu islamique à la modernité plus que d'opérer un retour aux sources » 6 ( * ) . Présents dans de nombreux ministères sociaux, la justice, la banque et l'université, ils s'inscrivent dans des structures caritatives de proximité médicales ou éducatives -servis en cela par le délabrement du secteur public en ces deux domaines-, animent des corporations professionnelles et gèrent des organes de financement.

L' islamisme violent , étranger à la confrérie, a cependant lourdement touché l'Egypte dans les années 1990, après l'assassinat du Président Sadate en 1981, puis à travers l'action de deux mouvements aujourd'hui presque totalement éradiqués après une répression sévère : la Jamaa islamiya et le Jihad . Ces deux mouvement ont perpétré des assassinats d'hommes politiques, de coptes, de policiers, de touristes -en particulier celui de 58 touristes, essentiellement suisses, en 1997. Durant cette période, le conflit entre le pouvoir et ces groupuscules a causé quelques 1 200 morts.

Aujourd'hui écarté, cet islamisme violent a incité la Confrérie des frères musulmans à s'intégrer dans le modus vivendi que lui propose le pouvoir : une tolérance de fait de ses activités, dont les limites peuvent se manifester par à-coups, au rythme des actions judiciaires, des arrestations ou des législations restrictives sur l'activité des associations qu'ils animent.

3. La question des droits de l'homme

Vivant depuis 21 ans sous l'empire de l' état d'urgence -qui exclut rassemblements et manifestations-, l'Egypte apparaît tiraillée entre, d'une part, une riche tradition juridique , calquée d'ailleurs en partie sur le droit français, une relative indépendance judiciaire et, d'autre part, une pratique souvent attentatoire aux droits et libertés fondée sur la crainte d'un retour de l'islamisme violent qui pourrait déstabiliser le pays. Les procès intentés contre des militants islamistes l'ont été dans le cadre de tribunaux militaires où l'influence du Gouvernement est prépondérante et qui ne prévoient pas de possibilités d'appel. Plusieurs militants sont maintenus en longue détention sans jugement et le recours à la torture est par ailleurs souvent dénoncé.

Une liberté d'expression existe, notamment dans les organes de presse, mais elle ne doit pas dépasser certaines limites ou aborder certains sujets tabous, -notamment la question de la succession du président ou celle de la situation faite aux coptes-.

Plusieurs procès concernant les droits de l'homme ont suscité l'attention critique de la communauté internationale : ainsi du procès du Queen boat , mettant en cause 23 homosexuels. Leur première condamnation par la Cour de Sûreté de l'Etat avait été annulée par le Président Moubarak au motif que l'incrimination de « débauche » relevait de la compétence d'un tribunal ordinaire. Le nouveau procès, ouvert en juin 2002, a abouti, le 15 mars 2003, à une condamnation, aggravant les peines initiales, de trois ans de prison et de trois ans de contrôle judiciaire. En appel, la Cour a, après de nombreux rebondissements, acquitté 21 des personnes poursuivies.

Le procès de Saad Eddine Ibrahim : cet intellectuel égypto-américain, directeur d'un centre de recherche plaidant pour le développement de la société civile en Egypte, est tombé en disgrâce pour avoir notamment, dans ses travaux, dénoncé la situation faite à la minorité copte et évoqué la succession du chef de l'Etat. Après trois procès intentés contre lui en 2000, il fut condamné à sept ans de prison avant d'être finalement acquitté en mars 2003. Cette affaire a été l'occasion, pour les Etats-Unis, d'exprimer leur mécontentement croissant à l'égard du Caire et l'acquittement de Saad Eddine Ibrahim n'est évidemment pas étranger aux pressions, notamment financières, exercées par Washington.

Enfin, une récente loi de juin 2002 sur les organisations non gouvernementales , contestée par les ONG égyptiennes et internationales permet d'interdire de recevoir des financements étrangers sans autorisation des pouvoirs publics et autorise la dissolution d'une association sans contrôle judiciaire.

La problématique du progrès de l'Etat de droit en Egypte, tant sur le plan des institutions et de la pratique politique que sur celui des libertés publiques globalement s'insère dans le débat plus général de la réforme du monde arabe vers une meilleure « gouvernance ».

Ce débat a été ouvert en 2002 par le rapport du PNUD sur le monde arabe qui identifiait ses retards économiques, sociaux et politiques. En parallèle, est intervenue la réforme de l'Autorité palestinienne, première application concrète d'une évolution imposée par la communauté internationale vers plus de transparence et plus de démocratie à l'intérieur d'une entité politique arabe, comme condition à sa participation, en tant que telle, au processus de paix et au soutien international.

Dans le même esprit, les Etats-Unis, dans la suite des attentats du 11 septembre 2001, avec la Middle East Partnership Initiative (MEPI), ont décidé de mettre en oeuvre une structure d'assistance administrative à la démocratie dans les pays arabes par une action sur l'économie, la transformation sociale et l'éducation.

Dans la forme, cette démarche a pu être perçue par les sociétés arabes concernées comme « imposée » et unilatérale. Sur le fond, elle correspond à l'initiative élaborée, mais dans un cadre de partenariat, par l'Union européenne, en 1995 : le « processus de Barcelone » se veut aussi un soutien à la transformation du monde arabe et la clause de conditionnalité figurant dans les accords d'association en témoigne.

Avec ces démarches, un nouvel état d'esprit apparaît ;  il ne s'agit plus de privilégier le statu quo économique et politique aux changements, dans la mesure où l'existence de régimes forts contribuait à maintenir les équilibres régionaux. Désormais, la pérennisation des retards politiques et économiques au sein du monde arabe apparaît aussi comme un facteur de risque. Il reste que ces évolutions internes, nécessairement longues, doivent principalement venir des sociétés et des pays arabes eux-mêmes. Il revient aussi aux partenaires occidentaux -et notamment à l'Union européenne- de savoir distinguer, pays par pays, l'ampleur des transformations à encourager, chaque pays ayant sa spécificité.

Dans le cas de l'Egypte, l'immobilisme politique actuel est à mettre en regard des réformes importantes, même si elles restent encore inachevées, intervenues dans le champ économique. Les options politiques nouvelles toutefois semblent pour l'heure bloquées. L'insertion de la mouvance islamique dans le jeu politique de façon ouverte, serait-elle ou non de nature à canaliser une opposition très populaire dans le pays ? Sa marginalisation parlementaire et institutionnelle ne contribue-t-elle pas, en la laissant hors des responsabilités réelles, notamment à l'échelon parlementaire, à conforter son aura dans l'opinion ?

L'absence de « démocratie-modèle » dans le monde arabe, qui pouvait servir de référence, contribue sans doute à conforter, en Egypte comme ailleurs, les responsables en place dans leur choix prioritaire de la stabilité, fût-elle fragile. Elle apparaît comme le gage du soutien politique et financier que leur accordent leurs partenaires occidentaux et une condition à la crédibilité de leur influence régionale.

Enfin, il serait illusoire d'espérer une évolution politique rapide, en Egypte comme d'ailleurs dans d'autres pays arabes, en l'absence de règlement pacifique durable du conflit israélo-palestinien . Il entretient une frustration dans les sociétés, qui s'ajoute à celles liées aux difficultés sociales quotidiennes et constitue un élément supplémentaire de déstabilisation potentielle.

B. LA DIPLOMATIE ÉGYPTIENNE

La diplomatie égyptienne a une ambition centrale pour le rôle de son pays dans le monde : maintenir l'Egypte au coeur des évolutions régionales, et en particulier du processus de paix au Proche-Orient. Au-delà, elle entend être un interlocuteur reconnu sur les grands enjeux internationaux -lutte contre le terrorisme, désarmement, mondialisation... L'Egypte, alliée stratégique des Etats-Unis dans la région, n'en critique pas moins souvent leurs options régionales. Elle entend aussi valoriser ses liens multiples avec l'Europe -économiques, commerciaux, politiques-. Enfin, elle veille à consolider sa position en Afrique, singulièrement dans son voisinage méridional immédiat, dans le contexte sensible de l'utilisation des eaux du Nil.

1. Les conflits au Proche et Moyen-Orient : l'affirmation -sous contraintes- du rôle et des vues de l'Egypte

Premier signataire d'un traité de paix avec Israël, l'Egypte avait tout naturellement pris part, en 1991, à la Conférence de Madrid consécutive à la guerre du Golfe, destinée à lancer une initiative de paix. Prise de court, comme de nombreux pays arabes par la conclusion des accords d'Oslo, l'Egypte a cependant participé à leur mise en oeuvre, en abritant notamment les nombreuses réunions au sommet qui avaient ponctué le processus. Après le début de la deuxième Intifada en 2000, elle abrita, à Taba, les négociations de la dernière chance après l'échec des pourparlers de Camp David en juillet 2000.

Ce rôle de médiateur actif, d'intermédiaire et de conciliateur que s'efforce de jouer l'Egypte dans le conflit israélo-palestinien est tenu au plus haut niveau du pouvoir. Parallèlement à l'action du ministère des affaires étrangères, les conseillers immédiats du président, le Général Solimane, chef des services de renseignement, et M. Ossama El Baz, conseiller diplomatique, s'impliquent dans des missions de bons offices. Le Caire n'a pas ménagé ses efforts, dans le cadre de la mise en oeuvre de la première phase de la feuille de route, pour tenter d'obtenir une trêve de la part des organisations armées palestiniennes à l'égard d'Israël.

Pourtant, la diplomatie égyptienne, sur le dossier proche-oriental, s'exerce sous de fortes contraintes .

Une première contrainte vient de son opinion publique et de la presse , fortement hostile à Israël et qui reproche à ses propres autorités une mansuétude excessive à l'égard de l'Etat hébreu. Les manifestations pro-palestiniennes, bien que contrôlées, sont fréquentes.

Une deuxième contrainte est liée aux divergences d'approche de fond de la situation entre l'Egypte et les Etats-Unis . Le soutien historique apporté par Le Caire à Yasser Arafat, la conviction de l'Egypte que la marginalisation du président de l'Autorité palestinienne est une erreur profonde, heurte de front la stratégie retenue par les Etats-Unis et Israël tendant à écarter Yasser Arafat de tout processus politique. Egalement pour Le Caire, Washington n'exerce pas sur Israël les pressions nécessaires pour amener celui-ci à composer loyalement avec l'Autorité palestinienne, notamment pour faire respecter les obligations de la feuille de route -évacuation des territoires, gel de la colonisation, fin des attaques ciblées...

Ces désaccords s'inscrivent cependant dans le cadre d'une alliance bilatérale où le soutien financier apporté par les Etats-Unis à l'Egypte chaque année est de nature à rappeler au Caire les limites de son indépendance diplomatique.

Les divergences de vues entre Washington et l'un de ses alliés stratégiques dans la région sont également sensibles sur la question irakienne . Les Egyptiens avaient clairement marqué leur hostilité à un recours à la guerre en Irak, sauf si celle-ci se faisait sous l'égide des Nations-Unies. Leur approche actuelle de la gestion de l'après-guerre est en ligne avec celle défendue notamment par la France, visant à restaurer au plus vite une véritable souveraineté irakienne dans le cadre d'un processus où l'ONU tiendrait un rôle central .

L'Egypte se voit ainsi « écartelée » entre, d'une part, le sentiment profond d'une opinion publique où se développe un certain anti-américanisme et sa propre analyse des enjeux régionaux et, d'autre part, les contraintes posées à son autonomie diplomatique du fait du soutien vital que lui confère son lien privilégié avec les Etats-Unis ; la synthèse est donc difficile à opérer pour ce pays qui entend se préserver un rôle prépondérant sur la scène arabe et régionale, mais pâtit aussi de la rivalité de la Jordanie -également signataire d'un traité de paix avec Israël-, et de l'Arabie saoudite -à l'origine d'une initiative globale de la paix avec Israël en 2002, voire peut-être, demain, de la Syrie.

C'est dans ce contexte général d'une alliance cruciale mais pesante avec les Etats-Unis que l'on peut analyser l'intérêt déjà ancien mais croissant que l'Egypte porte à l'Europe. La conclusion, en 2001, de l'accord d'association avec l'Union européenne illustre la part prépondérante de l'Union dans le commerce extérieur égyptien. Elle symbolise également l'intérêt pour l'Egypte, sur le plan politique et diplomatique, de pouvoir s'appuyer sur une puissance occidentale qui puisse être, sinon une alternative, à tout le moins un complément à son alliance avec les Etats-Unis.

2. Le contexte régional africain : l'enjeu du Nil

La maîtrise du cours du Nil reste un enjeu essentiel pour l'Egypte et c'est cet enjeu qui, pour une très large part, conditionne les relations du Caire avec le Soudan et l' Ethiopie .

C'est ce dernier pays qui contrôle en effet les sources du Nil bleu, soit 85 % du débit total du fleuve ; le litige principal entre les deux pays repose aujourd'hui en grande partie sur la gestion, vitale pour chacun, des eaux du plus long fleuve du monde. L'Ethiopie , qui avait fortement contesté la construction du barrage d'Assouan, n'est par ailleurs pas partie au traité qui, en 1959, a permis au Soudan et à l'Egypte de s'accorder sur le partage des eaux du Nil. Aux termes de ce traité, chacun de ces deux pays se voit reconnaître un quota annuel : 55,5 milliards de m3 pour Le Caire ; 18,5 milliards pour Khartoum. L'Ethiopie, désireuse de construire plusieurs micro-barrages sur le fleuve, conteste notamment le caractère de « fleuve international » que lui reconnaît l'Egypte. La rivalité historique entre ces deux puissances, avivée par le litige sur les eaux du Nil, a généré de fortes tensions bilatérales aujourd'hui en voie d'apaisement.

Les relations avec le Soudan indépendant de l'Egypte depuis 1955 avaient connu une phase de forte tension en 1995 après la tentative d'assassinat du président égyptien, à Addis Abeba, revendiquée par les Islamistes radicaux de la Jamaa Islamiya et préparée avec le soutien de Khartoum. Depuis 1989, le pays est dirigé par un régime islamiste dont l'ambition révolutionnaire et déstabilisatrice a suscité des inquiétudes au Caire. L'évolution du régime en 1999 -notamment avec le départ d'Hassan El Tourabi- a permis d'apaiser les relations entre les deux pays.

Cependant, l'évolution du processus de paix au Soudan (accords de Machakos) qui pourrait aboutir, craint-on au Caire, à compromettre l'unité du pays suscite de nouvelles craintes. Il serait notamment de nature à ajouter un nouveau partenaire dans le dialogue égypto-soudanais sur la gestion des eaux du Nil.

C'est aussi au sein de l'Union africaine que l'Egypte entend s'impliquer dans le devenir du continent. L'influence qu'elle souhaite y exercer n'est pas sans lien avec la réforme projetée du Conseil de Sécurité de l'ONU qui verrait, selon certaines hypothèses, l'Afrique disposer de deux sièges dont un de membre permanent.

III. DES RELATIONS BILATÉRALES PRIVILÉGIÉES

Fondées sur une évidente proximité de vues entre les deux pays sur les enjeux régionaux, ces relations se signalent particulièrement par une coopération culturelle active et diversifiée et un partenariat commercial au fort potentiel.

Comme la France, en effet, l'Egypte plaide, sur les enjeux régionaux majeurs, pour une approche globale de la paix, fondée sur la mise en oeuvre des résolutions du Conseil de sécurité et une défense du rôle des Nations unies : cela a été le cas sur l'Irak avant la guerre et le demeure aujourd'hui, comme cela reste au coeur de l'approche égyptienne de la question palestinienne ; plus largement, l'Egypte et la France s'accordent aussi sur la nécessité d'un monde multipolaire et multiculturel. L'accent est placé, conjointement par les deux pays, sur le développement du partenariat euro-méditerranéen : l'Egypte est, avec la France, à l'origine du Forum méditerranéen. C'est aussi dans cet état d'esprit que l'Egypte refuse toute approche du terrorisme ou des conflits régionaux sous l'angle d'un choc des civilisations, prônant au contraire le dialogue des cultures entre le monde arabe musulman et l'occident.

A. UNE PRÉSENCE CULTURELLE AMBITIEUSE

En 2002, le ministère des affaires étrangères a consacré près de 5 millions d'euros en crédits d'intervention au titre de la coopération culturelle, scientifique et technique.

Tout d'abord, l'université française d'Egypte , ouverte en 2002, -établissement privé sans but lucratif- est née de la volonté conjointe des deux pays et a pu être réalisée avec l'appui de représentants du monde des affaires égyptien. Située dans la banlieue du Caire, à Shourouk, elle propose des formations inédites en Egypte : langues appliquées au monde des affaires et au droit (en coopération avec l'université de Paris III Sorbonne nouvelle), informatique et management, intégrés dans la même formation, en liaison avec Paris IX Dauphine, et des spécialités dans les domaines des sciences de l'ingénieur, de l'architecture, du patrimoine et du génie civil. Ces enseignements, qui pourront concerner 2 000 étudiants à terme, sont articulés en relation avec l'entreprise -stages, bourses d'entreprises- conformes aux normes internationales et sont reconnus tant en Egypte qu'en Europe et débouchent sur une co-diplomation ou une double accréditation. Ils permettent enfin des possibilités d'échanges d'étudiants et de stagiaires.

Ouverte depuis un an, cette université française permettra de répondre à une demande locale à ce jour insatisfaite. En dépit de l'existence de 5 filières universitaires francophones regroupant 650 étudiants, la présence française dans l'enseignement supérieur égyptien restait très limitée.

En second lieu, notre coopération technique et de recherche repose sur plusieurs secteurs :

* l' agriculture , pour laquelle le Bureau de liaison agricole franco-égyptien (BLAFE) encadre une cinquantaine de projets sur financements du fonds de contrepartie de l'aide alimentaire française. Trois filières dominent cette coopération : le lait, le blé et la bonification des terres.

* le Centre français de recherche en sciences sociales (CEDEJ) est une unité du CNRS où une équipe franco-égyptienne de 26 chercheurs travaille sur l'Egypte moderne et contemporaine.

* l' archéologie qui mobilise 11 missions et surtout le prestigieux Institut français d'archéologie orientale (IFAO).

Dans les domaines de la santé , de l' environnement , de la sécurité , de la coopération administrative et de la modernisation de l'Etat , l'action de la France se veut un accompagnement de la réforme de l'Etat égyptien. A cet égard, le projet d'une coopération pour la formation des magistrats avec la création d'une académie de justice peut s'avérer essentiel.

Ensuite, la promotion du français reste un objectif prioritaire, autour des 65 établissements -congrégations religieuses et anciens lycées de la mission laïque-, où le français est langue d'enseignement pour les 45 000 élèves qu'ils scolarisent. Malheureusement, cet acquis est fragilisé par un système qui ne favorise pas les étudiants de français lors des examens de fin d'étude.

Le domaine audiovisuel est plus préoccupant : si TV5 est diffusé par le satellite égyptien Nilesat, les programmes en français -environ 50 heures hebdomadaires- connaissent une lente érosion, face à l'abondance des chaînes francophones mais aussi italiennes, espagnoles, polonaises.

B. DES RELATIONS ÉCONOMIQUES ET COMMERCIALES ÉTROITES MAIS PERFECTIBLES

C'est dans ce domaine que des progrès sont encore à réaliser pour le placer au même niveau d'excellence que celui de nos relations politiques et en cohérence avec l'ancienneté et l'assistance de notre coopération culturelle, scientifique et technique. Dans ce premier marché du Proche-Orient, fort de ses 70 millions d'habitants, l'enjeu commercial est important pour la France.

Le bilan de l'exercice 2002 des échanges commerciaux bilatéraux -structurellement excédentaires pour la France- a rompu avec un déclin relatif de nos exportations depuis 1998, singulièrement grâce à une forte augmentation de nos ventes de blé. Nos principaux postes à l'exportation ont été les biens d'équipement (29 %), les biens intermédiaires (28 %) et l'agro-alimentaire (26 %) et les biens de consommation (13 %).

Dans un contexte économique égyptien momentanément dégradé, la part du marché français se situe entre 4 et 5 %, loin derrière les Etats-Unis (18 %), et devancée par l'Allemagne (7 %), en concurrence directe avec l'Italie (5-6 %). Les perspectives devraient, à la faveur d'un retour espéré de la croissance en Egypte, permettre une expansion de nos exportations dans des secteurs essentiels pour le développement économique à long terme de l'Egypte : infrastructure, agro-alimentaire, télécommunications, santé, tourisme et environnement. L'accroissement et la diversification récente de nos investissements, la reprise des protocoles financiers (71 millions d'euros en 2002) devraient favoriser cette tendance.

En revanche, la France reste un débouché encore marginal pour les exportations égyptiennes. A elle seule, l'Italie absorbe près du tiers des importations européennes suivie par la Grande-Bretagne et la France.

Insuffisamment diversifiées, les exportations égyptiennes vers la France sont surtout constituées de produits pétroliers raffinés (27 % du total), de produits azotés et d'engrais. La mise en oeuvre effectuée en 2006 du contrat de gaz naturel liquéfié permettra de consolider et de rééquilibrer les échanges.

*

* *

Beaucoup est à attendre de l'Egypte dans les prochaines années : la préparation des futures consultations électorales, législatives et présidentielles, qui se tiendront en 2005, sera peut-être l'occasion d'une reprise et d'un approfondissement des réformes économiques, voire d'une relève politique au profit d'une fraction de la société civile plus ouverte, plus jeune, aujourd'hui encore cantonnée dans les activités économiques et qui permettrait d'ouvrir le domaine institutionnel aux réformes.

Mais l'hypothèque régionale pèse lourdement sur les évolutions de l'Egypte. L'acuité des crises irakienne et israélo-palestinienne n'encourage pas au mouvement et tient en respect toute velléité réformatrice. L'absence de perspectives sur ces deux dossiers complique, en Egypte, dans le court terme, des évolutions décisives qui se feraient dans le cadre d'une transition paisible et contrôlée. Pour autant, sous réserve d'un apaisement régional dans l'immédiat hors de portée, il n'est pas interdit d'imaginer que l'Egypte, qui a su, dans le passé, opérer des choix courageux, pour la paix d'abord, puis le lancement de réformes économiques, prenne la tête de cette « renaissance arabe » souhaitée par les auteurs du rapport du PNUD sur le développement humain du monde arabe. La poursuite de la réforme économique et administrative, l'ouverture sociale et politique, placeraient alors de nouveau le pays aux avant-postes d'une évolution favorable à toute la région.

* 1 Voir infra.

* 2 Pays à revenus intermédiaires - tranche inférieure - selon la classification OCDE.

* 3 ainsi que Djibouti, Kenya, Madagascar, Malawi, Maurice, Soudan, Zambie et Zimbabwe.

* 4 Bénin, Burkina, Djibouti, Egypte, Erythrée, Gambie, Libye, Mali, Maroc, Nigeria, Niger, République centrafricaine, Sénégal, Somalie, Soudan, Tchad, Togo, Tunisie.

* 5 Christophe Ayad, Géopolitique de l'Egypte.

* 6 Christophe Ayad, géopolitique de l'Egypte.

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