N° 696

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2013-2014

Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 juillet 2014

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la mission commune d'information « Nouveau rôle et nouvelle stratégie pour l' Union européenne dans la gouvernance mondiale de l'Internet » (1),

Par Mme Catherine MORIN-DESAILLY,

Sénatrice.

Tome I : Rapport.

(1) Cette commission est composée de : M. Gaëtan Gorce , président ; Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure ; MM. Michel Billout, Jean Bizet, André Gattolin, Mme Françoise Laborde, M. Philippe Leroy et Mme Patricia Schillinger, vice-présidents ; M. Philippe Adnot, Mme Michèle André, M. Dominique Bailly, Mme Maryvonne Blondin, MM. Jean-Marie Bockel, Pierre Camani, Jacques Chiron, Philippe Dallier, Robert del Picchia, Mmes Michelle Demessine, Marie-Hélène Des Esgaulx, MM. Yves Détraigne, Claude Dilain, Jean-Jacques Filleul, Christophe-André Frassa, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Pierre Hérisson, Mme Sophie Joissains, MM. Jean-Yves Leconte, Jean-Pierre Leleux, Jacques-Bernard Magner, Philippe Marini, Rachel Mazuir, Jean-Pierre Plancade et Bruno Retailleau.

SYNTHÈSE

C'est à partir de 1989, date à laquelle l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) met à disposition du public une application, le World wide web , que l'Internet, né dans les années 1960 aux États-Unis, a connu un succès grandissant, si bien que s'y connecte aujourd'hui près de 40 % de la population mondiale. Cet essor prend donc racine sur les deux rives de l'Atlantique, et pourtant l'Internet que nous, Européens, « consommons » en 2014 est très largement américain, le Vieux continent n'ayant pas pris la mesure des enjeux qui s'y attachent. Alors que cette technologie encore jeune s'apprête à déployer sa puissance transformatrice dans les pays en développement et à s'étendre aux objets, les révélations d'Edward Snowden en 2013 ont transformé l'Internet en un sujet politique : à l'initiative de son groupe UDI-UC, le Sénat a créé fin 2013 une mission rassemblant 33 sénateurs pour analyser, dans ce contexte, quel nouveau rôle et quelle nouvelle stratégie l'Union européenne pourrait avoir dans la gouvernance mondiale de l'Internet, que le Sommet mondial sur la société de l'information de 2005 a définie comme « l'élaboration et l'application par les États, le secteur privé et la société civile, dans le cadre de leur rôle respectif, de principes, normes, règles, procédures de prise de décisions et programmes communs, propres à modeler l'évolution et l'utilisation de l'Internet, évolution dans le sens technologique, utilisation au sens des pratiques ».

I. LA GOUVERNANCE DE L'INTERNET, UN NOUVEAU TERRAIN D'AFFRONTEMENT MONDIAL

1. L'Internet, la fin d'un mythe

• Porté à l'origine par le monde de la recherche avant d'être rapidement accaparé par les intérêts militaires et commerciaux américains, l' Internet s'est d'emblée caractérisé par ses dimensions d'horizontalité et d'ouverture, en faisant un instrument technologique accessible par et pour tous : l'architecture décentralisée, « de bout en bout », de ce réseau de réseaux permet à tout utilisateur de développer des innovations susceptibles de rencontrer un succès mondial et promettant des progrès immenses en matière de santé, d'énergie, d'éducation, de transport... Innovation de rupture, l'Internet révolutionne les modèles économiques et, plus globalement, les relations humaines et la relation de l'être au monde.

• L'Internet apparaît en fait comme un prolongement de la puissance par le droit et l'économie : dès le début des années 90, avant même la généralisation du web, les États-Unis ont pris des dispositions législatives et fiscales pour acquérir le leadership sur cette technologie si bien que, sur les 50 premières entreprises de médias numériques, 36 sont aujourd'hui américaines. Dans les années 2000, la Chine s'est bâti un écosystème d'entreprises numériques parmi les plus importantes, comme la Russie désormais. Faute de volonté politique, l'Europe vit sous la domination commerciale des acteurs américains du net ; cette domination commerciale est le socle d'une domination juridique, de nombreux noms de domaine ressortissant des juridictions américaines, comme d'ailleurs les litiges relatifs aux conditions générales d'utilisation des grandes plateformes.

Du fait de l'effet de réseau, l'Internet évolue vers une hypercentralisation au profit de grands acteurs privés qui constituent des silos verticaux, notamment dans le mobile (terminal/système d'exploitation/ applications). Ces grands acteurs défient les États , sapant les moyens de l'action publique par l'optimisation fiscale, rivalisant avec leurs services publics, menaçant leurs modèles économique et culturel, et même frappant monnaie virtuelle.

L'Europe, « colonie du monde numérique », se trouve largement distancée dans cette redistribution des pouvoirs. Sa place est même en recul : seuls 8 groupes européens figurent désormais dans les 100 premiers groupes high-tech dans le monde, contre 12 il y a deux ans. De nombreux facteurs d'explication peuvent être avancés. Quoique dotée d'opérateurs télécoms solides, l'Europe se trouve de fait dépourvue d'acteurs de premier plan aux deux bouts de la chaîne de valeur numérique : les équipementiers et les fournisseurs de contenus et d'applications, également appelés over the top (OTT). Elle est ainsi menacée de ne plus avoir accès au savoir et à la connaissance que par la médiation d'acteurs non européens.

Par ailleurs , l'évolution des technologies et des mentalités a transformé la promesse de liberté, que constituait l' Internet , en un fantastique outil de surveillance . En facilitant le stockage et le traitement, le big data a en effet incité à une collecte exponentielle de données, notamment personnelles, que l'Internet des objets devrait encore venir alimenter. Ces données peuvent ainsi être exploitées aussi bien par les géants du net que par les services de renseignement, comme l'affaire Snowden l'a amplement révélé. Le système par défaut est devenu la collecte généralisée de données.

Parallèlement, la dépendance croissante de nos sociétés à l'Internet est devenue facteur de vulnérabilité , si bien que le réseau est maintenant le théâtre de véritables attaques qui peuvent provenir d'Etats, d'organisations ou même d'individus : espionnage économique, déstabilisation, sabotage d'infrastructures critiques. Le hacking est devenu une véritable arme et les vulnérabilités informatiques, un marché.

2. Le séisme Snowden transforme la gouvernance de l'Internet en enjeu géopolitique mondial

• La gouvernance de l'Internet présente le même caractère distribué que le réseau, aucune autorité centrale ne gouvernant l'Internet aujourd'hui, ni aucune de ses couches réseau, transport ou application. Une pléthore d'enceintes (IETF, IAB, ISOC, W3C, ICANN...) participent à une forme d'autorégulation du réseau qui a fait la preuve de son efficacité et fonctionne sur un mode ascendant et consensuel, ainsi résumé par D.Clark : « Nous refusons les rois, les présidents et les votes. Nous croyons au consensus approximatif et au code qui marche. »

• Mais, pour des raisons historiques, cette gouvernance est américaine, de fait : les géants américains de l'Internet ont intérêt à être présents dans ces diverses enceintes souvent liées aux universités américaines ; 10 des 13 serveurs racine sont aux États-Unis ; l'ICANN est une société de droit californien, et gère le fichier racine du système des noms de domaine, forme d'annuaire central de l'Internet, auquel contribue aussi la société américaine VeriSign, tout ceci sous la supervision du Département du commerce américain. Or la gestion des noms de domaine, et notamment la création de nouvelles extensions génériques, a d'importantes conséquences économiques, voire politiques, comme en témoigne le cas du « .vin » et du « .wine ». Et l'ICANN, en proie aux conflits d'intérêt, fonctionne de manière trop opaque, n'offre pas de droit de recours satisfaisant et ne rend de comptes qu'au seul gouvernement américain, qui a ainsi joué depuis la création de l'ICANN en 1998 un rôle de pourvoyeur de confiance.

Cette domination américaine sur la gouvernance de l'Internet a été de plus en plus contestée : l'Agenda de Tunis, qui a conclu le sommet mondial de la société de l'information en 2005, reconnaît le rôle de tous les acteurs (États, secteur privé, société civile) dans la gouvernance de l'Internet, sur un pied d'égalité, et appelle à leur coopération renforcée. Il fonde à cet effet l' Internet Governance Forum (IGF), forum multi-parties prenantes - multistakeholder -, onusien mais non interétatique. Doté d'un rôle seulement consultatif, ce forum, qui se réunit annuellement, affiche un bilan médiocre et se trouve concurrencé par une multitude d'événements traitant de la gouvernance de l'Internet. C'est finalement à l'occasion de la conférence organisée par l'Union Internationale des Télécoms (UIT) à Dubaï en décembre 2012 que l'opposition s'est cristallisée entre les tenants d'une reprise en main étatique de la gouvernance de l'Internet, suspectée de conduire à plus de surveillance, de contrôle et de censure, et les tenants du multistakeholderism : une résolution annexée à l'accord final invitait l'UIT, instance onusienne, à prendre un rôle plus important dans la gouvernance mondiale de l'Internet. Dans ce contexte, la parole européenne reste peu audible, souffrant d'être seulement portée par la direction générale compétente de la Commission européenne , la DG Connect, sans être assumée dans son ensemble par le Conseil qui réunit les États membres . Alors que tous ceux qui interrogent le statu quo sont présentés par les États-Unis comme des ennemis de la liberté, l'Union européenne n'est-elle pas bien placée, voire attendue, pour explorer une troisième voie fondée sur une approche véritablement inclusive de la gouvernance d'un Internet bâti sur des valeurs démocratiques?

À partir de juin 2013, les révélations d'Edward Snowden sur la surveillance de masse exercée en ligne par les services de renseignement américains, avec la collaboration des grandes entreprises du net, font l'effet d'un séisme : attestant que les États-Unis avaient volontairement affaibli la sécurité en ligne, notamment au sein de l'IETF, elles ébranlent la confiance dans l'Internet, pesant sensiblement sur les résultats de l'industrie numérique américaine, qui se retourne contre son gouvernement. À Montevideo, en octobre 2013 , les enceintes de gouvernance de l'Internet appellent à une mondialisation de la supervision du fichier racine de l'Internet, tandis que la présidente du Brésil convoque une conférence mondiale sur la gouvernance de l'Internet pour avril 2014. En novembre 2013, le Brésil et l'Allemagne font adopter à l'ONU une résolution réaffirmant le droit à la vie privée à l'ère numérique. Les États-Unis, « garants » de la liberté en ligne, ont perdu leur magistère moral sur l'Internet , ce qui rend impossible le statu quo dans le système actuel de gouvernance de l'Internet.

• L'électrochoc Snowden inaugure une ère de soupçon à l'égard des États-Unis, qui vient accélérer une tendance à la fragmentation de l'Internet , déjà à l'oeuvre par stratégie souveraine ou commerciale. Un Internet fracturé contredirait l'esprit d'ouverture de l'Internet et tendrait à donner des moyens de censure supplémentaires à ceux contrôlant ces blocs fermés : comment donc rétablir la confiance des internautes et la sécurité en ligne tout en maintenant l'unicité du réseau ? Le président Obama, dans son discours de janvier 2014 sur l'état de l'Union, n'a pas su répondre : la chancelière allemande a appelé en février 2014 à un « Internet européen » et le Parlement européen a adopté en mars un rapport très offensif en réaction aux pratiques de surveillance en ligne. C'est finalement le 14 mars , avant la conférence NETmundial au Brésil, que l'administration américaine a fait un pas significatif en annonçant son intention, contestée depuis au Congrès, de lâcher du lest sur la supervision du fichier racine du système des noms de domaine . L'ICANN se voit confier la transition vers une privatisation de cette supervision.

• La conférence NETmundial , qui a rassemblé toutes les parties prenantes les 23 et 24 avril à São Paulo, représente une avancée précieuse : la déclaration finale de cette conférence, organisée sous la houlette d'une jeune démocratie, consacre certains principes et valeurs fondamentaux pour l'Internet et sa gouvernance et condamne la surveillance en ligne, sans renoncer pour autant à l'unicité et l'ouverture de l'Internet. Mais le rôle des États doit encore être précisé : la réforme de la gouvernance de l'Internet reste à faire , à commencer par celle de l'ICANN, monopole privé toujours américain, qui gagne en pouvoir mais pas en responsabilité.

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