B. UN TRANSFERT DE TECHNOLOGIES À RECONSTRUIRE

Du fait de son marché final et de la pression qu'elle subit sur ses marges, la profession ne consacre qu'un pourcentage très faible de son chiffre d'affaires à la recherche, au développement et à l'innovation - 1 % pour les plus grandes entreprises. Une bonne gestion de l'économie de la connaissance permettrait d'obtenir des avantages compétitifs décisifs . Or, la France possède des atouts incontestables dans ce domaine 66 ( * ) .

Ces acteurs dans le domaine de la recherche sont de niveau mondial ou européen (CEMAGREF, INRA, IFREMER, CIRAD, laboratoires des grandes écoles d'ingénieurs). Leurs instruments d'appui technique (centres ACTIA) sont reconnus, ainsi que leur organisme d'expertise scientifique, l'AFSSA.

Notre pays dispose également d'un très bon réseau de formation reposant principalement sur les écoles d'ingénieurs.

Mais cet ensemble manque, sur les problèmes de transferts de connaissances, d'une vision stratégique globale, d'outils de mise en oeuvre appropriés et de financements suffisants.

1. Un défaut de vision stratégique globale

a) L'état des lieux

Il faut ici faire la part entre la façon dont l'INRA a projeté ses recherches en alimentation dans l'avenir et l' absence surprenante du ministère de tutelle de l'industrie alimentaire .

En matière d'alimentation, l' INRA s'est efforcé d'avoir une vision prospective sur l'approfondissement des connaissances à une perspective de 10 à 15 ans . Le rapport sur ces questions a été maintes fois cité dans cette étude. Il cerne les questions scientifiques émergentes et les confronte aux données de la demande sociale des aliments.

Ce document est remarquable et témoigne d'une vision à long terme des enjeux cognitifs de l'alimentation. Mais, en négatif, il appelle à formuler la question de la recherche technologique et du transfert de ses résultats.

Le danger en la matière pourrait venir d'un retrait de l'INRA provoquant un hiatus entre les avancées indispensables de la connaissance dans le domaine de l'alimentation et leurs applications économiques et sociales . Il pourrait aussi conduire à la mise en oeuvre de ces applications par des industries étrangères dont le système de transfert des connaissances serait plus adapté.

Et si le développement des connaissances fait partie des missions de l'organisme aux termes de l'article 24 de la loi modifiée du 15 juillet 1982, une autre de ses missions, aux termes du même article, est d'en assurer le transfert et l'application dans les entreprises.

Le problème, à cet égard, se pose plus pour le tissu de grandes ou moyennes PME que pour les entreprises à dimension multinationale qui mènent des actions coopératives avec l'INRA.

Mais l'INRA n'est pas le seul en cause sur ces questions. Le ministère de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales, qui devrait être en première ligne, ne semble pas avoir de politique d'ensemble à long terme en matière de recherche et de développement.

Le peu de crédits dont il dispose ( cf. infra ) est dispersé entre plusieurs de ses directions générales et entre plusieurs lignes budgétaires 67 ( * ) .

Il ne participe qu'à la marge aux programmes de recherche en alimentaire, si l'on excepte le soutien qu'il accorde aux écoles qui mènent une part non négligeable des recherches sur les technologies des procédés alimentaires.

On peut comprendre que le ministère de l'agriculture ait été et demeure le ministère des exploitants agricoles, mais on ne peut que s'étonner qu'il ait laissé en déshérence relative les enjeux liés à l'alimentaire . A tel point que certaines des personnes entendues dans le cadre de cette étude ont estimé qu'un transfert de tutelle au ministère de l'industrie se justifierait.

C'est pourquoi on ne peut qu'approuver l'initiative du Premier ministre de demander au ministre de l'agriculture de préparer un plan national pour l'alimentaire à l'horizon 2007-2010.

Mais on comprend moins pourquoi l'horizon de mise en oeuvre de ce plan est reculé à 2007 et ses perspectives d'application limitées à 2010. Tout dans cette question sera affaire d'outils pertinents et de financements appropriés.

b) La nécessité d'un projet fédérateur à long terme

Le schéma linéaire de mise en oeuvre des progrès des connaissances (recherche fondamentale, développement technologique de base, recherche appliquée) n'est plus totalement pertinent.

De nombreux pays concernés par les enjeux de l'alimentation 68 ( * ) , s'efforcent de promouvoir des projets d'intégration mobilisant tous les acteurs de la chaîne d'innovation sur des thématiques prioritaires comme pourraient l'être les valeurs nutritionnelles des aliments, la nutrition lors du vieillissement, la toxicologie des molécules exogènes ou néoformées, la microbiologie, le rôle dynamique des emballages, les différents génies des procédés, etc.

En France, sur ces problèmes, il n'existe pas de vision globale inscrite dans la durée.

C'est en partie un héritage de l'absence de culture de projet qui est un des défauts marquants de l'organisation de la recherche en France et qui se caractérise principalement par le cloisonnement des ministères, répliqué dans celui des organismes (même si dans ce domaine on constate quelques efforts de décloisonnement).

La politique des réseaux a été mise en place pour lutter contre ces cloisonnements.

Ainsi, il existe une amorce de programmes gérés par le réseau RARE (Réseau Alimentation Référence Europe) sur certaines des grandes thématiques évoquées. Ce réseau gère plusieurs programmes : Previus pour la microbiologie prévisionnelle, Nutrialis sur la nutrition, Canal sur la science des aliments et Inno Tech sur les technologies douces.

Ce réseau doit naturellement être encouragé, mais le caractère fédérateur des programmes qu'il développe est probablement limité par le manque d'implication financière ( cf. infra ) des ministères de l'agriculture et de la santé sur ces activités. Il souffre du défaut d'affichage politique d'objectifs mobilisateurs.

Au-delà du constat des difficultés traditionnelles liées aux effets indirects de l'organisation administrative de notre pays et aux réflexes de défense de prés carrés multiples, on doit souligner les conséquences d'un phénomène, liées à la montée de la mondialisation et à la façon dont se construit l'Union européenne : la disparition de toute politique industrielle mobilisant les acteurs sur des programmes intégrés dans la durée .

Tout se passe comme si notre pays qui, en son temps, a su créer une filière électronucléaire ex-nihilo , lancé l'Airbus ou été à la source de l'industrie spatiale européenne, souffrait d'une inhibition à fédérer les énergies sur de grands objectifs regroupant les industriels, les laboratoires et les centres techniques.

Compte tenu de l'importance, pour notre pays, du secteur agricole et du secteur agroalimentaire, de l'évolution de la demande sociale et des progrès scientifiques, il est donc nécessaire de mettre en place une politique ambitieuse déclinant de grandes actions thématiques, dans leurs dimensions de recherche mais aussi d'applications technologiques .

C'est aussi important pour les organismes de recherche que pour l'industrie, car on estime que dans 15 ans il n'y aura qu'une vingtaine de centres de recherche de niveau mondial dans le domaine de l'alimentation .

Afficher des objectifs et les décliner, en concentrant l'effort sur des plates-formes de recherche d'un niveau significatif, est aussi une réponse aux défis de la mondialisation de la recherche.

Mais mettre une volonté politique aux services d'objectifs suppose que l'on dispose d'outils pertinents de gestion du transfert et de volume des financements appropriés affectés à cette action.

2. Mettre en place des outils d'intégration

a) La nécessité d'un dialogue entre les acteurs

Le dialogue entre les acteurs de l'agroalimentaire, responsables politiques et administratifs, chercheurs et industriels, n'est pas assez institutionnalisé et probablement pas assez prospectif.

Ces mondes ne s'ignorent naturellement pas mais les passerelles entre eux ne sont pas formalisées 69 ( * ) . Les échanges d'informations ne s'y effectuent, le plus souvent, que sur des problématiques ad hoc et non en fonction d'une vision plus générale du traitement des problèmes.

Par ailleurs, on pourrait mettre en place des initiatives anticipant l'émergence des besoins technologiques comme celles menées dans le cadre des programmes des centres de recherche du département de l'agriculture américain, qui organise systématiquement des forums restreints afin de solliciter les industriels pour identifier les problématiques scientifiques dont la résolution est jugée utile à un terme de cinq ans .

Or, compte tenu des progrès à attendre de la connaissance scientifique dans les domaines encore insuffisamment explorés de l'alimentation, domaines qui sont autant de gisements potentiels de valeur ajoutée pour l'industrie alimentaire, il serait souhaitable de trouver des outils de gestion institutionnalisant plus clairement la nécessité d'une concentration d'un dialogue plus accentué entre les chercheurs et les industriels 70 ( * ) .

b) Les structures

Dans le domaine de l'alimentaire, si l'on excepte le réseau RARE déjà mentionné, qui s'efforce de regrouper sur des programmes des financements publics et privés mais qui ne dispose pas d'un poids suffisant, il n'y a pas de structure de gestion des transferts de technologies analogue à ce que sont les sociétés Fraunhofer en Allemagne .

Outre l'originalité de leur financement (un tiers de fonds institutionnels publics, un tiers de financement public sur appels d'offres et un tiers de financement privé), celles-ci occupent, avec des gradients variables suivant les secteurs, une interface cruciale entre l'aval de la recherche cognitive et l'amont de l'application . Leur fonctionnement rappelle celui du CEA-LETI, mais dans un domaine circonscrit.

Certes, des collaborations existent entre les centres techniques ACTIA, certaines unités de l'INRA, les grandes écoles et l'industrie, mais ces passerelles ne sont pas assez nombreuses et leur action est peut-être trop dispersée.

Si l'on met en place, comme cela est indispensable, un programme à long terme tendant à fédérer les actions d'acquisition et de transfert des connaissances dans le secteur de l'alimentation, il est nécessaire de disposer d'un outil d'intégration à la mesure de ces ambitions .

Plusieurs solutions peuvent être envisagées.

Dans un premier temps, il serait possible d'utiliser, de façon conjuguée, deux instruments dont on avait mentionné l'importance dans une précédente étude de l'Office 71 ( * ) :

- le crédit d'impôt recherche, dont la loi de finances pour 2004 a élargi l'assiette et, comme cela avait été souhaité par l'Office, doublé la prise en compte des dépenses exposées en partenariat avec les organismes de recherche publics et les centres techniques exerçant une mission d'intérêt général,

- et les fondations, pour la constitution desquelles les mesures fiscales demeurent encore insuffisantes et la volonté politique pas assez fermement exprimée.

Sur ce dernier point, on se félicitera que la loi de finances pour 2004 permette d'affecter 150 millions d'euros sur les recettes de privatisation au soutien de nouvelles fondations. Une voie pourrait donc être explorée : la création d'une fondation dédiée au transfert technologique en matière agroalimentaire et à laquelle pourraient participer l'INRA, l'IFREMER, le CEMAGREF, l'ACTIA, l'AFSSA et l'industrie.

Une autre solution pourrait être la création d'une agence fonctionnant sur la base de financements mixtes, ce qui pourrait avoir le double avantage d'afficher l'engagement de l'Etat et des organismes de recherche et de limiter les effets délétères des territorialités administratives multiples.

Comme l'a exposé une des personnes entendues dans un pays exemplaire pour l'intégration scientifique de ses filières alimentaires : « Nous sommes un petit pays et nous n'avons pas le choix : nous avons appris à nous entendre et à travailler ensemble ».

La France a-t-elle le choix ?

c) Des financements sans rapport avec les enjeux

L'industrie agroalimentaire a un chiffre d'affaires annuel de plus de 130 milliards d'euros .

En 2002, l'agriculture française a reçu 9,8 milliards d'euros au titre de la politique agricole commune.

En parallèle, toutes sommes confondues, les crédits opérationnels associés par le ministère de l'agriculture à la recherche et au développement technologique sont de l'ordre de 9 millions d'euros par an 72 ( * ) .

Par ailleurs, on dégagera sur 2004 et 2005 un milliard et demi d'euros pour alléger les charges de la restauration ou trois milliards d'euros annuels à compter de 2006 si l'Union européenne accepte la baisse de la TVA demandée par ce secteur. Cette initiative peut être comprise comme un encouragement à l'agroalimentaire français. On reconnaîtra qu'il s'agit d'un soutien très indirect.

Cette disproportion des moyens respectivement consacrés à l'agriculture et à l'industrie alimentaire ne fait que refléter l'organisation du ministère, au sein duquel les activités ayant trait à l'alimentation sont dispersées entre plusieurs directions générales, ce qui ne témoigne pas d'une vision politique à la hauteur des enjeux que représente l'alimentation.

* 66 Un seul « bémol » : dans de nombreux secteurs les équipementiers, qui jouent un rôle important dans le transfert de technologies, sont peu présents.

* 67 Dans le cadre de la réforme de la loi organique relative aux lois de financeset du programme 3 du ministère « Formation-recherche-développement », une mission recherche, développement et transfert de technologies est appelée à regrouper ces crédits.

* 68 Mais également l'Union européenne dans l'action 5 de son 6 e PCRD.

* 69 Sauf au Conseil national de l'alimentation, mais très en aval.

* 70 Ce qui ne signifie en aucun cas le pilotage de la recherche par l'aval.

* 71 Rapport sur « L'évolution du secteur des semi-conducteurs et ses liens avec les micro et nanotechnologies » (Sénat n° 138, Assemblée nationale n° 566, Janvier 2003).

* 72 Une bonne partie de ces crédits a été affectée en 2003 à l'indemnisation des agriculteurs victimes de la canicule et, par suite, 80 % des crédits de paiement 2004 sont déjà engagés sur les autorisations de programmes de 2004. En 2003, une école d'ingénieurs a dû hypothéquer son domaine immobilier pour remplacer une subvention d'Etat gelée afin de terminer le bâtiment d'un centre de recherche dont la construction avait été prévue depuis longtemps.