Rapport d'information n° 736 (2015-2016) de MM. Claude MALHURET , Claude HAUT et Mme Leila AÏCHI , fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé le 29 juin 2016

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N° 736

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016

Enregistré à la Présidence du Sénat le 29 juin 2016

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) par le groupe de travail sur la Turquie , puissance émergente , pivot géopolitique ,

Par MM. Claude MALHURET, Claude HAUT et Mme Leila AÏCHI,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Pierre Raffarin , président ; MM. Christian Cambon, Daniel Reiner, Jacques Gautier, Mmes Nathalie Goulet, Josette Durrieu, Michelle Demessine, MM. Xavier Pintat, Gilbert Roger, Robert Hue, Mme Leila Aïchi , vice-présidents ; M. André Trillard, Mmes Hélène Conway-Mouret, Joëlle Garriaud-Maylam, MM. Joël Guerriau, Alain Néri , secrétaires ; MM. Michel Billout, Jean-Marie Bockel, Michel Boutant, Jean-Pierre Cantegrit, Bernard Cazeau, Pierre Charon, Robert del Picchia, Jean-Paul Emorine, Philippe Esnol, Hubert Falco, Bernard Fournier, Jean-Paul Fournier, Jacques Gillot, Mme Éliane Giraud, MM. Gaëtan Gorce, Alain Gournac, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre Grand, Jean-Noël Guérini, Claude Haut, Mme Gisèle Jourda, M. Alain Joyandet, Mme Christiane Kammermann, M. Antoine Karam, Mme Bariza Khiari, MM. Robert Laufoaulu, Jacques Legendre, Jeanny Lorgeoux, Claude Malhuret, Jean-Pierre Masseret, Rachel Mazuir, Christian Namy, Claude Nougein, Philippe Paul, Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, MM. Cédric Perrin, Yves Pozzo di Borgo, Henri de Raincourt, Alex Türk, Raymond Vall, Bernard Vera .

SYNTHÈSE

Le présent rapport analyse les ressorts de l'évolution de la Turquie et de ses relations avec l'Union européenne, ainsi qu'avec la France. Il formule des propositions, dans le but de clarifier les ambiguïtés existant dans les relations avec la Turquie, d'exclure toute forme de marchandage avec ce pays, et de mettre en oeuvre, de façon prioritaire, une feuille de route visant à relancer la coopération à tous les niveaux.

I. Les relations UE-Turquie

? Négociations d'adhésion :

- La question de la poursuite des négociations d'adhésion se pose, étant donné l'évolution du régime turc et la situation créée dans l'Union européenne par le référendum britannique. L'urgence est à la consolidation de l'UE, le « Brexit » ayant engendré une situation d'incertitude impropre à toute initiative d'élargissement. L'avenir du partenariat avec la Turquie pourra être redéfini en fonction de la nature géopolitique de la refondation que l'Europe doit engager.

- Le processus d'adhésion a eu, en Turquie, de nombreux effets -politiques, juridiques, économiques- bénéfiques. L'interrompre brutalement risquerait de remettre en cause de façon difficilement réversible ces bénéfices et de fragiliser un peu plus la Turquie qui doit pouvoir rester amarrée, à long terme, aux idéaux européens.

- Toute forme de marchandage à l'adhésion doit être exclue. Le niveau d'exigence, s'agissant de l'intégration de l'acquis communautaire, doit être maintenu. In fine , le consentement du peuple français à toute nouvelle adhésion est garanti par les dispositions de l'article 88-5 de la Constitution.

? Libéralisation des visas :

- Pour obtenir cette libéralisation, il importe que la Turquie respecte strictement les 72 critères de la feuille de route de l'UE en vue d'un régime d'exemption de visa avec la Turquie. Ces critères ne sauraient être respectés simplement « sur le papier », de façon formelle, par le vote de normes non encore réellement mises en application. Par ailleurs, dans son rapport du 4 mai 2016, la Commission indique que sept critères sur 72 ne sont pas encore conformes. Ces sept critères sont tous essentiels.

- L'un d'eux est un préalable particulièrement crucial à toute avancée dans les relations UE-Turquie : il s'agit de la révision, exigée par l'UE, de la législation et des pratiques dans la lutte contre le terrorisme. Cette législation est aujourd'hui utilisée de façon abusive pour réprimer des journalistes, universitaires, avocats... En particulier, les levées d'immunités, susceptibles de concerner plus de 50 députés d'opposition, constitueraient une atteinte manifeste aux institutions démocratiques. Votre commission exprime sa solidarité avec les membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie visés par cette mesure.

- Le processus de libéralisation des visas doit poursuivre, lui aussi, une logique autonome. Le couplage avec le traitement de la question des réfugiés, dans l'urgence et à l'initiative allemande, a été critiqué, notamment par les ONG. Votre commission a désigné un groupe de travail, et le Sénat a nommé une mission d'information à ce sujet, à qui il reviendra de formuler des propositions en vue d'une gestion à long terme par l'UE de la crise migratoire. En tout état de cause, toute forme de marchandage doit être exclue.

? Chypre

- Il convient de profiter d'un contexte politique actuellement favorable à Chypre pour soutenir le processus de négociations en cours entre les deux parties de l'île.

II. Les relations France-Turquie

? Une initiative diplomatique sur la Syrie

- Les négociations de Genève sont aujourd'hui suspendues et la France ne pèse guère dans le processus. La France doit reprendre l'initiative sur le plan diplomatique, en associant mieux la Turquie, avec qui elle partage l'objectif d'une Syrie pacifiée et unifiée.

- La Turquie doit être rassurée sur la pérennité de ses frontières. Il convient de veiller à ce que le soutien au PYD ne serve pas à alimenter le PKK dans sa lutte contre le pouvoir turc. Ce soutien ne doit pas être exclusif, mais concomitant au soutien apporté à des forces arabes syriennes. L'objectif en Syrie est la création d'un seul État démocratique, unitaire, multiconfessionnel et laïque.

- La France devra soutenir, le moment venu, l'objectif turc d'instauration d'une « zone sûre » pour les réfugiés en Syrie, assortie d'une zone d'exclusion aérienne, dès que les conditions de sécurité seront réunies et afin de permettre aux déplacés de rester en sécurité dans leur pays et non pas d'être contraints de migrer.

? Intensifier les échanges à tous les niveaux

- Le dialogue politique, certes difficile, doit être entretenu, par la mise en oeuvre d'un plan d'action volontariste : visites de haut niveau, dialogue régulier à tous les échelons politiques et administratifs. La coopération dans le domaine de la sécurité doit être renforcée, notamment les échanges d'informations et la coopération institutionnelle pour combattre toutes les formes de terrorisme.

- L'intensification des échanges en vue d'une meilleure compréhension interculturelle dans tous les secteurs d'activité (politique, économique, associatif etc.) doit être considérée comme une priorité. Le développement des échanges universitaires, linguistiques et culturels, est, en particulier, souhaitable, ainsi qu'un renforcement de la coopération dans le domaine de la recherche.

- Le dialogue stratégique sur les questions militaires entre la France et la Turquie doit être développé, étant donné l'engagement commun dans la lutte contre Daech. En outre, la Turquie investit dans sa défense, ce qui ouvre des opportunités de coopération entre industries de défense française et turque, en vue de créer des partenariats.

- Il est nécessaire de soutenir les échanges commerciaux et l'investissement bilatéral, ainsi que de promouvoir une meilleure connaissance des opportunités économiques réciproques, grâce à des échanges d'informations et d'expertise, en particulier à l'intention des PME. Parallèlement, la Turquie doit être incitée à garantir un environnement des affaires stable et concurrentiel.

AVANT-PROPOS

Après avoir connu, pendant plus d'une décennie, un développement économique rapide, accompagné d'une stabilité politique, d'une ouverture diplomatique et d'un accroissement de son pouvoir d'influence dans le monde, la Turquie est aujourd'hui confrontée à de multiples défis. Elle connaît une spirale de violences induite par le conflit syrien. La guerre contre le PKK a repris en juillet 2015, dans les régions de l'est du pays, contribuant à radicaliser cette organisation, à l'origine de plusieurs attentats sur le territoire turc. Daech à qui plusieurs attaques ont été attribuées en 2015 et 2016, notamment à Ankara et à Istanbul, y est également actif. La Turquie est, par ailleurs, confrontée à une crise migratoire majeure, puisqu'elle accueille 2,7 millions de réfugiés, pour une population de 74 millions d'habitants.

Confrontée à ces évolutions, la Turquie a fait des choix qui ont contribué à la fragiliser diplomatiquement et économiquement.

Depuis 2002, la Turquie semblait en bonne voie pour réaliser l'ambition qui est la sienne, de constituer un modèle et de devenir un leader au Moyen-Orient. L'arrivée au pouvoir du parti conservateur musulman pro-européen AKP a constitué un tournant politique et une transformation sociale, sans doute la plus importante depuis la fondation de la République turque par Mustafa Kemal en 1923. Ce parti, réaffirmant des valeurs traditionnelles, tout en prônant le développement économique et l'ancrage à l'Europe, a semblé incarner, pendant un temps au moins, une synthèse des différentes composantes et aspirations de la société turque.

Les clivages ethniques, religieux et culturels de cette société, ainsi que les conflits de valeurs, qu'illustrent la littérature (par exemple Neige d'Orhan Pamuk) ou le cinéma ( Mustang de Deniz Ergüven), réapparaissent toutefois avec force aujourd'hui. Tandis qu'une majorité d'électeurs a reconduit l'AKP aux élections législatives du 1 er novembre 2015, un climat passionnel semble s'être installé, marqué par des peurs réciproques.

La levée d'immunités, récemment votée par le Parlement turc, qui pourrait concerner 50 députés du parti pro-kurde d'opposition HDP poursuivis par la justice, est particulièrement préoccupante, car elle pourrait mener, à terme, à un basculement difficilement réversible du régime, que certains qualifient d'ores et déjà de « démocrature ».

La Turquie est-elle passée à côté des opportunités majeures qui semblaient s'ouvrir au début des années 2000 : l'opportunité d'un apaisement de la société turque d'une part, et celle d'un renforcement du dialogue entre les puissances occidentales et celles du Proche et Moyen-Orient, par l'entremise de la Turquie, d'autre part ? Souhaitant orienter sa diplomatie « à 360° », la Turquie semblait avoir vocation à constituer un trait d'union d'importance capitale entre l'Union européenne et les pays de son environnement proche.

Dans ce contexte, quelle est l'attitude à adopter, à l'avenir, vis-à-vis de la Turquie ?

Le dialogue avec l'Union européenne a été relancé par la crise migratoire, qui a conduit à promettre à la Turquie une accélération des négociations d'adhésion et de la libéralisation des visas, en échange de sa coopération à la résolution de ce drame humanitaire, auquel l'Union européenne échoue à répondre.

Les accords conclus, qui relèvent d'une forme de marchandage, ont permis de gagner du temps. Ils ne paraissent toutefois devoir résoudre, à long terme, aucune des questions qu'ils abordent (réfugiés, adhésion, visas).

La France doit faire entendre de façon plus audible ses positions à ce sujet, tandis que la négociation entre l'Union européenne et la Turquie est apparue de fait, aux yeux de beaucoup, comme une négociation entre l'Allemagne et la Turquie.

S'agissant des relations bilatérales franco-turques, la dernière décennie a été marquée par plusieurs sources de tensions. D'une part, le gel, un temps, par la France de plusieurs chapitres du processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, a refroidi ces relations. D'autre part, l'examen au Parlement français de plusieurs propositions de loi tendant à pénaliser la négation du génocide des Arméniens de 1915, reconnu publiquement par la France depuis 2001, a suscité plusieurs crises, dont la plus importante s'est terminée en 2012 par l'annulation du texte voté au Parlement par le Conseil constitutionnel. Ces difficultés ont aujourd'hui été surmontées. Un rapprochement s'est opéré à compter de 2012, et en 2014 par l'élaboration d'un plan d'action conjoint de coopération.

La Turquie est aujourd'hui un partenaire indispensable, mais fragilisé, dans la lutte contre Daech et la gestion des flux migratoires.

Dans ce contexte, le présent rapport vise à analyser les ressorts de l'évolution de la Turquie et de ses relations avec l'Union européenne, ainsi qu'avec la France. Il vise également à formuler des propositions, dans le but de clarifier les ambiguïtés existant dans les relations avec la Turquie et de renouer avec ce pays en mettant en oeuvre, de façon prioritaire, une feuille de route visant à relancer la coopération à tous les niveaux.

I. UNE PUISSANCE ALLIÉE, PIVOT ENTRE ORIENT ET OCCIDENT

A. UNE PUISSANCE ALLIÉE, PARTENAIRE STRATÉGIQUE POUR L'EUROPE

1. Un pivot stratégique
a) Une position géostratégique clef

Dans Le Grand échiquier, L'Amérique et le reste du monde , Zbignew Brzezinski qualifie la Turquie de « pivot géopolitique de premier ordre », désignant ainsi « des États dont l'importance tient à leur situation géographique sensible et à leur vulnérabilité potentielle ». D'autres États, tels que l'Iran ou l'Ukraine, constituent des États pivots : « Le plus souvent, leur localisation leur confère un rôle clé pour accéder à certaines régions ou leur permet de couper un acteur de premier plan des ressources qui lui sont nécessaires » 1 ( * ) .

La Turquie est au carrefour de l'Europe et de l'Asie et à l'intersection de plusieurs régions dont les évolutions la concernent : Moyen-Orient, Asie centrale, Balkans notamment. « Elle surveille le Nord, empêchant que la mer Noire devienne russe, elle contrôle l'accès à la mer Égée ainsi que la défense de la Grèce (...), elle est la première puissance régionale et stabilisatrice dans les Balkans, elle contrôle la Méditerranée orientale. Elle est le prolongement et le contrefort de l'Occident . » 2 ( * )

Sur le plan historique, la Turquie est l'héritière de la dislocation de l'Empire ottoman. À l'issue de la première guerre mondiale, le traité de Sèvres (10 août 1920) a notamment acté :

- l'existence d'un État arménien et d'un territoire autonome kurde ;

- la cession de territoires au profit de la France, de la Grande-Bretagne et de la Grèce ;

- l'existence de zones d'influence de la France, de l'Italie et de la Grande-Bretagne ;

- l'internationalisation des détroits.

À la suite de la guerre d'indépendance, menée par Mustapha Kemal, le traité de Sèvres devient inapplicable et un nouveau traité, signé à Lausanne (24 juillet 1923) trace les frontières actuelles de la Turquie. Les alliés renoncent à l'indépendance de l'Arménie et à l'autonomie du Kurdistan. La Turquie reconnaît la perte de certains territoires ottomans, dont des territoires appartenant à la Syrie et à l'Irak actuels. Le traité institue également des échanges de population, notamment entre la Grèce et la Turquie. En 1939, le territoire de la Turquie s'agrandit, parvenant à ses frontières actuelles, par l'adjonction de la province du Hatay (Iskenderun), jusqu'alors sous mandat français (Alexandrette). Il résulte de cette période une proximité particulière de la Turquie avec les régions voisines de Mossoul (Irak), dont la Turquie n'a reconnu la perte qu'en 1926, et d'Alep (Syrie).

D'après de nombreux observateurs, il en résulte également un syndrome obsidional de la Turquie, dit « syndrome de Sèvres », recouvrant l'idée que les puissances occidentales auraient l'objectif dissimulé de diviser la Turquie, à leur profit et en faveur des minorités kurde et arménienne. De ce point de vue, « la Première guerre mondiale a séparé l'Europe de la Turquie » 3 ( * ) . Ce « syndrome de Sèvres », qui perdure aujourd'hui, est alimenté tant par les programmes scolaires que par les discours des hommes politiques. Il traduit une méfiance vis-à-vis des pays occidentaux, qui transparaît dans les échanges avec la Turquie sur la question kurde ou les demandes de reconnaissance du génocide arménien. Les débats en Turquie sur l'adhésion à l'Union européenne, et les réactions aux critiques émises concernant les atteintes aux libertés publiques, illustrent également cette méfiance de la Turquie vis-à-vis de l'Occident : « Le souvenir de la catastrophe de 1919 nourrit la peur d'autres pertes et l'obsession primordiale de la défense des frontières nouvelles. La crainte de voir le territoire turc à nouveau disloqué pour satisfaire aux visées impérialistes occidentales devient l'obsession collective. Le syndrome consolide ainsi le sentiment d'appartenance des Turcs, en les appelant constamment à défendre la patrie en danger contre l'envahisseur » 4 ( * ) .

La Turquie n'a pas le monopole des peurs engendrées par l'histoire. Les pays de l'Union européenne peuvent aussi en être victimes : « l'encerclement de Vienne à deux reprises a laissé des traces des deux côtés », générant une « angoisse de Vienne » 5 ( * ) . « Le siège de Vienne est un symbole qui relie les deux pôles de la tension identitaire des Turcs face à l'Occident. Elle exprime à la fois la potentialité d'être aux portes de l'Europe, d'entrer dans l'Europe, de faire partie de l'Occident et, dans le même temps, d'avoir été refoulé du coeur de l'Europe d'abord, de ses marchés ensuite, lors d'un déclin qui s'est achevé par la perte de l'Empire » 6 ( * ) . La représentation symbolique de ce siège de l'une des capitales du monde chrétien n'est pas moins forte côté européen.

b) Un partenaire de l'OTAN

Après 1945, la Turquie a recherché la protection des puissances occidentales par nécessité, au regard des revendications de l'URSS sur les détroits de la mer Noire et certaines parties du territoire turc. La Turquie est le premier État musulman à avoir reconnu l'État d'Israël en 1948. Elle est entrée au Conseil de l'Europe, quelques mois après sa création en 1949. En 1950, des soldats turcs ont participé aux côtés des Américains à la guerre de Corée, puis, en 1952, la Turquie est entrée dans l'OTAN, au même moment que la Grèce. Ce tropisme occidental de la Turquie a été confirmé par son adhésion à l'OCDE en 1960 puis par l'accord d'association conclu avec la Communauté économique européenne le 12 septembre 1963 (accord d'Ankara).

La Turquie a toutefois aussi connu des désaccords avec ses alliés occidentaux, en raison des conflits persistants avec la Grèce. L'invasion turque de la partie nord de Chypre (20 juillet 1974) a créé un différend durable, illustrant l'autonomie de la politique étrangère turque. Dès les années 1970, elle a tenté de développer ses relations avec les pays musulmans, en adhérant à l'Organisation de la conférence islamique (OCI), mais sans que cela ne remette en cause son positionnement stratégique.

L'armée turque est la deuxième de l'OTAN en termes d'effectifs, après les États-Unis. Les dépenses militaires de la Turquie s'élèvent à 22,6 milliards de dollars, ce qui la situe au quinzième rang mondial. Ces dépenses ont progressé de 15 % entre 2005 et 2014. Elles représentent 2,5 % du PIB. Dans le cadre de l'OTAN, les États-Unis déploient en Turquie, comme dans quatre autres pays d'Europe, des armes nucléaires tactiques (B61), sur la base d'Incirlik 7 ( * ) .

Après la fin de la guerre froide, la Turquie conserve une position clef dans la région, au regard des conflits du Moyen-Orient.

2. Un partenaire politique
a) Un dialogue constant avec l'Union européenne

La Turquie se considère, par son histoire et sa géographie, comme « membre de la famille européenne » 8 ( * ) . Elle a formulé son souhait d'être associée à la Communauté économique européenne (CEE), qui ne comptait alors que ses six membres fondateurs, dès 1959, quelques jours après une demande analogue de la Grèce. L'accord d'Ankara, signé le 12 septembre 1963 et entré en vigueur le 1 er décembre 1964, prévoit le renforcement progressif des relations économiques et commerciales entre la Turquie et la CEE, en vue de l'instauration d'une union douanière. L'association, qui a comporté d'abord une phase préparatoire, puis une phase transitoire et une phase définitive, a débouché sur cette union douanière, entrée en vigueur le 31 décembre 1995. La Turquie fut alors le premier pays à réaliser une union douanière sans accéder au statut de pays membre. Cette union douanière porte sur les produits industriels. Elle ne concerne ni les services, ni les marchés publics, ni les produits agricoles non transformés.

Dès 1963, l'accord d'Ankara laissait entrevoir la perspective, à terme, d'une adhésion de la Turquie à la CEE, en stipulant que « l'appui apporté par la Communauté économique européenne aux efforts du peuple turc pour améliorer son niveau de vie facilitera ultérieurement l'adhésion de la Turquie à la Communauté » . L'article 28 de l'accord d'Ankara ajoute que « lorsque le fonctionnement de l'accord aura permis d'envisager l'acceptation intégrale de la part de la Turquie des obligations découlant du traité instituant la Communauté, les Parties contractantes examineront la possibilité d'une adhésion de la Turquie à la Communauté ».

Ayant présenté officiellement sa candidature en 1987, la Turquie a obtenu le statut de pays candidat à l'Union européenne à la suite de la réunion du Conseil européen d'Helsinki en décembre 1999. En 2004, le Conseil européen a décidé l'ouverture des négociations d'adhésion. Après que la Turquie a déclaré unilatéralement ne pas reconnaître la République de Chypre, l'UE a adopté une déclaration rappelant que la Turquie doit reconnaître tous les Etats membres et normaliser ses relations avec eux.

Les négociations d'adhésion ont démarré lors d'une conférence intergouvernementale tenue le 3 octobre 2005. Le cadre de négociations alors adopté précise que « ces négociations sont un processus ouvert dont l'issue ne peut être garantie à l'avance » et qu'elles « dépendent de la capacité d'assimilation de l'Union, ainsi que de la capacité de la Turquie à assumer ses obligations ». Si ces conditions n'étaient pas remplies, la Turquie devrait être « ancrée dans les structures européennes par le lien le plus fort possible ».

b) Un partenaire important pour la France

Les relations politiques franco-turques s'inscrivent dans une longue histoire, que l'on fait généralement remonter au traité d'alliance entre François Ier et Soliman le Magnifique (1536), considéré historiquement comme la première alliance entre un État chrétien et un empire non chrétien, et ayant suscité, à l'époque, un certain émoi en Europe. Les relations franco-turques ont également été marquées par la visite d'État en Turquie du général de Gaulle en 1968, au cours de laquelle il a rendu hommage à Mustafa Kemal (« De toutes les gloires, Atatürk a atteint la plus grande : celle du renouveau national »).

Au cours des années récentes, la relation franco-turque a été marquée par des divergences sur les questions de l'adhésion de la Turquie à l'UE et du génocide arménien. Depuis 2012 toutefois, un rapprochement s'est opéré et le dialogue bilatéral s'est intensifié. La lutte contre Daech et la question migratoire ont rendu le partenaire turc incontournable.

Le président de la République François Hollande s'est rendu en janvier 2014 en Turquie, pour une visite d'État qui était la première depuis 1992. Cette visite a donné lieu à l'établissement d'un cadre stratégique de coopération afin, d'une part, d'institutionnaliser la relation franco-turque, et, d'autre part, de prévoir une rencontre annuelle au niveau des ministres des affaires étrangères. En octobre 2014, la première réunion du cadre stratégique a permis l'adoption d'un plan d'action conjoint pour la coopération entre la France et la Turquie pour la période 2014-2016.

Cette feuille de route réaffirme l'objectif d'une coopération étroite afin de poursuivre le processus d'adhésion de la Turquie à l'UE, en vertu du cadre de négociation arrêté en 2004, et de mettre en oeuvre l'accord de réadmission signé par la Turquie et l'UE en 2013, en vue de conclure le dialogue sur la libéralisation des visas. Cette volonté de coopérer plus étroitement est, en outre, déclinée à tous les niveaux et dans plusieurs instances (OTAN, OSCE, G20, COP21, ONU...). Cette feuille de route prévoit une coopération renforcée dans le domaine de la sécurité, de la lutte contre toutes les formes de terrorisme, contre la criminalité organisée, et en matière d'immigration clandestine, de traite des êtres humains et de fraude documentaire. Le plan d'action conjoint comporte, par ailleurs, des dispositions relatives à la coopération dans le domaine de la défense, y compris entre industries de défense, dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, ainsi que dans les secteurs de la culture, de l'éducation et de la science.

De fait, les relations entre la France et la Turquie se sont apaisées et densifiées. En 2015 et 2016, les contacts de haut niveau se sont multipliés.

2015-2016 : un dialogue politique ministériel dense

En 2015, les autorités turques et françaises ont noué des contacts fréquents et réguliers. Ce rythme est resté soutenu en 2016 : le Premier ministre s'est entretenu avec son homologue turc, Ahmet Davutoðlu, le 21 janvier 2016 en marge du forum économique de Davos. Le Président de la République a rencontré le Président turc le 31 mars 2016 à Washington.

Le dialogue avec la Turquie sur les questions de défense et de sécurité est conséquent, notamment en matière de lutte contre les filières de combattants radicaux. Le ministre de la défense et le ministre de l'intérieur se sont rendus en Turquie, respectivement les 5 et 6 janvier et les 5 et 6 février 2016. Par ailleurs, le ministre turc en charge des Affaires européennes Volkan Bozkýr a été reçu en France en février 2016. Il s'est rendu, à cette occasion, au Sénat, où il a rencontré conjointement des membres du bureau de la commission des affaires européennes et du bureau de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

3. Un partenaire économique
a) Une économie émergente

La Turquie a présidé le G20 en 2015, consacrant son statut d'économie émergente dynamique, qui résulte d'une politique de développement économique menée depuis plus de trente ans. La Turquie a l'ambition légitime de devenir l'un des leaders du monde émergent.

La mise en oeuvre de l'accord d'association avec l'Union européenne de 1963 a soulevé des difficultés qui ont incité la Turquie à procéder à des réformes économiques structurelles. Cet accord a en effet engendré un important déficit dans les échanges avec la CEE, en raison d'un potentiel de développement des exportations turques bien inférieur au potentiel d'importations, généré par le développement de l'économie turque. En particulier, la forte dépendance énergétique de la Turquie l'a contrainte à consolider ses débouchés à l'exportation ainsi que les flux de capitaux nécessaires au financement son déficit extérieur. Après avoir mis en oeuvre une stratégie de développement volontariste et introvertie, la Turquie a donc opéré, dans les années 1980, un premier tournant libéral, marqué par une ouverture vers l'extérieur.

Impulsée par Turgut Özal, Premier ministre puis Président de la République de 1983 à 1993, cette ouverture a abouti à la suppression du contrôle des changes et à l'institution de la convertibilité de la livre turque.

Les années 1990 apparaissent, en revanche, comme une décennie « perdue », marquée par trois crises économiques importantes (1994, 1999, 2001). Le programme de stabilisation mis en oeuvre à partir de 2001, sous l'impulsion du ministre de l'économie Kemal Derviþ, ancien vice-président de la Banque mondiale, a permis à la Turquie de retrouver une croissance rapide. Ce programme s'inscrivait dans le cadre de l'intervention du FMI et dans la perspective de la demande de candidature de la Turquie à l'Union européenne.

La politique de stabilisation de l'économie et d'harmonisation européenne a été poursuivie par l'AKP après 2002. Des mesures ont été prises pour faciliter les investissements directs étrangers, diminuer les impôts et procéder à des privatisations. Le produit intérieur brut (PIB) turc a augmenté de 6,7 % par an en moyenne sur la période 2002-2007. L'économie turque s'est hissée au quinzième rang mondial.

La crédibilité politique de l'AKP et sa longévité au pouvoir reposent en partie sur ses succès dans le domaine économique, qui ont permis de réduire la pauvreté, et de consolider le soutien des classes moyennes et populaire, ainsi que d'une nouvelle classe d'entrepreneurs conservateurs, les « tigres anatoliens ».

PIB par habitant (en dollars constants de 2011)

Source : Banque mondiale

b) Un partenaire économique pour la France

En 2014, la France est le septième fournisseur de la Turquie avec 5,9 milliards d'euros d'exportations et son cinquième client avec 6,1 milliards d'euros d'importations. La Turquie est notre quatorzième débouché dans le monde et sixième client hors UE et Suisse, derrière les États-Unis, la Chine, le Japon la Russie et l'Algérie. Elle absorbe 1,4 % de nos exportations.

Plus de 300 entreprises françaises sont présentes en Turquie, employant plus de 50 000 personnes, par exemple BNP Paribas (9 300 employés) ou Renault (6 200 salariés), qui est la troisième entreprise exportatrice de Turquie et assure 52 % de la production locale de véhicules passagers. PSA Peugeot-Citroën a noué des partenariats avec des producteurs locaux pour la production de véhicules utilitaires. Par ailleurs, dix-sept équipementiers français, tels Faurecia et Valeo, sont implantés. Thalès, Nexans, Airbus group, Air Liquide sont également présents. La Turquie a signé en 2003 un contrat portant sur l'acquisition de 10 exemplaires de l'A400M. Cette commande devait être honorée d'ici à 2018.

Le gestionnaire aéroportuaire turc TAV, dont le groupe Aéroports de Paris (ADP) détient 38 %, est l'un des principaux gestionnaires d'aéroports dans le monde, présent dans de nombreux pays (Tunisie, Arabie saoudite...).

Dans le domaine de l'énergie, les investissements d'Engie ont dépassé 1 milliard d'euros (production d'électricité et rachat de la société de distribution du gaz dans la région d'Izmir). EDF est surtout présente sur la filière renouvelable, et dans deux développeurs éoliens Eole-RES et Akuo Energy. En revanche, Total a annoncé la cession de sa filiale de distribution de produits pétroliers au groupe turc Demirören.

Sont également présentes en Turquie des entreprises françaises des secteurs de la pharmacie, de l'agro-alimentaire, de l'assurance ainsi que dans ceux du commerce, du tourisme et de l'hôtellerie.

B. L'ÉMERGENCE D'UN « MODÈLE TURC » DANS LE MONDE MUSULMAN

1. Un tournant politique en 2002
a) Un modèle kémaliste en perte de vitesse

L'abolition du Califat par la Grande assemblée nationale de Turquie en 1924 avait rompu le lien entre l'État turc et l'islam. Le kémalisme a, par la suite, contribué à l'édification d'institutions modernes, fondées sur une laïcité, toutefois distincte de celle pratiquée en France, et sur une citoyenneté incluant les femmes, qui ont obtenu le droit de vote aux élections locales en 1930 et nationales en 1934.

La laïcité autoritaire et ses contradictions

« Les rapports entre l'État et la religion se distinguent très nettement du modèle français : au lieu d'une séparation nette entre ces deux sphères, la laïcité turque implique un contrôle strict de l'État sur l'islam sunnite-hanéfite, pratiqué par la grande majorité des Turcs, par le biais de la Direction générale des affaires religieuses, qui n'est pas dirigée par un fonctionnaire laïque, mais par un dignitaire sunnite, lui aussi fonctionnaire. Il en a résulté plusieurs problèmes : d'une part, sa soumission au pouvoir étatique a figé cette religion, l'empêchant d'être en phase avec les évolutions de la société ; d'autre part, l'État n'était plus à même de traiter les autres religions pratiquées dans le pays à égalité avec la religion majoritaire, qu'il avait intégrée en son sein. Une autre anomalie de la laïcité turque est l'existence de cours obligatoires de religion dans l'enseignement public, qui se réduisent à un « catéchisme » sunnite-hanéfite. »

Source : « La Turquie, d'une révolution à l'autre » (voir bibliographie)

L'État moderne kémaliste a toutefois développé une facette plus sombre, de nature autoritaire, traduisant le pouvoir souterrain des militaires, qui réalisèrent plusieurs coups d'État (1960, 1971, 1980), ainsi qu'un coup d'État feutré, dit « postmoderne », en 1997, poussant le gouvernement de Necmettin Erbakan à la démission.

Les années 1990 ont vu se succéder plusieurs coalitions gouvernementales successives, dans un contexte de guerre sans issue contre le PKK, et de révélation à l'opinion publique de l'existence d'un « Etat profond », « terme consacré pour désigner les personnes et les institutions qui usurpent le pouvoir de l'État, qui usent et abusent éventuellement de la force au-delà des limites de légitimité définies par la loi et la Constitution au prétexte de défendre les intérêts supérieurs de l'État, et qui utilisent leurs réseaux d'influence pour mobiliser l'opinion publique contre les ennemis intérieurs du jour » 9 ( * ) .

Plusieurs crises économiques (1994, 1999), dont une très grave en 2001, ont, par ailleurs, émaillé cette période.

b) Une « révolution silencieuse » ?

Dans ce contexte, l'arrivée au pouvoir de l'AKP (parti de la justice et du développement) avec 34 % des voix, lors des élections législatives de novembre 2002, est apparue comme le moyen de tourner le dos à cette période troublée.

L'AKP, constitué en 2001 par Recep Tayyip Erdogan, est issu du courant modernisateur qui pré-existait au sein de l'ancien parti islamiste, le parti de la vertu. Après la dissolution de celui-ci par la justice, l'AKP s'est positionné sur l'échiquier politique comme un parti libéral, conservateur, pro-européen, occupant le vide laissé au centre-droit par la défaillance des partis traditionnels.

La victoire de l'AKP a été interprétée, plus largement, comme une révolution sociale, traduisant la revanche historique des catégories exclues de la République laïque et autoritaire, constituées des « Turcs noirs » issus des milieux ruraux conservateurs, revendiquant la pratique de l'islam. Ces « Turcs noirs » ont trouvé un porte-parole en la personne de Recep Tayyip Erdogan, ancien élève d'une école islamique, ancien joueur de football, et ancien Maire d'Istanbul. Recep Tayyip Erdogan a incarné la majorité turque, sunnite et conservatrice du pays, par opposition aux « Turcs blancs », c'est-à-dire à l'ancienne élite kémaliste, laïque et occidentalisée.

La poursuite des réformes économiques et de la politique pro-européenne a permis à l'AKP de devenir un acteur de la modernisation de la Turquie, et de consolider le soutien de ses alliés occidentaux. L'emprise de l'armée sur le pouvoir politique a été réduite, grâce à la réforme du conseil de sécurité nationale (MGK), qui permettait auparavant aux militaires de s'opposer aux politiques et dont le rôle est devenu consultatif (2003). L'arrivée au pouvoir de l'AKP a ouvert plus largement une période de réformes d'inspiration pro-européennes, qualifiée par le gouvernement de « révolution silencieuse » et qui a, en effet, comporté des éléments de normalisation démocratique (réformes judiciaire, décentralisation, renforcement des droits individuels et culturels).

La Turquie a alors émergé, à cette période, comme possible modèle de régime « musulman-démocrate », démontrant la compatibilité entre la revendication de valeurs traditionnelles et la mise en oeuvre d'une dynamique modernisatrice.

2. Une « diplomatie à 360° »

La Turquie s'est tournée vers le Moyen-Orient, essentiellement pour des raisons économiques, dès les années 1980. La victoire de l'AKP en 2002 a néanmoins amorcé un tournant diplomatique.

a) Une politique de « pays central »

Jusqu'en 2007, le gouvernement AKP a inscrit sa diplomatie dans la continuité de la politique étrangère kémaliste, reprenant à son compte la perspective d'un rapprochement avec l'Union européenne. Une rupture est néanmoins perceptible en 2003, lorsque la Grande assemblée nationale de Turquie refuse d'autoriser le passage des troupes américaines par le territoire turc vers l'Irak.

Puis, particulièrement à partir de 2009, sous l'impulsion d'Ahmet Davutoglu, ancien Premier ministre et ancien ministre des affaires étrangères, la Turquie s'est rapprochée de ses voisins moyen-orientaux, grâce à une politique d'influence poursuivant quatre orientations :

- la mise en oeuvre du principe « zéro problème avec ses voisins » ;

- l'amélioration de ses relations avec les pays arabes ;

- une prise de distance avec Israël ;

- et une implication diplomatique croissante au Moyen-Orient.

Selon la vision d'Ahmet Davutoglu, universitaire d'origine et auteur d'un ouvrage intitulé La Profondeur stratégique (2001), le fil directeur de cette politique est l'idée selon laquelle la Turquie doit jouer le rôle d'un « pays central » 10 ( * ) , ayant vocation à contribuer à l'ordre régional, nécessaire à sa sécurité et à sa prospérité. Ce rôle doit permettre à la Turquie de se réinscrire dans son histoire longue, et d'assumer son positionnement géographique particulier 11 ( * ) .

Le principe « zéro problème avec ses voisins » est le corollaire de cette politique de centralité. Il signifie, d'un point de vue symbolique, que la Turquie tend la main à ses voisins avec lesquels elle avait connu des périodes de tensions, notamment la Syrie, l'Arménie, la Grèce. Cette politique d'ouverture s'est également traduite par un soutien au plan de réunification de l'île de Chypre élaboré par le secrétaire général des Nations unies Kofi Annan. La Turquie a par ailleurs développé des relations politiques et économiques étroites avec la région autonome du Kurdistan d'Irak, reconnue par la nouvelle Constitution irakienne de 2005.

La réussite la plus significative de cette politique de bon voisinage fut le rapprochement entre la Turquie et la Syrie au cours des années 2000, rendu possible par l'expulsion de Syrie du chef historique du PKK Abdullah Ocalan (1998). Ce rapprochement s'est concrétisé par une coopération politique, économique et militaire étroite entre les deux pays, qui s'est accélérée au cours des années 2007-2010, avec l'ouverture progressive de la frontière turco-syrienne aux échanges de biens (accord de libre-échange) et de personnes (suppression de l'obligation de visas).

La Turquie s'est, par ailleurs, efforcée de jouer un rôle de médiateur dans plusieurs conflits régionaux, notamment entre le Pakistan et Israël, entre la Russie et la Géorgie, dans le dialogue inter-palestinien ou encore, entre la Syrie et Israël (2008), concernant le statut du plateau du Golan et les garanties susceptibles d'être apportées à la sécurité d'Israël.

Les relations de la Turquie et d'Israël se sont toutefois dégradées après le lancement de l'opération militaire israélienne « Plomb durci » dans la bande de Gaza (2009) et l'abordage par l'armée israélienne du navire turc Mavi Marmara, qui tentait de forcer le blocus de la bande de Gaza, causant neuf morts côté turc (2010). A ce différend diplomatique est venu s'ajouter un différend économique, relatif à l'exploitation des gisements de gaz de Méditerranée orientale (Léviathan, Aphrodite), qui oppose d'une part Israël et Chypre, et d'autre part la Turquie et la République turque de Chypre du nord (RTCN), qu'elle est seule à reconnaître.

Après les « printemps arabes » (2011), la Turquie s'est rapprochée des nouvelles formations politiques au pouvoir en Tunisie et en Égypte, idéologiquement proches de l'AKP, prônant la compatibilité entre islam, démocratie et développement économique, faisant ainsi figure de modèle possible, aux yeux des opinions publiques du monde arabe. Contrairement à la Tunisie et à l'Égypte, la Libye constituait un marché important pour les entreprises turques. La Turquie a néanmoins approuvé, en 2011, l'opération qui a abouti à la chute du régime libyen.

En septembre 2011, le premier Ministre Recep Tayyip Erdogan s'est rendu en Tunisie, en Égypte et en Libye, afin de consolider les relations de la Turquie avec ces pays dans le contexte postrévolutionnaire.

Le rapprochement avec la Syrie constituait l'une des composantes essentielles de la nouvelle « diplomatie à 360° » de la Turquie, ce qui a accru sa difficulté à gérer la situation créée par la contestation populaire dans ce pays. La Turquie est d'abord intervenue pour tenter de convaincre le régime syrien d'engager des réformes. Cette tentative ayant échoué, elle a rompu en août 2011 avec le régime de Bachar al-Assad, au profit d'un soutien à l'opposition syrienne. En juin 2012, le régime syrien a abattu un avion turc, achevant de consommer la rupture entre les deux pays.

b) Une vocation mondiale

La Turquie n'entend pas réaffirmer uniquement sa vocation de puissance régionale, mais aussi se positionner comme un leader au niveau mondial, en étendant son réseau diplomatique en Afrique, Amérique latine et Asie, où 30 nouvelles ambassades ont été ouvertes entre 2010 et 2012, et en jouant un rôle croissant au sein d'organisations internationales, notamment en soutien aux pays en voie de développement, auprès desquels elle peut se prévaloir de l'absence de passé colonial. Cette dimension mondiale de la Turquie a été consacrée par son élection par l'Assemblée générale de l'ONU comme membre non permanent du Conseil de sécurité pour la période 2009-2010.

La Turquie est intervenue, en 2010, conjointement avec le Brésil, dans les négociations entre l'Iran et le groupe 5+1 (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie, Allemagne) sur le dossier nucléaire, sans parvenir à éviter le vote de sanctions contre l'Iran, mais inaugurant « une nouvelle étape de l'évolution des relations internationales, dans laquelle deux puissances émergentes expriment ouvertement leur désaccord avec l'ordre établi, dicté et monopolisé par les grandes puissances » 12 ( * ) .

L'organisation récente du premier Sommet humanitaire mondial de l'ONU à Istanbul (23-24 mai 2016) est venue illustrer à nouveau la volonté de la Turquie d'assumer un rôle de puissance à part entière. Ce sommet constitue, par ailleurs, une forme de reconnaissance de la politique humanitaire de la Turquie, État accueillant le plus grand nombre de réfugiés au monde, soit environ trois millions.

Toutefois, la diplomatie d'influence de la Turquie est d'abord économique. Elle passe par une politique d'aide au développement volontariste. La Turquie a notamment mis en place une agence spécifique de coopération et de développement (TIKA), fondée sur le modèle de l'Agence française de développement et de l'Agence allemande pour la coopération technique, qui mène des actions dans une trentaine de pays 13 ( * ) .

Sa diplomatie d'influence comporte une dimension religieuse, s'appuyant non seulement sur la présidence des affaires religieuses (Diyanet) mais aussi sur des initiatives privées telles que le mouvement Hizmet de Fethullah Gülen. Né dans les années 1970, ce mouvement est l'une des composantes du soft power turc, notamment dans le domaine de l'éducation et de l'aide humanitaire.

3. Une réorientation des échanges économiques

La « diplomatie à 360° » de la Turquie, telle que prônée par l'ancien Premier ministre Ahmet Davutoglu, s'est voulue multidimensionnelle. Elle s'est accompagnée d'une diversification des échanges commerciaux de la Turquie, qui a contribué à l'accroissement de son pouvoir d'influence dans la région, y compris sur le plan culturel grâce à la diffusion de produits culturels turcs (notamment séries télévisées).

Tandis qu'en 2002, 57 % des exportations turques étaient destinées au marché européen, cette part est descendue à 38 % en 2012. A contrario , la part du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord était passée de 12 % à 27 %, et celle de la Russie et de l'Iran de 4 % à 12 % 14 ( * ) . Cette évolution, aggravée par la stagnation persistante de l'économie européenne après la crise de 2008, a rendu la Turquie moins dépendante de ses relations économiques avec l'Europe.

Réciproquement, si l'Union européenne demeure le premier partenaire commercial de la Turquie, sa part dans les achats turcs est passée de 48 % en 2002 à 36 % en 2014. Sur la même période, la part des pays asiatiques a augmenté de 12 % à 23 %. En 2015, la Chine est devenue le principal fournisseur de la Turquie. Depuis 2012, les exportations françaises vers la Turquie diminuent régulièrement en valeur, ce qui s'explique au moins en partie par cette réorientation structurelle des échanges de la Turquie vers le Proche et le Moyen-Orient, les pays du Caucase et l'Asie.

En particulier, la Turquie a accru ses échanges avec le continent africain. Le volume des flux entre la Turquie et l'Afrique est passé de 4 milliards de dollars en 2002 à 15 milliards de dollars en 2014. La compagnie aérienne Turkish Airlines s'est déployée dans plusieurs pays d'Afrique, permettant à la Turquie de devenir une plateforme d'échanges.

La Turquie importe 90 % de ses besoins en pétrole et gaz naturel, ce qui implique une forte dépendance vis-à-vis de ses deux principaux fournisseurs, la Russie et l'Iran, et explique la nécessité de développer ses relations avec le nord de l'Irak, afin de diversifier ses sources d'approvisionnement. Les relations avec la Russie se sont, en particulier, intensifiées : projet de centrale nucléaire russe en Turquie, présence d'entreprises de construction turques en Russie, forte affluence de touristes russes en Turquie (2 ème pays de provenance après l'Allemagne). Enfin, après l'abandon, à la fin de l'année 2014, du projet de gazoduc South Stream devant relier la Russie à l'UE par la mer Noire, un nouveau projet a été lancé, le Turkish Stream, qui devait, lui, s'arrêter à la frontière turco-grecque. Ce nouveau projet a été suspendu en décembre 2015.

II. UNE PUISSANCE FRAGILISÉE, AU RISQUE DE L'ISOLEMENT

A. AU PLAN EXTERNE, UNE PUISSANCE AFFECTÉE PAR LE CONFLIT SYRIEN

1. Une diplomatie qui n'a pas produit les résultats escomptés
a) Le prisme de la question kurde

Créé en 1978, le parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), d'inspiration marxiste-révolutionnaire, est en guerre contre l'État turc depuis 1984. Dans les années 1990, les affrontements se sont aggravés, sous la forme d'une guérilla violente appelée la « sale guerre », qui aurait fait environ 40 000 morts. De 1984 à 2002, en effet, environ 20 000 membres de la guérilla du PKK, 6 000 civils, 4 300 soldats, 1 500 gardiens de village (milice kurde progouvernementale) et 400 policiers ont été tués, auxquels il faut ajouter les « disparus », dont le nombre est estimé entre 5 000 et 17 000 15 ( * ) . Plus de 200 000 personnes ont été arrêtées pendant cette période.

Pendant les années 1990, la politique kurde de la Turquie adopte trois orientations :

- un refus de reconnaître les interlocuteurs kurdes quels qu'ils soient (y compris en Irak) ;

- la volonté de protéger les minorités turcophones de la région ;

- la volonté d'éviter une indépendance de la région nord de l'Irak, par peur d'un « effet domino ».

L'arrestation d'Abdullah Öcalan, en février 1999 au Kenya, après son expulsion de Syrie, puis sa condamnation à mort, commuée en prison à vie à la suite de l'abolition de la peine de mort en Turquie (2002), n'ont pas immédiatement permis l'instauration d'un dialogue puisque la guérilla a repris dans les années 2000. En février 2008, l'armée turque a fait une incursion dans le nord de l'Irak contre des bases militaires du PKK. Les arrestations se multiplient, notamment en 2011.

Néanmoins, au cours des années 2000, après l'arrivée au pouvoir de l'AKP, la situation évolue. La région kurde irakienne, gouvernée par le PDK (parti démocratique du Kurdistan) de Massoud Barzani, devient l'un des principaux partenaires commerciaux de la Turquie. Le pétrole constitue l'un des piliers de cette coopération (oléoduc Kirkouk-Ceyhan).

Lorsqu'éclate la guerre civile syrienne, la politique kurde de la Turquie comporte deux axes.

D'une part, la Turquie se rapproche du GRK avec qui elle partage une position commune hostile au PYD syrien, accusé de collusion avec le régime de Bachar al-Assad.

D'autre part, le gouvernement turc adopte une politique plus conciliante vis-à-vis des Kurdes de Turquie et reprend les négociations menées avec l'ancien chef du PKK Abdullah Öcalan : « La prise de contrôle des zones kurdes de Syrie par le PYD aurait pu donner au PKK un avantage dans sa lutte contre l'armée turque. D'où la volonté de l'AKP de stabiliser la situation en Turquie en changeant de stratégie sur la question kurde » 16 ( * ) . Par ailleurs, « Tayyip Erdogan veut reprendre l'initiative à travers le problème kurde. Il espère gagner en contrepartie le soutien implicite des Kurdes pour son projet de régime présidentiel. » 17 ( * ) . L'AKP espère s'assurer ainsi le vote de l'électorat kurde conservateur. Des mesures sont prises notamment en faveur de l'enseignement et de l'usage de la langue kurde. Une rencontre entre le Premier ministre Erdogan et le président du Gouvernement régional du Kurdistan Massoud Barzani est organisée à Diyarbakir.

Depuis juillet 2015, toutefois, la guerre a repris contre le PKK, dans les régions de l'est de la Turquie, mettant fin aux négociations engagées en 2012.

Répartition des populations kurdes au Moyen-Orient

Source : audition de M. Yohanan Benhaim (4 février 2016)

Les Kurdes seraient environ 15 millions en Turquie (20 % de la population), 7 millions en Iran (9 % de la population), 4 à 5 millions en Irak (12-15 % de la population) et 2 millions en Syrie (9 % de la population).

b) Des priorités qui ont isolé la Turquie

D'après une analyse récente, la doctrine de « diplomatie à 360° » recelait « deux profondes failles. La première et la plus grave concernait la question kurde : un État incapable de satisfaire les demandes d'une partie importante de sa population - les Kurdes - et lui faisant la guerre depuis trois décennies, pouvait-il être crédible au sujet des principes et objectifs affichés dans cette doctrine ? La seconde faille, également contradictoire avec ces principes, concernait la référence à l' « identité musulmane » comme un élément de la « profondeur stratégique » de la Turquie. Or, pour être efficace, une diplomatie moderne devait être pensée et conduite selon des critères séculiers et non identitaire-sectaires » 18 ( * ) .

S'agissant du conflit syrien, la Turquie a pris des décisions guidées au moins autant par des considérations internes que par l'analyse de la situation internationale.

En août 2011, elle a rompu avec le régime de Bachar al-Assad, anticipant un changement de régime en Syrie, dans la logique des printemps arabes. Elle a souhaité également sanctionner un régime dont elle était devenue très proche, mais qui n'avait pas répondu à sa tentative de médiation. La Turquie s'est alignée sur la position de certains de ses alliés occidentaux, en sous-estimant, tout comme ceux-ci, la solidité du régime de Bachar al-Assad.

Directement concernée par le conflit en Syrie, pays avec lequel elle a une frontière longue de 900 km, la Turquie a avant tout été guidée par la volonté de ne pas alimenter le séparatisme kurde. Cette position a réduit ses marges d'initiative et sa capacité à jouer un rôle d'intermédiaire. Elle constitue, par ailleurs, un point de vulnérabilité vis-à-vis de ses adversaires, tentés d'instrumentaliser la question kurde. Le retrait du régime syrien des régions frontalières avec la Turquie a permis la formation d'enclaves aux mains du PYD kurde, suscitant l'inquiétude de la Turquie quant aux répercussions de cette situation sur son propre territoire. Pour contrer le PYD, considéré par Ankara comme la branche syrienne du PKK, le gouvernement turc soutient l'opposition dite modérée. Il a été accusé d'entretenir, en outre, une certaine ambiguïté à l'égard de Daech, en maintenant la porosité d'une partie de sa frontière à la circulation de biens et de personnes. La Turquie a notamment été accusée de permettre la vente de pétrole par Daech.

En réponse à ces allégations, M. Hakki Akil, ambassadeur de Turquie en France, a estimé devant votre commission 19 ( * ) qu'il n'existait aucune preuve de la provenance de ce pétrole circulant par camion : « Dans le passé - et encore maintenant - le pétrole d'Erbil, dans la région autonome du Kurdistan, était transporté par camions citernes vers la Turquie. Ce commerce est connu de tout le monde. Lorsque le PKK attaque l'oléoduc Kirkouk-Ceyhan, le pétrole est souvent transporté par camions citernes. Vous pouvez d'ailleurs apercevoir des convois à la frontière turco-irakienne contrôlée par la région autonome du Kurdistan. Nous continuons d'ailleurs à acheter du pétrole à la région autonome du Kurdistan, qui n'a pas d'autres acheteurs pour celui-ci .».

La plupart des personnes entendues par vos rapporteurs ont néanmoins confirmé, sinon une complicité directe, du moins une complaisance de la Turquie vis-à-vis de divers groupes islamistes opposés au régime syrien : « S'il n'y a pas de complicité directe entre les autorités turques et les djihadistes, des faits avérés indiquent que la Turquie a pris de graves responsabilités. Le soutien au Front Al Nosra, en compagnie de l'Arabie saoudite et du Qatar, perdure, avec des conséquences en cascade sur les autres aspects de la politique extérieure de la Turquie, notamment sa relation à la Russie » 20 ( * ) .

Ce positionnement de la Turquie l'a éloignée de ses partenaires occidentaux. Le blocus du PYD, considéré par la Turquie comme une projection du PKK, a été été mal perçu par la population kurde et par la communauté internationale, notamment lors de la bataille de Kobané. Ce n'est d'ailleurs qu'en juillet 2015, après l'attentat de Suruç, le premier attribué à Daech sur le sol turc, que la Turquie a permis à la coalition de mener des frappes aériennes à partir de ses bases.

Le conflit syrien a, par ailleurs, dégradé les relations de la Turquie avec l'Iran et la Russie, puissances alliées du régime de Bachar el-Assad. La Russie a mené une campagne de bombardements, en soutien au régime syrien, de septembre 2015 à mars 2016. Le 24 novembre 2015, l'armée de l'air turque a abattu un avion russe à la frontière entre la Syrie et la Turquie. Cette opération, en dégradant les relations avec la Russie, a limité la capacité d'intervention de la Turquie, qui ne dispose plus de réels leviers d'action en Syrie, tandis que le PYD contrôle une large partie de la frontière turco-syrienne, dans trois enclaves (Afrin, Kobané, Qamishliyé) et que les forces du régime syrien ont bénéficié de l'appui de l'aviation russe.

La Turquie a proposé l'instauration d'une « zone sûre », interdite au survol aérien, où les personnes déplacées par le conflit pourraient trouver refuge, ce qui paraît difficilement réalisable dans les conditions actuelles de sécurité.

Suivi immédiatement d'une réaffirmation du soutien de l'OTAN à la Turquie, membre de l'organisation, le grave incident survenu entre la Turquie et la Russie a diminué l'espoir d'une coalition unique contre Daech. Cette coalition unique était, en tout état de cause, rendue illusoire par les objectifs de l'intervention militaire russe, conçue en soutien au régime de Bachar el-Assad.

En représailles, la Russie a adopté un ensemble de mesures de rétorsions économiques très préjudiciables à la Turquie. La Russie s'est par ailleurs rapprochée des Kurdes du PYD, qui ont ouvert une « représentation » à Moscou. Illustrant ce rapprochement, M. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie en France, a déclaré devant votre commission, le 15 décembre 2015 : « Je pense que le peuple kurde a les mêmes droits que le peuple palestinien de disposer de son propre État » 21 ( * ) . La dégradation des relations entre la Russie et la Turquie pourrait, par ailleurs, avoir des conséquences dans le Caucase, où la Russie tend à accroître sa présence. Il s'agit de l'un des facteurs d'explication de la réactivation du conflit du Haut-Karabagh, territoire montagneux situé en Azerbaïdjan et peuplé majoritairement d'Arméniens, en avril 2016 22 ( * ) . Toutefois, le gouvernement du nouveau premier ministre Binali Yýldýrým tente aujourd'hui d'inverser la tendance, en se rapprochant de la Russie, à qui des regrets ont été exprimés, et d'Israël, avec qui un accord a été conclu en juin 2016.

La Turquie connaît par ailleurs des relations difficiles avec l'Irak, qui exige le départ de troupes turques déployées au nord de Mossoul. Elle demeure toutefois l'alliée de Massoud Barzani, président du gouvernement régional du Kurdistan (GRK), hostile au PYD. Tentant de réactiver le soutien populaire dont il bénéficie, celui-ci a appelé en février dernier à l'organisation d'un référendum sur l'indépendance de la région kurde d'Irak, perspective vis-à-vis de laquelle l'attitude de la Turquie est ambiguë puisque, d'après certains analystes, elle pourrait paradoxalement y trouver un intérêt. En effet, cet État constituerait un allié sunnite dans la région et affaiblirait le leadership du PKK dans la défense de la cause kurde.

L'attitude de la Turquie dans le conflit syrien l'a donc éloignée de ses alliés traditionnels et de ses principaux partenaires économiques. Certains experts la décrivent comme enfermée dans un tissu de contradictions, qui « sont tout d'abord dues au chaos régional, dont la Turquie ne porte qu'en partie la responsabilité. Mais elles résultent également d'erreurs commises par le pouvoir » 23 ( * ) .

2. Un accroissement de la violence

La volonté de la diplomatie turque d'un positionnement central n'a pas empêché la Turquie d'être confrontée à une spirale de violences internes, induites sur son propre sol par le conflit syrien.

À la suite de l'attentat de Suruç, en juillet 2015, qui visait de jeunes militants kurdes, et qui a été suivi par l'assassinat de deux policiers par le PKK, la guerre a repris contre l'organisation terroriste, dans les régions de l'est de la Turquie. Ces événements ont mis fin au processus de paix engagé en 2012.

Cette reprise des affrontements a d'ores et déjà provoqué des milliers de victimes, y compris chez les civils, et entraîné l'exode de milliers de personnes. Elle résulte, en premier lieu, du conflit syrien, qui a radicalisé les positions, du fait du refus, manifesté au moment de la bataille de Kobané, de la Turquie de venir en aide aux Kurdes syriens. Ce conflit a, par ailleurs, contribué à l'aguerrissement des combattants du PKK, dans la guérilla urbaine contre Daech. En second lieu, le durcissement du pouvoir turc à l'égard du PKK a été favorisé par le contexte de la campagne en vue des élections de novembre 2015, qui a vu l'AKP miser avec succès sur les questions sécuritaires et la peur du chaos.

La réactivation du conflit entre l'État turc et le PKK est à l'origine d'une série d'attentats meurtriers. Les deux attentats d'Ankara, du 17 février 2016 (29 morts) et du 13 mars 2016 (37 morts), ont été attribués à un groupe extrémiste de la mouvance du PKK. Un nouvel attentat a touché le centre d'Istanbul le 7 juin 2016 (11 morts). De nombreux attentats ont également lieu dans les villes de l'est de la Turquie. Contré par les forces turques dans le sud-est de la Turquie, et bombardé par l'aviation turque au nord de l'Irak, le PKK est tenté par une radicalisation qu'illustre le recours aux attentats suicides.

La Turquie est, par ailleurs, frappée par la violence de Daech, à qui ont été attribués plusieurs attentats dont celui de Suruç le 20 juillet 2015 (34 morts), celui d'Ankara du 10 octobre 2015 (103 morts) et ceux d'Istanbul des 12 janvier 2016 (12 morts) et 19 mars 2016 (4 morts).

B. AU PLAN INTERNE, LE RISQUE D'UNE « FUITE EN AVANT » ?

1. Une certaine dérive autoritaire
a) La perspective d'une présidentialisation du régime

Après son arrivée au pouvoir, lors des élections législatives de 2002, l'AKP a été reconduit en 2007 puis en 2011, en faisant constamment progresser son score. En juin 2015, avec 41 % des voix, l'AKP a perdu, pour la première fois, la majorité absolue au Parlement, tandis que le parti pro-kurde HDP obtenait 13 % des voix. En août 2015, soit seulement deux mois après les législatives, des élections législatives anticipées ont à nouveau été convoquées. Elles ont abouti, lors des élections du 1 er novembre 2015, à une victoire de l'AKP, à qui revient la majorité absolue des sièges, grâce à un score de 49 % des voix, tandis que le HDP descend à 10 %, restant toutefois au-delà du seuil nécessaire pour être représenté au Parlement (10 %). Le parti républicain du peuple (CHP) qui est le parti historique kémaliste, demeure stable à 25 % des voix. Par rapport au scrutin de juin 2015, celui de novembre fut marqué par un report de voix du parti nationaliste (MHP) et du parti pro-kurde (HDP) vers l'AKP, que certains experts expliquent par la crainte - alléguée pendant la campagne - d'une déstabilisation du pays si l'AKP devait ne pas l'emporter.

La mobilisation du peuple turc pendant ces élections a été particulièrement remarquable, avec des taux de participation qui ont atteint 85 %.

À la suite de l'attentat de Suruç, l'AKP a misé sur une stratégie sécuritaire, et sur sa domination des médias, notamment télévisuels, pour « gagner par le chaos », selon les termes de M. Ahmet Insel 24 ( * ) . Cette menace de chaos, qui, à court terme au moins, consolide le pouvoir, a toutefois une contrepartie, qui va, pour certains experts, jusqu'au risque d'une déstabilisation incontrôlée du régime. La situation intérieure s'est en effet dégradée à un tel point que certains estiment qu' « aujourd'hui, les variables négatives sont incontrôlables et mènent la Turquie sur une trajectoire de crise » 25 ( * ) .

Le tournant autoritaire du régime ne date toutefois pas de 2015.

Depuis 2010, alors que l'islamisme de l'AKP semblait s'être muté en un conservatisme social, le parti au pouvoir semble se radicaliser, avec la marginalisation de la première génération de dirigeants AKP et le retour en force de ce que certains qualifient de « néo-ottomanisme ».

Plusieurs événements ont accéléré cette évolution.

En premier lieu, le mouvement contestataire, qui s'est exprimé lors des manifestations au sujet du parc de Gezi en 2013, peu après les « printemps arabes », ont inquiété le pouvoir turc : né de l'opposition à la transformation d'un lieu emblématique du centre d'Istanbul, ce mouvement a réuni divers courants contestataires (gauche radicale et libérale, mouvement néokémaliste, jeunes et société civile...) et cristallisé l'opposition à la politique de plus en plus conservatrice de l'AKP sur les plans social et culturel. Réprimées avec violence (7 morts), les manifestations ont pris fin après l'annulation du projet par un tribunal. Ces événements ont suscité des critiques de la part des gouvernements européens et des institutions de l'UE, mettant à mal l'image du pouvoir turc au plan international, jugé jusqu'à lors plutôt positivement.

En deuxième lieu, le pouvoir s'est senti mis en danger par le mouvement religieux de Fethullah Gülen (Hizmet), après la mise en cause de proches du pouvoir, dans des affaires de corruption. Il en a résulté de vastes mouvements dans la justice et la police, qui ont conduit à l'arrestation ou à la mutation de milliers de fonctionnaires (environ 15 000). Le pouvoir accuse le mouvement güleniste d'avoir infiltré les institutions et de fomenter un coup d'État. Cette rupture constitue un nouvel obstacle à la politique d'influence de la Turquie à l'étranger, où le mouvement de Fethullah Gülen, lui-même réfugié aux Etats-Unis, est très influent.

Le président Erdogan souhaite aujourd'hui réformer les institutions turques, dans le sens d'une présidentialisation. Cette volonté a été réaffirmée par le nouveau Premier ministre, Binali Yildirim, nommé en mai 2016, en remplacement de M. Ahmet Davutoglu. Dès 2007, le régime turc a amorcé un tournant plébiscitaire, faisant approuver par référendum l'élection du Président de la République au suffrage universel direct tous les 5 ans. Recep Tayyip Erdogan est devenu en 2014 le premier président de la République de Turquie, élu au suffrage universel direct (dès le premier tour). En 2010, un autre référendum a permis l'adoption de réformes, notamment dans le domaine judiciaire, approuvées par l'Union européenne, mais dénoncées par l'opposition turque comme accroissant la mainmise du pouvoir sur les institutions.

Pour faire aboutir son projet de régime présidentiel, le président Erdogan a besoin, d'après la constitution turque, du soutien des deux tiers des députés, avant de soumettre son projet au référendum. Dans la mesure où il ne lui manque que quelques voix pour parvenir à cette majorité des deux tiers, et où les sondages lui sont favorables, s'agissant du référendum, il n'a pas perdu l'espoir d'y parvenir, par exemple grâce à des élections législatives anticipées.

b) Des atteintes aux libertés publiques

Lors de leur mission en Turquie, vos rapporteurs ont été alertés sur la dérive autoritaire du pouvoir, se traduisant par une multiplication des atteintes aux libertés publiques, des atteintes à la séparation des pouvoirs, avec des pressions exercées sur la justice et sur le Parlement, et des atteintes à la liberté d'expression, notamment à l'encontre d'avocats, de journalistes et d'universitaires.

Ces atteintes sont décrites dans un récent rapport de la commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l'Europe, de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe 26 ( * ) . Ce rapport, s'inquiète, en particulier :

- d'une escalade de la violence dans les régions sud-est de la Turquie, qui s'accompagne d'« allégations sérieuses de violations des droits de l'homme » ;

- de la décision, adoptée le 20 mai 2016 par la Grande Assemblée nationale de Turquie, de lever l'immunité d'un grand nombre de parlementaires « en suspendant à titre provisoire l'article 83 (première phrase) de la Constitution, ce qui exclut l'examen au cas par cas des éléments de fond des affaires » ;

- de l'extension de l'usage de la notion de terrorisme, reprenant des propos du Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe quant à « l'ampleur du recours à une notion extrêmement large du terrorisme pour punir des déclarations non violentes et la criminalisation du moindre message qui semble simplement coïncider avec des intérêts perçus comme étant ceux d'une organisation terroriste » » ;

- des poursuites engagées à l'encontre de journalistes d'investigation, et d'atteintes, plus généralement, à la liberté des médias ;

- d'atteintes au respect de la prééminence du droit et à l'indépendance de l'autorité judiciaire.

Le 20 mai 2016, en effet, le Parlement turc a approuvé un projet de réforme dont l'effet est de permettre la levée de l'immunité des députés visés par des procédures judiciaires. Ce texte, adopté par 376 voix sur 550, a recueilli l'assentiment des députés AKP et des représentants du CHP (parti républicain du peuple). Il ouvre la voie à des levées d'immunités parlementaires contre 50 députés pro-kurdes HDP (Parti démocratique des peuples), dont les deux coprésidents du parti, MM. Selahattin Demirtas et Figen Yuksekdag. 138 députés, exposés à des poursuites judiciaires, seraient, au total, potentiellement concernés par ces levées d'immunités.

Cette réforme semble illustrer le retour à des pratiques anciennes. Déjà, en 1994, la Grande Assemblée nationale de Turquie avait voté la levée de l'immunité parlementaire de sept députés, arrêtés pour «participation à une organisation terroriste ». Par ailleurs, sept partis pro-kurdes ont été dissous entre 1993 et 2009.

2. Une polarisation des clivages au sein de la société turque

Ces évolutions s'accompagnent d'une polarisation des clivages ethniques, religieux et culturels de la société turque.

Alors que les clivages politiques tendaient à transcender progressivement les clivages ethniques, cette évolution s'est inversée. Des études montrent que la Turquie est l'un des pays au monde où la méfiance entre les individus en raison de leurs origines, croyances ou convictions présumées est la plus forte. La société turque est dominée par un sentiment général de défiance et une absence de culture du consensus.

Comme l'a souligné M. Ahmet Insel devant votre commission, la société turque est traversée par trois clivages majeurs :

- Un clivage ethnique, entre Turcs et Kurdes ;

- Un clivage religieux, entre Sunnites et Alévis (qui représentent environ 20 % de la population) ;

- Un clivage culturel, entre modernisme occidental et traditionalisme religieux.

Dans chacune de ces oppositions, Recep Tayyip Erdogan se place du côté de la majorité (turque, sunnite et traditionaliste) de la population. Le caractère passionnel de ces oppositions, et la peur de l'autre, empêcheraient ainsi l'opposition de parvenir au pouvoir, de façon structurelle. Ainsi, l'« autoritarisme bureaucratique d'en haut » rencontrerait une forme d' « autoritarisme populaire d'en bas » qui consolide le pouvoir en place 27 ( * ) .

D'après certains des interlocuteurs de vos rapporteurs, il n'est pas impossible, étant donné le climat qui règne en Turquie, que l'Europe doive faire face, demain, à une vague de réfugiés issus des minorités politiques, ethniques ou religieuses de Turquie.

3. Une économie émergente fragilisée

La Turquie a subi les effets de la crise financière de 2008, qui ont entraîné une récession en 2009. Toutefois, grâce à la solidité de son système bancaire, elle a connu un rapide retour à la croissance en 2010 (9,2 %) et 2011 (8,5 %). Le taux de croissance de la Turquie était alors le deuxième mondial, après celui de la Chine.

a) Des faiblesses structurelles

Quel est toutefois le bilan des trois décennies d'ouverture de l'économie turque, précédemment évoquées ? « Les performances demeurent mitigées. Souvent citée parmi les pays émergents, la Turquie comporte les caractéristiques d'un pays en passe d'achever les transformations structurelles pour accéder au rang d'une économie développée. L'une des manifestations du caractère inachevé du processus de développement est l'importance relative du secteur agricole ; en 2010, ce dernier, qui ne fournissait qu'un dixième du PIB continuait à occuper environ un quart de l'emploi. Il convient également de rappeler la pression exercée par la croissance démographique (...) accompagnée par les défis d'un processus d'urbanisation rapide (...). Ces observations attirent l'attention sur le caractère dual de l'économie turque, avec d'un côté un secteur compétitif qui a réussi à relever les défis de la mondialisation et, de l'autre, un secteur abrité de la concurrence internationale moins productif et à la traîne. » 28 ( * ) .

Du point de vue macroéconomique, la Turquie pâtit d'une épargne faible et d'un important déficit commercial, ce qui la rend vulnérable à la conjoncture internationale. Sa croissance est tirée par la demande intérieure, notamment le secteur de la construction, à défaut d'un régime de croissance fondé sur les exportations. Le tissu productif turc comporte de nombreuses micro-entreprises peu productives et un secteur informel probablement important, tandis que les entreprises compétitives au niveau mondial sont peu nombreuses. Les secteurs immobilier et financier semblent en proie à une bulle spéculative.

Les privatisations et délégations de services au secteur privé n'ont pas été accompagnées par un retrait de l'État, mais au contraire, par un interventionnisme accru. De grands projets (troisième aéroport d'Istanbul, troisième pont sur le Bosphore...) en sont le symbole. Le pouvoir est en mesure de remodeler des secteurs économiques (construction, logement...) grâce à la commande publique. Ainsi, le secteur du logement est sous l'emprise croissante de l'administration du logement collectif (TOKI), qui est devenues le plus important propriétaire foncier du pays et qui échappe à la réglementation des appels d'offres. Cette entreprise a acquis un rôle pivot dans le secteur de la construction. Elle a contribué à sa reconfiguration, en faisant émerger de nouveaux groupes. L'AKP a ainsi permis à de nombreux groupes sociaux de participer à la croissance économique. Ce système pourrait, à l'inverse, provoquer le mécontentement des groupes sociaux restés à l'écart. Des scandales ont révélé des pratiques de clientélisme et de corruption.

La Turquie connaît une situation sociale tendue, avec des grèves notamment dans le secteur automobile (usines Renault et Fiat de Bursa), et des tensions sociales, par exemple après l'accident de la mine de charbon de Soma, qui a fait plus de 300 morts.

Le gouvernement a décidé, pour 2016, une hausse de 30 % du salaire minimum, qui aura probablement des conséquences macro-économiques positives à terme. Malgré sa compensation partielle par l'État, cette mesure renchérit toutefois les coûts de production en Turquie et met en évidence une certaine instabilité juridique.

L'instabilité des règles de concurrence et des politiques publiques est le principal frein à l'investissement étranger en Turquie : « Les disparités observées quant au respect de la législation exacerbent la segmentation du secteur des entreprises et ont tendance à éroder la confiance. En conséquence, le développement des entreprises institutionnalisées se heurte à divers obstacles. (...) Tous ces facteurs entravent la croissance de la productivité et pérennisent une fracture sociale entre les travailleurs des différents segments du secteur des entreprises, en termes de niveaux de rémunération, de conditions de travail et de perspectives de développement du capital humain. Une confiance plus marquée dans un environnement d'affaires fondé sur le respect des règles pourrait favoriser une croissance plus rapide des entreprises issues de l'investissement direct étranger » 29 ( * ) .

b) Les effets négatifs de la situation régionale au plan économique

A ces faiblesses structurelles viennent s'ajouter les effets négatifs de la situation régionale, dont il est trop tôt pour mesurer l'ampleur.

Les responsables politiques turcs chiffrent le coût de l'accueil des réfugiés à 10 milliards de dollars depuis avril 2011, pour une population de réfugiés de 2,7 millions. Ce chiffrage ne repose toutefois pas sur une méthodologie publiée. Cette présence massive des réfugiés comporte certains effets positifs pour l'économie turque. Mais les coûts économiques et sociaux de cette situation sont élevés : tensions sur le marché du logement, risque d'effet d'éviction des travailleurs turcs et de hausse du taux de chômage. Ces effets sont difficiles à distinguer de ceux du conflit syrien, qui a un impact économique très négatif sur les échanges des régions de l'est de la Turquie avec les pays voisins.

La situation sécuritaire et les sanctions russes ont un impact sur le tourisme, qui représente environ 5 % du PIB. La Turquie est la sixième destination touristique mondiale, l'Allemagne, la Russie et le Royaume-Uni étant les trois premiers pays de provenance des visiteurs 30 ( * ) .

Les sanctions russes, dont les effets sur le tourisme sont d'ores et déjà visibles, remettent par ailleurs en cause les échanges et investissements bilatéraux. La Russie a ainsi suspendu les travaux de la construction de la centrale nucléaire d'Akkuyu, au sud de la Turquie, de même que le projet Turkish Stream, successeur de South Stream, qui doit faire de la Turquie un hub énergétique vers l'Europe.

La Turquie est contrainte de multiplier les initiatives pour trouver des sources d'approvisionnement gazier autres que la Russie, et donc d'améliorer ses relations avec l'Iran, l'Azerbaïdjan et Israël.

III. UN PARTENAIRE FRAGILE MAIS INCONTOURNABLE, AVEC QUI IL FAUT CLARIFIER LES AMBIGUÏTÉS POUR ÉVITER L'IMPASSE

A. UNE CLARIFICATION SOUHAITABLE DES RELATIONS AVEC L'UNION EUROPÉENNE

Avec l'accord du 18 mars 2016, l'Union européenne a répondu, dans l'urgence, à une situation de crise humanitaire.

1. Des accords politiques passés tardivement et dans l'urgence

Confrontée à la crise des réfugiés, l'Union européenne a adopté, dans l'urgence, deux accords avec la Turquie.

a) La crise des réfugiés

Depuis 2011, la Turquie réalise un effort considérable pour l'accueil des réfugiés syriens. Malgré un flux en constante augmentation, elle a progressivement amélioré les droits de ces réfugiés et la qualité de leur accueil. Pays d'une population de 75 millions d'habitants, la Turquie compte 2,7 millions de réfugiés sur son sol, dont 300 000 dans des camps, sans que cela ne cause de troubles majeurs, ce qui est particulièrement remarquable.

Le partage d'une religion, à défaut toutefois d'une langue commune, avec les réfugiés a pu contribuer à leur bon accueil, de même que le fait que la population turque soit historiquement issue du mélange de populations de diverses régions (Balkans, Caucase...).

Se pose néanmoins la question de la pérennité de cette solidarité vis-à-vis des réfugiés, et de leur insertion à long terme dans la société turque. Des tensions sur les marchés du travail et du logement se font sentir. Plus de 150 000 enfants syriens seraient nés en Turquie depuis 2011. Quelle que soit l'issue du conflit, un million de réfugiés syriens pourraient décider de s'installer à long terme en Turquie.

L'accueil des réfugiés crée davantage de tensions dans les pays de l'Union européenne, où les opinions publiques y sont réticentes. Confrontée à l'arrivée d'un million de réfugiés en 2015, l'Union européenne a pris des mesures exceptionnelles afin de soutenir les pays d'Europe du sud les plus exposés (Grèce et Italie).

D'après Frontex, 157 000 personnes ont franchi illégalement la frontière grecque depuis la Turquie entre janvier et avril 2016, dont 76 700 Syriens, 39 300 Afghans et 24 900 Irakiens. 885 000 personnes avaient franchi illégalement cette frontière en 2015.

L'Europe de Schengen face à la crise des réfugiés

« Fin 2015, le HCR estimait à 1,8 million le nombre de franchissements irréguliers des frontières de l'Union européenne pour 2015 (soit dix fois plus que le nombre de franchissements irréguliers détectés en 2012 et 2013) dont 853 650 par la Grèce et 153 842 par l'Italie. Du 1er janvier au 3 mars 2016, on compte 125 819 arrivées par la Grèce et 9 086 par l'Italie.

Selon l'agence Frontex, le pourcentage de personnes se déclarant syriennes aurait baissé au cours des derniers mois, passant de 56 % des migrants arrivant en Grèce sur toute l'année 2015 à 39 % en décembre.

En 2015, 70 % des migrants arrivant en Grèce par la Turquie étaient des hommes isolés. Au cours des deux premiers mois de l'année 2016, 60 % des arrivants étaient des femmes et des enfants.

À l'évidence, les candidats à la migration ont redouté la fermeture totale de la route des Balkans du fait des décisions unilatérales des États (en particulier la Macédoine) qui « bloquent » leurs frontières. On assiste actuellement à une tentative désespérée, et sans doute accélérée par rapport aux projets initiaux des réfugiés déjà présents sur le sol européen, de faire venir femmes et enfants.

Face à cette crise migratoire, les deux mécanismes de « relocalisation » adoptés par le Conseil le 14 septembre (40 000 personnes au départ de l'Italie et de la Grèce), et le 22 septembre 2015 (120 000 personnes supplémentaires au départ de l'Italie, de la Grèce et de la Hongrie - qui a refusé le bénéfice du dispositif - soit un total de 160 000 personnes à relocaliser) ne portent donc que sur 10 à 15 % de l'ensemble des réfugiés arrivés dans l'Union en 2015. On rappellera qu'il s'agit de deux mécanismes exceptionnels et temporaires qui, en dérogation aux accords de Dublin, relocalisent 160 000 réfugiés afin qu'ils puissent faire enregistrer une demande de protection internationale dans l'État dans lequel ils ont été « relocalisés ». La France, pour sa part, s'est engagée à accueillir un total d'un peu plus de 30 000 personnes, soit 6752 au départ de l'Italie, 12 962 au départ de la Grèce, auquel s'ajouteraient environ 10 000 personnes au nom de la « réserve hongroise » ».

Source : Rapport d'information n° 499 (2015-2016) de MM. Jean-Yves Leconte et André Reichardt, au nom de la commission des affaires européennes du Sénat, mars 2016.

b) Les accords de novembre 2015 et mars 2016

L'Union européenne s'est préoccupée tardivement, et dans l'urgence, de l'afflux de réfugiés syriens en Europe, alors que ce phénomène était prévisible dès 2011.

Lors du sommet UE-Turquie du 29 novembre 2015, le gouvernement turc et l'Union européenne se sont accordés sur un plan d'action commun sur les migrations, qui prévoit deux volets : d'une part, une assistance à l'accueil et à l'intégration des réfugiés en Turquie et, d'autre part, la lutte contre les filières de passeurs, le renforcement du contrôle des frontières et la réadmission.

Ce plan comporte l'annonce d'une aide financière de l'Union européenne à la Turquie, d'un montant de 3 milliards d'euros, pour une période de deux ans. Les actions financées doivent l'être de façon progressive en fonction des efforts déployés par la Turquie et de la mise en oeuvre effective du plan d'action, en s'appuyant sur un mécanisme de suivi.

Ce sommet a, par ailleurs, décidé :


• Une relance du processus d'adhésion : au-delà de l'ouverture d'un nouveau chapitre de négociations le 14 décembre 2015 (le chapitre 17 « politique économique et monétaire »), la Commission européenne s'est engagée à travailler en vue de l'ouverture de nouveaux chapitres au premier trimestre de 2016.


• Une accélération de la mise en oeuvre de la feuille de route sur la libéralisation des visas : à cet effet, l'accord de réadmission UE-Turquie entré en vigueur en octobre 2014 devra être pleinement applicable dès juin 2016, de façon à ce qu'en octobre 2016 une décision sur la suppression de l'obligation des visas de court séjour dans l'UE puisse éventuellement être prise. Cette levée ne sera toutefois possible qu'une fois les critères fixés par l'UE remplis.


• Le rehaussement du dialogue entre l'UE et la Turquie : des sommets auront lieu deux fois par an dans un format à définir.

En conséquence de cet accord, la Turquie impose, depuis le 8 janvier 2016, des restrictions à la délivrance des visas pour les Syriens entrant dans le pays par avion ou par voie maritime. Des permis de travail sont octroyés aux réfugiés. Des efforts sont également entrepris pour la scolarisation des enfants de migrants, ainsi qu'en matière de contrôles aux frontières et de lutte contre les passeurs.

La déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016, mise en oeuvre à compter du 20 mars 2016, organise la réadmission en Turquie de migrants arrivés en Grèce, et la réinstallation de réfugiés syriens dans l'Union européenne. Visant à casser le modèle économique de la migration, cet accord s'est, comme le précédent, accompagné d'engagements de l'UE à accélérer le processus de négociations d'adhésion et de libéralisation des visas.

La déclaration prévoit :


• Le renvoi des migrants arrivant illégalement en Grèce depuis la Turquie, lorsqu'ils ne demandent pas l'asile ou que leur demande d'asile a été rejetée. Pour faciliter ce processus, des fonctionnaires turcs seront déployés dans les îles grecques, et des fonctionnaires grecs en Turquie, avec l'aide de l'UE.


• Pour chaque Syrien renvoyé en Turquie au départ des îles grecques, un autre Syrien sera réinstallé de la Turquie vers l'UE en tenant compte des critères de vulnérabilité des Nations unies. La priorité sera donnée aux migrants qui ne sont pas déjà entrés, ou n'ont pas tenté d'entrer, de manière irrégulière sur le territoire de l'UE. Les réinstallations seront, dans un premier temps, mises en oeuvre en honorant les engagements pris par les États membres au sein du Conseil le 20 juillet 2015, 18 000 places de réinstallation étant encore disponibles à ce titre. Il sera répondu à tout nouveau besoin de réinstallation dans la limite de 54 000 personnes supplémentaires (soit en tout 72 000 réinstallations).


• La Turquie s'engage à prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter que de nouvelles routes de migration irrégulière ne s'ouvrent au départ de son territoire en direction de l'UE.


• Les parties s'engagent à accélérer la concrétisation de la feuille de route sur la libéralisation du régime des visas, « afin que les obligations en matière de visa pour les citoyens turcs soient levées au plus tard à la fin du mois de juin 2016, pour autant que tous les critères de référence soient respectés ».


• L'UE s'engage à accélérer le versement de la facilité de 3 milliards d'euros précédemment mise en place, et à mobiliser ensuite 3 milliards d'euros supplémentaires, d'ici à la fin 2018.


• L'UE et la Turquie confirment leur volonté de relancer le processus d'adhésion dont la prochaine étape serait d'ouvrir le chapitre 33 (« Dispositions financières et budgétaires »).


• Enfin, l'UE et la Turquie s'engagent à collaborer à tout effort conjoint en vue d'améliorer les conditions humanitaires à l'intérieur de la Syrie, en particulier dans certaines zones proches de la frontière turque.

c) Des accords qui permettent de gagner du temps

La déclaration UE-Turquie, qui est, en droit, une déclaration politique, et non un accord international 31 ( * ) , a permis une diminution sensible du nombre de personnes quittant la Turquie pour la Grèce : dans les semaines qui ont précédé la mise en oeuvre de la déclaration, près de 2 000 migrants traversaient chaque jour la mer Égée pour gagner les îles grecques, alors que le nombre moyen de franchissements irréguliers a diminué, depuis le 1 er mai 2016, pour passer à une cinquantaine par jour.

Depuis la déclaration du 18 mars 2016, et à la date du 15 juin 2016, 462 migrants irréguliers ont été réadmis de la Grèce vers la Turquie (dont 31 Syriens). Par ailleurs, 511 Syriens ont été réinstallés de la Turquie vers l'UE, soit davantage que ce que prévoit le principe « un pour un ».

Les accords UE-Turquie doivent aussi permettre d'améliorer la situation des réfugiés en Turquie, grâce à un renforcement de leur protection et à l'aide financière octroyée par l'Union européenne. S'agissant de cette facilité financière, à la date du 15 juin 2016, des contrats ont été passés pour un montant de 150 millions d'euros au titre du budget de l'UE, dont 105 millions d'euros environ ont été affectés notamment à la couverture des dépenses liées à l'alimentation, aux soins de santé, à l'hébergement et à l'accès à l'éducation. La Commission s'est engagée à conclure des contrats pour 1 milliard d'euros avant la fin de l'été, pour répondre à des besoins tant humanitaires que non humanitaires 32 ( * ) .

Lors de leurs entretiens en Turquie, vos rapporteurs ont salué la solidarité du peuple turc à l'égard des réfugiés syriens et la qualité de leur accueil, qui n'a cessé de progresser malgré l'augmentation constante des flux. Les services turcs de l'asile sont montés en puissance depuis l'adoption de la loi sur les étrangers et la protection internationale du 4 avril 2013, qui a acté le nouveau statut de la Turquie, pays d'émigration devenu terre d'accueil ou de transit. Depuis une directive d'octobre 2014, les Syriens arrivés après 2011 bénéficient d'un régime dit de « protection temporaire », qui s'apparente au statut de réfugié. Des permis de travail sont délivrés. L'accès aux soins et à la scolarisation est organisé. En outre, le régime de protection a été amendé le 7 avril 2016, afin de permettre aux Syriens réadmis sur le territoire turc au titre de la déclaration du 18 mars 2016 de bénéficier de ce régime de protection temporaire, même s'ils n'ont jamais été enregistrés auparavant.

Les ONG rencontrées ont confirmé cette qualité d'accueil, quelles que soient les difficultés ponctuelles rencontrées dans la mise en oeuvre des dispositifs. Tous les réfugiés enregistrés ont notamment accès aux soins dans les structures publiques (à proximité de leur lieu d'inscription) et peuvent obtenir des médicaments, même si la barrière de la langue et l'inertie bureaucratique sont des obstacles à surmonter.

Des zones d'ombres demeurent toutefois.

D'après certaines ONG, le nombre de réfugiés réellement présents sur le territoire turc serait plus proche de 4 à 5 millions que de 2,7 millions.

Les droits des non-Syriens sont beaucoup plus précaires que ceux des Syriens. La Turquie a stipulé une réserve géographique dans l'application de la convention de Genève de 1951, réservant le statut de réfugié aux seuls ressortissants de pays européens.

L'accord comporte des failles juridiques. Une commission de recours grecque a rendu une décision, le 17 mai 2016, considérant que la Turquie n'était pas un pays tiers sûr, ce qui pourrait remettre en cause l'architecture de l'accord. Des incertitudes demeurent quant à la bonne information des réfugiés arrivés en Grèce sur leurs droits, et la possibilité pour eux de demander asile, en faisant état des risques inhérents à leur retour en Turquie (risque de renvoi vers leur pays d'origine pour les non-Syriens).

L'accord risque d'inciter les réfugiés à emprunter des routes plus dangereuses que celles de la mer Egée, notamment entre Afrique du nord et Italie. D'après le HCR, cette route a déjà causé plus de 2100 décès pendant les cinq premiers mois de 2016. Un changement d'itinéraire des Syriens, Afghans ou Irakiens de la Méditerranée orientale vers la Méditerranée centrale est à redouter.

Enfin, la déclaration UE-Turquie présente l'inconvénient de constituer un précédent vis-à-vis d'autres pays, notamment d'Afrique du nord, qui forment également une barrière sur les routes migratoires menant vers l'Europe, sans bénéficier des contreparties qui ont été octroyées à la Turquie.

Ainsi, la déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016 ne constitue pas, aux yeux de vos rapporteurs, une solution de long terme à la crise migratoire. Elle a répondu à l'urgence et au risque d'effondrement de l'espace Schengen. Elle a permis de gagner du temps, en attendant la réalisation de deux préalables indispensables à la résolution de la crise migratoire. D'une part, l'Union européenne doit parvenir à organiser plus durablement l'accueil des réfugiés sur son sol et à mieux contrôler ses frontières extérieures. D'autre part, le fragile processus de paix entre les parties au conflit syrien doit avancer afin de réduire les flux de personnes déplacées, et de répondre sur place à la situation humanitaire.

2. Des relations à plusieurs facettes
a) Les négociations d'adhésion

Depuis l'ouverture des négociations d'adhésion en octobre 2005, 15 chapitres ont été ouverts à ce jour, et un seulement a été clos, sur les 35 chapitres que compte au total l'acquis communautaire.

Les négociations d'adhésion avec la Turquie n'ont pas connu d'avancée concrète entre juin 2010 et novembre 2013, la France ayant gelé les négociations sur cinq chapitres. Ces négociations ont repris, d'abord en 2013, avec l'ouverture du chapitre 22 consacré à la politique régionale. Par la suite, les négociations ont marqué le pas, compte tenu des préoccupations européennes face à l'évolution du régime turc et des mesures prises par celui-ci, en réponse aux scandales de corruption.

La Commission européenne a ainsi présenté en octobre 2014, puis en novembre 2015, deux rapports, comportant de nombreuses critiques, sur les progrès accomplis par la Turquie sur la voie de l'adhésion à l'UE. Ces rapports font état d'un ralentissement des réformes, voire de reculs dans les domaines de l'État de droit et des libertés publiques (libertés d'expression et de réunion).

À l'issue du sommet UE-Turquie du 29 novembre 2015, sur la question migratoire, les chefs d'État et de gouvernement de l'UE se sont néanmoins engagés à redynamiser le processus de négociations. Peu après, les négociations sur le chapitre 17 (politique économique et monétaire) ont été ouvertes (décembre 2015). L'accord du 18 mars 2016 a confirmé cette orientation, prévoyant le dégel du 33 ème chapitre de négociations, relatif aux dispositions financières et budgétaires.

Vos rapporteurs estiment que les négociations d'adhésion ont permis, depuis les années 2000, la mise en oeuvre d'un certain nombre de réformes institutionnelles en Turquie, notamment l'abolition de la peine de mort et le « retour de l'armée dans les casernes », pour ne citer que les plus emblématiques. Toutefois, ce processus s'essouffle et l'évolution institutionnelle de la Turquie, ainsi que la situation des droits de l'homme, sont aujourd'hui préoccupantes.

La proposition parfois émise d'un partenariat privilégié, plutôt que d'une perspective d'adhésion, serait une remise en cause du processus européen qui a démarré il y a une décennie, et qui engage tous les Etats membres. Cette remise en cause serait sans doute l'occasion d'une crise majeure dans les relations euro-turques. Comme vos rapporteurs ont pu le vérifier lors de leur déplacement en Turquie, les Turcs suivent de près l'actualité française et certaines déclarations sur la Turquie peuvent avoir des effets très négatifs sur la relation bilatérale.

Étant donné l'évolution actuelle du régime turc, la question de la poursuite des négociations d'adhésion se pose. Cette question se pose aussi en Turquie puisque, le 23 juin 2016, alors que se déroulait le référendum britannique sur le « Brexit », le président turc Recep Tayyip Erdogan a évoqué la possibilité d'un référendum en Turquie sur l'opportunité de poursuivre ou non le processus d'adhésion à l'Union européenne.

Du côté de l'UE, il est nécessaire de prendre en compte le fait que, si la Turquie adhérait à l'Union, elle en deviendrait l'un des pays les plus peuplés (dépassant à terme l'Allemagne) et les plus pauvres, remettant en cause les équilibres institutionnels, économiques et financiers d'une Union européenne qui est déjà aujourd'hui en crise. Le processus de rattrapage de l'acquis communautaire est donc particulièrement crucial avant d'envisager toute adhésion. Conformément à ce qui a été décidé à Copenhague par les États membres, ce rattrapage doit naturellement être évalué point par point, dans les faits et non pas seulement en théorie (par des réformes encore inappliquées) ou en tendance.

En tout état de cause, le processus d'adhésion est autonome et doit être détaché de la question migratoire. En France, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, la décision appartient au peuple puisque ce processus implique, in fine , l'organisation d'un référendum, conformément à l'article 88-5 de la Constitution (sauf motion adoptée en termes identiques par chaque assemblée à la majorité des trois cinquièmes permettant la convocation du Congrès dans les conditions prévues au troisième alinéa de l'article 89 de la Constitution).

b) La modernisation de l'Union douanière

Les négociations sur la modernisation de l'union douanière, évoquée dans la déclaration commune UE-Turquie du 18 mars 2016, ont débuté en mai 2015. Ces négociations portent sur un élargissement du périmètre de l'union douanière, la résolution d'asymétries et de barrières non tarifaires ainsi qu'une coopération économique plus approfondie entre l'UE et la Turquie. Les négociations portent notamment sur la libéralisation des services, les échanges de biens agricoles, l'ouverture des marchés publics et l'harmonisation des législations sur les aides d'État. La Commission élabore une analyse d'impact. Une consultation publique a récemment été clôturée. Un projet de directives de négociation devrait ensuite être élaboré pour présentation au Conseil.

Sous réserve que l'analyse d'impact en confirme le bénéfice mutuel, cette modernisation de l'Union douanière est souhaitable et doit être poursuivie, afin de renforcer les relations économiques entre l'Union européenne et la Turquie.

c) Les visas

L'Union européenne a lancé le 16 décembre 2013 le dialogue sur la libéralisation du régime des visas avec la Turquie, parallèlement à la signature d'un accord de réadmission entre l'UE et la Turquie. Ce dialogue repose sur une feuille de route, fixant les conditions que la Turquie doit remplir pour que le Parlement européen et le Conseil soient en mesure de l'inscrire sur la liste des pays dont les ressortissants sont exemptés de l'obligation de visa de court-séjour, ce qui permettrait aux citoyens turcs titulaires d'un passeport biométrique, répondant aux normes de l'UE, de se rendre sans visa dans l'espace Schengen pour des séjours de 90 jours maximum sur une période de 180 jours. Près de 60 pays dans le monde bénéficient déjà du régime d'exemption de visa pour les voyages de leurs ressortissants à destination de l'UE.

Les critères que la Turquie doit remplir pour parvenir à cette libéralisation des visas sont au nombre de 72, d'ordre politique et technique. Ces critères se répartissent en cinq groupes thématiques : la sécurité des documents ; la gestion des migrations ; l'ordre public et la sécurité ; les droits fondamentaux et la réadmission des migrants irréguliers.

D'après la Commission européenne 33 ( * ) : « Au cours des derniers mois, les autorités turques ont encore intensifié leurs efforts pour remplir les conditions fixées dans le cadre du dialogue sur la libéralisation du régime des visas, notamment en ouvrant le marché du travail aux réfugiés non syriens et en permettant l'accès non discriminatoire et sans obligation de visa au territoire turc pour les ressortissants des 28 Etats membres de l'UE . ». A la date du 4 mai 2016, cinq des 72 critères n'étaient pas encore remplis par la Turquie, et deux autres ne devaient pas l'être avant la fin de l'année 2016.

La Commission invitait donc les autorités turques à prendre en urgence les mesures suivantes :

- adopter les mesures de prévention de la corruption prévues par la feuille de route ;

- mettre la législation relative à la protection des données à caractère personnel en conformité avec les normes de l'Union ;

- conclure un accord de coopération opérationnelle avec Europol ;

- proposer à tous les Etats membres de l'UE une coopération judiciaire effective en matière pénale ;

- réviser la législation et les pratiques relatives au terrorisme dans le respect des normes européennes, notamment en alignant plus étroitement la définition du terrorisme sur ces normes, afin de restreindre la portée de cette définition, ainsi qu'en introduisant un critère de proportionnalité.

Par ailleurs, deux critères nécessitent un délai de mise en oeuvre plus long que celui prescrit :

- le perfectionnement des passeports biométriques existants afin d'y inclure des éléments de sécurité conformes aux normes de l'UE (des dispositions provisoires doivent régler cette question jusqu'à l'automne) ;

- la mise en oeuvre complète des dispositions de l'accord de réadmission UE-Turquie, y compris celles liées à la réadmission de ressortissants de pays tiers (qui doivent entrer en vigueur le 1 er juin 2016).

Le rapport de la Commission apporte, par ailleurs, la précision suivante : « La libéralisation du régime des visas n'est pas une voie à sens unique mais doit être assortie de conditions et il est toujours possible d'y mettre fin si les conditions ne sont pas remplies. Le règlement sur les visas contient d'ailleurs déjà un mécanisme de suspension permettant à l'Union de réinstaurer à titre provisoire l'obligation de visa à l'égard des ressortissants d'un pays tiers en cas d'accroissement substantiel et soudain de la migration irrégulière en provenance de ce pays ». La Commission ajoute qu'elle envisage, étant donné le contexte migratoire actuel, de proposer un renforcement de ce mécanisme de suspension : élargissement des motifs de suspension possibles, accélération de la procédure et réduction des périodes de référence et délais, possibilité pour la Commission de déclencher la mise en oeuvre du mécanisme de sa propre initiative.

A la suite de la publication du rapport de la Commission européenne du 4 mai 2016, et du débat qui s'est déroulé au Parlement européen quelques jours plus tard, le président Erdogan a repoussé l'échéance de la libéralisation des visas à l'automne, tout en indiquant qu'il ne ferait aucune concession concernant les lois antiterroristes.

Or ces lois peuvent permettre au régime de contrôler l'opposition et la presse, comme lors du procès des journalistes Can Dündar et Erdem Gül, poursuivis pour « assistance à une organisation terroriste », ou des mesures susceptibles de conduire à la levée de l'immunité parlementaire de cinquante députés du parti pro-kurde HDP, dont plusieurs sont accusés de « propagande terroriste ». Les déclarations du président Erdogan, indiquant qu'il ne ferait aucune concession sur ces questions, ne peuvent que jeter une ombre sur le processus de libéralisation des visas.

De même que pour les négociations d'adhésion, la libéralisation des visas constitue un processus autonome, répondant à sa logique propre, et qui ne saurait faire l'objet d'aucun marchandage. Sans dramatiser l'enjeu, dans la mesure où environ 15 % des citoyens turcs seulement disposent à ce jour d'un passeport, le respect de l'ensemble des 72 critères techniques et politiques de la libéralisation est une nécessité. Là encore, les réformes doivent être effectives, afin que les critères soient remplis dans les faits et pas seulement en tendance, étant donné l'extrême sensibilité de l'opinion européenne à ces questions.

En tout état de cause, le renforcement des mécanismes de suspension, tel qu'envisagé par la Commission européenne, est souhaitable, étant donné le contexte migratoire actuel.

d) Chypre

Divisée depuis l'opération qui a permis à l'armée turque d'occuper un tiers de l'île en 1974, Chypre a néanmoins adhéré à l'Union européenne le 1er mai 2004. Seule la Turquie a reconnu l'indépendance de la République turque de Chypre du nord (RTCN). En 2004, le plan du Secrétaire général de l'ONU Kofi Annan a échoué à réunifier l'île, les Chypriotes grecs l'ayant rejeté par référendum à 75 %. Ce plan prévoyait la réunification de l'île en une fédération composée de deux États égaux, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies soulignant la nécessité de parvenir à un «règlement global fondé sur une fédération bicommunautaire et bizonale et sur l'égalité politique » . L'ONU est, par ailleurs, présente à Chypre par le biais de l'UNFICYP (Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre) déployée en 1964 et renforcée en 1974.

En avril 2015, un nouveau président a été élu en RTCN (Mustafa Akinci), favorable au rapprochement avec la partie sud de l'île. Les élections de mai 2016 à Chypre ont, par ailleurs, confirmé le parti du président en place (Nikos Anastasiadis), favorable à la réunification de l'île. Dans ce contexte politique favorable, les négociations entre les deux parties ont repris. Elles se heurtent toutefois aux mêmes obstacles que le plan Annan. Se pose, d'une part, la question des compensations à accorder aux réfugiés grecs expropriés, 160 000 Chypriotes ayant fui au moment de l'invasion turque. La recherche d'une solution passe, d'autre part, par la résolution du problème des « garanties » : la partie turque de l'île souhaiterait que l'accord soit garanti par la Turquie tandis que le gouvernement chypriote préfèrerait une garantie plus large de l'ONU ou de l'UE. La détérioration des relations turco-russes soulève également des difficultés, Chypre étant proche de la Russie d'un point de vue tant stratégique qu'économique.

Le contexte politique est actuellement favorable à un règlement de la question chypriote, dans laquelle l'Union européenne est en première ligne, depuis l'adhésion de Chypre à l'UE le 1 er mai 2004. Des négociations sont en cours entre les parties nord et sud de l'île. Il serait regrettable de ne pas profiter de cette dynamique pour résoudre une situation de division territoriale unique en Europe.

Il convient de soutenir autant que possible ce processus, concernant les deux points les plus sensibles de la négociation entre les parties : les compensations des expropriations d'une part, et les garanties à apporter à l'accord d'autre part.

B. UN PARTENAIRE STRATÉGIQUE ET ECONOMIQUE INCONTOURNABLE POUR LA FRANCE

1. Un partenaire politique majeur
a) Des positions convergentes sur le conflit syrien

La Turquie critique vivement le soutien de la coalition au PYD en Syrie, estimant que le PYD est une émanation du PKK qu'elle combat depuis plus de trente ans.

Le PKK a en effet été inscrit en 2002 par l'Union européenne sur la liste des organisations terroristes au titre de la position commune 2001/931/PESC du Conseil relative à l'application de mesures spécifiques en vue de lutter contre le terrorisme. En dépit de plusieurs recours, cette qualification a été maintenue. En 2006, le Conseil de l'Union européenne a également inclus dans ce dispositif le groupe des « Faucons de la liberté du Kurdistan » (TAK), proche du PKK et qui a revendiqué les deux attentats d'Ankara des 17 février et 13 mars 2016.

La position de la France sur le PKK est claire, constante, et a été réaffirmée à de nombreuses reprises : le PKK est une organisation terroriste dont la France condamne fermement les actions violentes.

Tous les interlocuteurs interrogés à ce sujet par vos rapporteurs ont confirmé une proximité entre le PKK et le PYD/YPG.

Les avis sont, en revanche, partagés, quant à la possibilité de désolidariser le PYD du PKK, grâce au dialogue politique et dans la perspective d'une résolution du conflit en Syrie.

Les bonnes relations qu'entretiennent la Turquie et le Gouvernement régional du Kurdistan montrent que le dialogue n'est pas, par essence, impossible entre la Turquie et une entité kurde autonome, susceptible de constituer un allié dans la région. Ceci implique, à l'évidence, que le renforcement du PYD, et le soutien qui lui est apporté, ne servent pas à alimenter le PKK dans la lutte contre le pouvoir turc. Ce soutien ne doit, en outre, pas être exclusif mais concomitant au soutien apporté à des forces arabes syriennes.

La Turquie doit être, de façon générale, rassurée sur la pérennité de ses frontières. Une extension du conflit syrien à la Turquie, déstabilisant une puissance stratégique pour l'Union européenne, serait véritablement dramatique. La question kurde se pose différemment en Irak, en Syrie et en Turquie où les Kurdes sont historiquement mieux intégrés.

En tout état de cause, les analyses turque et française de la situation en Syrie sont proches : la France est favorable à l'unité territoriale de la Syrie. Son objectif est la création d'un seul État, démocratique, unitaire, multiconfessionnel et laïque.

b) Une situation préoccupante dans les régions kurdes

La situation des régions kurdes de Turquie est aujourd'hui préoccupante, puisque les combats entre l'armée et le PKK ont gagné les centres urbains dans le sud-est, faisant des milliers de victimes, y compris chez les civils, et des destructions massives. Les opérations se sont intensifiées dans ces régions, après les attentats commis à Ankara, revendiqués par le groupe TAK, issu d'une scission avec le PKK. Dans ce contexte, la perspective d'une reprise du dialogue s'éloigne.

Si les responsabilités semblent partagées, dans la reprise du conflit avec le PKK en 2015, à terme, chacune des parties sait que la question kurde ne saurait être résolue par les armes.

Il est donc souhaitable de tout mettre en oeuvre pour rouvrir le dialogue politique, qui avait permis un cessez-le-feu et de nombreuses avancées, entre 2013 et 2015.

La levée de l'immunité des députés pro-kurdes du parti HDP constitue de ce point de vue un signe très négatif, car elle condamne aujourd'hui ce dialogue politique.

c) Une coopération en matière de sécurité en voie d'amélioration

Principal pays de transit des djihadistes français et européens, la Turquie est un partenaire incontournable dans la lutte contre Daech et la surveillance des combattants étrangers revenant sur le territoire européen. La coopération bilatérale a été progressivement renforcée pour permettre de mieux encadrer le retour des djihadistes français, s'agissant de plus d'une centaine de ressortissants français en 2015. En outre, depuis juillet 2015, la Turquie a intensifié sa lutte contre les terroristes de Daech. Les ministres de l'Intérieur français et turc ont convenu d'un renforcement de cette coopération bilatérale, à l'occasion d'une visite en Turquie de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur, en février 2016.

Réciproquement, les services de police et la justice française jouent pleinement leur rôle contre le PKK et ses circuits de financements. Des procédures judiciaires sont diligentées contre les activistes du PKK. Elles visent principalement les faits de participation à une association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, de financement d'une entreprise terroriste ou encore d'extorsion de fonds, en lien avec la « Kampanya » (collecte de fonds). Des décisions de justice ont été récemment prises contre des membres du PKK en France. Par une décision du 19 janvier 2015, la Cour d'appel de Paris a porté à sept ans de prison la peine de deux membres présumés du PKK, pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Leurs sept co-prévenus avaient également été condamnés le 24 mars 2015 à des peines allant de trente mois avec sursis à deux ans de prison ferme.

Vos rapporteurs ne peuvent qu'encourager cette coopération réciproque des services de renseignement, de police et de justice, dans la lutte contre le terrorisme. La France et la Turquie ont un intérêt commun à lutter contre Daech. En outre, cette coopération est pour la France, un aspect fondamental de sa lutte antiterroriste.

Ils regrettent, toutefois, une dérive manifeste de la lutte antiterroriste en Turquie, qui est désormais utilisée par le pouvoir contre l'expression de toute forme d'opposition politique. Le gouvernement turc déploie une énergie considérable dans la répression de centaines d'universitaires, journalistes, avocats et politiques, y compris des parlementaires, accusés, sous diverses formes, de complicité avec le terrorisme.

Ce sont autant de moyens malheureusement détournés de la préservation de la sécurité publique, et du véritable combat contre le terrorisme.

d) Une question sensible : celle du génocide des Arméniens

La relation entre la France et la Turquie a été marquée jusqu'en 2013 par des tensions créées par le gel des négociations d'adhésion et par des divergences sur la question du génocide arménien. Sur cette seconde question, après le vote du texte réprimant la négation du génocide arménien (censuré ensuite par le Conseil constitutionnel), la Turquie a suspendu sa coopération politique et militaire avec la France.

La France a reconnu publiquement le génocide arménien de 1915 par la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001.

Conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, dans le prolongement des décisions de 2012 et 2013 citées ci-après, elle ne punit en revanche pas spécifiquement la négation de ce génocide, reconnu par la loi, mais qui n'a pas donné lieu à des condamnations par une juridiction française ou internationale.

En effet, la décision du Conseil constitutionnel du 28 février 2012, rendue sur saisine de 65 députés et 76 sénateurs, a déclaré contraire à la Constitution la loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi . Il a jugé qu'en réprimant la contestation de l'existence et de la qualification juridique de crimes qu'il aurait lui-même reconnus et qualifiés de génocide, le législateur avait porté une atteinte inconstitutionnelle à l'exercice de la liberté d'expression et de communication. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme va dans le même sens (décision du 15 octobre 2015).

Par sa décision du 8 janvier 2016, le Conseil constitutionnel a, en revanche, validé les dispositions de la loi « Gayssot » n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, qui a institué un délit de contestation du génocide des Juifs pendant la Seconde guerre mondiale. Le Conseil constitutionnel a, en effet, jugé que « les propos contestant l'existence de faits commis durant la seconde guerre mondiale qualifiés de crimes contre l'humanité et sanctionnés comme tels par une juridiction française ou internationale constituent en eux-mêmes une incitation au racisme et à l'antisémitisme. Par suite, les dispositions contestées ont pour objet de réprimer un abus de l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui porte atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers (...) ».

« En ce qui concerne le principe d'égalité devant la loi pénale, le Conseil constitutionnel a relevé que, d'une part, la négation de faits qualifiés de crime contre l'humanité par une décision d'une juridiction française ou internationale reconnue par la France se différencie de la négation de faits qualifiés de crime contre l'humanité par une juridiction autre ou par la loi. D'autre part, la négation des crimes contre l'humanité commis durant la seconde guerre mondiale, en partie sur le territoire national, a par elle-même une portée raciste et antisémite. Ainsi, en réprimant pénalement la seule contestation des crimes contre l'humanité commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 du statut du tribunal militaire international de Nuremberg, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale, le législateur a traité différemment des agissements de nature différente » 34 ( * ) .

Le Bundestag a récemment suscité la colère du gouvernement turc, en adoptant, le 2 juin 2016, une résolution condamnant le génocide arménien de 1915. Cette résolution visait à condamner non seulement les agissements de l'Empire ottoman, mais aussi la complicité du Reich allemand, en tant que principal allié du premier. Cette autocritique historique est souvent omise dans les commentaires sur la résolution du Bundestag, alors qu'elle en constitue un aspect fondamental, ouvrant la voie à une meilleure compréhension d'un aspect méconnu du génocide des Arméniens et de l'histoire allemande.

La France a reconnu publiquement le génocide arménien par la loi du 29 janvier 2001.

En Turquie, une ouverture semble commencer à se faire jour dans une partie de l'opinion turque sur cette question, dans le prolongement de la pétition, initiée par plusieurs intellectuels turcs en 2008, peu après l'assassinat du journaliste arménien Hrant Dink. Cette pétition, demandant pardon pour le génocide arménien, a été signée par plus de 30 000 Turcs. Cette évolution de la société turque pourrait présager, à terme, une inflexion des positions du gouvernement turc.

Dans ce contexte, une réflexion historique a été proposée par le protocole entre Turcs et Arméniens signé en 2009, visant à normaliser les relations entre les deux pays en établissant des relations diplomatiques et en ouvrant leur frontière commune. L'ambassadeur de Turquie en France a également évoqué cette piste, lors de son audition du 21 janvier 2015 devant la commission : « Nous avons proposé à l'Arménie de réunir des historiens au sein d'un Conseil international, d'ouvrir toutes les archives, qu'elles soient turques, arméniennes, françaises, américaines, ou russes, et de les laisser travailler de façon à examiner tous les documents ».

Prenant en considération la jurisprudence du Conseil constitutionnel, et tirant les enseignements de l'inefficacité des tensions diplomatiques à ce sujet, vos rapporteurs estiment que c'est ce processus historique qui doit désormais être engagé, de bonne foi, pour avancer sur cette question essentielle.

2. Des relations économiques à renforcer

La croissance de l'économie turque au troisième trimestre de 2015, a atteint 4 %, à comparer avec les difficultés souvent profondes d'autres pays émergents, tels que le Brésil ou la Russie. Bénéficiant de faibles taux d'intérêt, elle tire parti des réformes structurelles mises en oeuvre depuis plusieurs décennies, et poursuivies depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP.

La Turquie présente aujourd'hui pour les entreprises françaises de nombreuses opportunités.

Pour répondre aux ambitions spatiales de la Turquie (télécommunications par satellite, recherche spatiale autour des télécommunications et spatial militaire - satellites d'observation de la Terre), les industriels français sont bien placés. Arianespace a lancé les 4 premiers satellites de l'opération Turksat et devrait lancer le satellite Gokturk 1 ; Thales Alenia Space était engagée sur les 5 satellites. Airbus a vendu des terminaux à l'Istanbul Technical University pour la réception d'images Spot.

Dans le domaine ferroviaire, deux appels d'offres intéressant Alstom ont été lancés (30 trains à grande vitesse et TGV ; 80 trains à grande vitesse et signalisation associée). Un projet d'accord de coopération est en cours de négociation entre la SNCF et les chemins de fer turcs (TCDD), avec comme objectif une signature à l'été.

Dans le secteur de la Ville durable : la Turquie est l'un des pays ciblés prioritairement par Vivapolis (plateforme pilotée par la Fédération pour le mieux-vivre en ville).

En matière d'énergie nucléaire, dans le cadre d'un accord intergouvernemental de coopération signé le 3 mai 2013, le Japon et la Turquie négocient un contrat pour la construction et l'exploitation d'une centrale nucléaire à Sinop (coût estimé à 18,5 Mds€), composée de quatre réacteurs franco-japonais ATMEA-1. L'électricien national turc EÜAS doit rejoindre le consortium franco-japonais Engie-MHI-Itochu. Les discussions rencontrent actuellement des difficultés administratives, qui ont des conséquences sur les discussions avec les entreprises turques qui pourraient participer au projet.

Sur le site d'Akkuyu, dans le sud du pays, un projet de centrale est mené par l'entreprise russe Rosatom. Ce projet est maintenu à ce stade, malgré les tensions bilatérales turco-russes. Il pourrait permettre d'envisager des contrats de sous-traitance (fourniture du contrôle-commande du réacteur par AREVA).

Enfin, dans le domaine de la défense, la Turquie souhaite développer un programme de défense anti-aérienne national. Elle a abandonné, en 2015, son choix initial, qui portait sur un système de défense antimissile chinois. Ce projet avait suscité des craintes de la part de pays de l'OTAN. La Turquie négocie désormais avec le consortium franco-italien Eurosam l'achat de systèmes de défense aérienne portables à moyenne portée SAMP-T.

La Turquie est la quinzième puissance économique mondiale. Elle vise la dixième place, d'ici au centenaire de la République turque en 2023. Elle constitue le 14 ème débouché de la France dans le monde et son 6 ème client hors UE et Suisse.

Elle représente un enjeu économique majeur pour la France, souvent méconnu. Les opportunités qu'elle représente sont parfois ignorées, notamment des PME. Son potentiel comme marché émergent est moins bien perçu que celui de l'Afrique ou de l'Asie. Comme l'ont indiqué à vos rapporteurs les représentants des milieux économiques français rencontrés en Turquie, celle-ci souffre d'une mauvaise image injustifiée.

Or les entreprises turques sont dynamiques et demandeuses d'investir en France, notamment car la France est perçue comme une plateforme vers l'Afrique francophone. En retour, la Turquie offre des opportunités aux entreprises françaises. Elle peut aussi servir de plateforme vers l'Asie centrale et le Moyen-Orient.

Toutefois, l'instabilité des règles (marchés publics, concurrence, propriété intellectuelle) et les incertitudes politiques sont dommageables et freinent l'investissement étranger en Turquie. L'Union européenne devrait être plus attentive, notamment, au respect des règles de concurrence que la Turquie a acceptées dans le cadre de l'Union douanière.

3. Des relations culturelles à développer

Les relais de la francophonie sont particulièrement actifs en Turquie. Un réseau d'établissements bilingues y est implanté, qui comprend dix établissements et accueille plus de 9 000 élèves : le lycée et l'université de Galatasaray, six établissements privés congréganistes français et six établissements privés de la fondation laïque turque Tevfik Fikret. La mission de coopération éducative et linguistique (MICEL), établissement à autonomie financière créé en 1994, permet de mettre des enseignants français à la disposition du lycée et de l'université de Galatasaray. Deux établissements scolaires français, conventionnés avec l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE), viennent s'ajouter à ce dispositif. Ils accueillent plus de 1800 élèves dont 43 % de Français.

Dans le domaine de la recherche, une coopération a été mise en place autour du programme Bosphore (Partenariat Hubert Curien) avec le Tübitak (équivalent du CNRS). L'Institut français d'études anatoliennes (IFEA) constitue également un remarquable outil au service de la recherche dans le domaine des sciences humaines et sociales.

En matière de coopération universitaire, la France cherche à développer son attractivité auprès des élites turques. Le nombre d'étudiants turcs (environ 2000) choisissant la France pour poursuivre leurs études augmente. La France est le troisième pays d'accueil, après l'Allemagne et les Etats-Unis.

La coopération culturelle et artistique s'appuie, enfin, sur l'Institut français de Turquie, établissement culturel disposant de trois implantations à Ankara, Istanbul et Izmir. Une alliance française est également présente à Adana et une autre devrait ouvrir prochainement à Bursa.

De même que les relations économiques, les relations culturelles doivent être développées afin de favoriser la proximité entre sociétés civiles turque et française, toutes deux dynamiques et diversifiées.

Elles doivent être encouragées, autour des instruments historiques dont la France dispose, en Turquie, pour développer la francophonie.

Le développement des études turques en France, au niveau universitaire, ainsi que les échanges entre universités turques et françaises, mériteraient d'être développés, afin de faciliter une meilleure compréhension mutuelle.

CONCLUSION

La Turquie est aujourd'hui un partenaire incontournable, dans le contexte de la guerre syrienne et de l'afflux de migrants d'une rive à l'autre de la Méditerranée. Des accords ont été conclus dans l'urgence en 2015 et 2016 pour répondre à cette situation. Mais ces accords, qui sont avant tout des déclarations politiques, ne modifiant pas le droit européen en vigueur, ne devraient pas avoir d'impact sur les principes définis pour les autres processus en cours entre l'Union européenne et la Turquie, à savoir d'une part les négociations d'adhésion, et, d'autre part, la libéralisation des visas.

Plutôt que de focaliser sur ces processus de long terme, dont la logique est autonome, il serait souhaitable de tout mettre en oeuvre pour développer les solidarités concrètes avec la Turquie, en favorisant un rapprochement politique, économique et culturel, incluant un dialogue entre sociétés civiles. Beaucoup reste à faire, de part et d'autre, pour surmonter les préjugés qui entravent la relation euro-turque : « syndrome de Sèvres » d'un côté, « angoisse de Vienne » de l'autre, sont des réalités qui ne pourront être dépassées que par le dialogue à tous les niveaux, et non en situation d'urgence et de tensions.

Tout marchandage ponctuel constitue une impasse, conduisant à plus ou moins long terme à des tensions supplémentaires. Une volonté forte, ainsi que le partage de valeurs et d'intérêts communs, sont, pour l'avenir, les seuls fondements possibles de la réussite du dialogue UE-Turquie, et de l'ancrage de celle-ci à l'Europe.

Pour progresser dans cette voie, l'application de la feuille de route pour la coopération entre la France et la Turquie, décidée conjointement après la visite du président François Hollande en Turquie en 2014, doit être considérée comme une priorité, de même que sa réactualisation, à la lumière des évolutions de la situation internationale.

FEUILLE DE ROUTE

I. Les relations UE-Turquie

? Négociations d'adhésion :

- La question de la poursuite des négociations d'adhésion se pose, étant donné l'évolution du régime turc et la situation créée dans l'Union européenne par le référendum britannique. L'urgence est à la consolidation de l'UE, le « Brexit » ayant engendré une situation d'incertitude impropre à toute initiative d'élargissement. L'avenir du partenariat avec la Turquie pourra être redéfini en fonction de la nature géopolitique de la refondation que l'Europe doit engager.

- Le processus d'adhésion a eu, en Turquie, de nombreux effets -politiques, juridiques, économiques- bénéfiques. L'interrompre brutalement risquerait de remettre en cause de façon difficilement réversible ces bénéfices et de fragiliser un peu plus la Turquie qui doit pouvoir rester amarrée, à long terme, aux idéaux européens.

- Toute forme de marchandage à l'adhésion doit être exclue. Le niveau d'exigence, s'agissant de l'intégration de l'acquis communautaire, doit être maintenu. In fine , le consentement du peuple français à toute nouvelle adhésion est garanti par les dispositions de l'article 88-5 de la Constitution.

? Libéralisation des visas :

- Pour obtenir cette libéralisation, il importe que la Turquie respecte strictement les 72 critères de la feuille de route de l'UE en vue d'un régime d'exemption de visa avec la Turquie. Ces critères ne sauraient être respectés simplement « sur le papier », de façon formelle, par le vote de normes non encore réellement mises en application. Par ailleurs, dans son rapport du 4 mai 2016, la Commission indique que sept critères sur 72 ne sont pas encore conformes. Ces sept critères sont tous essentiels.

- L'un d'eux est un préalable particulièrement crucial à toute avancée dans les relations UE-Turquie : il s'agit de la révision, exigée par l'UE, de la législation et des pratiques dans la lutte contre le terrorisme. Cette législation est aujourd'hui utilisée de façon abusive pour réprimer des journalistes, universitaires, avocats... En particulier, les levées d'immunités, susceptibles de concerner plus de 50 députés d'opposition, constitueraient une atteinte manifeste aux institutions démocratiques. Votre commission exprime sa solidarité avec les membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie visés par cette mesure.

- Le processus de libéralisation des visas doit poursuivre, lui aussi, une logique autonome. Le couplage avec le traitement de la question des réfugiés, dans l'urgence et à l'initiative allemande, a été critiqué, notamment par les ONG. Votre commission a désigné un groupe de travail, et le Sénat a nommé une mission d'information à ce sujet, à qui il reviendra de formuler des propositions en vue d'une gestion à long terme par l'UE de la crise migratoire. En tout état de cause, toute forme de marchandage doit être exclue.

? Chypre

- Il convient de profiter d'un contexte politique actuellement favorable à Chypre pour soutenir le processus de négociations en cours entre les deux parties de l'île.

II. Les relations France-Turquie

? Une initiative diplomatique sur la Syrie

- Les négociations de Genève sont aujourd'hui suspendues et la France ne pèse guère dans le processus. La France doit reprendre l'initiative sur le plan diplomatique, en associant mieux la Turquie, avec qui elle partage l'objectif d'une Syrie pacifiée et unifiée.

- La Turquie doit être rassurée sur la pérennité de ses frontières. Il convient de veiller à ce que le soutien au PYD ne serve pas à alimenter le PKK dans sa lutte contre le pouvoir turc. Ce soutien ne doit pas être exclusif, mais concomitant au soutien apporté à des forces arabes syriennes. L'objectif en Syrie est la création d'un seul État démocratique, unitaire, multiconfessionnel et laïque.

- La France devra soutenir, le moment venu, l'objectif turc d'instauration d'une « zone sûre » pour les réfugiés en Syrie, assortie d'une zone d'exclusion aérienne, dès que les conditions de sécurité seront réunies et afin de permettre aux déplacés de rester en sécurité dans leur pays et non pas d'être contraints de migrer.

? Intensifier les échanges à tous les niveaux

- Le dialogue politique, certes difficile, doit être entretenu, par la mise en oeuvre d'un plan d'action volontariste : visites de haut niveau, dialogue régulier à tous les échelons politiques et administratifs. La coopération dans le domaine de la sécurité doit être renforcée, notamment les échanges d'informations et la coopération institutionnelle pour combattre toutes les formes de terrorisme.

- L'intensification des échanges en vue d'une meilleure compréhension interculturelle dans tous les secteurs d'activité (politique, économique, associatif etc.) doit être considérée comme une priorité. Le développement des échanges universitaires, linguistiques et culturels, est, en particulier, souhaitable, ainsi qu'un renforcement de la coopération dans le domaine de la recherche.

- Le dialogue stratégique sur les questions militaires entre la France et la Turquie doit être développé, étant donné l'engagement commun dans la lutte contre Daech. En outre, la Turquie investit dans sa défense, ce qui ouvre des opportunités de coopération entre industries de défense française et turque, en vue de créer des partenariats.

- Il est nécessaire de soutenir les échanges commerciaux et l'investissement bilatéral, ainsi que de promouvoir une meilleure connaissance des opportunités économiques réciproques, grâce à des échanges d'informations et d'expertise, en particulier à l'intention des PME. Parallèlement, la Turquie doit être incitée à garantir un environnement des affaires stable et concurrentiel.

EXAMEN EN COMMISSION

Mercredi 29 juin 2016, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sous la présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président, a procédé à l'examen du rapport de MM. Claude Malhuret, Claude Haut et Mme Leila Aïchi du groupe de travail sur « La Turquie, puissance émergente, pivot géopolitique ».

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La parole est aux auteurs du rapport d'information, MM. Claude Malhuret, Claude Haut et Mme Leïla Aïchi.

M. Claude Malhuret, co-rapporteur. - « La Turquie, puissance émergente, pivot géopolitique », tel était le titre initial du rapport qui nous été demandé.

Si vous me le permettez, mes chers collègues, je souhaite faire une remarque préliminaire. Ce rapport, que Leïla Aïchi, Claude Haut et moi-même allons présenter, comporte une particularité : la situation de ce pays et de son voisinage immédiat change tellement vite que ce qui était vrai il y a quelques semaines ne l'est plus aujourd'hui - nous avons pu nous en rendre compte à mesure que nous rédigions ce rapport - et que ce que nous écrivons aujourd'hui peut même être déjà dépassé. Nous en avons malheureusement eu quelques exemples au cours des derniers jours.

Je pense tout d'abord à l'attentat d'hier. Je veux saluer la mémoire des victimes de cet effroyable attentat qui a de nouveau ensanglanté Istanbul, comme le Président de la République l'a lui-même fait hier soir. Il ne s'agit d'ailleurs pas seulement d'un énième attentat car, si on l'ajoute aux multiples autres qui ont frappé la Turquie au cours des derniers mois, à la situation aux frontières et à la situation quasi insurrectionnelle du Kurdistan, la Turquie n'est pas seulement soumise à un risque récurrent d'attentats, comme c'est le cas en France ou dans d'autres pays, mais encore à un système de violence qui s'installe et qui risque de déstabiliser profondément le pays.

Le deuxième évènement majeur - imprévu, même s'il était en préparation - des derniers jours réside dans le changement de la politique étrangère turque : regrets à la Russie après de fortes tensions liées à la destruction d'un avion russe par un chasseur turc, changement des relations avec Israël, donnant lieu ce matin même à une polémique au sein du parlement israélien et nouveau langage vis-à-vis du président Sissi. Ainsi, les évènements des 72 dernières heures ou, plus largement, des derniers jours remettent en cause un rapport déjà terminé, que nous avons dû compléter.

Enfin, dernier point, le Brexit, par les changements profonds qu'il suscitera en Europe, qu'on ne connaît pas encore mais qui auront nécessairement un impact sur les relations avec les pays voisins, notamment la Turquie, ne peut pas ne pas changer la donne.

Je voulais commencer par cette remarque préliminaire pour vous demander, mes chers collègues, de bien vouloir faire preuve d'indulgence si, par hasard, des éléments nouveaux contribuaient d'ici deux ou trois semaines non à démentir nos conclusions mais à faire évoluer la situation décrite dans notre rapport.

J'en viens à notre présentation proprement dite. La Turquie est aujourd'hui, dans le contexte de la guerre syrienne et de la crise migratoire, un partenaire inévitable de l'Europe. Aussi, nous ne pouvons pas nous passer de coopérer avec elle étant donné sa position géostratégique essentielle - c'est le sens du titre initial de notre rapport.

Cette position est fondamentalement celle d'un pays pivot pour l'Europe par rapport au Proche et Moyen-Orient et à la Russie. Comme le disait un historien devant l'Assemblée nationale en 1994, « la Turquie surveille le nord, empêchant que la mer Noire devienne russe ; elle contrôle l'accès à la mer Égée ainsi que la défense de la Grèce ; elle est la première puissance régionale et stabilisatrice dans les Balkans et contrôle la Méditerranée orientale. Elle est le prolongement et le contrefort de l'Occident. »

Or, au cours des derniers mois, la voix de la France a été relativement discrète vis-à-vis de la Turquie. Dans la crise migratoire, c'est l'Allemagne qui est apparue comme le principal interlocuteur de la Turquie et l'artisan de l'accord du 18 mars dernier. En ce qui concerne la transition en Syrie, ce sont les États-Unis et la Russie qui sont les acteurs clefs de négociations, d'ailleurs aujourd'hui enlisées.

Alors que le Royaume-Uni a voté en faveur du Brexit, la France ne risque-t-elle pas d'être marginalisée sur la frange ouest du continent par une Allemagne devenue centrale et entreprenante à l'égard de ses partenaires des flancs est et sud de l'Europe ?

C'est avec cette question en tête que nous avons tenté de définir ce que devrait être la ligne de conduite de la France vis-à-vis de la Turquie, dans un dialogue et une relation qui sont, reconnaissons-le, de plus en plus difficiles après une éphémère détente. Cette ligne de conduite doit être affirmée et assumée au plan international ; elle doit nous permettre de renouer avec la Turquie, pour autant que celle-ci le souhaite car, en effet, ce pays est aujourd'hui en proie à de fortes tensions, et le pouvoir y est de plus en plus virulent à l'égard d'une Europe moins attractive qu'avant. Ainsi, le 23 juin dernier, le jour même du référendum sur le Brexit, le président Erdogan a envisagé d'organiser un référendum en Turquie sur l'opportunité de poursuivre ou non le processus d'adhésion à l'Union européenne.

Nous tenterons dans cette synthèse de répondre à trois questions. D'abord, pourquoi la Turquie semble-t-elle être passée à côté des opportunités majeures qui s'offraient à elle au début des années 2000 ? Ensuite, quelle ligne de conduite promouvoir pour ce qui concerne les relations entre l'Union européenne et la Turquie ? Enfin, quelle feuille de route la France devrait-elle suivre dans ses relations avec la Turquie, ce qui pourrait nous inciter à sous-titrer, voire à titrer, ce rapport « La Turquie, une relation complexe mais incontournable » ?

Pour répondre à la première question, je passe la parole à M. Claude Haut.

M. Claude Haut, co-rapporteur. - Pour traiter cette question, commençons par un peu d'histoire et retraçons les opportunités majeures qui se sont successivement présentées à la Turquie.

La Turquie a rejoint le camp des puissances occidentales dès 1945 : elle est entrée au Conseil de l'Europe en 1949, puis à l'OTAN en 1952 et elle a adhéré à l'OCDE en 1960 ; ce processus s'est donc étalé sur une quinzaine d'années. Le 12 juillet 1963, elle a conclu un accord d'association avec la Communauté économique européenne, la CEE, dit accord d'Ankara, qui ouvrait déjà la perspective d'une adhésion à la CEE.

Après avoir présenté sa candidature en 1987, la Turquie a obtenu en 1999 le statut de pays candidat à l'Union européenne. Les négociations d'adhésion ont démarré le 3 octobre 2005, selon un cadre qui précise toutefois que leur « issue ne peut être garantie à l'avance » et qu'elles « dépendent de la capacité d'assimilation de l'Union, ainsi que de la capacité de la Turquie à assumer ses obligations ».

Malgré cet ancrage à l'ouest, la Turquie a gardé depuis la Première Guerre mondiale un rapport ambivalent à l'Occident, au travers de ce qui a été appelé le « syndrome de Sèvres ». Ce syndrome traduit l'idée que les puissances occidentales auraient l'objectif dissimulé de diviser la Turquie à leur profit et en faveur des minorités kurde et arménienne. Le traité de Sèvres de 1920 avait en effet prévu l'existence d'un État arménien et d'un territoire autonome kurde. Ces entités ont disparu trois ans plus tard lors du traité de Lausanne qui a tracé les frontières actuelles de la Turquie.

On retrouve d'ailleurs aussi ce type d'inquiétude du côté européen avec l'« angoisse de Vienne » qu'évoquait devant nous M. Ahmet Insel voilà deux semaines, faisant référence aux deux sièges de Vienne par l'Empire ottoman, en 1529 et en 1683. Ces éléments psychohistoriques demeurent vivaces.

À partir de 2002, l'arrivée au pouvoir du parti conservateur musulman AKP - le parti de la justice et du développement - a constitué un tournant politique et une transformation sociale, sans doute la plus importante depuis la fondation de la république turque par Mustafa Kemal en 1923. Ce parti est issu du courant modernisateur qui préexistait au sein de l'ancien parti islamiste. Il a occupé le vide laissé par un modèle kémaliste en perte de vitesse, décrédibilisé par de nombreux scandales et confronté à plusieurs crises économiques successives. Réaffirmant des valeurs traditionnelles tout en prônant le développement économique et l'ancrage en Europe, l'AKP a semblé incarner, au moins pendant un temps, une synthèse des différentes composantes et aspirations de la société turque et un modèle de conciliation entre islam politique et démocratie.

Après 2002, la Turquie a connu pendant plus d'une décennie un développement économique rapide - croissance de 6,7 % par an en moyenne entre 2002 et 2007 -, accompagné d'une stabilité politique, d'une ouverture diplomatique et d'un accroissement de son pouvoir d'influence dans le monde.

Elle s'est rapprochée de ses voisins moyen-orientaux grâce à une diplomatie dite « à 360 degrés » inspirée par la vision d'Ahmet Davutoðlu, ancien universitaire devenu ministre des affaires étrangères puis premier ministre. Le fil directeur de cette diplomatie repose sur l'idée selon laquelle la Turquie doit jouer le rôle d'un pays central, contribuant à l'ordre régional, grâce à la mise en oeuvre du principe « zéro problème avec ses voisins ». Cette politique d'ouverture s'est traduite par un rapprochement avec la Syrie, l'Arménie, la Grèce et par un soutien au plan de réunification de Chypre. Elle a également conduit la Turquie à se rapprocher du gouvernement régional du Kurdistan irakien, dont elle est l'un des principaux partenaires économiques.

La Turquie s'est aussi efforcée de jouer un rôle de médiateur dans plusieurs conflits régionaux : entre la Russie et la Géorgie, entre la Syrie et Israël ou encore, conjointement avec le Brésil, dans le dossier du nucléaire iranien. Elle s'est affirmée comme l'un des leaders du monde émergent grâce à une diplomatie économique et à une politique volontariste d'aide au développement, notamment en Afrique.

L'influence, le soft power, de la Turquie s'est également développée dans les domaines religieux, éducatif et humanitaire grâce notamment au réseau du mouvement Hizmet de Fethullah Gülen, très présent à l'étranger.

La Turquie est apparue progressivement comme un modèle possible aux yeux des opinions publiques du monde arabe. Après les printemps arabes de 2011, elle s'est rapprochée des nouvelles formations politiques au pouvoir en Tunisie et en Égypte, puis elle a approuvé l'opération qui a conduit à la chute du régime libyen. Après avoir tenté une médiation auprès de Bachar Al-Assad, elle a rompu avec le régime syrien en août 2011 au profit d'un soutien à l'opposition syrienne.

Je laisse maintenant la parole à la troisième voix, Mme Leïla Aïchi, pour présenter la suite de cette synthèse.

Mme Leila Aïchi. - Abordons le second temps de la première question : la Turquie, une puissance fragilisée.

Alors que la Turquie semblait bien partie pour occuper une place de pays pivot entre l'Orient et l'Occident, la situation a basculé au début des années 2010. Elle connaît aujourd'hui une spirale de violences internes et un isolement diplomatique croissant.

La guerre syrienne a modifié le positionnement de la Turquie, qui a sous-estimé la capacité de résistance du régime de Bachar Al-Assad. Partageant une frontière de 900 kilomètres avec la Syrie, la Turquie a avant tout été guidée par la volonté de ne pas alimenter le séparatisme kurde, ce qui a réduit ses marges d'initiative et sa capacité de jouer un rôle de médiation. Elle a adopté une position très hostile aux Kurdes du PYD, qu'elle considère comme la branche syrienne du PKK. Durant nos entretiens, nos interlocuteurs ont effectivement confirmé l'existence d'un lien entre PYD et PKK ; les analyses divergent, en revanche, quant à la nature exacte de ce lien et au degré d'autonomie du PYD par rapport au PKK.

En conséquence de la priorité accordée à la question kurde, la Turquie a été accusée d'entretenir une certaine ambiguïté à l'égard de Daech, du moins jusqu'en 2015. Elle a maintenu la porosité de sa frontière à la circulation de biens et de personnes au bénéfice de Daech, et s'est ainsi éloignée de ses alliés occidentaux. Le blocus du PYD a évidemment été mal perçu par la population kurde et la communauté internationale, notamment lors de la bataille de Kobané.

Alors qu'elle est membre de l'OTAN, ce n'est qu'en juillet 2015, après l'attentat de Suruç - le premier attribué à Daech sur le sol turc -, que la Turquie a permis à la coalition de mener des frappes aériennes à partir de ses bases. Trois autres attentats, à Ankara et à Istanbul, ont depuis lors été attribués à Daech ; manifestement, c'est encore le cas pour celui d'hier.

Par ailleurs, à l'été 2015, la guerre a repris contre le PKK alors que le pouvoir turc s'était engagé dans une politique plus conciliante depuis l'appel au cessez-le-feu lancé en 2013 par le chef historique du PKK Abdullah Öcalan. Le président Erdogan espérait notamment rallier l'électorat kurde conservateur pour mener à bien son projet de présidentialisation du régime mais les élections législatives de juin 2015, lors desquelles le parti prokurde HDP a obtenu 13 % des voix, ont mis cette stratégie à mal.

En outre, le pouvoir est confronté à l'arrivée de 2,7 millions de réfugiés, syriens pour la plupart. Ceux-ci sont plutôt bien accueillis par la population mais les responsables politiques turcs chiffrent le coût de leur accueil à 10 milliards de dollars. Les coûts sociaux, les tensions sur les marchés du travail et du logement risquent d'engendrer des tensions au sein de la société turque.

La Turquie a d'autre part connu une détérioration de ses relations avec la Russie, pourtant partenaire économique majeur, après avoir abattu un avion russe à la frontière syrienne le 24 novembre 2015, bien que les relations avec ce partenaire tendent à se normaliser. Cet incident a privé la Turquie de marges de manoeuvre dans le conflit syrien. Il a incité la Russie à se rapprocher du PYD, qui a ouvert une forme de représentation, non reconnue internationalement, à Moscou. Il pourrait avoir des conséquences dans le Caucase, où la Russie et la Turquie exercent une lutte d'influence, notamment dans le conflit récemment réactivé du Haut-Karabagh.

Enfin, la Turquie connaît des relations difficiles avec l'Égypte depuis la chute du président Morsi, ainsi qu'avec l'Irak et avec Israël depuis l'assaut contre le navire Mavi Marmara, même si, encore une fois, les relations avec ces acteurs tendent à s'apaiser.

Ainsi, la diplomatie turque n'a pas atteint ses objectifs. Le gouvernement du nouveau premier ministre Binali Yýldýrým tente aujourd'hui d'inverser la tendance, en se rapprochant de la Russie et d'Israël, avec qui un accord a été conclu voilà quelques jours.

Au plan interne, le pouvoir a connu un tournant autoritaire dès 2010. Cette évolution s'est accélérée en 2013 avec la répression du mouvement contestataire de Gezi et la rupture avec le mouvement güleniste. La mise en cause de proches du pouvoir dans des affaires de corruption a conduit à de vastes mouvements dans la justice et dans la police et à l'arrestation ou à la mutation de milliers de fonctionnaires.

Le président Erdogan poursuit aujourd'hui son projet de présidentialisation du régime. Il ne lui manque que quelques voix au parlement turc pour pouvoir soumettre son projet à un référendum. Cette volonté s'accompagne d'atteintes aux libertés publiques et à la séparation des pouvoirs, dénoncées par un récent rapport de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe : escalade de violences dans les régions sud-est, extension de l'usage de la notion de terrorisme pour punir des déclarations non violentes, atteintes à la liberté des médias, à la prééminence du droit et à l'indépendance de l'autorité judiciaire. Nous avons été alertés de cette situation par des universitaires et journalistes francophones que nous avons rencontrés à Istanbul, dont la situation personnelle est très préoccupante et dont nous saluons le courage et l'engagement.

Le 20 mai 2016, la Grande Assemblée nationale de Turquie a décidé de rendre possible la levée de l'immunité d'un grand nombre de parlementaires, notamment ceux du parti prokurde HDP, accusés de délits en lien avec le terrorisme. Cette levée d'immunité reporterait pour longtemps toute perspective de reprise du dialogue politique sur la question kurde. Elle rendrait en outre l'évolution actuelle du pouvoir difficilement réversible.

M. Claude Malhuret, co-rapporteur. - Nous abordons, avec la seconde partie du rapport, la question de la ligne de conduite que l'Union européenne doit adopter vis-à-vis de la Turquie.

Le premier sujet réside dans l'accord du 18 mars 2016, par lequel l'Union européenne a répondu, dans l'urgence, à une situation de crise humanitaire.

Depuis 2011, Leïla Aïchi le disait, la Turquie réalise un effort considérable pour l'accueil des réfugiés syriens. Malgré un flux en constante augmentation, elle a progressivement amélioré les droits de ces réfugiés et la qualité de leur accueil. La Turquie, pays de 75 millions d'habitants, compte sur son sol 2,7 millions de réfugiés, voire davantage puisque certaines ONG évaluent leur nombre à 4 ou 5 millions de personnes. Seulement 300 000 d'entre eux sont accueillis dans les camps du sud-est de la Turquie. Plus de 150 000 enfants syriens seraient nés en Turquie depuis 2011.

L'Union européenne s'est préoccupée tardivement de cette question. Confrontée à l'arrivée d'un million de réfugiés en 2015, elle a pris des mesures exceptionnelles afin de soutenir les pays d'Europe méridionale les plus exposés, l'Italie et la Grèce. Elle s'est également tournée vers la Turquie, dans la mesure où 885 000 personnes ont franchi illégalement la frontière grecque depuis ce pays en 2015.

Une première aide financière de 3 milliards d'euros a été décidée lors du sommet du 29 novembre 2015, qui a également permis d'améliorer les conditions d'accueil des réfugiés en Turquie. La déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016 organise la réadmission en Turquie de migrants arrivés en Grèce et la réinstallation de réfugiés syriens en Union européenne. Pour chaque Syrien renvoyé en Turquie au départ des îles grecques, un autre Syrien sera réinstallé de la Turquie vers l'UE, dans la limite de 72 000 réinstallations.

Visant à casser le modèle économique de la migration, cet accord s'est accompagné d'engagements de l'UE à accélérer les négociations d'adhésion et la libéralisation des visas, promise pour juin 2016. Enfin, l'UE s'est engagée en mars dernier à accélérer le versement de la facilité de 3 milliards d'euros précédemment mise en place et à mobiliser 3 milliards d'euros supplémentaires d'ici à la fin 2018.

Quel premier bilan peut-on faire de cet accord ? Au 15 juin 2016, il a permis la réadmission en Turquie de 462 migrants irréguliers, dont 31 Syriens. Par ailleurs, 511 Syriens ont été réinstallés de la Turquie vers l'UE, soit davantage que ce que prévoit le principe « un pour un », mais ces chiffres restent très faibles. L'accord a surtout permis une diminution sensible du nombre de personnes quittant la Turquie pour la Grèce : alors que près de 2 000 migrants traversaient chaque jour la mer Égée, ce nombre est passé à une cinquantaine par jour. L'accord a donc permis de gagner du temps et de répondre dans l'urgence à un risque d'effondrement de l'espace Schengen.

Toutefois, il est très critiqué par les ONG et il présente l'inconvénient de constituer un précédent vis-à-vis d'autres pays, notamment d'Afrique du Nord, qui forment également une barrière sur les routes migratoires menant vers l'Europe, sans bénéficier des contreparties, notamment financières, octroyées à la Turquie.

À long terme, deux préalables paraissent indispensables à la résolution de la crise migratoire. D'une part, l'UE doit mieux contrôler ses frontières extérieures et parvenir à organiser plus efficacement l'accueil des réfugiés sur son sol ; d'autre part, le fragile processus de paix entre les parties au conflit syrien doit être relancé.

Notre commission a désigné un groupe de travail et le Sénat a nommé une mission d'information à qui il reviendra de formuler des propositions en vue d'une gestion à long terme par l'UE de la crise migratoire. Néanmoins, en tout état de cause, nous préconisons de bien dissocier cette question de celles des négociations d'adhésion et de la libéralisation des visas, toute forme de marchandage devant être, selon nous, exclue.

En ce qui concerne le processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, les négociations n'ont pas connu d'avancée entre 2010 et 2013, la France ayant gelé les négociations sur cinq chapitres. Ces négociations ont repris en 2013 avec l'ouverture du chapitre 22 sur la politique régionale. Elles ont connu une accélération à la suite de l'accord UE-Turquie de novembre 2015, avec l'ouverture du chapitre 17 sur la politique économique et monétaire. Au total, 15 chapitres de négociation ont été ouverts. Un seizième, le chapitre 33, intitulé « dispositions budgétaires et financières », doit l'être prochainement en application de l'accord du 18 mars.

La Commission européenne a présenté, en octobre 2014 puis en novembre 2015, deux rapports comportant de nombreuses critiques sur les progrès accomplis par la Turquie sur la voie de l'adhésion à l'UE. Nos observations précédentes sur la situation des libertés publiques et de l'État de droit suggèrent que la Turquie ne respecte plus les critères de Copenhague de 1993 sur les valeurs promues par l'Union européenne.

Ainsi, étant donné l'évolution du régime turc, la question de la poursuite des négociations d'adhésion se pose. L'Union européenne est elle-même en grande difficulté à la suite du référendum britannique et ne saurait envisager cette adhésion à un horizon proche.

Dans ce contexte, certains proposent de mettre fin au processus d'adhésion au profit d'un partenariat privilégié entre l'UE et la Turquie. Toutefois, ce processus d'adhésion a été utile en ce qu'il a eu par le passé de nombreux effets - politiques, juridiques, économiques - bénéfiques. Il a notamment permis l'abolition de la peine de mort et le retour de l'armée dans les casernes, pour ne citer que les évolutions les plus emblématiques.

La tentation d'interrompre ce processus est compréhensible et semble gagner du terrain dans la classe politique. Toutefois, le faire brutalement, au moment où l'Europe est en crise et où la Turquie, pilier sud-ouest de l'OTAN, est elle-même confrontée à des crises majeures sur ses frontières et accueille des millions de réfugiés, risquerait d'ajouter une crise supplémentaire et de remettre en cause, de façon difficilement réversible et dans les pires conditions, le dialogue et la solidarité stratégique de la Turquie et de l'Europe.

Il est évident que, à ce jour, la Turquie ne remplit pas plusieurs conditions essentielles pour adhérer à l'Union européenne. Il est également évident que l'urgence est à la consolidation de l'Union, qui ne serait pas aujourd'hui en mesure d'assumer son élargissement vers un pays amené à terme à être à la fois le plus peuplé et l'un des plus pauvres d'Europe. Toutefois, fermer définitivement et dès maintenant la porte à la Turquie risquerait de rendre un peu plus irréversibles encore les évolutions qu'elle connaît et contribuerait à la fragiliser un peu plus, avec le risque d'une déstabilisation plus profonde à l'avenir, par contagion des conflits moyen-orientaux. Cela constituerait, pour l'Europe, un risque majeur du point de vue de la sécurité.

Au demeurant, l'hypothèse d'une reconfiguration de l'Europe, dont personne ne connaît encore la forme ni le contenu, à la suite du Brexit exige une certaine prudence et un délai de réflexion sur ce que nous pourrons peut-être proposer, demain, aux pays voisins.

La problématique de l'adhésion doit dans tous les cas poursuivre une logique autonome, à détacher du traitement de la question des migrations. Le niveau d'exigence, concernant l'intégration de l'acquis communautaire et des libertés publiques, doit être maintenu.

In fine, le consentement du peuple français à toute nouvelle adhésion est garanti par les dispositions de l'article 88-5 de la Constitution. Cet article, modifié par la révision constitutionnelle de 2008, prévoit que tout projet de loi autorisant la ratification d'un traité relatif à l'adhésion d'un État à l'Union européenne est soumis au référendum, sauf vote d'une motion adoptée en termes identiques par chaque assemblée à la majorité des trois cinquièmes, autorisant son adoption par le Parlement réuni en Congrès.

Dans la perspective des discussions sur l'instauration d'un régime d'exemption de visa avec la Turquie, il importe que ce pays respecte strictement les 72 critères de la feuille de route de l'UE qui date de 2013. Ces critères portent sur la sécurité des documents, la gestion des migrations, l'ordre public et la sécurité ainsi que sur les droits fondamentaux et la réadmission des migrants irréguliers. Ces critères ne sauraient être respectés simplement sur le papier, de façon formelle, par le vote de normes non réellement mises en application, comme c'est le cas actuellement pour plusieurs d'entre eux.

Par ailleurs, dans son rapport du 4 mai 2016, la Commission indique que 7 critères sur 72 ne sont pas encore conformes. Ces 7 critères sont tous essentiels. Il s'agit notamment de la lutte anticorruption, de la législation sur la protection des données personnelles, de la coopération avec Europol, de la coopération judiciaire ou encore de la révision de la législation et des pratiques dans la lutte contre le terrorisme.

Cette dernière question est particulièrement cruciale ; elle touche aux poursuites engagées contre des journalistes et universitaires, ainsi qu'aux levées d'immunités des députés de l'opposition, qui constitueraient une atteinte manifeste aux institutions démocratiques. À ce sujet, il serait positif, selon nous, d'exprimer notre solidarité à l'égard des membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie visés par cette mesure de levée d'immunité.

Le président Erdogan a refusé de modifier la législation antiterroriste, ce qui a conduit à reporter l'échéance de la libéralisation des visas. Si le pouvoir turc poursuit dans sa logique actuelle, il est peu probable que les conditions puissent être réunies à l'automne prochain. En tout état de cause, le processus de libéralisation des visas doit poursuivre son cours autonome. Le couplage avec le traitement de la question des réfugiés, sur l'initiative de l'Allemagne, n'est pas viable à long terme.

Enfin, sur la question des relations entre la Turquie et l'UE, il faut profiter d'un contexte politique actuellement favorable à Chypre pour soutenir le processus de négociations en cours entre les deux parties de l'île. En effet, le nouveau président de République turque de Chypre du nord, élu en avril 2015, est favorable au rapprochement avec la partie sud, et les élections de mai 2016 à Chypre ont confirmé le parti du président en place, également ouvert à la négociation. L'UE doit donc aider les deux parties à surmonter les principaux obstacles à la réunification : d'une part, la question des compensations à accorder aux réfugiés grecs expropriés et, d'autre part, le problème des garanties à apporter à l'accord.

À ce sujet, la détérioration des relations turco-russes n'est pas une bonne nouvelle car Chypre est proche de la Russie d'un point de vue tant stratégique qu'économique. Les regrets que vient d'adresser le Président Erdogan à la Russie comme la reprise des relations avec Israël semblent illustrer une nouvelle orientation de la politique étrangère turque, qu'il est sans doute prématuré d'analyser mais qui paraît témoigner d'une prise de conscience de la nécessité de rebattre les cartes.

Si l'on ajoute à cela le changement de ton à l'égard du président égyptien Sissi, il n'est pas douteux qu'un changement majeur de la politique étrangère turque est en train de se produire. La Turquie semble enfin réaliser que la position idéologique de volonté de leadership du monde sunnite serait avantageusement remplacée par une prise en compte de la realpolitik. Seul l'avenir nous dira si cette inflexion est destinée à se poursuivre et avec quels moyens.

Je passe la parole à Claude Haut pour aborder la troisième question annoncée en introduction.

M. Claude Haut, co-rapporteur. - Cette troisième question porte sur la feuille de route que la France devrait suivre dans ses relations avec la Turquie ; après l'Europe, la France.

Plutôt que de se focaliser sur des processus de long terme, qui doivent poursuivre leur logique autonome, il nous paraît souhaitable de tout mettre en oeuvre pour développer les solidarités concrètes avec la Turquie, en favorisant autant que possible un rapprochement politique, économique et culturel, incluant les échanges et le dialogue entre sociétés civiles. Beaucoup reste à faire de part et d'autre pour surmonter les préjugés et les difficultés objectives qui entravent la relation euro-turque.

Les relations politiques entre la France et la Turquie s'inscrivent dans une longue histoire qui remonte à l'alliance entre François Ier et Soliman le Magnifique, en 1536, considérée historiquement comme la première alliance entre un État chrétien et un empire non chrétien.

Au cours des années récentes, la relation franco-turque a été marquée par des divergences sur les questions de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne et du génocide arménien. Un rapprochement s'est toutefois opéré ; le président François Hollande s'est rendu en janvier 2014 en Turquie, ce qui a donné lieu à l'établissement d'un cadre stratégique de coopération institutionnalisant la relation franco-turque.

En octobre 2014, un plan d'action conjoint pour la coopération entre la France et la Turquie a été adopté. Cette feuille de route réaffirme l'objectif d'une coopération étroite pour poursuivre le processus d'adhésion de la Turquie à l'UE et mettre en oeuvre l'accord de réadmission signé en 2013. L'objectif est de conclure le dialogue sur la libéralisation des visas.

Une coopération renforcée est mise en place dans les domaines de la sécurité, de la lutte contre toutes les formes de terrorisme, contre la criminalité organisée, et en matière d'immigration clandestine, de traite des êtres humains et de fraude documentaire. Le plan d'action conjoint comporte par ailleurs des dispositions relatives à la coopération dans le domaine de la défense, y compris entre les industries de défense, dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, ainsi que dans les secteurs de la culture, de l'éducation et de la science.

De fait, en 2015 et en 2016, dans le contexte de la lutte contre Daech, de la lutte antiterroriste et de la crise migratoire, les contacts de haut niveau se sont multipliés, au travers notamment des déplacements, en début d'année, du ministre de la défense et du ministre de l'intérieur français en Turquie.

Nous avons aujourd'hui des positions convergentes avec la Turquie sur le conflit syrien. La France condamne le PKK, qui est une organisation terroriste. Les bonnes relations qu'entretiennent la Turquie et le gouvernement régional du Kurdistan irakien montrent que le dialogue n'est pas par essence impossible entre la Turquie et une entité kurde autonome, susceptible de constituer un allié dans la région. Cela implique que le soutien apporté au PYD ne serve pas à alimenter le PKK dans sa lutte contre le pouvoir turc. En outre, ce soutien ne doit pas être exclusif mais concomitant au soutien apporté à des forces arabes syriennes.

La Turquie doit être rassurée sur la pérennité de ses frontières, étant rappelé que l'objectif de la France en Syrie est la création d'un État démocratique, unitaire, multiconfessionnel et laïque.

M. Claude Malhuret, co-rapporteur. - La dernière partie de ce rapport concerne la relance du dialogue politique et les relations économiques.

Les négociations de Genève sont aujourd'hui dans l'impasse et la France pèse peu dans le processus. Elle doit reprendre l'initiative sur le plan diplomatique en associant mieux la Turquie, avec qui nous partageons certains objectifs. Selon nous la France devra soutenir, dès que les conditions de sécurité seront réunies, l'objectif turc d'instauration d'une « zone sûre » pour les réfugiés en Syrie, assortie d'une zone d'exclusion aérienne, afin de permettre aux déplacés de rester en sécurité dans leur pays et non pas d'être contraints de migrer.

Le dialogue politique avec la Turquie est difficile mais il doit être entretenu de façon volontariste, en évitant les tensions inutiles sur des objectifs lointains et en procédant par petits pas. Cette approche doit permettre d'avancer, y compris sur les questions les plus difficiles.

En ce qui concerne le génocide arménien, nous pensons qu'il faut tirer les enseignements de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui permet de ne pas relancer les tensions diplomatiques. La France a reconnu publiquement ce génocide par la loi du 29 janvier 2001 ; c'est désormais le processus de réflexion historique qui doit être privilégié et engagé de bonne foi par les Turcs et par les Arméniens, qui ont signé un accord en ce sens en 2009. Cela dit, cette question va sans doute resurgir après le vote du Bundestag et nous devons nous y préparer.

L'urgence est à l'application de la feuille de route existante pour la coopération entre la France et la Turquie, qui doit être considérée comme une priorité, de même que sa réactualisation régulière. Les contacts de haut niveau, ainsi que le dialogue à tous les échelons politiques et administratifs, doivent être intensifiés. La coopération dans le domaine de la sécurité, notamment les échanges d'informations et la coopération institutionnelle pour combattre toutes les formes de terrorisme, doit être renforcée.

Le développement des échanges universitaires, linguistiques et culturels est en particulier souhaitable, ainsi que le renforcement de la coopération dans le domaine de la recherche. De façon générale, l'intensification des échanges doit être favorisée en vue d'une meilleure compréhension interculturelle dans tous les secteurs d'activité.

Enfin, le dialogue stratégique sur les questions militaires entre la France et la Turquie doit être développé, étant donné l'engagement désormais commun dans la lutte contre Daech. En outre, la Turquie investit dans sa défense, ce qui ouvre des opportunités de coopération entre les industries de défense française et turque, pour créer des partenariats.

Je laisse la parole à Leïla Aïchi pour aborder, pour finir, les relations économiques entre la France et la Turquie.

Mme Leila Aïchi. - Sur le plan économique, la Turquie a connu en 2015 une croissance de 4 %. Elle est la quinzième puissance mondiale, et elle vise la dixième place d'ici au centenaire de la République turque en 2023.

En 2014, la Turquie était notre sixième client hors Union européenne. Plus de 300 entreprises françaises y sont présentes, employant plus de 50 000 personnes. Par exemple, Renault est la troisième entreprise exportatrice de Turquie et assure 52 % de la production locale de véhicules de passagers. Dix-sept équipementiers français sont implantés, ainsi que de grandes entreprises - Thales, Airbus group ou encore Air Liquide. Aéroports de Paris détient 38 % du gestionnaire aéroportuaire turc TAV, présent dans de nombreux pays.

Dans le domaine de l'énergie, Engie et EDF sont présents ; cela dit, Total a récemment annoncé la cession de son réseau et de ses activités en Turquie.

Sont également présentes en Turquie des entreprises françaises des secteurs de la pharmacie, de l'agroalimentaire, de l'assurance, du commerce et du tourisme.

Pour les entreprises françaises, la Turquie présente aujourd'hui de nombreuses opportunités. Pour répondre aux ambitions spatiales de ce pays, Arianespace, Thales Alenia Space et Airbus group ont remporté des contrats et sont bien placés pour en remporter de nouveaux.

Dans le domaine ferroviaire, plusieurs appels d'offres ont été lancés pour des trains à grande vitesse, pour lesquels Alstom est en bonne position. Un projet d'accord de coopération est en cours de négociation entre la SNCF et les chemins de fer turcs.

Des projets sont également en cours dans le secteur de la « ville durable ».

En matière d'énergie nucléaire, dans le cadre d'un accord intergouvernemental de coopération signé en 2013, le Japon et la Turquie négocient un contrat pour la construction et l'exploitation à Sinop d'une centrale nucléaire, composée de quatre réacteurs franco-japonais ATMEA-1. Dans le sud du pays, un projet de centrale est conduit par l'entreprise russe Rosatom, pour lequel des contrats de sous-traitance sont possibles avec des entreprises françaises.

Enfin, dans le domaine de la défense, la Turquie souhaite développer un programme national de défense antiaérienne. Elle a abandonné en 2015 son choix initial, portant sur un système de défense antimissile chinois, qui avait suscité des craintes de la part de pays de l'OTAN. La Turquie négocie désormais avec le consortium franco-italien Eurosam l'achat de systèmes de défense aérienne portables à moyenne portée.

La Turquie représente donc un enjeu économique majeur souvent méconnu pour la France. Elle présente en outre des opportunités souvent ignorées des PME. Son potentiel comme marché émergent est moins bien perçu que celui de l'Afrique ou de l'Asie. Comme nous l'ont indiqué les représentants des milieux économiques français rencontrés en Turquie, elle semble souffrir d'une mauvaise image injustifiée.

Or les entreprises turques sont dynamiques et souhaitent investir en France. En particulier, La France est perçue comme une plateforme pour des échanges et investissements vers l'Afrique francophone. En retour, la Turquie peut servir de plateforme aux entreprises françaises vers l'Asie centrale et le Moyen-Orient - c'est l'esprit, par exemple, du partenariat entre Aéroports de Paris et TAV. Cette complémentarité pourrait offrir davantage de perspectives de coopération, notamment entre les PME françaises et turques.

Toutefois, l'environnement des affaires en Turquie reste marqué par une forte instabilité des règles en matière de marchés publics, de concurrence et de propriété intellectuelle. Les incertitudes politiques y sont également dommageables et freinent l'investissement étranger.

L'Union européenne devrait être plus attentive au respect des règles de concurrence que la Turquie a acceptées dans le cadre de l'union douanière. Des négociations sont en cours pour moderniser cette union. Elles portent sur un élargissement de son périmètre aux services, aux biens agricoles et aux marchés publics. Sous réserve que les études d'impact actuellement en cours en confirment le bénéfice mutuel, cette modernisation de l'union douanière doit être poursuivie et accompagnée d'un contrôle renforcé du respect par la Turquie de ses obligations.

En conclusion, précisons que la Turquie est aujourd'hui un partenaire important pour la sécurité de l'Europe, ce qui doit nous inciter à clarifier nos relations avec elle. Les relations euro-turques sont multiformes. Elles comportent des enjeux portant sur des horizons temporels différents.

Ne nous enfermons pas dans les irritants, comme le génocide arménien, ni dans la gestion de la crise des migrants ; ayons au contraire une approche pragmatique, fondée sur une intensification de la coopération et des échanges dans tous les domaines, afin de ne pas tourner le dos à ce partenaire difficile mais incontournable.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci, mes chers collègues, vous avez produit un travail important, avec beaucoup d'informations de grand intérêt. Votre rapport pose aussi beaucoup d'interrogations et présente des options à prendre. Cela doit nourrir le débat.

M. Robert del Picchia. - Je connais bien les problèmes turcs et nos relations avec ce pays et j'étais très inquiet de votre rapport. Je m'attendais en effet à ce qu'il soit beaucoup plus dur, plus concentré sur les points d'actualité - migrants, Arméniens, adhésion à l'Union européenne. J'étais donc très réservé et je comptais, sinon voter contre, du moins m'abstenir.

Néanmoins, je vous ai écoutés très attentivement et j'ai relevé quelques phrases qui m'ont réconforté et incité à changer de position. Je voterai donc pour parce que vous avez mis l'accent exactement sur ce qu'il faut.

Tout d'abord, attention à l'adhésion Union européenne ; il ne faut pas bloquer prématurément le processus actuel. C'est ce que vous avez dit, me semble-t-il ?

M. Claude Malhuret, co-rapporteur. - Nous avons surtout dit que ce processus s'interrompt, dans les faits, tout seul.

M. Robert del Picchia. - Il n'est pas utile de l'interrompre et ce serait contreproductif. Je sais ce que pensent certains Turcs, un peu partout y compris à très haut niveau : ils affirment que, in fine, la Turquie ne voudra pas entrer dans l'Union européenne. Pour ma part, je pense le contraire - Erdogan et tous les leaders poussent pour entrer dans l'Union européenne et crient au scandale dès qu'on arrête quoi que ce soit dans la négociation - mais on ne connaît pas encore la position définitive de la Turquie.

Pour ces interlocuteurs, deux obstacles importants se poseront. D'une part, l'adhésion turque sera soumise à des référendums en Europe - par exemple en Autriche, où je suis élu, ou au Luxembourg -, et un ancien président turc appelait mon attention sur la perception que les électeurs auraient de lui, lors des élections suivantes, si 80 000 ou 100 000 Luxembourgeois rejetaient d'Europe 80 millions de Turcs. Pour lui, les extrémistes gagneraient toutes les élections.

D'autre part, deuxième obstacle selon ces interlocuteurs, si les pays où seront organisés des référendums rejettent la Turquie, cela détériorera fortement nos relations avec ce pays.

Aussi, comment éviter ces deux obstacles ? Il faut négocier jusqu'au bout puis, selon eux, la Turquie renoncera probablement à l'adhésion à l'Union européenne, telle qu'elle sera à ce moment-là - qui peut dire à quoi elle ressemblera dans cinq ans, après le Brexit ? Peut-être même, ajoutent-ils en manière de plaisanterie, que l'Europe demandera à la Turquie d'adhérer parce qu'elle aura besoin, en raison des développements au Proche-Orient, de cet allié militaire au sein de l'OTAN. En outre, économiquement, l'Union européenne pourrait aussi avoir besoin du marché turc. Ainsi, l'usine Renault, que j'ai visitée l'année dernière, a produit 1,43 million de voitures en 2015 ; c'est énorme !

Par conséquent, attention aux annonces d'interruption des négociations d'adhésion à l'Union européenne ; à chaque fois qu'on a fait des annonces allant à l'encontre de nos relations amicales avec la Turquie, nous avons eu des problèmes économiques. Je ne donnerai qu'un exemple : Air France négociait avec Turkish Airlines pour prendre une position majoritaire dans son capital quand la France a voté son texte sur l'Arménie. On n'en a pas parlé dans les journaux mais Air France a vu le projet se bloquer et n'a pas pu racheter Turkish Airlines, qui est aujourd'hui une grande compagnie aérienne. En outre, l'aéroport d'Istanbul est énorme. C'est donc un grand marché que nous avons perdu.

Par conséquent, faisons attention aux décisions que nous prenons et aux déclarations que nous faisons.

Cela dit, j'approuverai ce rapport.

M. Jeanny Lorgeoux. - Je veux moi aussi remercier nos collègues de leur mesure dans le traitement de cette question extrêmement difficile.

Analysons simplement la carte de la région en termes géopolitiques. À terme, voulons-nous que ce grand vaisseau de pierre situé au milieu de la Méditerranée soit le glacis protecteur de l'Europe, sur son flanc sud-est, contre un sunnisme dévoyé et échevelé, ou voulons-nous, à l'inverse, favoriser par une position trop rigide un cheval de Troie de ce sunnisme échevelé contre l'Europe ?

Pour ma part, j'ai fait mon choix. Je considère que la Turquie doit être, sous une forme difficile à trouver, je le conçois bien, un partenaire très proche de l'Union européenne voire en être éventuellement un membre à terme. En tout état de cause, la position des auteurs du rapport consistant à ne pas claquer la porte dès maintenant à la Turquie est assurément très responsable à court terme et historiquement nécessaire ; je leur en sais gré.

M. Bernard Cazeau. - Je félicite nos collègues pour cet excellent document, qui fait à la fois de l'histoire, de la politique, de l'économie ; bref il est très complet.

En revanche, je ne le trouve pas assez dur vis-à-vis d'un gouvernement et d'un parti, l'AKP, qui, depuis quelques années, font ralentir tant politiquement qu'économiquement ce pays que je connaissais bien.

Ainsi, sur le plan de la politique intérieure, on observe un certain déterminisme religieux alors que c'était un pays laïque - c'était presque une exception à l'époque - et je ne parle pas de l'évolution des libertés...

En outre, ce pays n'a pas non plus su définir - cela le marquera pendant longtemps - une attitude vis-à-vis du Kurdistan. Ce refus d'une partie des Turcs de reconnaître l'identité kurde de manière plus importante fait émerger des conflits, notamment dans la région kurde et à la frontière. Cela s'amplifie aujourd'hui et l'évolution de la situation du côté syrien avec le PYD risque de susciter un nouveau conflit dans ce secteur. Il faudrait aussi regarder ce problème de près.

Je trouve que la politique extérieure du président Erdogan est incohérente - il est avec ou contre Bachar Al-Assad, il attaque ou non la Russie ou Israël... On ne peut pas faire confiance à cet homme, qui semble développer un pouvoir dictatorial, concernant la politique étrangère !

Il a joué avec l'Europe et ses difficultés pour gagner de l'argent - les 6 milliards d'euros que la Turquie va toucher ne sont pas négligeables. En outre, je souligne l'ambivalence vis-à-vis de Daech et des trafics dans le conflit syrien - refus de Bachar Al-Assad et peut-être complicité avec Daech ?

Pensez-vous, madame, messieurs les rapporteurs, qu'il y ait une connivence entre le PYD et le PKK ? Certains disent que ce n'est pas le cas quand d'autres affirment que le PKK, à cheval sur la frontière, va d'un côté et de l'autre.

Cela étant dit, je félicite les auteurs du rapport pour la grande qualité de leur travail.

M. Daniel Reiner. - Je suis un peu dans le même état d'esprit que Robert del Picchia. Vous êtes sur le point de rendre un rapport équilibré et c'est positif ; ce n'est pas le moment de souffler sur les braises. Les circonstances sont telles que la Turquie est un pays pivot et il serait inopportun de donner le sentiment que l'on va décider, aujourd'hui, de son avenir pour l'éternité.

Par ailleurs, s'il y avait un seul message à faire passer, ce serait qu'il ne faut pas faire de la question turque un enjeu politicien. C'est une difficulté à laquelle on aura du mal à échapper. On aura beau s'inscrire dans l'histoire - je suis de ceux qui le font et je pense que l'Europe aurait eu intérêt à associer la Turquie à son avenir - mais les mots brutaux prononcés depuis quelques années pour fermer brutalement la porte à Turquie ont des conséquences.

Nous avons nous-mêmes pu constater ces risques ; nous avons reçu il y a dix ans une délégation parlementaire turque, qui exprimait, à propos de l'Union européenne, son aspiration à retrouver les standards internationaux et une vie plus démocratique. Maintenant, quand on rencontre des parlementaires, ils nous disent : « Vous ne voulez pas de nous, ne vous étonnez pas si nous nous tournons dans une autre direction. »

Il serait essentiel de sortir ce sujet du débat politicien français. La sagesse dont le Sénat fait preuve dans ce rapport devrait se diffuser à l'intérieur du monde politique.

M. Alain Gournac . - C'est un voeu pieux !

M. Daniel Reiner. - Mais on peut en faire ! Il n'est pas interdit d'être sage, ou tout simplement de se taire... Par ailleurs, le discours du professeur turc Ahmet Insel que nous avons auditionné il y a peu avait clarifié, pour moi, les perspectives de ce pays. Je suis rationaliste et je comprenais bien la situation. Or, aujourd'hui, brutalement, on assiste à un revirement à 180 degrés !

Je trouve cela très étrange. Ce pays avait des valeurs proches des nôtres, par l'action du kémalisme des années 1920. Puis M. Insel nous a expliqué que c'était une parenthèse, qui s'est fermée, et qu'on retrouve l'esprit ottoman et l'islam. Enfin, depuis deux ou trois jours, les décisions prises relèvent de la realpolitik. Je me réjouis que la Turquie se réconcilie avec la Russie et avec Israël ; mais quelle est sa ligne en définitive ?

Par conséquent, c'est le moment d'être sage et non définitif sur ce sujet. En ce qui concerne la France, dont la relation à la Turquie est longue mais n'est pas très riche - elle l'est moins que celle de l'Allemagne, où l'immigration turque est une réalité quotidienne -, elle doit considérer ce pays à sa juste taille et non comme un pays mineur.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Pour rebondir sur ce que vient de dire Daniel Reiner - c'est le moment d'être sage et non définitif -, je pense néanmoins qu'il conviendrait d'ajouter une phrase à ce texte parce que nous sommes, en Europe, dans une situation où tout le monde parle de refondation. Il ne faudrait pas donner le sentiment que nous pensons que tout peut continuer sans tenir compte de cette situation !

Si les auteurs du rapport et les membres de la commission l'acceptent, il s'agirait de bien préciser dans le rapport que s'agissant de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne : « L'avenir du partenariat avec la Turquie pourra être redéfini en fonction de la nature géopolitique de la refondation que l'Europe doit engager. »

Cette formulation me paraît plus conforme à ce que nous ressentons sur ce sujet de l'élargissement à l'issue du vote britannique, et qui s'est exprimé dans le débat tenu hier au Sénat.

M. Claude Malhuret, co-rapporteur. - Je veux répondre brièvement à trois questions.

Certains commissaires nous reprochent de ne pas être assez durs et d'autres nous félicitent de ne l'être pas trop. En réalité, nous avons présenté une synthèse mais notre rapport contient des chapitres intitulés « Le risque d'une fuite en avant », « Une dérive autoritaire », « La perspective d'une présidentialisation » ou encore « Des atteintes aux libertés publiques ». Nous avons privilégié dans cette synthèse orale ce qui pose question concernant la feuille de route - adhésion, visas -, mais le rapport tient un langage de vérité comme le montrent ces titres de chapitres, et comme nous y ont incités nos entretiens avec notamment les universitaires et les journalistes que nous avons rencontrés à Istanbul ou à Ankara.

Je veux répondre aussi à la question de Daniel Reiner. Pour moi, ce revirement à 180 degrés de la politique étrangère tient à deux facteurs. Tout d'abord, Erdogan a toujours été, tout au long de son parcours, un remarquable tacticien ; d'ailleurs il le fallait pour réussir à prendre le pouvoir comme il l'a fait, malgré les tentatives de l'armée de le destituer. Il recourt pour cela à la takia, notion islamique qui autorise la dissimulation quand on fait face à un ennemi. Il est donc un remarquable tacticien et cela n'est pas nouveau. En l'occurrence, il a compris qu'il fallait reculer aujourd'hui et a gardé toute sa souplesse tactique.

D'ailleurs, seuls des régimes autoritaires sont capables d'inflexions aussi subites... Enfin, la tonalité du rapport est tout à fait celle de la formulation qui a été suggérée par notre président à l'instant, que j'intègre bien volontiers dans le rapport.

Mme Leila Aïchi. - Je confirme pour ma part l'impression de dégradation évoquée par Daniel Reiner. J'ai eu l'honneur, voilà 18 mois, de faire un déplacement en Turquie avec le président Larcher et on sent aujourd'hui la dégradation de la situation dans ce pays, où les tensions sont palpables. Nous avons rencontré des membres de l'élite, des intellectuels, qui nous ont alertés sur les atteintes graves à la liberté d'expression.

Pour autant, je rejoins aussi ce que vous venez de dire, monsieur Reiner, à propos des relations avec l'Union européenne. Il est moins question de l'adhésion turque à l'Union européenne que du chemin pour conduire ce pays, cette société - faisons abstraction de Erdogan -, vers les normes européennes et les droits de l'homme. Pour cela, il vaut mieux que la Turquie regarde vers les canons européens que vers un Orient complètement déstructuré.

M. Claude Haut, co-rapporteur. - Il faut être sage mais il ne faut pas être dupe de la réalité turque ni des difficultés qui ne manqueront pas de se poser, que ce soit à propos de l'adhésion, du terrorisme ou des partenariats à nouer.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Il était important que nous allions au bout de cette question, particulièrement stratégique pour notre pays. Je vous remercie tous de ce débat et je remercie les auteurs de ce travail passionnant.

Je mets aux voix le rapport.

Le rapport d'information est adopté à l'unanimité.

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES LORS DU DÉPLACEMENT (4 AU 8 AVRIL)

Istanbul

• Mme Muriel DOMENACH , consule générale de France à Istanbul

• M. Sani ENER , PDG de TAV airports et président du conseil franco turc de DEIK

• M. Sinan ULGEN , directeur du think tank EDAM (Centre for Economics and Foreign Policy Studies)

• Rencontre avec des universitaires et journalistes francophones autour de M. Jean-François PÉROUSE , directeur de l'IFEA (Institut français d'études anatoliennes)

• Rencontre avec des représentants d'entreprises françaises en Turquie : M. Yves-Marie LAOUENAN , président de LDS Consulting et ex-président de la chambre de commerce française en Turquie (CCIFT), M. Mathieu ROY , partenaire à Gide, cabinet de consulting en finance et droit des affaires, M. Fabrizio GUIDI , DG Sanofi et membre du Club Santé, M. Stéphan HILD , DG Société Générale, M. Laurent PERNET , DG Peugeot

• M. Livio MANZINI , président du réseau d'affaires France de la Tüsiad et autres membres de l'organisation (Medef turc)

• Rencontre avec des acteurs économiques français à Istanbul : M. Raphael ESPOSITO , CCIFT, M. Zeynep NECIPOGLU , CCIFT, M. Bertrand WILLOQUET , AFD, M. Eric FAJOLE , Business France, M. Pierre LUNEAU , CCEF, M. Sylvain BERGER , SER, M. Pierre LABLANQUIE , SER, Mme Melisa ATASSI , SER

• Rencontre avec des journalistes français : M. Philippe ALFROY , AFP et Mme Delphine MINOUI , Le Figaro

Ankara

• M. Charles FRIES , ambassadeur de France en Turquie.

• Mme Fatma Betül KAYA , députée d'Istanbul, vice-présidente de l'AKP chargée des relations internationales.

• M. Idris BALUKEN , député HDP de Diyarbakir, vice-président du groupe parlementaire HDP.

• M. DILI , vice-président AKP de la commission d'harmonisation avec l'UE.

• M. Özgür ÜNLÜHISARCIKLI , directeur du bureau d'Ankara du German Marshall Fund.

• M. Murtaza YETI , conseiller du Premier Ministre et coordonnateur pour la crise syrienne.

• Contre-Amiral (CA) Ercan INCEOÐLU , Chef du département planification du Ministère de la défense.

• M. Öztürk YILMAZ , président, vice-président du CHP en charge des relations internationales.

• S.E. M. Altay CENGIZER , ambassadeur, directeur de la Direction de la planification stratégique du ministère des Affaires étrangères.

• S.E. M. Martin ERDMANN , ambassadeur d'Allemagne en Turquie.

• Dr Klaus WOLFER , ambassadeur d'Autriche en Turquie.

• S.E. M. Marc TRENTESEAU, ambassadeur de Belgique en Turquie.

Izmir

• M. Mustafa TOPRAK , préfet d'Izmir.

• Colonel Murat YILMAZARSLAN , commandant des garde-côtes pour la région égéenne.

• M. Karim ATASSI , représentant adjoint du HCR en Turquie.

• Rencontre avec des ONG : M. Yildirim SAHIN , de l'association Halklarin Köprüsü Derneði, M. Serhan ALEMDAR, de Mercy Corps, M. Polat KIZILDAÐ , d'ASAM, M. Yves RIOU , de Médecins du Monde.

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

Par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées :

- M. Hakki AKIL , ambassadeur de Turquie en France.

- M. Ahmet INSEL , économiste et politologue

- Mme Dorothée SCHMID , chercheur à l'Institut français des relations internationales - IFRI (les évolutions internes de la Turquie) et M. Didier Billion , directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques - IRIS (la Turquie dans son environnement géopolitique).

Par le groupe de travail Turquie :

- M. Bayram BALCI , chercheur CERI

- M. Yohanan BENHAIM , sciences-po, Institut français d'études anatoliennes

- M. Didier BILLION , directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques - IRIS

- M. Hamit BOZARSLAN , historien et politologue, spécialiste du Moyen-Orient et du problème kurde en particulier

- M. Volkan BOZKIR , ministre turc des affaires européennes (en commun avec les bureaux de la commission des affaires européennes et de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées).

- M. Bertrand BUCHWALTER , conseiller des affaires étrangères (Orient) MAEDI

- M. Gérard CHALIAND , spécialiste des questions internationales et stratégiques

- M. Olivier LANDOUR , chef du service Europe, Amérique du Nord et action multilatérale, DGRIS, ministère de la défense (contribution écrite)

- Mme Elise MASSICARD , chargée de recherche CNRS

- M. Jacques MÉZARD , président du groupe interparlementaire d'amitié France-Turquie

- M. Marc PIERINI , ancien ambassadeur de l'Union européenne en Turquie

- Mme Dorothée SCHMID , chercheur à l'Institut français des relations internationales - IFRI

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages

INSEL, Ahmet. La nouvelle Turquie d'Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire. La Découverte, 2015.

KAZANCIGIL, Ali. BILICI, Faruk. AKAGÜL, Deniz. La Turquie, d'une révolution à l'autre. Fayard/Pluriel, 2013.

Undersecretariat of public order and security, Ministry of Interior, Republic of Turkey. The silent revolution, Turkey's democratic change and transformation inventory 2002-2014 (2015).

Périodiques

BALCI, Bayram. Le rêve arabe de la Turquie brisé par la crise syrienne. Les Études du CERI n° 188, novembre 2012.

BALCI, Bayram. La diplomatie active mais fragile de la Turquie en Afrique. Questions internationales n°77, janvier-février 2016.

BENHAIM Yohanan. Quelle politique kurde pour l'AKP ? Politique étrangère, n° 2, 2014.

COLLECTIF. Géopolitique de la Turquie. Hérodote. La Découverte, 2013.

INSEL, Ahmet. La Turquie d'Erdogan. Pourquoi le Sultan populiste l'emporte. Le Débat n° 190, mai-août 2016.

KAZANCIGIL Ali. La diplomatie turque au Moyen-Orient : du succès à l'échec. Revue Défense nationale, juin 2016.

MARCHESIN, Philippe. Géopolitique de la Turquie à partir du Grand Échiquier de Zbignew Brzezinski. Revue Études internationales, volume XXXIII, n° 1, mars 2002.

MASSICARD, Elise. Une décennie de pouvoir AKP en Turquie : vers une reconfiguration des modes de gouvernement ? Les Etudes du CERI n° 205, juillet 2014.

OCDE. Étude économique de la Turquie 2014.

SCHMID, Dorothée. Turquie : le syndrome de Sèvres, ou la guerre qui n'en finit pas. Politique étrangère n° 1, 2014.

SCHMID, Dorothée. Turquie, la quête du surclassement. RAMSES 2015.

CARTE

COMPTE-RENDU DE L'AUDITION DE MME DOROTHÉE SCHMID ET M. DIDIER BILLION

Mercredi 30 mars 2016 - Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président.

La commission auditionne conjointement sur la Turquie Mme Dorothée Schmid, chercheur à l'Institut français des relations internationales - IFRI (les évolutions internes de la Turquie) et M. Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques - IRIS (la Turquie dans son environnement géopolitique).

M. Jean-Pierre Raffarin. - Je remercie nos invités, Mme Dorothée Schmid et M. Didier Billion, chercheurs, spécialistes de la Turquie, dont nos rapporteurs du groupe de travail sur « la Turquie : puissance émergente, pivot géopolitique » nous ont recommandé l'audition.

La Turquie est à l'interface de dynamiques multiples. Elle joue un jeu complexe au Levant. Le pouvoir y connaît une dérive préoccupante. Sa relation à l'Union européenne est redevenue d'actualité dans le contexte de la crise des réfugiés. Cette crise, de même que la libéralisation des visas, sont des sujets sensibles pour l'opinion.

Je donnerai tout d'abord la parole à M. Didier Billion, qui s'exprimera sur la Turquie dans son environnement géopolitique. Puis Mme Dorothée Schmid évoquera les évolutions internes du pouvoir et de la société en Turquie.

M. Didier Billion. - M. Ahmet Davutoglu, actuel Premier ministre, lorsqu'il était ministre des affaires étrangères, s'était donné pour objectif de parvenir à ce que la Turquie ait « zéro problème avec ses voisins ». Force est de constater, une dizaine d'années plus tard, qu'il n'est pas parvenu à réaliser cet objectif. Certains considèrent même que la Turquie a, désormais, « zéro voisin sans problème ».

La politique étrangère de la Turquie est prise dans un tissu de contradictions qu'il sera difficile de démêler dans les années à venir. Ces contradictions sont tout d'abord dues au chaos régional, dont la Turquie ne porte qu'en partie la responsabilité. Mais elles résultent également d'erreurs commises par le pouvoir.

Certes, la Turquie n'a pas atteint son objectif : « zéro problème avec ses voisins ». Toutefois, pendant des décennies, la politique extérieure de la Turquie a suivi l'adage : « Le Turc n'a d'ami que le Turc ». L'orientation fixée par M. Ahmet Davutoglu indique donc un changement de rapport entre la Turquie et son environnement. La Turquie est devenue une puissance incontournable pour tout État souhaitant avoir une politique active au Moyen-Orient et, en particulier, au Machrek.

Nous avons trop souvent tendance à analyser la politique extérieure de la Turquie à travers le seul prisme moyen-oriental. Les dirigeants turcs ont pourtant souhaité développer une « diplomatie à 360 degrés ». La Turquie a pris conscience du rôle qu'elle pouvait jouer au plan international.

Dans le dossier syrien, la Turquie a multiplié les erreurs d'appréciation. À partir de l'été 2011, les autorités politiques turques se sont focalisées sur l'objectif de la chute du régime de Bachar el Assad, en se fondant sur des pronostics hasardeux. La Turquie, qui souhaitait jouer un rôle actif dans la région, s'est révélée incapable de comprendre les dynamiques politiques profondes d'un voisin avec lequel elle partage plus de 900 km de frontière.

Cet « autisme politique » des autorités turques a induit de coupables complaisances à l'égard des groupes les plus radicaux qui se déploient sur le théâtre syrien. S'il n'y a pas de complicité directe entre les autorités turques et les djihadistes, des faits avérés indiquent que la Turquie a pris de graves responsabilités. Le soutien au Front Al Nosra, en compagnie de l'Arabie saoudite et du Qatar, perdure, avec des conséquences en cascade sur les autres aspects de la politique extérieure de la Turquie, notamment sa relation à la Russie. Depuis 2011, la Russie et la Turquie connaissent des divergences, qui sont demeurées au second plan derrière les enjeux économiques. Depuis que l'aviation turque a abattu un avion russe le 24 novembre dernier, les relations entre les deux pays se sont tendues, sans aller toutefois jusqu'à la rupture. En effet, la Turquie a besoin des hydrocarbures russes, et les Russes ont besoin de les leur vendre.

La question kurde, située au croisement des dynamiques internes et externes de la Turquie, a été réactivée par la crise syrienne. Cette question ne saurait recevoir de réponse militaire sur le territoire turc. En Syrie, le PYD, considéré par la Turquie comme une projection du PKK, est soutenu par les alliés de la Turquie, notamment par les États-Unis.

Il ne faut pas considérer que la Turquie serait anti-kurde de façon anthropologique. Cette question est politique, liée au risque de constitution d'une entité kurde autonome en Syrie, tenue par le PYD. Les relations sont, en revanche, fluides entre la Turquie et les Kurdes d'Irak.

La Turquie s'est-elle éloignée des puissances occidentales ? Des points de divergence ont toujours existé et cette relation n'a jamais été parfaitement linéaire, malgré l'intégration de la Turquie dans l'OTAN. Néanmoins, dans les crises, la Turquie reste fidèle à ses alliances traditionnelles. Le 24 novembre 2015, lors de la crise avec la Russie, la Turquie a immédiatement demandé une réunion de l'OTAN, qui a abouti à un communiqué de soutien. Au-delà des divergences, les alliances fondamentales de la Turquie demeurent dans le camp occidental. Les relations internationales ne sont toutefois pas un jeu à somme nulle. La Turquie doit pouvoir avoir plusieurs atouts dans son jeu.

L'accord du 18 mars 2016 confirme une réactivation des relations entre la Turquie et l'Union européenne, au point mort depuis plusieurs années. La crise des réfugiés a démontré que la Turquie et l'UE étaient confrontées à des défis communs, qu'elles ne peuvent résoudre qu'ensemble. La gestion désordonnée du dossier des réfugiés par l'UE l'a mise dans une position de faiblesse relative, dont les autorités turques ont profité. Personne ne peut penser que l'adhésion de la Turquie à l'UE sera possible demain matin. Mais c'est une possibilité qu'on ne saurait écarter à moyen terme. Si l'idée européenne est beaucoup moins prégnante en Turquie qu'il y a une dizaine d'années, elle demeure toutefois une réalité. 55 % des Turcs restent favorables à la perspective européenne.

L'UE est également moins attractive en raison de la crise profonde qu'elle traverse. Le niveau européen est le plus pertinent, pour nous, pour agir au niveau international. Serions-nous plus efficaces si la Turquie devenait membre de l'UE ? Je le pense. Le débat national sur ce sujet a été mal posé. Tentons de le reposer de façon plus sereine. À moyen terme, la Turquie et l'UE évolueront et la question de l'adhésion se posera de façon différente. L'évolution de l'architecture européenne pourrait favoriser ce rapprochement.

En conclusion, la Turquie a gâché nombre d'atouts qui étaient les siens. Il convient néanmoins de maintenir le fil d'un dialogue exigeant avec ce pays. Le gel des négociations avec l'UE a été l'un des facteurs, quoique secondaire, qui a permis au pouvoir turc de mettre en oeuvre la stratégie liberticide préoccupante qui est la sienne aujourd'hui. Nous devons rester intransigeants, tout en entretenant la perspective d'une restructuration des relations avec ce pays, dont nous avons intérêt à faire un allié solide. Votre mission prochaine en Turquie me paraît, de ce point de vue, une bonne initiative.

Mme Dorothée Schmid. - Les questions internationales, évoquées par Didier Billion, rétroagissent aujourd'hui sur la situation intérieure en Turquie.

Comment la Turquie a-t-elle évolué depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP en 2002 ? En tant que chercheuse, j'ai observé la dynamique alors enclenchée, qui fut d'abord positive, puis négative. L'information sur la Turquie est aujourd'hui très difficile d'accès pour les chercheurs, en raison notamment de restrictions à la liberté de la presse. Des pressions sont exercées. J'ai personnellement subi des tentatives d'interférence dans mon travail de chercheuse.

La Turquie communique beaucoup, comme l'illustrent ses slogans de politique étrangère. Il existe un narratif turc, un récit historique aujourd'hui proposé de manière beaucoup plus ferme qu'auparavant car la Turquie est confrontée à un enjeu d'image. La propagande déployée par le pouvoir me fait penser à l'effort de communication des Russes, tout en étant moins efficace. Les interlocuteurs que vous rencontrerez en Turquie auront des positions extrêmement contrastées mais toutes crédibles, et donc difficiles à synthétiser. La dégradation de la situation politique turque remonte à 2013, au moment des manifestations pour la défense du parc de Gezi. En 2015, la séquence des deux élections a plongé la Turquie dans un chaos intérieur.

La Turquie s'est révélée à nous de 2002 à 2013, en se transformant sous nos yeux. Elle poursuit une trajectoire démocratique paradoxale, avec une politique de libéralisation, qui a débouché sur une reprise en mains extrêmement stricte. Aujourd'hui, les variables négatives sont incontrôlables et mènent la Turquie sur une trajectoire de crise.

Je commencerai par la « révélation ». La Turquie était avant 2002 un pays plutôt fermé, malgré un début de libéralisation, qui communiquait peu avec l'extérieur et continuait d'entretenir l'héritage politique post-kémaliste. Son régime était encore considéré par beaucoup d'analystes comme une forme de dictature militaire, avec une absence de renouvellement idéologique préoccupante. La référence à Atatürk paraissait la seule possible. La société était alors assez uniformisée : une société de classes moyennes, très homogène, comparable, dans une certaine mesure, avec les sociétés des pays communistes. Les années 2000 ont révélé la mosaïque turque, sur les plans ethnique, communautaire et politique. La Turquie connaissait par ailleurs avant 2002 une croissance économique extensive, fondée sur un « capitalisme des copains » et la fructification de petites rentes sous l'égide de l'État, sans vraie dynamique d'entraînement.

En 2002 commence la « révolution AKP ». Un nouveau paysage politique apparaît, autour du parti kémaliste et de l'AKP, ce qui permet à celui-ci d'ancrer très rapidement un programme de modernisation. Ce programme nous a alors paru d'autant plus intéressant, à nous Européens, que la Turquie entrait dans les négociations d'adhésion avec l'Union européenne. Entre 2002 et 2005, plusieurs paquets législatifs ont fait avancer la Turquie sur la voie des réformes, pour s'approcher de l'acquis communautaire. L'abolition de la peine de mort a permis de garder Abdullah Ocalan en prison, en vue d'une éventuelle reprise du processus de paix.

Cette politique de modernisation a abouti à un déblocage identitaire. Un processus de paix a été entamé en 2013 avec les Kurdes. La diplomatie a rencontré d'importants succès. La Turquie est devenue une puissance régionale, considérée comme un vrai partenaire international pendant plusieurs années. La croissance économique a été très forte, avec un triplement exceptionnel du PNB en dix ans et donc un effet de rattrapage très rapide. La Turquie a exercé une réelle attraction dans le monde arabe, en raison de son économie performante, tirée par une société de consommation en marche. Elle a aussi été perçue comme retrouvant ses valeurs traditionnelles au travers d'une modernisation de l'islam. La Turquie est alors devenue un partenaire à part entière, considéré à l'aune du fonctionnement de nos démocraties libérales occidentales.

Le régime turc a toutefois évolué de façon paradoxale, avec une démocratisation et une libéralisation à l'usage d'un seul, comme le montre Ahmet Insel dans son ouvrage sur le régime d'Erdogan. Des éléments de démocratie sociale réels se sont mis en place en Turquie, à partir de la redistribution économique, avec l'apparition d'une nouvelle classe d'entrepreneurs, les « tigres anatoliens ». Une classe moyenne s'est constituée. Une ingénierie sociale a été mise en place par le régime, avec une loyauté absolue à l'Etat, qui est une constante de la culture politique turque depuis la fondation de la République. Les Turcs ont confiance ou peur de l'Etat. Il n'existe pas vraiment de contestation des décisions prises au sommet. Le président Erdogan a rapidement entrepris une transformation de la société turque passant notamment par une réforme des programmes éducatifs. Le nombre d'universités a triplé en dix ans, au détriment de la qualité. Le clientélisme et la corruption ont provoqué une baisse de la qualité du recrutement d'universitaires, couplée à un contrôle étroit des universités publiques. Mes collègues universitaires ont la vie très dure depuis 2013.

La politique « d'approfondissement démocratique » a reposé sur deux éléments :

- d'une part, la normalisation du rapport avec l'armée, qui a résulté d'une série de grands procès et de l'institution d'un secrétaire général civil pour le conseil national de sécurité. On a assisté à un assainissement du débat sur la question de l'intervention des militaires dans la vie politique en Turquie ;

- d'autre part, l'ouverture à l'égard des Kurdes, qui est venue d'un travail sur l'électorat kurde, dont une bonne partie vote pour l'AKP, et du processus de paix ouvert - au moins sur le papier - en 2013. À mon sens, toutefois, aucune proposition politique sérieuse n'a été formulée à l'égard des Kurdes. Aucune évaluation de la difficulté à normaliser la vie des milliers de combattants du PKK en Turquie n'a été entreprise. Le processus est resté très cosmétique, ce qui explique le retournement rapide observé en 2015.

La démocratie paradoxale turque fonctionne comme un régime électoraliste. Les votations sont régulières, sous des formes diverses, permettant à l'AKP de réaffirmer sa légitimité en obtenant des majorités de l'ordre de 40-50 %. L'AKP exige ensuite le « respect de la démocratie », en ne laissant pas les opposants s'exprimer, occultant ainsi une partie de ce qu'est une démocratie. Le verrouillage du pouvoir est aujourd'hui total, avec un contrôle progressif des institutions par l'AKP. Le président Erdogan rêve d'une nouvelle Constitution. Ce débat est ouvert depuis 2006. Une réflexion est menée pour faire aboutir ce projet grâce à un vote du Parlement ou par référendum, ce qui suppose un consensus large. Dans l'intervalle, plusieurs réformes constitutionnelles de moindre ampleur ont eu lieu.

On assiste, par ailleurs, à une « AKP-isation » progressive de la fonction publique avec l'installation, notamment dans la police et la justice, de relais de l'AKP. La pyramide clientéliste ainsi instituée est probablement l'une des raisons de la perte d'efficacité du régime. L'unanimisme ne permet pas l'autocritique en cas de crise. L'opposition est marginalisée, ce dont elle est en partie responsable, car elle n'a pas été capable de trouver les moyens de lutter efficacement contre l'AKP, en formant des coalitions et en surmontant des divergences sur lesquelles il est facile pour le régime de jouer. La question kurde redevient un point de clivage important. Le HDP est accusé de complicité avec le PKK. Des députés risquent la levée de leur immunité. Le régime mène une politique délibérée de marginalisation de l'opposition. La campagne pour les élections législatives de novembre n'a pas été démocratique, comme le montre le rapport de l'OSCE à ce sujet, qui est très critique, soulignant l'état de violence, l'impossibilité pour l'opposition de faire campagne et l'auto-attribution systématique de tous les moyens de communication à l'AKP.

Aujourd'hui, les variables négatives deviennent incontrôlables et favorisent le verrouillage autoritaire de l'État, qui est le miroir des pressions auxquelles la Turquie est confrontée. Le président Erdogan se présente comme l'homme de la situation pour réagir à un état d'urgence permanent, nécessitant un consensus social forcé qui rassemble environ la moitié de la population turque. La Turquie est devenue un grand champ de forces intérieures en conflit. Les forces nationalistes ressurgissent. Le clivage avec les Kurdes sera très difficile à surmonter. Les élites kémalistes laïcistes n'ont jamais cessé de dénoncer ce qu'elles considèrent être un double agenda du gouvernement.

La crise syrienne pose des problèmes de sécurité immédiats. La Turquie a été victime d'une série d'attentats, dont les uns sont attribués à Daech et les autres à la mouvance du PKK. La crise syrienne a entraîné l'installation sur le territoire de la Turquie de cellules dormantes de Daech. Elle a également réveillé la question kurde, dans la perspective d'une possible autonomie des Kurdes syriens. Je n'identifierais toutefois pas le PYD au PKK. Cette situation permet un retour paradoxal au fantasme militaire, qui s'est traduit par des annonces d'intervention au sol en Syrie, avant une volte-face. Des tiraillements, difficiles à décrypter, existent toutefois entre l'armée et le gouvernement.

La présence de près de trois millions de réfugiés en Turquie est un autre facteur de fragilité. Leur situation n'est pas aussi enviable que le pouvoir le suggère.

Quant au dossier kurde, il a atteint un point de non-retour avec les opérations des forces de sécurité turques à l'est, qui ont provoqué des centaines de pertes civiles ainsi que des déplacements de population vers l'ouest du pays. Environ 100 000 personnes ont ainsi fui, d'après les chiffres officiels ; et environ 200 000, selon les chiffres des organisations de défense des droits de l'homme. On assiste donc à une migration massive face à une politique du pire menée par l'État, sans issue militaire possible. Le PKK est aujourd'hui beaucoup plus fort qu'il ne l'était dans les années 1990. C'est une impasse que de dire que l'on se débarrassera du PKK. Mais cela correspond aux évolutions aujourd'hui observables au Moyen-Orient, notamment en Irak et en Syrie où l'on est entré dans une ère de clivages communautaires et de nettoyage ethnique.

Enfin, le modèle de croissance turc est peu qualitatif. Il souffre de la faiblesse de la croissance européenne et de la perte de marchés commerciaux au Moyen-Orient du fait de la crise. La Turquie a des problèmes de financement. L'influence du risque politique sur la croissance turque devient une vraie préoccupation, notamment en raison des répercussions des attentats sur le secteur du tourisme.

En conclusion, le fait que la sécurité ne soit plus assurée en Turquie renforce les éléments de crise interne et alimente l'autoritarisme. Très peu de voies de réconciliation sont possibles dans la question kurde. La Turquie est-elle aujourd'hui un État aussi solide qu'on le dit ? Ma conclusion diffèrera quelque peu de celle de Didier Billion. Oui, nous avons besoin d'une alliance solide avec la Turquie. Mais jusqu'à quel point la Turquie pourra-t-elle jouer son rôle dans cette alliance ? La nature du régime joue sur la qualité de l'alliance. La Turquie ne respecte plus aujourd'hui les critères de Copenhague. La question de la légitimité de la procédure d'adhésion doit être posée, même si maintenir la procédure d'adhésion ouverte est aussi une manière de maintenir le dialogue ouvert avec les Turcs.

M. Jean-Pierre Raffarin, président . - Merci beaucoup. Vos deux interventions ont provoqué beaucoup de demandes de parole. Je vais d'abord laisser la parole à nos deux rapporteurs, Claude Malhuret et Claude Haut.

M. Claude Malhuret. - Je voudrais à mon tour remercier Mme Dorothée Schmid et M. Didier Billion, que nous avons déjà rencontrés dans le cadre de notre groupe de travail. Je me limiterai à poser des questions qui sont apparues depuis que nous nous sommes vus.

Mes interrogations concernent, premièrement, les réfugiés. Un accord a été récemment passé entre l'Union européenne et la Turquie. Comment se passe aujourd'hui l'accueil des réfugiés ? Du côté européen, on a l'impression que cet accord est une sorte de revanche de la Turquie contre l'Union européenne. Quel est le discours tenu en Turquie ? Il semble que les Turcs auront du mal à remplir d'ici quelques mois les conditions mises à la libéralisation des visas, étant donné le durcissement du régime. Par conséquent, l'accord peut-il aboutir à quelque chose ?

Deuxièmement, j'évoquerai le livre de Kadri Gürsel, journaliste au quotidien Milliyet licencié en conséquence du durcissement du régime vis-à-vis de la presse. Kadri Gürsel avance l'idée que l'AKP avait dès son arrivée au pouvoir la volonté d'instaurer un régime proche de celui des Frères musulmans en Egypte. La demande de reprise des négociations avec l'Union européenne aurait été seulement destinée à rassurer les investisseurs. Bref, il n'y aurait pas eu de virage d'Erdogan. Au vu de cette analyse, la réforme constitutionnelle a-t-elle des chances de réussir ? Il y a-t-il un risque sérieux pour la démocratie ?

M. Claude Haut. - Les exposés de Mme Dorothée Schmid et de M. Didier Billion nous montrent bien la complexité de la situation en Turquie.

Ma première question concerne la situation extérieure. Historiquement, la Turquie fait figure de pivot géopolitique au Moyen-Orient entre l'Occident et la Russie. Qu'en est-il après les incidents avec la Russie ? Surtout, la montée de l'Iran et de l'Arabie Saoudite, qui aspirent eux-mêmes à être des pôles incontournables, ne remet-elle pas en cause le rôle de la Turquie ?

Ma deuxième question concerne le problème intérieur lié aux Kurdes. Il ne semble pas y avoir de solution militaire en perspective. Quels facteurs sont susceptibles de favoriser un retour à la négociation politique en interne ?

Ma troisième question concerne les relations avec l'Union européenne. Y a-t-il du côté turc une réelle volonté d'adhésion à l'Union européenne, ou bien les Turcs souhaitent-ils profiter de la situation pour obtenir de l'Union européenne quelques avantages, du type de l'aide financière qui leur a été promise ?

M. Robert del Picchia. - M. Abdullah Gül, ancien président de la République de Turquie, m'a expliqué à plusieurs reprises que le moment venu, ce n'était pas l'Union qui refuserait l'entrée de la Turquie en son sein, mais la Turquie qui refuserait l'adhésion au vu des conditions qui y seront posées. Ces conditions seront considérées comme inacceptables par l'aile dure de l'AKP.

Autrement dit, la stratégie des autorités turques serait de dire au peuple turc que la Turquie adhérera à l'Union, pour finalement imposer à l'Union européenne un accord particulier. Cette analyse est-elle encore valable ?

Ma deuxième question concerne l'armée : est-elle encore l'ascenseur social qu'elle a été par le passé ?

Je voudrais évoquer enfin les entreprises françaises en Turquie. En dépit des difficultés économiques, elles continuent d'y faire des affaires. L'usine Renault à Bursa a produit par exemple 1.043.000 voitures l'année dernière.

M. Jeanny Lorgeoux. - Quels sont aujourd'hui les soutiens du régime de l'AKP ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Concernant la situation politique en Turquie, vous avez fait référence à deux phases : une phase dynamique positive jusqu'en 2013, puis un verrouillage liberticide. La situation de la presse en est un exemple. Plusieurs dizaines de journalistes sont emprisonnés selon nos informations, mais d'autres pressions plus subreptices, notamment fiscales, seraient à l'oeuvre. Pouvez-vous le confirmez ?

Comment ressentez-vous la position de l'Europe ? Jusqu'où est- il acceptable de fermer les yeux sur la dérive ? Vous avez évoqué la nécessité de maintenir des « liens exigeants » - mais le niveau d'exigence semble être aujourd'hui assez bas. Qu'en est-il selon vous ?

Enfin, ne pourrait-on pas dire que pour le pouvoir turc, l'ennemi n'a pas le visage de Daech mais plutôt des combattants Kurdes ?

M. Bernard Cazeau. - Si l'on fait de la prospective, on peut espérer des évolutions sur le plan intérieur. On peut aussi espérer des évolutions quant au problème syrien. En revanche, on ne voit pas d'évolution possible pour le problème kurde - sinon l'évolution vers la guerre civile. Selon vous, l'option guerrière est-elle la seule perspective envisageable ?

Mme Josette Durrieu. - Je crois bien connaître la Turquie, pour avoir suivi ce pays pour le Conseil de l'Europe pendant cinq ans et m'être rendue en Turquie à de nombreuses reprises depuis 2002, et je ne suis pas d'accord avec l'analyse développée sur plusieurs points.

Est-il difficile d'obtenir de l'information en Turquie ? Non. Je suis rentrée dans toutes les prisons, j'ai vu tous les généraux, j'ai vu les journalistes. J'ai pu rencontrer le chef d'état-major des armées turc. La seule chose que je n'ai pas réussi à faire, c'est aller voir Ocalan sur son île.

Il y a une forte culture démocratique dans le pays, une culture de la laïcité, et un respect de l'Etat. Pour cette raison, je crois que les Turcs n'accepteront jamais un régime présidentiel. Le peuple n'en veut pas et Erdogan s'en est rendu compte.

Vous avez dit à juste titre que l'opposition était faible. Mais il s'opère une diversification politique au détriment des nationalistes. Le paysage politique se compose dans l'ordre d'importance de l'AKP, du CHP des anciens kémalistes, du HDP des Kurdes et, seulement en quatrième position, des nationalistes, qui reculent.

La Turquie reste une puissance majeure. Il faudra considérer qu'elle peut avoir un rôle géopolitique, y compris pour l'Europe.

Vous n'avez pas parlé de la confrérie Gülen. C'est tout de même le premier adversaire de l'AKP, adversaire qui a formé des générations de policiers et de juristes. L'imam Fethullah Gülen vit aux Etats-Unis mais exerce une influence majeure.

En définitive, la société turque me semble être une société en ébullition. Le premier problème de la Turquie, c'est Erdogan. La deuxième question qui se pose, c'est la question kurde. Je crois que les autorités turques ont un temps réellement voulu résoudre le problème kurde. Ils ont réussi sur 80 % des points, mais ont achoppé sur celui de la définition du citoyen : pour le pouvoir, le citoyen est le Turc, pour les Kurdes, c'est le citoyen de Turquie. Le troisième problème, c'est la Russie. La situation est tendue. Certains observateurs observent une stratégie de reconquête de Constantinople par l'Eglise orthodoxe russe. Dans ces conditions, comment mener des négociations ? Concernant les réfugiés, il faut reconnaître que les Turcs ont fait un effort maximum. Les camps de réfugiés sont devenus une vitrine pour Erdogan.

Mme Nathalie Goulet. - Concernant la Turquie, on pourrait résumer vos propos par les notions de potentiel, de paradoxe et de gâchis : cela me fait penser à l'Iran ! Dans les deux cas, nous sommes déçus jour après jour par la politique menée. Après Davos, après la flottille de Gaza, après une politique dure à l'égard d'Israël, comment expliquer ce virage soudain vers « Israël est notre ami » : s'agit-il d'une tentative pour constituer un axe Turquie-Israël-monarchies du Golfe contre l'Iran ?

Mme Bariza Khiari. - L'étude des mouvements religieux de cette région du monde est importante car ceux-ci ont un fort impact politique. Fethullah Gülen est à la tête d'un mouvement nommé « Hizmet », ce qui veut dire « service », d'inspiration soufie. Pour moi c'est un peu la version islamique du calvinisme car il a des ramifications très importantes dans le monde économique. Ce mouvement a joué un rôle dans la crise politique que connaît la Turquie depuis 2014. Fethullah Gülen, qui soutenait Erdogan, s'est finalement avéré un adversaire redoutable depuis la mise au jour de la corruption autour d'Erdogan et de sa dérive autoritariste. Est-ce que les militants de Hizmet sont toujours inquiétés ? On les accusés d'être un Etat dans l'Etat au sein de la police, de la justice, de l'éducation et de la presse...

M. Michel Boutant. - L'Allemagne entretient avec la Turquie des relations anciennes. Quel est le rôle de l'Allemagne dans les relations entre l'Union européenne et la Turquie ?

M. Alain Néri. - Je suis étonné que l'on n'ait pas évoqué le malaise de la jeunesse : des manifestations se sont déroulées en mai-juin 2013 avec une très forte mise en cause du régime. Lorsqu'on parlait à cette époque avec des Turcs et avec des diplomates, ils affirmaient que le régime était en train de vaciller. Depuis, on n'entend plus parler de ces manifestations : sont-elles empêchées par la répression ou simplement oblitérées par la crise syrienne ?

M. Jean-Marie Bockel. - Vous avez évoqué la volonté « cosmétique » de réconciliation avec le PKK et Ocalan. Les faits vous ont donné raison, pourtant en 2013 des députés kurdes y croyaient beaucoup ; je pensais que la réconciliation aurait lieu après les élections, en quoi je me suis trompé. Que faut-il en penser ? Par ailleurs, on a longtemps dit que la société civile était forte et constituait un frein aux dérives en Turquie : était-ce seulement une vision stambouliote ?

Mme Michelle Demessine. - Est-ce que le Gouvernement turc est un Gouvernement laïque ? À travers l'intervention de Mme Schmid, on peut noter des similitudes avec le Gouvernement d'Ennahdha en Tunisie, notamment en ce qui concerne l' « akapéisation » des fonctionnaires, pour moi contraire à la démocratie. Par ailleurs, la question kurde, pourtant essentielle, a été peu traitée par la communauté internationale, sauf depuis la guerre d'Irak. Elle a ensuite évolué avec l'autonomie du Kurdistan, puis avec le rôle joué par la PYD syrien. Il convient de regarder avec davantage d'attention le projet politique du territoire du Rojava, en particulier le rôle que les femmes y jouent, au-delà même de leur rôle dans la résistance armée, dans cet océan géographique où règne la discrimination. Dernier point, on parle très peu des prisonniers politiques. J'ai toujours été frappée du très grand nombre d'élus et notamment de députés prisonniers politiques, ce qui n'a jamais suscité une grande émotion.

Mme Dorothée Schmid. - Malgré une certaine mise en scène, les réfugiés présents dans les camps ne représentent que 10 % de l'ensemble, leur situation n'est donc pas représentative de la situation des réfugiés en Turquie. Les droits des réfugiés en matière d'intégration à la société turque sont extrêmement limités, le gouvernement turc n'ayant eu jusqu'à présent aucune politique à leur égard, se contentant de laisser faire. Néanmoins, il est en train de réaliser la difficulté que va représenter la gestion de ces trois millions de réfugiés syriens. La tentation existe de les renvoyer en Syrie ou de contenir leurs arrivées depuis ce pays, comme l'ont illustré la fermeture de la frontière lors des opérations militaires russes autour d'Alep dans le nord de la Syrie et l'envoi par la Turquie d'organisations visant à construire des camps de réfugiés sur le territoire syrien. La question des réfugiés implique aussi des négociations compliquées avec l'Union européenne, chacune des parties ayant beaucoup à perdre dans cette affaire. Mais au-delà de la Turquie, il importe de prendre en compte les déséquilibres politiques que la présence de ces réfugiés syriens ne manquera pas de susciter dans des pays tels que la Jordanie, le Liban mais aussi l'Irak.

Concernant la presse, des pressions économiques ont effectivement été exercées, mais dans le même temps, les grands groupes de presse doivent aussi tenir leurs comptes à jour. Il faut également évoquer la politique de rachat des grands journaux par des communautés proches de l'AKP. Par ailleurs, il y a la vindicte personnelle du président contre la presse et les éditorialistes, que traduisent les quelque 2000 procès en cours pour insultes contre Erdogan, les menaces de mort ou les mises à pied de journalistes, les directeurs de grands journaux estimant qu'ils ne sont plus en mesure de travailler. Enfin, le siège du journal Hürriyet à Istanbul a été attaqué à deux reprises par des militants de l'AKP, dirigé par un député de ce mouvement, la réaction tardive du régime à ces attaques étant particulièrement préoccupante.

La disparition de Gülen est considérée comme acquise en Turquie, les opérations de « nettoyage » menées depuis 2013, dont la dernière a été la mise sous séquestre de Zaman, ayant été très efficaces.

Concernant l'économie, les entreprises françaises sont très préoccupées de l'évolution de la gouvernance en Turquie, du niveau de corruption et de clientélisme, ainsi que de la complexité du discours économique. L'annonce récente d'une augmentation incontrôlée du salaire minimum risque notamment de mettre à mal la situation des grandes industries qui se sont installées en Turquie.

Enfin, sur la question kurde, qui a une importante répercussion régionale, on assiste à une même logique d'autonomisation dans les trois pays où les Kurdes sont présents : ce mouvement est quasiment parvenu à son terme en Irak où un nouveau referendum est envisagé au profit du Kurdistan ; si les kurdes irakiens n'ont pas forcément intérêt à l'indépendance, celle-ci pourrait leur échoir par défaut, comme résultat des conditions régionales. En Syrie, il s'agit, après la sécurisation du territoire kurde par des opérations de « nettoyage ethnique » et un renforcement de la mainmise du PYD, d'obtenir par la négociation une redistribution des cartes et une fédéralisation du pays, le Kurdistan syrien, soutenu par les Russes, devenant un conflit gelé ; bénéficiant de l'appui de la Russie tout en restant en bons termes avec les Etats-Unis, le PYD a ainsi obtenu de nombreuses victoires politiques ; enfin en Turquie, où les kurdes étaient légitimistes, la question est de savoir si le clivage lié aux opérations de sécurité à l'est va conduire à détacher définitivement de l'Etat turc toute une partie de la communauté kurde.

M. Didier Billion - La laïcité à la turque est respectable mais elle n'est nullement comparable avec la laïcité à la française. Dès Mustapha Kémal, c'est un système de coercition sur la religion et d'instrumentalisation de celle-ci. Quant à la société civile, bien qu'il soit difficile de définir ce terme, on observe bien depuis la fin des années 90 une multiplication des ONG, des associations, ce qui est une réalité nouvelle face à la toute-puissance de l'Etat. Cette formation d'une société civile est difficile et non linéaire. Pour prendre un exemple, l'association du patronat mondialisé, la TÜSIAD - il existe plusieurs fractions patronales- a pied dans le débat politique et arrive à faire valoir ses positions parfois opposées à celles du Gouvernement. Il existe ainsi en Turquie, de manière originale pour la région, un patronat qui n'est pas rentier. Par ailleurs, les ramifications du mouvement Gülen restent très importantes. Ceux qui apparaissent comme des Gülénistes sont dans la ligne de mire du pouvoir, à tous les niveaux, y compris dans la presse. Gülen n'a pas dit son dernier mot même s'il est sur la défensive. Erdogan parle de ce mouvement comme d'un Etat parallèle et, depuis quelques semaines, comme étant égal au PKK, alors que les mouvements n'ont aucun rapport et que Gülen a vivement critiqué le PKK. La Russie et l'Iran s'imposent dans la région depuis déjà quelques décennies. Lors de l'accord du 14 juillet 2015 avec l'Iran, les autorités turques se sont félicitées de la réinsertion potentielle de l'Iran dans le jeu régional et international. D'ailleurs, malgré toutes les divergences qui existent entre ces deux États, notamment à propos du dossier syrien, les relations ne sont pas rompues. Davutoglu était il y a deux semaines en Iran et il y a des échanges économiques et d'hydrocarbures. Toutefois, l'Iran va nécessairement s'affirmer dans les années à venir sur les terrains économique et politique dans le Caucase, en Asie centrale et au Moyen-Orient, devenant ainsi le grand concurrent de la Turquie. Ce sera un jeu difficile et compliqué.

Est-ce qu'il y a un axe entre la Turquie, les États du Golfe et Israël contre l'Iran ? Je ne raisonne pas ainsi, préférant ne pas entrer dans la grille d'analyse « sunnites contre chiites » qui n'est pas pertinente, bien que ce soit une hypothèse. En revanche, la crise violente qui durait depuis quelques années entre la Turquie et Israël est sur le point d'être dépassée, non pas pour encercler l'Iran mais en raison des découvertes et de l'exploitation de gisements d'hydrocarbures en Méditerranée orientale : au vu des difficultés politiques qu'elle a avec la Russie et qu'elle va probablement avoir avec l'Iran, la Turquie doit maintenir son approvisionnement pour entretenir ses progrès économiques. C'est pourquoi Erdogan a récemment déclaré qu'Israël restait un partenaire important.

Sur le terrorisme aux deux visages kurdes/Daech, il est insupportable qu'après l'attentat de juillet dernier à Suruç, le président Erdogan ait instrumentalisé cet attentat pour relancer la guerre contre le PKK en disant qu'il était le seul capable de s'opposer aux attaques dont la Turquie est victime. Fin politique, il a ainsi joué la stratégie de la tension avec maestria car il a remporté l'élection en novembre. En tout état de cause, il convient de parler « des terrorismes » et non pas « du terrorisme » car Daech et le PKK ne partagent ni histoire, ni dynamique politique, ni mode opératoire, ni agenda communs. Depuis juillet dernier, l'essentiel des efforts turcs se concentre sur le PKK et non sur Daech. Par ailleurs, je n'ai pas dit que le PYD était égal au PKK, mais que le PYD était la projection du PKK, ses cadres militaires étant issus du PKK.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. -Nous reviendrons sur ces sujets de fond à l'occasion du rapport de nos collègues.

Je vous remercie.

COMPTE-RENDU DE L'AUDITION DE M. AHMET INSEL

Mercredi 15 juin 2016 - Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président.

La commission auditionne M. Ahmet Insel, économiste et politologue, sur la Turquie.

M. Jean-Pierre Raffarin, président . - Monsieur Insel, soyez le bienvenu.

Le sujet dont vous venez nous parler aujourd'hui est pour nous très important, puisqu'il concerne la Turquie, dont vous êtes un spécialiste. Vous êtes économiste, politologue, vous avez dirigé le département d'économie de l'université francophone de Galatasaray et êtes vice-président de l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Vous êtes également l'un des animateurs d'une maison d'édition turque. Vous écrivez de nombreux articles sur la Turquie. Vous avez été promoteur d'une pétition d'intellectuels turcs demandant pardon pour le génocide arménien. Vous êtes très impliqué dans tous ces sujets et êtes donc un spectateur scientifique engagé.

Plusieurs sénateurs de notre commission préparant un rapport sur le sujet, nous voudrions connaître votre vision de l'évolution du régime turc et de ses relations avec l'Union européenne. Tout ceci est assez préoccupant dans un contexte de détérioration, parfois dépeint comme proche du chaos.

Je rappelle que cette audition est retransmise.

Vous avez la parole.

M. Ahmet Insel. - Merci, monsieur le président.

Mesdames et messieurs les sénateurs, je vais tenter de vous indiquer quelques pistes de réflexion à partir de remarques très générales, afin de savoir pourquoi, d'une part, Tayyip Erdogan gagne toujours alors que, dans d'autres pays, plus d'un chef d'État ou plus d'un Premier ministre serait tombé, d'autre part ce qui explique la dérive autoritaire du régime. Au-delà de l'analyse psycho-politique de la personnalité de Tayyip Erdogan, je vais essayer de vous faire comprendre le fond sociologique et politique de cette dérive.

Tout d'abord, la dérive autoritaire que l'on constate en Turquie peut s'expliquer par des facteurs endogènes liés à la mouvance conservatrice, islamiste et nationaliste que l'on retrouve dans l'AKP. Il existe en outre des facteurs plus généraux qui dépassent le cadre de cette mouvance. Ce sont des facteurs exogènes, qui font partie de l'histoire de la société turque, que l'on retrouve également dans l'opposition.

Quels sont les facteurs propres à l'AKP ? Nous utilisons de plus en plus les termes d'autoritarisme démocratique, parfois même de « démocrature », c'est-à-dire un mélange d'autoritarisme exacerbé et de permanence des structures répondant à un minimum de démocratie. La participation électorale est très large, les élections sont libres, et aucune fraude significative ne dénature le résultat des élections, qui ont lieu régulièrement. 100 % des électeurs en âge de voter sont inscrits sur les listes électorales, et l'on enregistre 85 % à 87 % de participation, sans procuration ni vote par correspondance. C'est donc une mobilisation énorme de la population, qui tient beaucoup à ce vote.

Pourquoi les gens votent-ils massivement en faveur de l'AKP et de Tayyip Erdogan ? Tout d'abord, Tayyip Erdogan et son parti portent un projet de refondation civilisationnelle. Selon certains idéologues de l'AKP, la Turquie vit depuis un siècle une parenthèse de modernisation occidentaliste, et a perdu son identité et ses repères civilisationnels. Elle doit fermer la parenthèse et retrouver les fondements civilisationnels d'antan, avec des éléments d'un romantisme à la manière allemande remontant au XIXe siècle, idéologie qualifiée de « revivance » de l'ottomanisme, que soutenait l'ancien Premier ministre Ahmet Davutoðlu.

Cette volonté de refondation civilisationnelle se manifeste d'abord par une réislamisation de la société turque, en grande majorité musulmane et pratiquante, qui vise à rendre les signes religieux plus visibles dans la vie publique.

Le grand projet que poursuit Tayyip Erdogan depuis trois ou quatre ans consiste à former et à éduquer une jeunesse pieuse et croyante, afin de combattre la déchéance morale de l'Occident.

L'AKP, avant d'être un parti islamiste, est un parti nationaliste, qui considère que l'islam traduit la supériorité de l'identité turque ottomane sur le reste du monde musulman. Cet islamisme est un islamisme de leadership, qui prétend représenter le monde musulman face à l'Occident et qui recourt à des images comme celle des croisades ou à ce genre de rhétorique. Ce nationalisme turc ne met pas l'accent sur la dimension ethnique, mais davantage sur la dimension culturelle historique et sur le passé turc ottoman qui a régné durant six siècles sur le monde de l'époque, et qui en a constitué la puissance dominante.

L'encerclement de Vienne par les Ottomans, qui a eu lieu à deux reprises, a laissé des traces des deux côtés : les Turcs pensent toujours que Vienne aurait dû tomber et que la Turquie aurait dû devenir la première puissance européenne, et les Européens sont persuadés que si Vienne était tombée, on aurait totalement changé de civilisation. Cette « angoisse de Vienne » travaille les deux anciens protagonistes. Je pense qu'il faudrait que la Turquie et les Européens oublient Vienne pour pouvoir trouver la paix.

La sociologie de la Turquie contemporaine, avec le problème kurde, constitue une équation insoluble pour Tayyip Erdogan. Il a essayé, il y a quelques années, de déclencher un processus de négociation avec le mouvement kurde pour pouvoir résoudre pacifiquement la question, ce qui était courageux de sa part, mais il s'est malheureusement rendu compte que la solution pacifique du problème kurde ne lui rapportait rien électoralement.

Les Kurdes, qui représentent à peu près 15 % de la population de Turquie, sont nombreux mais ne représentent que 20 millions de personnes. Ils ne pèsent donc pas d'un poids massif dans les décisions finales.

Les Kurdes conservateurs, qui votaient jusqu'à présent pour l'AKP, très heureux de la solution pacifique, se sont tournés vers le parti kurde qui siégeait à la table des négociations. Tayyip Erdogan, en résolvant le problème kurde, perdait donc ses électeurs kurdes.

Côté Turc, les nationalistes, qui votaient en faveur de l'AKP, ont fortement réagi et se sont tournés vers le parti d'extrême droite nationaliste.

C'est en grande partie ce qui explique que Tayyip Erdogan a perdu les élections de juin 2015.

Tayyip Erdogan est quelqu'un qui, comme beaucoup d'hommes politiques je suppose, dirige le pays à l'aide des sondages d'opinion hebdomadaires. La perte de perspective électorale a immédiatement entraîné l'arrêt des négociations. Il s'est rendu compte que la reprise d'une confrontation sur la question kurde ne le desservait pas face à la majorité des Turcs. Ce n'est donc pas simplement un comportement lié à l'aspect sanguinaire de Tayyip Erdogan, mais au fait que la majorité des Turcs, en Turquie, ont un problème vis-à-vis de la question kurde.

Tayyip Erdogan a donc dû résoudre l'équation suivante : continuer à intervenir dans sur le problème kurde en recourant à un affrontement violent et poursuivre la politique de répression intense tout en gagnant des voix, ou résoudre le problème kurde par la paix, passer dans l'Histoire, mais perdre les élections. Il a préféré rester au pouvoir coûte que coûte et s'est engagé dans la voie de l'autoritarisme, où la chute peut être très brutale pour les anciens autocrates. Il est donc dans une fuite en avant permanente.

Enfin, Tayyip Erdogan attise une confrontation confessionnelle au sein du monde musulman entre le sunnisme et l'alévisme, branche du chiisme anatolien. Son engagement sur la question syrienne n'était pas exempte de cette dimension confessionnelle, face à l'avancée des chiites en Syrie.

Tayyip Erdogan pratique un développement tous azimuts. Les économistes le critiquent beaucoup en disant qu'il construit partout des routes, des ponts, des ports, des aéroports, etc. - et des palais. L'économie turque est effectivement portée par la construction. C'est là une méthode keynésienne. En France, on dit que lorsque le bâtiment va, tout va. C'est une façon un peu ancienne de relancer la demande intérieure. La Turquie est un immense chantier qui peut, il est vrai, se justifier par le rattrapage des infrastructures. C'est ce qui explique aussi la popularité de Tayyip Erdogan, qui met en avant les services rendus à la population locale.

Enfin, Tayyip Erdogan a mis en place un régime hyperprésidentiel et voudrait réunir la totalité des pouvoirs entre les mains d'un homme, élu pour le moment, même si l'élection peut être remise en cause à long terme.

Il existe une demande d'autoritarisme par le bas dans la société turque. Tayyip Erdogan correspond à une tradition d'autoritarisme par le haut. Le kémalisme ancien se caractérisait déjà par un autoritarisme par le haut, qui ne correspondait pas tout à fait à la demande de la population.

La Turquie a vécu un autoritarisme par le haut, institutionnel - mode de vie occidentalisé, port de la cravate, changement d'alphabet, modernisation de la société. Aujourd'hui, on réislamise la société par le haut. L'autoritarisme par le haut continu donc à tout régir. Qu'il s'agisse de l'ancien régime ou de l'actuel, les modalités autoritaires sont restées les mêmes. Seule leur application a changé.

La modernité imposée autoritairement au pays par le haut a toujours rencontré une certaine résistance de la part de la partie majoritaire conservatrice et musulmane de la société. Aujourd'hui, la demande d'autoritarisme de la majorité des Turcs fait gagner des voix à Tayyip Erdogan.

Trois failles sociales majeures expliquent le chaos que vous avez évoqué.

Premièrement, il existe un affrontement violent principalement entre le PKK et le pouvoir. On recense en Turquie, depuis l'été dernier, 450 à 500 victimes du côté des forces de l'ordre, 200 à 300 civils et environ un millier de combattants du PKK. Ce bilan est celui d'une mini-guerre. En France, on a instauré l'état d'urgence pour un nombre de victimes du terrorisme bien moins élevé ! En Turquie, l'autoritarisme se trouve facilité par la violence et la terreur. Tayyip Erdogan, dans cet affrontement entre Kurdes et Turcs, est du côté des Turcs, qui représentent plus de 70 % de la population.

Le second affrontement est d'origine confessionnel et oppose les alévis aux sunnites. Les alévis demandent la reconnaissance de leur identité cultuelle et de leurs lieux de culte officiels.

Les sunnites le vivent comme l'ont vécu les chrétiens lors de la séparation de l'église entre catholiques et protestants. C'est pour eux un véritable schisme. Les alévis réagissent violemment et nous vivons donc une véritable guerre confessionnelle.

Enfin, il existe un affrontement majeur, qui dure depuis un siècle, entre deux modes de vie, deux organisations de la vie différentes. Le premier est le mode de vie occidental - égalité entre les hommes et les femmes, liberté vestimentaire, tolérance vis-à-vis de la consommation d'alcool, remise en cause du pouvoir religieux sur l'organisation de la vie sociale, promotion d'une éducation plus laïque, rationnelle et moderne. C'est ce que nous appelons le kémalisme historique, moderniste, qui est tourné vers l'Europe et l'Occident. Le second mode de vie est le mode de vie conservateur, musulman, nationaliste - même si l'autre tendance l'est également - qui a résisté au changement d'alphabet, à la libération sexuelle, à l'égalité entre les hommes et les femmes, au fait que les femmes puissent se libérer de plus en plus du joug des hommes, etc.

La confrontation oppose également le conservatisme que l'on retrouve dans les campagnes au modernisme de la ville. Tayyip Erdogan est du côté du conservatisme. 60 % à 65 % de la population en Turquie se déclare conservatrice. Tayyip Erdogan est donc à chaque fois du côté de la majorité et gagne régulièrement. Il n'a pas besoin de faire plus : mécaniquement, socialement, il représente la majorité dans les trois grandes confrontations sociales que vit la Turquie. En fait, ces trois confrontations génèrent une sorte de guerre civile et culturelle, à la manière du XIXe siècle en Allemagne. Cette « Kulturkampf », cette guerre culturelle fait que l'opposition est cantonnée à une minorité permanente.

Tout ceci explique le succès de Tayyip Erdogan, qui est à présent prisonnier de son autoritarisme. Plusieurs facteurs d'instabilité s'additionnent pour créer le chaos. Tayyip Erdogan essaye de se présenter comme un sauveur. Il a d'ailleurs dit, après les élections qu'il a perdues : « Vous avez choisi le chaos, vous l'aurez ! ». Le 1er novembre, une partie des électeurs a voté pour lui et pour sortir du chaos. Parmi les nombreux facteurs d'instabilité qui existent en Turquie, Tayyip Erdogan lui-même est le premier.

En utilisant la menace du chaos et en n'hésitant pas à le mettre en scène, il continue à recueillir le soutien de la moitié des électeurs environ, parce qu'il incarne la conjonction de deux autoritarismes ancrés dans l'histoire turque, l'autoritarisme populaire d'en bas et l'autoritarisme bureaucratique d'en haut.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci beaucoup.

La parole est aux commissaires.

M. Claude Malhuret. - J'aimerais vous remercier pour la qualité de votre exposé et vous dire à quel point j'admire votre courage.

Nous étions il y a quelques semaines, avec Leila Aïchi, en Turquie. Nous y avons rencontré un certain nombre d'universitaires qui ont signé la pétition en faveur du Kurdistan, qui sont aujourd'hui chassés de leur poste, poursuivis, menacés. Vous faites partie des signataires. Nous avons compris les méthodes utilisées par le pouvoir turc vis-à-vis des universitaires et des journalistes.

Vous utilisez souvent le mot de « démocrature », à mi-chemin entre démocratie et dictature. C'est un débat sémantique dans lequel je ne veux pas entrer. Je pense quant à moi qu'on est plutôt du côté de la dictature que de la démocratie.

Le plus important est la réversibilité. Or, le changement de Constitution, la levée de l'immunité des parlementaires du HDP, qui va permettre à l'AKP de trouver une majorité pour changer ce qu'il veut et le fait que ces parlementaires vont probablement se retrouver condamnés, emprisonnés ou, pour certains, assimilés aux terroristes, sont le fait d'une véritable dictature. Partagez-vous mon sentiment sur le risque d'irréversibilité que présente le processus ?

En second lieu, une refondation civilisationnelle signifie une refondation des relations avec l'Europe. Quel est votre sentiment par rapport aux très longues et très anciennes négociations sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, à laquelle plus personne ne croit ? Faut-il continuer à discuter alors que tout le monde sait que cela ne mènera nulle part, d'autant qu'un référendum est prévu à la fin du processus et que l'on proposera aux Turcs, au prix d'une crise diplomatique, un partenariat privilégié ?

Côté turc, je me pose la même question. Vous avez parlé de réislamisation. Le néo-ottomanisme, c'est à la fois l'éloignement de l'Europe et le rapprochement avec le Proche-Orient et le monde musulman. Ces discussions continuent-elles du côté turc ? Y a-t-il une volonté - que l'on sent d'ailleurs assez mal dans les déclarations de Tayyip Erdogan - de continuer à jouer sur les deux tableaux, en cherchant à se rapprocher de l'Europe et, en même temps, du Proche-Orient ? On a l'impression que c'est en train de basculer : est-ce votre sentiment ou se situe-t-on entre deux eaux ?

S'agissant du problème kurde, aujourd'hui, pour Tayyip Erdogan, tout le monde est terroriste, jusqu'aux députés du HDP. Il existe en fait trois entités kurdes, le PKK, le HDP, et le PYD, en Syrie. Ceci nous amène à évoquer le problème syrien. La France et la Turquie sont dans l'OTAN. La plupart des alliés de l'OTAN soutiennent le PYD en Syrie, alors qu'il est l'ennemi juré de la Turquie. Quels sont les rapports entre le PKK, le HDP et le PYD ? Quelles sont les différences, qui sont difficiles à apprécier pour nous ? Comment voyez-vous évoluer la question kurde, à partir du moment où le PYD avance en Syrie et pourrait fort bien contrôler la partie Nord de ce pays d'ici quelque temps ?

M. Robert del Picchia. - L'ancien président de la république de Turquie, M. Gül, me laissait entendre que l'entrée de son pays dans l'Europe était une très bonne chose pour le peuple turc parce que cela fait avancer l'économie, mais que les Turcs eux-mêmes n'accepteront pas les conditions du contrat. Ce ne sont donc pas les Européens qui demanderont un accord particulier, mais les Turcs, et on le leur accordera bien entendu.

Cependant, la culture occidentale existe toujours en Turquie, où l'on compte des lycées comme Galatasaray ou des universités. J'ai visité une université privée gratuite, financée par des groupes bancaires. Cette université comptait, il y a deux ou trois ans, deux mille étudiants et était dotée d'un campus fantastique...

M. Ahmet Insel. - Elle en compte aujourd'hui trois mille !

M. Robert del Picchia . - L'occidentalisation du pays continue donc à être très présente.

Par ailleurs, vous n'avez pas parlé de l'armée, qui est très importante en Turquie. Elle a pris le pouvoir quand elle a estimé que les politiques n'étaient pas à la hauteur et l'a rendu à plusieurs reprises. L'armée a joué le rôle d'ascenseur social pendant longtemps en Turquie. Est-ce encore le cas ?

M. Jeanny Lorgeoux. - La faille sociale que vous avez identifiée - kémalistes, pro-occidentaux, laïques face au monde conservateur islamiste - recoupe-t-elle la faille entre la Turquie des villes et la Turquie rurale, ou cette distinction sociologique n'a-t-elle pas lieu d'être ?

Mme Josette Durrieu. - Je voudrais saluer votre courage ainsi que votre exposé remarquable.

Je crois bien connaître la Turquie, que j'ai labourée pendant cinq ans au titre du Conseil de l'Europe. Oui, on vote, en Turquie ! J'ai observé toutes les élections depuis 2006. Tout est toujours relatif, même dans nos pays. Oui, il y a un solide fondement de la pratique démocratique !

La Turquie, vous l'avez dit, est enfermée dans une dualité, entre la force du régime ottoman et sa culture kémaliste, qui est le ciment de ce pays qui conserve un grand sens de la démocratie. C'est pourquoi Tayyip Erdogan aura du mal à imposer la réforme du régime, même si sa force est de toujours finir par s'en sortir en ayant le droit pour lui.

En ce qui concerne les Kurdes, Tayyip Erdogan avait verrouillé la négociation. Tous les partis étaient représentés à parts égales afin de modifier la Constitution, et il fallait des réponses consensuelles impossibles à trouver. Je me suis demandé pourquoi il n'était pas allé jusqu'au bout, et je me suis fait la remarque que cela exploserait un jour sous ses pieds. C'est ce qui se passe à présent !

Quant à l'AKP, elle est bien plus diverse que vous ne l'avez dit. Vous n'avez pas insisté sur la faiblesse de l'opposition kémaliste, qui ne bouge pas. Vous avez raison de dire que les Kurdes ne sont même pas capables de s'emparer du problème. Toutefois, le parti kurde draine une partie de l'électorat de l'AKP. Qu'en est-il de tout cela ?

Enfin, s'agissant de l'hyper présidentialisation du régime, le peuple n'en veut pas !

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je vous remercie pour votre présentation et je m'associe à mes collègues pour saluer vos actes de résistance pour préserver quelques pans de démocratie dans la « démocrature » que vous avez décrite.

Un récent remaniement ministériel a écarté l'un des artisans de l'AKP, Ahmet Davutoðlu, et j'aimerais savoir si, pour vous, ceci constitue une accélération de la présidentialisation du régime. Quelles sont les ambitions réelles du président Tayyip Erdogan ? Vous avez parlé de sondages et de quelqu'un qui adapte sa politique au gré des mouvements de population, mais a-t-il un but ou des objectifs clairs ?

Par ailleurs, je voudrais inverser les termes du débat et vous demander ce que la Turquie apporte à l'Europe. Nous avons en effet trop tendance à nous demander ce que l'Europe peut apporter à la Turquie et pourquoi la Turquie veut rejoindre l'Union européenne.

Mme Leila Aïchi. - Je m'associe à mes collègues pour saluer votre courage. En Turquie, avec Claude Malhuret, nous avons en effet rencontré beaucoup d'opposants qui vivent une situation extrêmement difficile.

Vous avez longuement parlé du chaos. Jusqu'où peut-il aller selon vous, et en quoi la guerre en Syrie peut-elle déstabiliser la Turquie ?

Concernant l'accord entre l'Union Européenne et la Turquie, dans l'hypothèse d'un échec, jusqu'où Tayyip Erdogan serait-il selon vous capable d'aller ?

M. Jean-Marie Bockel. - Je voudrais revenir sur les négociations avec les Kurdes que vous avez évoquées. Il se disait à l'époque que c'est au lendemain des élections législatives - qui se sont mal passées pour Tayyip Erdogan - que les accords auraient pu se conclure.

Cela n'a pas été le cas pour les raisons évoquées, mais le risque politique était limité par le fait que la démarche, déjà très engagée, devait être finalisée au lendemain de l'échéance, permettant à Tayyip Erdogan de rebondir et de percevoir les dividendes de la paix.

Cet aspect-là existe toujours. Des élections, il y en a régulièrement. Avez-vous le sentiment que, dans son esprit, et pour les raisons que vous avez dites, il a durablement abandonné la partie, ou l'idée d'entrer dans l'Histoire peut-elle resurgir - car il est assez mégalomane pour cela ?

M. Michel Billout. - Je suis rapporteur d'une mission d'information sur l'accord entre l'Union européenne et la Turquie.

Cet arrangement conclu au mois de mars de façon caricaturale a eu pour principal effet, dans les jours qui ont suivi sa conclusion, de stopper la vague de migration, ce qui a bien démontré la capacité des forces de sécurité turque d'ouvrir ou de fermer le robinet de l'immigration et d'agir plus ou moins efficacement vis-à-vis des réseaux de passeurs.

Cet accord a en outre été concédé avec de très lourdes contreparties demandées à l'Union européenne, celle-ci se trouvant elle-même en difficulté, notamment au sujet de la problématique des visas, qui constitue aujourd'hui sans doute la contrepartie la plus importante pour Tayyip Erdogan. Les fameuses soixante-douze conditions sont en grande partie remplies, mais les dernières sont essentielles, notamment en matière de loi sur le terrorisme.

Que pensez-vous du contenu de l'accord ? Croyez-vous que l'Union européenne a eu raison de s'engager dans ce type d'arrangement, au risque de voir se détériorer les relations entre l'Union européenne et la Turquie ? Avez-vous le sentiment, ainsi que vous l'a demandé Leila Aïchi, que cet accord a des chances de durer, sachant que nous avons relevé une différence d'appréciation entre Tayyip Erdogan et son ex-Premier ministre Ahmet Davutoðlu à ce sujet ?

Mme Christiane Kammermann. - Comme mes collègues, je vous félicite aussi, car vous le méritez.

Comment le peuple turc ressent-il la présence de nombreux réfugiés syriens dans les camps et dans le pays ? Que vont-ils en faire avec le temps ? Quels sont les projets ?

Cela va durer : j'ai visité de nombreux camps et j'ai été très touchée par l'impression carcérale qui s'en dégage. J'ai été très impressionnée par les barbelés qui les entourent. J'ai demandé la raison de leur présence au préfet qui m'accompagnait avec l'ambassadeur de France en Turquie, arguant du fait qu'il s'agissait de réfugiés et non de prisonniers. Le préfet m'a répondu que si l'on ne pratiquait pas ainsi, la Turquie serait un second Liban !

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Vous avez la parole.

M. Ahmet Insel. - M. Billout a fait remarquer qu'à partir du moment où l'accord entre la Turquie et l'Union Européenne a été signé, le 18 mars, les vagues d'immigration clandestine en provenance des côtes turques vers les îles grecques se sont arrêtées brutalement.

Est-ce parce que les forces de l'ordre turques ont mis un certain holà à l'activité des passeurs clandestins ? Oui, en partie, mais la mesure la plus efficace réside dans le changement d'accueil en Grèce. Jusque-là, les migrants arrivés dans les différentes îles obtenaient immédiatement un laissez-passer et se dirigeaient ensuite directement vers le Pirée pour rejoindre les routes de Macédoine.

Dans la perspective d'un refoulement vers la Turquie, tous les migrants, à partir de cette date, ont déposé leur demande d'asile politique en Grèce. Cela signifiait pour eux qu'ils couraient le risque de rester des mois voire des années en Grèce, ce qui n'est pas leur objectif.

L'été dernier, j'ai traversé avec des migrants de Turquie vers Lesbos, pour voir comment les choses se passaient. Jusqu'à l'été dernier, les migrants arrivaient dans le cadre d'un accueil général et restaient trois ou quatre jours à Lesbos avant de prendre le bateau. Aujourd'hui, ils doivent être enregistrés dans les hotspots qui se trouvent dans quatre îles différentes. La plupart se rendent compte qu'ils sont condamnés à rester là des mois et des mois, le temps que leur dossier soit étudié.

Rester en Turquie dans l'attente d'une solution d'accès directe vers l'Europe devient plus intéressant. L'efficacité principale réside donc dans le changement de situation administrative de ces réfugiés en Grèce, notamment syriens.

Le contrôle par la police a donc des limites. Les côtes sont très larges - des centaines de kilomètres - et les îles très proches. La Turquie pourrait être évidemment plus efficace, d'autant que Tayyip Erdogan assume ouvertement la responsabilité de ce laxisme, ce qui signifie bien qu'il en a le contrôle.

Je pense que l'accord a été efficace sur cet aspect, mais non globalement. On compte déjà un million de réfugiés syriens en Allemagne et en Suède. Tous les réfugiés syriens que j'ai vus en Turquie qui attendent de partir en Europe à plus ou moins long terme ont un ami, un voisin, un proche parent, déjà installé.

En sociologie de l'immigration, on appelle cela les facteurs d'attraction. Ces facteurs d'attraction sont très importants. Ils ne vont pas n'importe où : j'ai dit à l'immense majorité des réfugiés que j'ai rencontrés qu'il existait des accueils en France. Ils ne veulent pas y venir, pas plus qu'en Espagne ou en Italie. Ils sont obnubilés par l'endroit où ils sont sûrs d'être accueillis par des proches. C'est un phénomène de grappes. C'est un problème allemand, autrichien, suédois, mais pas principalement européen.

Finalement, Tayyip Erdogan est gagnant sur tous les plans. Le rapport de la Commission européenne en date du 4 mai sur la réalisation des soixante-cinq conditions sur soixante-douze est quelque peu hypocrite, beaucoup étant seulement remplies sur le papier et non dans les faits.

Supposons que l'Union européenne donne son feu vert, que l'accord entre en application et que l'Union européenne accepte la suppression des visas à partir d'octobre. Beaucoup de pays résisteront, principalement la France et l'Autriche, et vont essayer de trouver des astuces pour demander des exceptions. Je vois difficilement la France accepter la suppression des visas six mois avant les élections présidentielles. Cela va servir Tayyip Erdogan, qui va dénoncer l'hypocrisie des Européens, alors qu'il apparaîtra quant à lui fier et droit dans ses bottes.

Si l'accord n'a pas lieu, cela n'a pas tellement de conséquences, les visas ne concernant que 15 % de la population turque. Qui va être pénalisé ? La majorité des Turcs qui partent à l'étranger ne sont pas des électeurs de l'AKP, mais des modernistes laïques. Ce sont eux qui subissent la pression des visas.

Dans les deux cas, Tayyip Erdogan est donc gagnant. C'est là le piège qu'il a installé : il a évincé Ahmet Davutoðlu et peut, en cas d'échec, le charger de toutes les responsabilités.

Il est vrai qu'Ahmet Davutoðlu résistait un peu à Tayyip Erdogan, en particulier au sujet de l'accélération en matière de changement constitutionnel. Ahmet Davutoðlu n'est pas pour le régime présidentiel - pas plus d'ailleurs qu'Abdullah Gül. Il y a dans l'AKP une vraie résistance à l'hyper présidentialisation du régime, ce qui fait enrager de plus en plus Tayyip Erdogan.

L'accord entre la Turquie et l'Union Européenne a eu une troisième conséquence grave pour l'image de la démocratie, en particulier le fait que l'on puisse négocier un droit imprescriptible. On peut discuter de la qualité des autres ressortissants, mais je pense qu'il est impossible de remettre en cause la sincérité de la démarche des Syriens. Ils sont devenus l'objet d'un immense chantage entre la Turquie et l'Union européenne. Je travaille beaucoup avec des associations de droits de l'homme : l'image de l'Union européenne a été ébréchée par le discours général qui a été tenu. Nous sommes d'abord une zone basée sur les principes démocratiques imprescriptibles en matière de droits de l'homme. Il y a malheureusement eu à ce sujet une énorme perte de crédibilité.

On dénombre 2,5 millions de réfugiés en Turquie. C'est beaucoup. La Turquie, qui compte 78 millions d'habitants, a une capacité d'absorption bien plus grande que le Liban ou la Jordanie. Ces réfugiés se partagent en trois catégories : environ 300 000 d'entre eux se répartissent sont le long de la frontière syrienne, dans des camps qui sont tenus d'une manière militaire par une administration centrale.

Les conditions de séjour sont très correctes. Il est vrai que la Turquie a organisé des conditions que les gens du HCR trouvent remarquables sur le plan sanitaire, de l'organisation, de l'éducation, mais aussi très militaires, et ce pour deux raisons. On a reproché à la Turquie de laisser les combattants djihadistes utiliser ces camps comme bases arrières. Depuis, les sorties sont beaucoup plus contrôlées. Toutefois, l'immense majorité ne se trouve pas dans les camps : plus de 2 millions se débrouillent en effet par leurs propres moyens. Ils ont tous droit à l'accès aux soins primaires et à l'éducation, ainsi qu'aux aides municipales quand ils en ont vraiment besoin. C'est là un vrai problème.

Pour l'instant, la société a bien accueilli les réfugiés par rapport à ce choc démographique. Nous n'avons heureusement pas connu beaucoup de heurts racistes ou xénophobes - peut-être parce que les réfugiés sont en grande partie musulmans, comme la population. Je ne suis pas sûr que s'ils avaient tous été chrétiens, cela aurait été la même chose.

En revanche, une partie de ces réfugiés va définitivement rester en Turquie. On estime à environ 500 000, voire un million le nombre de réfugiés qui resteront en Turquie. Quoi que fasse l'Union européenne, même si elle installe des barrières en acier de cinq mètres de haut sur toute la frontière, ils creuseront ou apprendront à voler pour pouvoir arriver en Europe.

L'Allemagne a, de ce point de vue, une position hypocrite : elle n'est pas contre leur arrivée, mais pour une arrivée étalée dans le temps et organisée. Tout l'enjeu est de les maintenir quelques années en Turquie, même au prix d'une décrédibilisation politique.

La question kurde est évidemment la plus importante. Imaginez une société où l'on déplore plus de trois mille morts depuis six ou sept mois, et où les attentats ont tué des centaines de personnes depuis l'été dernier. Le Gouvernement réagit très violemment afin de réprimer une insurrection qui ne dit pas son nom, et rase certains quartiers en déplaçant 350 000 à 400 000 personnes. Il impose l'état de siège dans certains quartiers kurdes et un couvre-feu permanent durant des semaines.

Le problème vient du fait que le nationalisme turc n'est pas moins faible que le nationalisme kurde. Tayyip Erdogan arrive donc à mobiliser la fibre nationaliste. C'est à ce niveau qu'est intervenue la décision honteuse du parti républicain du peuple, le CHP, social-démocrate, membre de l'opposition et de l'Internationale socialiste, de donner consigne de voter en faveur de la suspension des immunités parlementaires afin que l'AKP ne puisse l'accuser de soutenir les terroristes.

La base du CHP n'est donc pas très claire sur la question kurde, et demeure sensible à l'accusation de soutien au terrorisme.

La revendication d'égalité citoyenne des Kurdes n'est pas simple. En France, les Corses ont également réclamé d'être reconnus comme un peuple à part entière par rapport à la nation française. Les majorités n'acceptent pas facilement ce genre de choses.

Dans le cas de la Turquie, l'angoisse provient également de Syrie. Depuis que le facteur kurde a surgi en Syrie, alors qu'il n'existait pas jusqu'en 2011, les militaires, les bureaucrates, les nationalistes turcs, de droite comme de gauche, ont surtout peur - à mon avis à tort - de la création d'entités politiques autonomes territoriales kurdes reconnues internationalement, à l'image de ce qui s'est passé en Irak du Nord. Les frontières avec les entités turques au Sud représentent environ 1300 km. Or, la Turquie abrite la plus grande diaspora kurde. On compte environ 40 millions de Kurdes dans le monde. En Turquie, ils sont entre 15 et 20 millions, contre 5 millions en Irak et 2 millions en Syrie.

Le centre de gravité démographique des Kurdes est en Turquie. Si l'on crée une immense zone kurde plus ou moins reconnue politiquement et internationalement, les nationalistes craignent que les Kurdes de Turquie n'aient tendance à s'installer au Sud.

L'Union européenne, de ce point de vue, offrait une occasion extraordinaire d'entraîner les Turques et les Kurdes de Turquie dans une dynamique de démocratisation tournée vers l'Union européenne. Le tropisme des Kurdes se serait alors manifesté différemment - mais nous avons raté le coche !

Les Turcs n'ont pas totalement tort d'avoir peur, mais les solutions qu'ils préconisent pour conjurer cette peur ne font qu'aggraver la situation et accélérer les choses. Il s'agit là dans d'un véritable cercle vicieux.

J'ai évoqué la fermeture d'une parenthèse. Le mouvement islamiste de l'AKP refuse l'occidentalisation par le haut depuis toujours. J'ai parlé de « Kulturkampf », de guerre culturelle. Nous la vivons depuis un siècle. Jusque-là, le pouvoir était du côté des occidentalistes. Même s'ils étaient minoritaires dans la population, ils contrôlaient l'État, surtout grâce au soutien de l'armée. L'armée a perdu la partie du fait des moyens juridiques exécrables utilisés par le groupe güleniste, mais elle a aussi perdu la partie parce qu'elle s'est trop immiscée dans la vie politique et s'est décrédibilisée.

De l'autre côté, il existe une autre minorité en Turquie, qui représente 30 % à 35 % de la population et aspire à un mode de vie occidental et aux acquis du kémalisme. C'est en ce sens que je parle de guerre civile culturelle. En Turquie, on peut vivre à l'occidentale dans les grandes villes, mais aussi à l'orientale ailleurs. La Turquie fait coexister trois images très différentes. C'est pourquoi elle ne constitue pas tout à fait une société et que les citoyens turcs ne se font pas confiance mutuellement.

Un sondage du Pew Research Center démontre que 11 % des Turcs font confiance à leurs ressortissants. Cela ne représente pas une société très solide mais une société qui a peur d'elle-même et de la violence interne.

Ceci entraîne une certaine résistance. Ainsi, depuis deux semaines, trente-cinq à quarante lycées d'élite publient des manifestes contre le « réactionnarisme » culturel de Tayyip Erdogan - même s'il s'agit là d'un barbarisme - et l'introduction de cours religieux à l'école, etc.

Une certaine résistance se met donc en place. C'est pourquoi je ne suis pas totalement pessimiste quant à l'avenir. Évidemment, Tayyip Erdogan dispose désormais de tous les pouvoirs. Il contrôle la justice, va probablement changer le statut de la Cour de cassation et du Conseil d'État, réduire le nombre de juges et faire nommer des personnes très proches du pouvoir. Il contrôle déjà la justice, ayant écarté les juges gülenistes, dont les pratiques demeurent.

En outre, Tayyip Erdogan a la haute main sur les administrations dans leur totalité. Quatorze ans de pouvoir ont suffi pour créer un État à la botte de l'AKP, dans un pays où les institutions sont autoritaires.

Tayyip Erdogan contrôle aussi la plus grande partie des universités et des médias. Les journaux ne comptent guère. La majorité de la population s'informe grâce à la télévision, qui est l'enjeu principal. Il contrôle surtout les télévisions. Seule la presse écrite arrive encore à résister. C'est là que Tayyip Erdogan est très fort.

La suppression de l'immunité parlementaire des députés, qui vise essentiellement les députés du parti démocratique du peuple, va aggraver les choses. Tayyip Erdogan veut criminaliser ces derniers.

Enfin, le mouvement kurde, en général, comprend le PKK, le HDP et certaines associations. Il n'existe pas de liens organiques entre le HDP et le PKK. Il peut certes y avoir des influences. De l'autre côté, le PYD est une émanation du PKK qui s'autonomise. Quoi qu'il en soit, les Kurdes de Syrie ne peuvent réclamer une hégémonie démographique politique, comme en Irak, et sont obligés de faire avec les autres composantes de la population, quoi qu'il arrive.

Le PKK conserve beaucoup de séquelles des années 1970, du discours et de l'univers marxiste-léniniste qui prône la violence et la lutte armée. Ce ne sont pas non plus des démocrates, mais ils sont très à cheval, dans une société extrêmement patriarcale, sur le sujet de la libération des femmes. Si, en Turquie, on a réalisé une véritable avancée en matière d'égalité entre les hommes et les femmes dans l'espace politique, c'est bien au mouvement kurde qu'on le doit.

Je pense qu'il existe une résistance pacifique en Turquie. Le parti d'opposition principal, le CHP, s'est inscrit malgré lui dans une logique confessionnelle. La majorité des alévis votent pour le CHP, mais ne représentent que 15 % de la population. Les sunnites considèrent de fait le parti kémaliste comme le parti des alévis, et ne s'approchent pas trop de lui. Les Kurdes, quant à eux, refusent totalement de regarder du côté du CHP. Le principal parti d'opposition est donc quasiment exclu des deux grands affrontements sociaux que connaît la Turquie et demeure cantonné au suivisme.

Cela peut-il changer ? Le HDP était porteur de cette potentialité. Tayyip Erdogan a bien vu le danger. Le projet de suppression de l'immunité parlementaire vise cinquante-six parlementaires de ce parti sur cinquante-neuf.

Pour Tayyip Erdogan, le danger principal vient de la création de cette opposition qui ne se cantonne pas simplement à la question kurde ou à la question des alévis, qui est véritablement démocrate et qui s'affranchit du nationalisme. Au moment des élections du 7 juin 2015, Tayyip Erdoðan n'a pas pris la parole durant trois jours. Le HDP, en arrivant à 13 % des voix, avait raflé 80 sièges et lui avait fait perdre la majorité parlementaire. On a alors vu Tayyip Erdogan disparaître trois jours, avant de réapparaître pour organiser de nouvelles élections.

Oui, il existe un risque d'irréversibilité après les élections. Les élections se passent correctement, mais la campagne électorale n'est pas égalitaire. L'instauration d'un seuil minimum de 10 % des suffrages crée énormément de problèmes dans la vie politique. Si l'AKP reste en un seul bloc, c'est aussi à cause de ce seuil : si une minorité quitte l'AKP, le parti n'est pas sûr d'atteindre 10 % des voix aux prochaines élections.

La date des dernières élections anticipées avait été fixée au 1er novembre, au moment d'un pont. En France, en cas d'élections anticipées, sans possibilité de vote par procuration ou par correspondance, on s'attend à ce que le taux de participation baisse significativement. En Turquie, le 1er novembre dernier, le taux de participation a augmenté de trois points par rapport au 1er juin. Les gens ont renoncé à leur week-end prolongé. La vie politique et les élections sont vécues comme la continuité de la guerre civile. Tout le monde veut participer et tout le monde est mobilisé. Il est difficile de tricher.

Cependant, une participation aussi importante n'est pas très saine, la vie politique étant hyperpolitisée et les positions plus passionnelles que rationnelles, où chacun défend son camp. C'est ce qui permet à Tayyip Erdogan d'intervenir en brandissant la menace du chaos, du terrorisme et du retour au pouvoir des anciennes élites qui, selon lui, feront fermer les moquées, interdiront les écoles d'imams et de prédicateurs, le port du foulard à l'université, etc. Malheureusement, cette menace fonctionne.

Cette passionnalisation des élections est à la fois une faiblesse et une force, la victoire devant être sanctionnée par les urnes. On peut en effet toujours tenter de convaincre certains électeurs de l'AKP de changer d'avis ou de quitter le parti, certains étant peu satisfaits de la dimension psychopathologique du pouvoir exercé par Tayyip Erdogan.

M. Jean-Pierre Raffarin, président . - Merci beaucoup de ce passionnant exposé qui nous a apporté un certain nombre d'informations, mais qui a aussi provoqué quelques inquiétudes. La stratégie politique consistant à se placer systématiquement dans des situations favorables est à méditer. C'est une belle leçon pour tous ceux qui ont des ambitions ! En France, on pourrait appeler cela l'art du « culbuto » !

Les trois communautés, les trois clivages que vous avez décrits, dans la laïcité turque, sont extraordinairement intéressants sur le plan du mécanisme politique, même si l'on peut douter de l'esprit démocratique de celui-ci.

On vous a félicité pour votre engagement, on peut aussi le faire pour la clarté de votre pensée.


* 1 Philippe Marchesin, « Géopolitique de la Turquie à partir du Grand Echiquier de Zbignew Brzezinski », Etudes internationales, 2002.

* 2 Pierre Béhar, Le rôle géostratégique de la Turquie, Assemblée nationale (29 novembre 1994).

* 3 «Turquie : le syndrome de Sèvres ou la guerre qui n'en finit pas», Dorothée Schmid, Politique étrangère 1/2014.

* 4 Même source.

* 5 M. Ahmet Insel (audition en annexe au présent rapport), faisant référence aux sièges de Vienne par l'Empire ottoman en 1529 et 1683.

* 6 « La Turquie, l'Europe et le complexe de Vienne », Ahmet Insel (Le Monde du 13 octobre 2011).

* 7 SIPRI Yearbook, Oxford University press, 2015.

* 8 http://www.mfa.gov.tr/les-relations-turquie-ue.fr.mfa

* 9 Ahmet Insel, « La nouvelle Turquie d'Erdogan : du rêve démocratique à la dérive autoritaire », La Découverte, 2015

* 10 « From zero problems to leading the change : making sense of transformation in Turkey's regional policy », Saban Kardas, TEPAV (2012).

* 11 « Principles of Turkish foreign policy and regional political structuring », Ahmet Davutoglu, TEPAV (2012).

* 12 « Le rêve arabe de la Turquie brisé par la crise syrienne », Bayram Balci, CERI (2012).

* 13 « La diplomatie active mais fragile de la Turquie en Afrique », Bayram Balci, Questions internationales n°77, janvier-février 2016.

* 14 « Le basculement historique du commerce extérieur turc vers l'Orient », Seyfettin Gürsel, Hérodote (2013).

* 15 Source : Ahmet Insel, « La nouvelle Turquie d'Erdogan », La Découverte, 2015.

* 16 « Quelle politique kurde pour l'AKP ? », Yohanan Benhaim (Politique étrangère, n° 2, 2014).

* 17 Ahmet Insel.

* 18 « La diplomatie turque au Moyen-Orient : du succès à l'échec », Ali Kazancigil, RDN (juin 2016).

* 19 Audition de M. Hakki Akil, ambassadeur de Turquie en France par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (15 décembre 2015).

* 20 Audition de M. Didier Billion, en annexe au présent rapport.

* 21 Audition de M. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie en France par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (15 décembre 2015)

* 22 Audition de M. Bernard Fassier, ancien ambassadeur, ancien co-président du groupe de Minsk, par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sur les événements au Nagorny-Karabagh (4 mai 2016).

* 23 Audition de M. Didier Billion, figurant en annexe au présent rapport.

* 24 Audition figurant en annexe au présent rapport.

* 25 Audition de Mme Dorothée Schmid, en annexe au présent rapport.

* 26 « Le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie », Rapport de la commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l'Europe (Commission de suivi), Corapporteurs: Mme Ingebjørg GODSKESEN, Norvège, Groupe des conservateurs européens, et Mme Nataa VUÈKOVIÆ, Serbie, Groupe socialiste (6 juin 2016).

* 27 Audition de M. Ahmet Insel (précitée).

* 28 « La Turquie, d'une révolution à l'autre ». Ali Kazangicil, Faruk Bilici, Deniz Akagül, Fayard/Pluriel, 2013.

* 29 Synthèse de l'étude économique de la Turquie 2014 (OCDE).

* 30 Source : Service économique régional d'Ankara (Direction général du Trésor).

* 31 Avis du service juridique du Parlement européen, présenté au Parlement européen le 9 mai 2016.

* 32 Deuxième rapport de la Commission européenne sur la déclaration UE-Turquie (15 juin 2016).

* 33 Troisième rapport sur les progrès accomplis par la Turquie dans la mise en oeuvre des exigences de la feuille de route sur la libéralisation du régime des visas (4 mai 2016).

* 34 Communiqué de presse du Conseil constitutionnel sur sa décision n° 2015-512 QPC du 8 janvier 2016.

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