INTRODUCTION

« Internet, c'est nous. Ça nous appartient, en bien et en mal. »

Joël de Rosnay

L'Internet participe de la mondialisation générale des espaces par la technique, qui s'opère depuis plusieurs siècles. Mais peut-on citer une autre invention technique qui ait été adoptée par près de trois milliards de personnes en l'espace d'une génération et autant révolutionné le monde ? Amazon a été lancé en 1995, Google il y a quinze ans, Facebook il y a dix ans : cette industrie a connu la croissance la plus rapide de l'histoire, et compte aujourd'hui les deux premières capitalisations mondiales - Apple et Google.

Né dans les années 1960 aux États-Unis, l'Internet, qui permet la transmission d'informations entre réseaux grâce à l'usage de protocoles standardisés, a connu un large essor à partir de 1989, date à laquelle l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) met à disposition du public une application, le World Wide Web , qui permet de consulter, avec un navigateur, des pages accessibles sur des sites via l'Internet. C'est à partir de cette date que l'Internet a connu un essor fulgurant, si bien que s'y connecte aujourd'hui près de 40 % de la population mondiale. Cet essor prend donc racine sur les deux rives de l'Atlantique, et pourtant l'Internet que nous, Européens, « consommons » en 2014 est très largement américain, et même californien. Le monde politique des grands pays européens, ainsi que les entreprises du Vieux continent, n'ont pas pris la mesure des enjeux attachés à cette avancée technique, que M. Michel Serres, membre de l'Académie française, auteur de Petite poucette (2012) 1 ( * ) , met sur le même plan que l'imprimerie tant elle constitue une rupture dans l'histoire de l'humanité. Pourtant l'Internet ouvre un nouvel espace public de coexistence : c'est donc un espace essentiellement politique.

Désormais, l'Internet a pris une telle place dans nos vies que nous n'imaginerions plus nous en passer ; il a transformé notre façon de communiquer, d'échanger, de travailler, de nous distraire, d'accéder à la connaissance et à la culture. L'Internet est une technologie encore jeune et sa puissance transformatrice est loin d'avoir terminé de se déployer, d'autant que l'Internet va connaître une « désoccidentalisation accélérée » : sur les deux milliards d'internautes supplémentaires que devrait compter la planète en 2020, plus de 90 % proviendront des pays hors OCDE. L'Internet commence aussi à s'étendre aux objets : 1,4 milliard de terminaux étaient connectés à l'Internet fin 2012 ; ils devraient être 14 milliards en 2022, ce qui produira une quantité incommensurable de données en ligne. Les perspectives de progrès qui s'ouvrent sont aussi grandes que les craintes que soulèvent les effets incertains de cette mise en réseau du monde, notamment sur l'emploi mais, plus globalement, sur les fondements de nos économies, de nos sociétés, de nos cultures et de nos systèmes politiques.

Car l'Internet, présenté comme un nouvel espace de libertés, elles-mêmes constitutives de capacités comme l'a fait valoir M. Amartya Sen, fait aujourd'hui figure de menace première pour nos droits et libertés fondamentaux.

La rançon du succès de l'Internet est brutalement apparue au grand jour l'été dernier quand M. Edward Snowden, ancien consultant pour la National Security Agency (NSA), a révélé l'ampleur de la surveillance exercée en ligne par les services de renseignement. Considéré comme un traître sur la côte Est des États-Unis, et comme un héros côte Ouest, M. Snowden a trouvé refuge en Russie, ravivant des antagonismes que l'on pouvait croire dépassés depuis la fin de la guerre froide. Même si la collecte de données par les entreprises du net était déjà suspectée de croître à l'insu des internautes, ces révélations ont réveillé les esprits, rompant le consensus positiviste béat sur la vraie nature du réseau et délégitimant la mainmise américaine sur la gouvernance de l'Internet. L'Internet est enfin devenu un sujet politique.

C'est dans ce contexte qu'à l'initiative de son groupe Union des Démocrates et Indépendants-UC, le Sénat a décidé le 6 novembre 2013 la création d'une mission commune d'information. Elle réunit 33 sénateurs, qui en ont confié la présidence à M. Gaëtan Gorce, sénateur de la Nièvre et membre de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) ; Mme Catherine Morin-Desailly, sénatrice de Seine-Maritime qui avait convaincu son groupe politique de demander la création de cette mission, en a été nommée rapporteure. Présidente du groupe Médias et nouvelles technologies du Sénat, elle a pu s'appuyer sur le rapport qu'elle avait déjà rendu en mars 2013, au nom de la commission des affaires européennes, pour dénoncer l'apathie par rapport à la révolution numérique en cours, exposant l'Union européenne à devenir « une colonie du monde numérique ».

Votre mission commune d'information s'est donc attelée à déterminer, dans ce contexte inédit « post-Snowden », quel nouveau rôle et quelle nouvelle stratégie l'Union européenne pourrait avoir dans la gouvernance mondiale de l'Internet.

Ce concept de gouvernance de l'Internet reste délicat à définir ; il se prête à des généalogies historiques et donne lieu à des affrontements théoriques. Il résulte de la traduction de l'anglais : Internet governance , notion ambivalente qui recouvre aussi bien la gouvernance de l'Internet - entendue comme la gestion technique de ce réseau de réseaux, de son architecture, de ses ressources critiques - que la gouvernance sur l'Internet - à savoir les voies et moyens pour faire respecter certaines règles en ligne, malgré le caractère transnational du réseau qui défie les frontières et les souverainetés.

La notion-même de gouvernance est apparue au sein des Nations unies en 1995, dans un rapport intitulé Notre voisinage global , initié en 1992 par Willy Brandt, dans le cadre d'une commission sur la gouvernance globale : « La gouvernance est la somme des multiples voies par lesquelles les individus et les institutions gèrent leurs affaires communes. Elle est un processus continu, à travers lequel les conflits et les intérêts peuvent être conciliés, et des actions de coopération décidées. Cela inclut autant des institutions formelles et des règles destinées à mettre en oeuvre des engagements, que des arrangements informels, sur lesquels des personnes et des institutions peuvent être d'accord, ou qu'elles considèrent comme de leur intérêt ». Le gouvernement, institution formelle et hiérarchique qui s'impose de manière unilatérale sur un territoire donné, se distingue donc - même s'il peut y participer - de la gouvernance, qui requiert la collaboration multilatérale, formelle ou informelle, d'acteurs variés aux intérêts croisés. La gouvernance se différencie également de la régulation, qui a une couleur plus économique et désigne un ensemble d'actions destinées à encadrer le fonctionnement d'un marché.

La notion de gouvernance trouve une application naturelle concernant l'Internet, du fait des difficultés que crée le partage de cet espace commun : conflits de culture et de juridiction par rapport à des pratiques illicites ou dommageables, absence de régime - au sens des relations internationales - et défaut d'instrument pour l'appréhender à l'échelon pertinent qui est mondial.

Lors du sommet mondial sur la société de l'information, qui s'est tenu sous l'égide des Nations unies en 2005, un groupe de travail a néanmoins élaboré la définition suivante : « Il faut entendre par gouvernance de l'Internet l'élaboration et l'application par les États, le secteur privé et la société civile, dans le cadre de leur rôle respectif, de principes, normes, règles, procédures de prise de décisions et programmes communs, propres à modeler l'évolution et l'utilisation de l'Internet, évolution dans le sens technologique, utilisation au sens des pratiques ». Cette définition reflète bien l'ambivalence intrinsèque de l'Internet dont le fonctionnement repose sur une imbrication de normes issues de la technique comme de la loi, sans organisme de tutelle centralisé. Quel ordonnancement peut-on y donner, dans quelles instances, avec quels instruments ? Comment concilier la liberté sur l'Internet avec les nombreux défis que sont la lutte contre la cybercriminalité, la protection de la vie privée des internautes, l'encadrement de la marchandisation des échanges et des données personnelles, la protection de la diversité culturelle et de la propriété intellectuelle, la protection de l'ordre public et de la sécurité des États ?

Répondre à ces questions demande de repolitiser la notion de gouvernance et il est apparu à votre mission que le moment était opportun pour cela et particulièrement propice à une redistribution des rôles. L'Europe a une carte à jouer à l'heure où la mainmise américaine sur l'Internet est désavouée, ce qui donne lieu à des revendications multiples de reconquête de souveraineté, revendications légitimes qui ne manquent pas d'inquiéter quand elles émanent de régimes autoritaires. Comment prévenir le risque d'une fragmentation de l'Internet en blocs régionaux voire nationaux ? Car, si l'Internet bouleverse les souverainetés, c'est aussi cela - le fait qu'il soit un espace partagé - qui fait sa richesse.

Pour éclairer sa réflexion, votre mission a procédé à une soixantaine d'auditions, faisant appel aussi bien à des institutions, des acteurs privés, des chercheurs, des représentants des internautes... Elle a par ailleurs sollicité les contributions des internautes, qui ont été plusieurs dizaines à s'exprimer. Elle a également effectué plusieurs déplacements. Elle s'est d'abord rendue à Bruxelles, pour cerner le positionnement des institutions européennes sur le sujet. Convaincue du caractère moteur de l'axe franco-allemand en Europe, sur ce sujet comme sur d'autres, elle est allée à Berlin rencontrer notamment la Commission « Agenda numérique » tout juste créée au Bundestag. Elle a enfin effectué un déplacement aux États-Unis, où elle a pu s'entretenir aussi bien avec l'administration Obama, des membres du Congrès que des représentants des plus grandes entreprises de l'Internet ou des universitaires.

Au terme de plus de six mois de travaux, votre mission propose d'abord de retracer comment la gouvernance de l'Internet est devenue un nouveau terrain d'affrontement mondial : les révélations d'Edward Snowden ont fait tomber le mythe originel de l'Internet et révélé sa nature hybride, puisqu'il est aussi un instrument de puissance - qui échappe largement à l'Europe - et le support d'un monde d'hypersurveillance et de vulnérabilité. Le soupçon qui en résulte frappe aussi le système de gouvernance de l'Internet, encore sous domination américaine ; la conférence de São Paulo fin avril 2014 a ainsi tenté de définir des principes et une feuille de route pour la gouvernance à venir de l'Internet, tandis que les États-Unis annonçaient leur intention de céder la main sur la gestion des ressources critiques de l'Internet.

Convaincue que la révolution numérique ne s'arrêtera pas et que le monde ne reviendra pas en arrière, votre mission estime que s'offre à l'Europe une opportunité historique pour garantir un avenir de l'Internet conforme à ses valeurs et dans lequel elle pourra imprimer sa marque à l'échelle mondiale. Elle propose à cette fin que l'Union européenne se pose en médiateur pour dessiner une gouvernance assurant un Internet ouvert et respectueux des droits et libertés fondamentaux. Mais votre mission considère que l'Europe ne peut être crédible dans ce rôle que si elle reprend en main son avenir numérique, ce qui signifie : mieux répartir la valeur dans l'écosystème numérique européen ; finaliser un régime exigeant et réaliste de protection des données à l'ère du cloud et du big data ; construire une stratégie industrielle dans l'ensemble des secteurs clés de l'Internet pour maîtriser ses données et porter ses valeurs dans le cyberespace ; et enfin promouvoir une appropriation citoyenne de l'Internet.


* 1 Petite Poucette , Michel Serres, Ed. Le Pommier, 2012.

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