E. DÉBAT

Bruno ROUGIER

Merci beaucoup. Vous pouvez maintenant poser des questions à Valérie Masson-Delmotte, Yvon Le Maho et Joëlle Robert-Lamblin, avant que nous nous acheminions vers une conclusion à deux voix.

Je vous poserai la première question, très simple : sur quels types de programmes vos équipes vont-elles travailler, dans le cadre de l'année polaire internationale ?

Yvon LE MAHO

Je coordonne un projet que je vous ai présenté dans mon exposé. Nous suivons des milliers d'oiseaux grâce à des antennes placées dans le sol. Un dispositif est en place à Crozet et un autre doit être installé en terre Adélie, dont malheureusement je ne peux me charger moi-même.

Valérie MASSON-DELMOTTE

Nous sommes impliqués dans l'exploitation de petits forages. Au Groenland, nous rechercherons, à partir du mois de mai, un nouveau site de forage profond dans le nord-ouest, avec l'optique de caractériser les variations climatiques sur les 140 000 dernières années, en particulier la stabilité de la dernière période chaude. Nous prévoyons également, avec le laboratoire de glaciologie de Grenoble, une participation à l'étude de carottages en Antarctique, dans des régions jusqu'à présent inexplorées.

Joëlle ROBERT-LAMBLIN

Je suis indirectement impliquée dans un projet linguistique et ethnolinguistique de recueil des savoirs autochtones. Les sciences humaines et sociales font figure de parent pauvre des recherches en Arctique, mais une équipe de chercheurs jeunes et confirmés travaille au Groenland, en Sibérie, au Nunavut, en Alaska. Les forces vives existent, mais manquent d'une organisation structurée.

Bruno ROUGIER

Votre plus grand souhait serait d'impliquer ces populations.

Joëlle ROBERT-LAMBLIN

En effet, les communautés ont toujours collaboré à nos recherches, mais nous nous efforçons depuis un certain temps de former des chercheurs autochtones et de les impliquer dans nos travaux, pour constituer dans quelques années notre relève.

De la salle

Je souhaiterais savoir si votre intérêt pour ces projets provient de leur financement par le Prince Albert de Monaco ou d'une véritable préoccupation pour les questions de santé publique. Je voudrais également comprendre pourquoi le Kilimandjaro ou l'Everest, tout aussi concernés par les problèmes climatiques, ne fait pas l'objet de recherches.

Valérie MASSON-DELMOTTE

Je ne pourrai répondre qu'à la seconde question. Il est vrai que les Chinois considèrent l'Everest comme le troisième pôle. De nombreuses études portent sur le devenir des glaciers, notamment des glaciers tropicaux qui sont des ressources en eau essentielles. Ceux du Tibet font l'objet d'études n'entrant pas dans le cadre de l'API : certaines équipes françaises, comme le laboratoire de glaciologie de Grenoble et l'Institut de recherche pour le développement, effectuent un suivi de certains glaciers au Tibet et dans les Andes.

Concernant le Kilimandjaro, nous analysons de la glace rapportée par une équipe autrichienne, afin de caractériser les variations climatiques très récentes. En effet, la variation du volume de sa calotte reflète l'évolution des températures et de la pluviométrie, que nous nous efforçons d'isoler.

Ces deux zones, toutefois, n'entrent pas dans le cadre des programmes de l'année polaire internationale.

De la salle

Permettez-moi de me présenter : je m'appelle Jacques Peignon, et j'ai effectué quatre expéditions à la voile en péninsule antarctique et tout autour du continent. Je souhaiterais savoir si un programme de nettoyage des déchets de l'Année polaire 1958 est prévu, et si vous comptez réduire ce type de rejets pour cette Année polaire.

Yvon LE MAHO

Un programme a été engagé par les TAAF ainsi que par l'Institut polaire. La tâche prendra plusieurs années, elle progresse mais il est très difficile de nettoyer tous les détritus de l'Antarctique.

Bruno ROUGIER

Les vestiges des expéditions passées pourraient à l'avenir servir de témoignages.

Yvon LE MAHO

Des travaux de recherche portent sur la réhabilitation des installations baleinières et de certaines qui récupéraient la graisse des éléphants de mer.

Bruno ROUGIER

Aujourd'hui, les chercheurs sont plus attentifs à ce problème. Ainsi, dans la base Concordia, les eaux usées font l'objet d'une récupération.

Yvon LE MAHO

De plus, tout ce qui peut être considéré comme détritus est rapatrié.

Gérard JUGIE, directeur de l'IPEV

Dans le cadre de l'application du Protocole de Madrid, l'objectif en Antarctique est de parvenir à zéro déchet. Je signale que la péninsule, qui a accueilli pas moins de 30 000 touristes et au total 50 000 personnes, est la partie la plus visitée. La France et l'Italie, en construisant Concordia, ont tout mis en oeuvre pour atteindre cet objectif. Ainsi, 83 % des eaux « grises » sont traitées, puis réinjectées dans le cycle d'utilisation de l'eau. Nous allons au-delà de ce qui est requis par le Traité sur l'Antarctique, qui autorisent à enfouir les déchets. La France et l'Italie ont pris le parti de ne pas laisser de détritus à Concordia.

De plus, en tant que pays latins, nous sommes surveillés par les pays anglo-saxons, ce qui nous incite à fournir plus d'efforts que la moyenne. Je viens d'effectuer une visite d'inspection, conformément à une disposition du Traité sur l'Antarctique permettant à tout pays de visiter les bases des autres nations. Nous nous sommes ainsi rendus dans la base américaine au Pôle sud et à Concordia. Toutes deux sont exemplaires, dans la mesure où leur implantation ne correspond qu'à des objectifs scientifiques, et où le traitement des déchets s'est considérablement amélioré. Toutefois, nous devons tenir compte du fait qu'il y a cinquante ans, les questions environnementales ne faisaient pas l'objet des mêmes préoccupations qu'aujourd'hui.

Bruno ROUGIER

Merci beaucoup. Je désirerais savoir comment la biodiversité des régions polaires répond au changement climatique.

Yvon LE MAHO

J'ai cité l'exemple de la microfaune de Kerguelen, en évoquant la capacité d'une mouche à s'installer sur l'île. De fait, le nombre d'espèces augmente, mais ce sont des variétés non endémiques. Nous assistons ainsi à une banalisation de l'environnement, avec par exemple l'invasion des pissenlits, et à la disparition de paysages magnifiques.

Bruno ROUGIER

Jusqu'à quelle limite pourrons-nous remonter dans l'histoire climatique ?

Valérie MASSON-DELMOTTE

D'autres archives climatiques, comme les sédiments marins, permettent d'apporter un éclairage. Les glaces fournissent des éléments sur le climat local, la composition de l'atmosphère à la fois régionale et mondiale, à travers les gaz à effet de serre. On comprend donc l'enjeu qu'il peut y avoir à remonter le plus loin possible dans le temps.

La modélisation de la calotte de l'Antarctique montre qu'il est possible de remonter au-delà de un million d'années, peut-être jusqu'à 1,3 million d'années, dans les régions les plus sèches. J'ai mis en évidence le couplage étroit entre climat et concentration naturelle des gaz à effet de serre. Jusqu'à un million d'années, les glaciations se produisaient tous les 40 000 ans, avec une intensité limitée. Pourquoi un changement majeur a-t-il affecté l'intensité des glaciations ? Comment le couplage entre climat et cycle du carbone a-t-il joué un rôle moteur dans cette transition ? Seule l'étude des glaces les plus anciennes permet de répondre à ces questions, en particulier à travers les forages du Dôme A. Des contacts sont en cours avec des partenaires chinois, pour un projet qui permettrait de remonter jusqu'à 1,2 million d'années. Jérôme Chappellaz, présent dans cette salle, est le porteur français du projet.

Les forages sont de plus en plus difficiles, car les régions concernées sont très éloignées des bases, ce qui nécessite une conjonction des efforts de différents pays. Nous avons recours à la technologie développée pour EPICA, avec le savoir-faire du laboratoire de glaciologie de Grenoble.

Bruno ROUGIER

Le réchauffement climatique perturbe-t-il déjà le mode de vie des populations arctiques ? Joëlle Robert-Lamblin, vous avez évoqué le danger que la fragilisation de la glace faisait courir aux personnes circulant en motoneige, ainsi que le déplacement de certaines populations.

Joëlle ROBERT-LAMBLIN

Le déplacement concerne les villages menacés de destruction par les tempêtes marines ou les crues récurrentes de certaines rivières. C'est le cas sur la côte ouest de l'Alaska. Il s'agit de petites communautés, dotées néanmoins d'infrastructures installées qu'il faut déplacer. Cette situation est très difficile à vivre pour les populations, notamment en ce qu'elle perturbe leurs activités de chasse et de pêche et leur lien au territoire.

De la salle

Je me suis récemment intéressé, dans le cadre de mon travail à Météo France, au problème de la fonte de la banquise au pôle Nord. J'ai appris que Jean-Louis Etienne projetait une expédition pour mesurer sa profondeur en coopération avec l'Institut Wegener. Comment ce projet s'inscrit-il dans l'Année polaire internationale ?

Bruno ROUGIER

L'épaisseur de la banquise sera mesurée depuis un dirigeable fabriqué en Russie, qui devrait être terminé au mois de juin ou juillet. L'expédition se déroulera l'année prochaine.

De la salle

Je suis Michel Fily, directeur du laboratoire de glaciologie de Grenoble. Jean-Claude Gascard dirige le projet DAMOCLES, destiné à l'étude du bassin arctique et de la glace de mer. Les mesures de Jean-Louis Etienne peuvent être considérées comme une contribution à cet ensemble de travaux.

Jean-Claude GASCARD

Le projet DAMOCLES, financé par l'Union européenne, est consacré à l'évolution actuelle de la banquise arctique sous l'effet de l'atmosphère et de l'océan. Il est centré sur la glace, même s'il comporte de nombreuses ramifications. L'épaisseur moyenne de la glace est passée en vingt ans de plus de 3 m à moins de 2 m. 45 laboratoires en Europe, dont l'Institut Alfred-Wegener, sont engagés dans cette entreprise.

Il est très difficile de mesurer l'épaisseur de la glace, notamment en raison des crêtes de compression. Des satellites, des sonars montés sur des engins sous-marins, des AUV, des flotteurs sont mis à contribution. Nous sommes confrontés à un problème de logistique : il est impossible d'effectuer ce type de mesures avec des moyens classiques. Les hélicoptères et les avions disposent d'une autonomie limitée. C'est pourquoi Jean-Louis Etienne a conçu l'idée d'effectuer des mesures par balayage depuis un dirigeable, ce moyen de transport ayant déjà été utilisé il y a une centaine d'années en Arctique. Actuellement, l'épaisseur de la glace semble diminuer de 10 à 15 cm par an au coeur de l'Arctique. Les cartes du mois de septembre 2006 montrent des ouvertures d'eau assez large des îles Spitzberg, François-Joseph jusqu'à proximité du pôle. Les modèles de prévision des évolutions de la glace accusent un certain retard. A titre d'exemple, Tara dérive deux fois plus vite que prévu. Ces phénomènes, que nous nous efforçons de comprendre, pourraient s'expliquer par une fluidification due à l'amincissement de la glace.

Bruno ROUGIER

Je vous remercie. Yvon Le Maho, vous avez évoqué dans votre présentation un antibactérien, la sphénicine, retrouvé dans l'estomac du manchot empereur et pouvant contribuer à la lutte contre les maladies nosocomiales. Pensez-vous que l'on puisse trouver des molécules utiles à la recherche dans ces régions a priori inhospitalières ?

Yvon LE MAHO

Chaque espèce représente une innovation irremplaçable. La disparition de toute espèce peut donc signifier la perte d'une molécule particulière. Ainsi, les manchots sont particulièrement sensibles à l'aspergillose, causée par un champignon pathogène se développant dans les poumons. Cela peut expliquer l'efficacité de la protéine que nous avons identifiée, une défensine, contre cette pathologie. Des défensines ont également été découvertes dans des champignons saprophytes, des moules ou des huîtres. La défensine, qui possède un gène vieux d'un milliard d'années et que notre corps produit, permet de lutter contre les bactéries, mais également contre les virus et les champignons pathogènes, au contraire des antibiotiques. C'est donc une voie très intéressante pour la recherche médicale, d'autant plus que la difficulté liée aux ponts soufrés vient d'être levée, abaissant ainsi les coûts de fabrication des molécules.

Les espèces présentent également des mécanismes biologiques intéressants : j'ai évoqué celui qui poussait le manchot à se réalimenter. Pour prendre un autre exemple, le professeur Hervé Barré, de l'université de Lyon, a démontré en étudiant les mécanismes de production de chaleur chez le manchot que les oiseaux constituaient un meilleur modèle que l'animal de laboratoire, en raison des similitudes avec l'homme.

En parallèle avec toutes les souches génétiques développées en laboratoire, l'étude des espèces animales représente donc une voie tout aussi intéressante, bien que moins financée actuellement.

Bruno ROUGIER

Valérie Masson-Delmotte, vous avez mis en évidence le rôle des activités humaines dans le réchauffement planétaire. Avez-vous identifié d'autres facteurs ?

Valérie MASSON-DELMOTTE

L'étude des concentrations de gaz à effet de serre ou des températures dans les glaces met en évidence l'influence humaine non sur le climat, mais sur la composition de l'atmosphère. L'outil nous permettant d'identifier la cause et la conséquence est la modélisation des interactions entre la composition de l'atmosphère et l'évolution du climat. En étudiant les glaces polaires, nous avons accès à plusieurs facteurs influençant le climat à différentes échelles de temps : l'orbite de la Terre, la fréquence des éruptions volcaniques, l'activité solaire, dont nous ignorons l'impact global. Il est possible de caractériser leurs variations passées dans les glaces, en utilisant ensuite les modèles de climat pour quantifier la relation de cause et de conséquence.

Bruno ROUGIER

Pouvons-nous quantifier la part de l'activité humaine dans le réchauffement ?

Valérie MASSON-DELMOTTE

Nous sommes en mesure d'affirmer, grâce aux modèles de climat, que le réchauffement des trente dernières années ne peut être expliqué par des facteurs naturels. La situation est contrastée dans les régions polaires. Au Groenland, on ne sort de la variabilité naturelle que depuis une dizaine d'années, en dépassant les températures de la période chaude des années 30 et 40, voire des réchauffements du Moyen Âge. En Antarctique central, on ne détecte pas, pour l'instant, de réchauffement significatif, mais les modèles de climat ne permettent pas de le simuler. Les conséquences du changement climatique varient selon les régions.

Bruno ROUGIER

Je vous remercie. Le moment est venu de conclure à deux voix cette cérémonie d'ouverture solennelle de l'Année polaire internationale. La première voix sera celle de François Goulard, ministre délégué à l'enseignement supérieur et à la recherche.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page