Rapport d'information n° 219 (2019-2020) de MM. Jean-Marie BOCKEL , Bernard DELCROS , Jean-François HUSSON , Franck MONTAUGÉ et Raymond VALL , fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales, déposé le 2 janvier 2020

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N° 219

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 2 janvier 2020

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation (1) sur les actes du colloque « Les collectivités territoriales , leviers de développement des territoires ruraux »,

Par MM. Jean-Marie BOCKEL, Bernard DELCROS, Jean-François HUSSON,
Franck MONTAUGÉ et Raymond VALL,

Sénateurs

(1) Cette délégation est composée de : M. Jean-Marie Bockel, président ; MM. Mathieu Darnaud, Daniel Chasseing, Mme Josiane Costes, MM. Marc Daunis, François Grosdidier, Charles Guené, Antoine Lefèvre, MM. Alain Richard et Pascal Savoldelli, vice-présidents ; MM. François Bonhomme, Bernard Delcros et Christian Manable, secrétaires ; MM. François Calvet, Michel Dagbert, Philippe Dallier, Mmes Frédérique Espagnac, Corinne Féret, Françoise Gatel, MM. Hervé Gillé, Bruno Gilles, Mme Michelle Gréaume, MM. Jean-François Husson, Éric Kerrouche, Dominique de Legge, Jean-Claude Luche, MM. Jean Louis Masson, Franck Montaugé, Philippe Mouiller, Philippe Nachbar, Rémy Pointereau, Mmes Sonia de la Provôté, Patricia Schillinger, Catherine Troendlé, MM. Raymond Vall et Jean-Pierre Vial.

« Les collectivités territoriales,

leviers de développement des territoires ruraux »

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Actes du colloque

du jeudi 7 novembre 2019

AVANT-PROPOS

La délégation du Sénat aux collectivités territoriales et à la décentralisation a souhaité engager une réflexion de fond sur les territoires ruraux et les outils des collectivités territoriales pour favoriser leur développement.

À cette fin, elle a créé en son sein un groupe de travail, présidé par Jean-Marie Bockel. Elle a désigné quatre rapporteurs : Bernard Delcros, Jean-François Husson, Franck Montaugé et Raymond Vall. Cinq autres sénateurs de la délégation ont été nommés membres du groupe de travail : Françoise Gatel, Charles Guené, Jean-Claude Luche, Christian Manable et Rémy Pointereau. La mission du groupe était de mieux appréhender la réalité de la ruralité et sa diversité, afin de mettre en lumière les actions concrètes qui peuvent contribuer au renforcement des territoires ruraux.

Au cours de leurs travaux, les rapporteurs ont multiplié les rencontres avec les acteurs de la ruralité, grâce à de nombreuses auditions mais également lors de plusieurs déplacements. Dans le Cantal, les Ardennes, le Gers et en Haute-Garonne, les élus locaux, en première ligne face à des contraintes peu médiatisées, développent des solutions audacieuses pour dynamiser leur commune et leurs territoires. De ces réalisations plus opérationnelles que théoriques sourdent des bonnes pratiques et des initiatives innovantes. Le groupe de travail de la délégation a souhaité les mettre en avant, lors d'une rencontre au Sénat tenue le 7 novembre 2019.

Ce colloque a permis de donner la parole aux premiers agents de ruralités actives, au travers des témoignages d'élus locaux présentant leur approche, leurs difficultés, leurs succès. En faisant de cet événement un point d'étape, les rapporteurs se sont volontairement placés dans une posture d'écoute pour promouvoir des échanges libres et constructifs. Ainsi, leurs premières pistes de réflexion ont pu être confrontées aux remontées du terrain des experts auditionnés et d'une pluralité d'élus des ruralités. Ces véritables séquences de co-construction ont confirmé le quadriptyque que les travaux des rapporteurs ont dégagé dans les territoires ruraux qui réussissent : inscrire la ruralité dans un projet de territoire cohérent ; nouer des alliances et articuler les territoires ; repenser et adapter l'offre de services aux habitants ; organiser l'ingénierie territoriale.

Les rapporteurs ont souhaité faire confiance à l'intelligence locale pour se nourrir des réactions des élus. La centaine de participants a pu réagir de manière libre aux interventions et chacun a pu confronter à ces témoignages les spécificités de son territoire, pour apprécier les conditions dans lesquelles de nouveaux projets pourraient y voir le jour. Les retours d'expérience des uns ont pu faire écho aux interrogations des autres.

La conjugaison des visions que porte chaque élu rural pour son territoire a été le complément incarné des constats faits par les rapporteurs et le prélude à leur rapport d'information sur l'engagement des collectivités au service des territoires ruraux.

Prise en compte impérieuse de la diversité des réalités rurales, conviction profonde que les ruralités disposent d'atouts indéniables pour relever les défis qui se présentent à elles, programmation pluriannuelle des actions conduites par l'ensemble des parties prenantes du développement rural, promotion d'une démarche partenariale entre les collectivités territoriales elles-mêmes, accessibilité et modernisation des services proposés aux habitants des communes rurales, etc. Telles sont quelques-unes des pistes évoquées lors de ce colloque et qui sont un dénominateur commun des réussites observées dans les territoires ruraux.

OUVERTURE DU COLLOQUE,
PAR M. GÉRARD LARCHER, PRÉSIDENT DU SÉNAT

Le colloque s'ouvre à 14 heures.

M. Gérard LARCHER, Président du Sénat

Monsieur le président de la Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, cher Jean-Marie Bockel, chers collègues, chers rapporteurs, Bernard Delcros, Jean-François Husson, Franck Montaugé, Raymond Vall, bienvenue au Sénat pour débattre d'un sujet qui est au coeur de nos préoccupations, l'avenir des territoires ruraux et le rôle des collectivités en matière de développement local. Je vous propose de l'aborder sans nostalgie ni misérabilisme, en rappelant que le Sénat est l'assemblée de toutes les collectivités territoriales. On a parfois dit, sous la III e République, que nous étions l'assemblée du seigle et de la châtaigne. Nous sommes en tout cas tout le territoire et la France est tout à la fois, disait le général de Gaulle. C'est cette France « tout à la fois » que nous souhaitons incarner ici au Sénat.

Les territoires ruraux rassemblent 22 millions de nos concitoyens, soit 35 % de la population française. Ces territoires, nous les connaissons. Ce ne sont pas des lieux où l'on se contenterait d'habiter, en marge d'espaces urbains qui auraient le privilège du dynamisme. Ce sont des lieux empreints de géographie et d'histoire, où l'on vit, où l'on crée, où l'on construit la France de demain. On oublie qu'une partie du tissu industriel de notre pays est située dans ces territoires, dans des villes petites et moyennes qui sont les premières touchées par la poursuite de la désindustrialisation. Je le dis alors que je me suis intéressé, il y a quelques semaines, à la question de la réindustrialisation.

Ces territoires ne sont pas toujours considérés avec justesse. Nous avions écrit à François Hollande en 2015 en lui faisant part du sentiment qu'ont parfois ces territoires de représenter une France d'à côté. Christophe Guilluy parlait alors d'une France périphérique. C'était un sentiment similaire, celui que peuvent ressentir certains de nos concitoyens, entre métropolisation, financiarisation, mondialisation, c'est-à-dire l'impression d'être un peu à l'écart de la République. Ces personnes sont d'ailleurs montées sur les ronds-points il y a tout juste un an.

Je veux avec vous poser sereinement la question : peut-on apporter une réponse globale à des problèmes qui ne s'expriment pas tous de la même façon ? Le Premier ministre a présenté le 20 septembre dernier - et je m'en réjouis - un plan intitulé « Nos campagnes, territoires d'avenir ». 173 mesures apporteront-elles une réponse concrète et adaptée ?

J'insiste sur un mot que l'on retrouve dans de nombreux débats entre régions, départements et maires, une réponse différenciée, c'est-à-dire tenant compte des caractéristiques des territoires. La ruralité, ou les ruralités, constitue d'abord le reflet de la diversité de notre pays.

Je suis convaincu que c'est de la diversité et donc de l'identité de nos territoires que peut venir une forme de renouveau, y compris sur le plan démocratique, car la question de la confiance est aussi posée. La perte de confiance constitue peut-être le premier sujet politique que nous avons à traiter, les uns et les autres.

Nous devons donc, sans aucun doute, revoir notre modèle institutionnel. C'est la raison pour laquelle j'appelle à une nouvelle génération de la décentralisation. Je l'ai fait à Bordeaux et à Bourges. C'est indispensable. Elle doit être fondée sur une réelle subsidiarité et sur une confiance avec les élus du territoire.

Parlons d'optimisme et de volontarisme, à rebours du sentiment de fatalité que l'on ressent trop souvent. Il ne faut certes pas mésestimer l'impression de marginalisation que ressentent un certain nombre de territoires, ce sentiment de ne plus compter dont vous êtes les premiers observateurs. En 21 mois, j'ai effectué il y a peu un déplacement dans un soixante-douzième département, entre Haute-Marne et Meurthe-et-Moselle. Je puis vous dire qu'il est des territoires qui ont ce sentiment, parfois, qu'ils ne compteraient plus dans la République, ce qui conduit à des attitudes politiques qu'il faut entendre autant comme des cris de désarroi que comme des choix.

J'ai perçu, à travers mes déplacements, trois enjeux :

- le premier est la fracture numérique, même si la situation progresse. Il est des territoires où le caractère blanc est plus important qu'ailleurs. De trop nombreux habitants ont des difficultés à accéder à des niveaux de débit convenables, parfois même avec un téléphone portable - j'ai fait ce test à maintes reprises. Une part importante de la population n'est pas encore entrée dans cette ère et vit cette exclusion ;

- la question de l'accès aux soins et de la désertification médicale est également majeure. Le Président de la République fut lui-même surpris de constater que cette question était le deuxième sujet abordé dans le cadre du Grand débat, alors qu'elle ne figurait pas dans le questionnaire. Je ne connais pas une assemblée de maires où cette question ne fut au coeur des interrogations. Les réponses qui y ont été apportées sont extrêmement différenciées. Dans le département de l'Yonne, le fait de compter cinq fois moins de pédiatres par enfant, en moyenne, que dans mon département des Yvelines, est-il un signe d'égalité dans l'accès aux soins ? Le département de Saône-et-Loire - dont le président n'est pas un dangereux révolutionnaire - aura l'an prochain cent médecins généralistes salariés, ce qui est une autre forme de réponse aux enjeux de ce territoire.

La question de l'accès aux soins sera également évoquée à travers la question de la présence hospitalière, car c'est un autre aspect extrêmement important. Un texte a été voté majoritairement dans les deux assemblées, ce qui est un premier pas ;

- le troisième enjeu est celui de la mobilité et de l'accès aux services, qu'ils soient publics ou privés. Je suis convaincu que la réponse viendra d'abord d'une dynamique propre à nos territoires, bien plus que d'un schéma d'accessibilité aux services publics qui serait mis en place sous l'égide d'un commissariat général à l'égalité des territoires.

Au fond, c'est une évidence ; le premier service public de proximité est la mairie. Ne l'oublions pas, c'est une réalité incontournable. La subsidiarité devrait être au coeur du projet de décentralisation. Les collectivités du bloc communal doivent retrouver la liberté d'agir et pouvoir apporter une réponse qui ne soit pas nécessairement la même que celle de la collectivité voisine. Elles doivent aussi avoir les moyens d'agir, ce qui pose la question de l'autonomie financière et fiscale.

Il m'apparaît aussi que deux écueils doivent être évités lorsque nous parlons de ruralité :

- le premier consisterait à estimer que le remède ne peut venir que d'en haut, qu'il faudrait plus d'État, plus de politiques descendantes et plus de Dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR). L'intitulé même du colloque rappelle que les collectivités territoriales peuvent être le premier levier de développement des territoires qu'elles administrent. Il ne faut pas moins d'État mais un État autrement sur les territoires.

Nous avons - et c'est une responsabilité largement partagée par des majorités successives - affaibli l'État territorial au profit d'un État régional et plus encore d'agences innominées dont les décisions, innominées, reviennent en boomerang à des préfets de région, puis à des préfets de département, qui sont alors privés de capacité à dialoguer avec les élus du territoire.

Nous avons besoin de l'État au plan local afin de bénéficier d'accompagnement et de conseil, parfois d'ingénierie. Je recevrai le nouveau patron de l'Agence nationale de cohésion des territoires et nous devrons prendre garde à ne pas nous marcher sur les pieds, au sein des territoires, du fait de l'ingénierie territoriale mise en place par un certain nombre de départements ou au travers d'accords entre de grandes collectivités et des territoires ruraux. N'ayons pas le génie français du doublon qui peut paralyser un dispositif.

L'État doit jouer pleinement son rôle, maintenir les financements au niveau attendu et contractualiser au plus juste. La proposition de Bernard Delcros, Rémy Pointereau et Frédérique Espagnac visant à proroger, au moins jusqu'au 31 décembre 2021, les mesures en vigueur dans les zones de revitalisation rurale, pour les communes qui bénéficient du dispositif, me paraît importante. Cette période devrait être mise à profit pour définir des critères plus adaptés aux fragilités des territoires ;

- le second écueil consisterait à opposer grandes villes, métropoles, villes moyennes, bourgs-centres et villages. Il faut comprendre le lien et la dynamique d'entraînement. Je vois Raymond Vall et d'autres élus de ce territoire du sud-ouest, non loin de Toulouse, notamment le Gers. Ce peut être un exemple à méditer pour d'autres territoires.

Je sais que vous avez auditionné Nadine Levratto, directrice de recherche au CNRS, dont les travaux ont cherché à vérifier l'hypothèse d'une pensée aujourd'hui dominante : la capacité des métropoles à « ruisseler » sur les territoires avoisinants. Les résultats auxquels le groupe de travail sénatorial a eu accès montrent que toutes les métropoles n'ont pas eu d'effet d'entraînement, loin de là. Il n'y a guère de vérité unique. Parmi les conditions de réussite figure manifestement l'existence de projets de territoire et de visions partagés. Nous avons eu ce débat au Sénat il y a peu de temps. Il reprend à l'Assemblée nationale, avec peut-être un peu moins d'expérience du bloc communal. Je le vois dans les premiers travaux de commissions. Nous devrons y être attentifs. Je m'en suis entretenu hier matin avec le président Ferrand. Il est question notamment d'un certain nombre d'intercommunalités « XXL », mais ce qui peut convenir pour des vêtements ne convient pas nécessairement pour des territoires !

La dynamique humaine dont ont besoin les territoires ruraux est également essentielle (synergies, alliances avec les territoires urbains, rôle des villes moyennes, dont nous avons trop peu parlé).

À la fin du premier semestre, ainsi que le Premier ministre l'a annoncé à Bordeaux, il devrait nous proposer une loi dite « 3D » (décentralisation, différenciation, déconcentration). Ce sont trois « D » qui sonnent bien ici. J'y ajouterais la lettre « C », pour confiance, car tel est bien le sujet numéro un.

Je remercie la Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation de porter ici, au Sénat, une vision permanente du rôle et de la place de ces territoires. En ces temps où la communauté nationale se demande si elle se décline au singulier ou au pluriel, j'ai envie de ne la conjuguer qu'au singulier. Le rôle des collectivités territoriales est essentiel pour le pays, au-delà de l'administration du quotidien. C'est un facteur de la République, une, indivisible, laïque, démocratique et sociale, comme le rappelle le préambule de l'article premier. Ce sera, à mon avis, l'un des rendez-vous majeurs que nous devrons avoir.

Je vous souhaite un excellent moment de partage dans cette salle, qui porte une partie de l'Histoire de France.

INTERVENTION VIDÉO
DE MME JACQUELINE GOURAULT,
MINISTRE DE LA COHÉSION DES TERRITOIRES ET DES RELATIONS AVEC LES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES

Dans une vidéo de quelques minutes, Mme Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, souligne notamment son refus d'entretenir les messages négatifs autour des ruralités, qui ne seraient vues que sous l'angle des difficultés qu'elles rencontrent.

Elle annonce également la tenue, deux fois par an, à compter du début de l'année 2020, sous l'autorité du Premier ministre, d'un comité interministériel destiné à suivre la mise en oeuvre des mesures de l'Agenda rural décidé par le Gouvernement.

INTRODUCTION, PAR M. JEAN-MARIE BOCKEL,
PRÉSIDENT DE LA DÉLÉGATION AUX COLLECTIVITÉS TERRITORIALES ET À LA DÉCENTRALISATION

Monsieur le président du Sénat, cher Gérard Larcher, Monsieur le ministre Pierre Méhaignerie, Mesdames et Messieurs les élus locaux, acteurs du monde rural,

Je vous remercie d'être là cet après-midi. C'est à l'initiative du président Larcher que, comme souvent dans les travaux de notre délégation, nous avons engagé, fin 2018, cette réflexion sur la ruralité. Beaucoup de choses ont déjà été faites et dites. Nous avons estimé qu'il était important d'apporter le regard du Sénat de la République à ces enjeux aussi importants.

Nous avons souhaité, au sein de la délégation, au-delà des quatre rapporteurs que nous allons écouter dans quelques instants, constituer un groupe de travail plus large, car le sujet passionnait. J'ai souhaité l'animer avec, outre les rapporteurs, Françoise Gatel, Charles Guené, Jean-Claude Luche, Christian Manable et Rémy Pointereau. L'ensemble des membres de la délégation ont été associés à ce travail.

Mon propos s'inscrira dans le prolongement de la vision exprimée par le président du Sénat. Notre choix a consisté à valoriser les initiatives des territoires ruraux afin de porter un autre regard sur la ruralité, vue non seulement comme un ensemble de zones à assister mais comme des territoires qui s'organisent pour créer des richesses et contribuer à ce que doit être notre pays si singulier. Il s'agit bien de montrer que les ruralités ne sont pas des territoires qui gémissent mais des territoires qui, malgré de réelles difficultés, se battent, s'organisent, à partir de situations spécifiques, souvent très différentes les unes des autres. Nous avons d'abord concentré notre travail sur le rôle des collectivités territoriales, aux côtés de l'ensemble des acteurs de terrain.

Cette vision volontariste ne nous fait bien sûr pas oublier la dimension de solidarité de l'État dans la République, en vertu des principes d'équité et d'égalité des territoires qu'a rappelés le président Larcher. Cette mission de solidarité doit prendre en compte la réalité actuelle de la décentralisation, qui va d'ailleurs continuer à évoluer. Nous n'avons pas voulu, à côté de cette demande de solidarité, nous confiner dans une demande de crédits, d'aide et de soutien, même si ceux-ci sont nécessaires. Nous avons voulu porter une vision.

Il était également important pour nous de tenir compte des différences entre les ruralités. Il ne s'agit pas de cloisonner. Il y a des différences majeures entre l'hyperruralité décrite par notre collègue Alain Bertrand, la ruralité périurbaine ou encore la problématique des bourgs-centres, sur laquelle Rémy Pointereau et Martial Bourquin ont fait un travail remarquable, sans oublier les différences entre les régions et les territoires. Nous devons les avoir à l'esprit.

Le rural s'est aussi diversifié au fil des décennies. Je me souviens de mes premières campagnes pour le Sénat au cours des années 80. Ce n'était pas la même France, la même ruralité ni la même sociologie. Certains ont parlé fort savamment des « nouveaux ruraux », des choix de vie et des problématiques de la désertification.

Ce colloque veut poursuivre le travail que nous avons engagé il y a de longs mois. Nous voulons faire émerger un certain nombre d'initiatives et de bonnes pratiques locales. Les rapporteurs vont s'en inspirer pour finaliser notre rapport. Nous allons tenir compte du terrain, de la réalité d'aujourd'hui, et allons naturellement nous poser la question du rôle des représentants de l'État au sein des territoires.

Nous rendrons nos propositions fin novembre. Il n'y en aura pas 170. Nous intégrerons ce colloque dans la conclusion de nos travaux. C'est donc un moment utile pour les travaux du Sénat, et les travaux de la délégation au sein du Sénat sont souvent pris en considération. Notre réflexion n'est pas inutile ; sentons-nous utiles, nous le sommes !

Merci beaucoup et merci encore, Monsieur le président du Sénat, d'avoir bien voulu ouvrir nos travaux.

LA NÉCESSAIRE RECONNAISSANCE DES TERRITOIRES RURAUX, PAR MME RACHEL PAILLARD, VICE-PRÉSIDENTE ET RAPPORTEURE DE LA COMMISSION DES TERRITOIRES DE L'ASSOCIATION DES MAIRES DE FRANCE, MAIRE DE BOUZY

Monsieur le président, Monsieur le président de la Délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation, Messieurs les rapporteurs, Mesdames et Messieurs les sénateurs, Mesdames et Messieurs les élus, cher Monsieur Bockel,

Je vous remercie pour votre invitation. Je suis honorée et ravie d'être aujourd'hui avec vous au Sénat pour participer aux travaux de votre colloque « les collectivités territoriales, leviers de développement des ruralités ». Le lien entre l'Association des Maires de France (AMF) et le Sénat est primordial pour conforter et défendre l'échelon local dans une organisation territoriale et politique de plus en plus complexe. Cet après-midi, je m'exprime en qualité de vice-présidente de l'Association des maires de France et de rapporteure de la commission des territoires de l'AMF, dont le travail se nourrit de la diversité démographique, politique et géographique de ses membres. Défendre la nécessaire reconnaissance des territoires ruraux, est-ce un légitime combat, ancré dans l'histoire de la République, ou est-ce une posture passéiste ?

Je voudrais commencer par faire un point sur le moral des maires, les sentinelles de la République. Ils terminent un mandat éprouvant. Ce mandat 2014-2020 actera, financièrement, un tournant de baisse sans précédent des moyens des collectivités, et la perspective de la suppression de la taxe d'habitation en 2023 génère de nouvelles incertitudes. Ce mandat aura également été marqué par de fortes interrogations sur la place de la commune dans la République - certains projetaient notre disparition. Puis ce fut la création de grandes communautés de communes, un véritable « big bang » qui laissera des traces et des séquelles dans le coeur des maires de communes rurales.

Aujourd'hui, l'AMF porte un regard bienveillant et vigilant sur toutes les initiatives du Président de la République et du Gouvernement pour remettre en confiance les maires, pour conforter leur action au plus près des habitants, pour retrouver l'esprit d'une intercommunalité choisie et non imposée. Le projet de loi « Engagement et proximité », les mesures de l'Agenda rural vont dans le bon sens.

Un paradoxe doit être souligné au terme de ce mandat : malgré tous ces épisodes tumultueux, les habitants plébiscitent leurs maires et leur accordent encore leur confiance. Plus la commune est petite et plus la popularité est grande. Nous savons, nous, élus de l'échelon local, ce que nous avons donné aux habitants pour réparer la cohésion territoriale et sociale, pour porter des projets à bout de bras, parfois dans des conditions incompréhensibles pour un citoyen qui n'a pas eu d'expérience municipale. La demande sociétale d'équité territoriale est extrêmement prégnante.

Nous sommes dubitatifs pour l'avenir. Nous savons que demain, il faudra faire avec des moyens durablement plus faibles, des services plus rares, des attentes toujours plus fortes et la nécessité de donner à penser à tous les citoyens que chacun compte et que tous sont importants.

Il faudra que la commune retrouve son rôle historique de laboratoire de la cohésion nationale, trouve une nouvelle place dans la communauté de communes. Il faudra expérimenter de nouvelles méthodes de travail entre élus, moins lourdes, avec une accélération des réponses à apporter et valoriser l'arrivée du numérique. Il faudra insister encore et encore sur les nouveaux leviers dont disposent ou devraient disposer les maires et présidents de communautés de communes pour favoriser les dynamiques positives du territoire, la collaboration, la coopération équitable entre les collectivités territoriales, la nécessité de l'appui d'un État facilitateur, l'accès à des ingénieries adaptées.

Je voudrais illustrer mon propos en citant un dispositif dynamique, l'ORT, opération de revitalisation de territoires, que nous avons examiné en commission en portant sur lui un regard rural. Il se concrétise par une convention entre le bourg-centre et les centralités de la communauté de communes, avec le soutien bienveillant de l'État et une ingénierie dynamique apportée par la Banque des Territoires. Il s'agit en fait de réfléchir autrement, librement, la gouvernance, pour porter des projets et initiatives, en partenariat, en synergie, en alliance. Les Français comptent sur leur maire et sur leurs élus locaux pour explorer de nouvelles pistes, s'aventurer hors des sentiers battus, forcer les portes du destin, la tête haute et le coeur battant, reprendre des marges de manoeuvre de mille et une façons, en ouverture vis-à-vis du monde qui les entoure.

Les Français aiment la ville radieuse et expriment de nouveau leur intérêt pour une ruralité généreuse dans une France connectée. Les élus des communes et des territoires ruraux ont un bel avenir s'ils ont le désir de capter, analyser, intégrer ces nouvelles aspirations des Français vis-à-vis de la ruralité, s'ils savent préserver la convivialité et la simplicité des relations et des décisions avec la complicité et le respect des hommes de la Terre nourricière.

Je crois à ce précepte de Montaigne qui résume et valorise l'ADN des élus des campagnes : « C'est une belle harmonie quand le faire et le dire vont ensemble ». Chaque jour, nous constatons combien l'harmonie peut devenir colère. La reconnaissance des territoires ruraux est alors bien plus que nécessaire. Elle est salutaire et espérée, en particulier par les 22 millions d'habitants qui résident dans ces territoires. Elle doit être une priorité immédiate et au long cours des législateurs et des gouvernants, en symbiose avec les collectivités territoriales, l'AMF et les associations d'élus. Il s'agit de retrouver les chemins de la confiance en posant tous les sujets avec un prisme rural.

TABLE RONDE : « INSCRIRE LA RURALITÉ
DANS UN PROJET DE TERRITOIRE »,
PRÉSIDÉE PAR M. RAYMOND VALL, SÉNATEUR DU GERS

Participent à la table ronde :

M. Pierre MÉHAIGNERIE, maire de Vitré, président de Vitré communauté, vice-président de Villes de France ;

M. Bernard MORILLEAU, maire de Sainte-Pazanne, président du pôle d'équilibre territorial et rural (PETR) du Pays de Retz ;

M. Jean-Pierre BUCHE, maire de Pérignat-ès-Allier, vice-président du Grand Clermont ;

La table ronde est présidée par M. Raymond VALL, sénateur du Gers.

M. Raymond VALL

Cette première séquence a pour but de recueillir les témoignages qui vont nous permettre d'apprécier l'importance de l'élaboration d'un projet de territoire. Le président du Sénat y a insisté, ainsi que madame la ministre, qui a souligné qu'il s'agissait d'un élément déterminant. Cette feuille de route doit clarifier les objectifs du territoire et créer la dynamique de l'action publique. C'est aussi une démarche concrète qui permet de rassembler, au-delà des antagonismes et des différences de pensée politique. L'expérience montre que la construction de ce projet fournit aussi l'occasion de faire participer la société civile. Les conseils de développement ont là une légitimité indiscutable.

Nous avons pu constater lors de nos travaux que si de nombreux territoires disposaient d'un projet de territoire, certains n'en avaient toujours pas. C'est le signe de difficultés. Quels sont les moyens et méthodes pour y parvenir et comment faire aboutir un tel projet, sans se contenter de vagues voeux pieux ? Comment mieux associer les acteurs privés au projet de territoire ? Enfin, comment l'État peut-il encourager les territoires à se lancer dans l'élaboration de ce projet ? Ce sont quelques-unes des questions auxquelles nous allons tenter de répondre.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Comment abordez-vous cette notion de projet de territoire ? Commençons par vous, Pierre Méhaignerie.

M. Pierre MÉHAIGNERIE

Le problème me semble se poser ainsi : comment passer du discours aux actes ? Le discours, tout le monde y vient aujourd'hui. J'ai plusieurs raisons d'affirmer qu'il faut renforcer ce discours dans l'opinion publique. La première est mon ADN. Je suis né dans un village. Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père ont successivement été maires d'une commune de 1 500 habitants.

Je vois aujourd'hui les hameaux disparaître ou tomber en ruines. Ne perdons pas une partie de l'Histoire. Quatre raisons me convainquent de cette nécessité. La première est la distance au lieu de travail, éclairée par les évènements que nous avons connus. La violence des manifestations qui ont eu lieu à Toulouse ou à Bordeaux nous interpelle. Certaines personnes doivent parcourir 55 kilomètres et une heure de transport pour gagner 1 400 euros par mois. Ce sont des situations qui doivent nous alerter.

Il y a aussi une convergence d'intérêts entre les habitants des métropoles et ceux des villes moyennes et rurales dans la mesure où, demain, les métropoles risquent de souffrir de handicaps (temps de transport, pollution, ségrégation financière par le logement, encombrements). Pour les familles, la pollution, pour leurs enfants, est un élément de plus en plus important. Il y a aussi une convergence avec des territoires qui ont l'impression de se paupériser ou, comme le disait le président de la République , de « n'être rien ».

Nous avons conduit, il y a quelques années, une étude avec l'ODIS (observatoire du dialogue et de l'intelligence sociale) afin de mesurer, à partir de trente critères de performance économique et de performance sociale, les vingt et une régions françaises. Sur les critères de performance économique, l'Ile-de-France est première. Elle n'est que vingtième sur les critères de performance sociale. Quand on fait l'addition des trente critères, la première région est celle des Pays de Loire, suivie de la Bretagne et de l'Alsace. Cette étude nous montre que la force du Grand Ouest ne vient pas seulement de ses deux métropoles. C'est un réseau de villes moyennes et de petites villes bien liées à leur tissu rural, ce qui favorise les capacités d'initiative et de créativité. Ce maillage territorial de l'Ouest constitue un élément clé de l'avenir, en termes de compétitivité et de solidarité.

Les jeunes sont aussi en train de changer. Le professeur Jean Ollivro, de Sciences Po Rennes, a réalisé une étude montrant que 70 % d'entre eux ne souhaitent pas habiter dans une métropole - pourvu qu'il existe des emplois ailleurs. Cela montre qu'il existe un besoin de nature, de convivialité. Je n'oppose pas les métropoles aux territoires ruraux mais la course aux engorgements peut se retourner contre l'intérêt des habitants.

Il faut donner de l'optimisme et de la confiance en l'avenir. Lorsque j'ai été élu pour la première fois, Ouest France a titré, à l'occasion d'un congrès de la CFDT : « le Pays de Vitré est appelé à disparaître ». « Chômage élevé, salaires faibles, vide culturel et social absolu », évoquait aussi le quotidien. En lisant cela, cela vous donne de l'énergie ! Nous sommes aujourd'hui à 4,6 % de chômage. Il faut développer dans nos territoires de l'optimisme et de la confiance. Si l'on veut, l'on peut !

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Bernard Morilleau, vous êtes maire de Sainte-Pazanne et président du PETR du Pays de Retz. Comment abordez-vous cette question ?

M. Bernard MORILLEAU

La ruralité est-elle ringarde ? J'ai vu, ces dernières semaines, les résultats de l'enquête du Cevipof réalisée auprès de près de 15 000 personnes, qui montre que majoritairement, nos concitoyens, s'ils le peuvent, choisiraient d'habiter hors des métropoles et des grands centres urbains. Cela renforce la légitimité de nos travaux. Certes, les ruralités ne sont pas toutes les mêmes. Je suis président du PETR du Pays de Retz, en Loire-Atlantique, entre Nantes et la côte atlantique. C'est un vrai territoire rural, puisque nous avons 94 % de zones agricoles et naturelles. C'est cependant un territoire rural sous influence, à proximité d'une grande métropole et avec l'attrait de la côte. Nos communes rurales, qui formaient « la diagonale du vide », selon les propos qu'avait tenus un député il y a vingt-cinq ans, concentrent aujourd'hui le plus fort développement de population, en pourcentage, en Loire-Atlantique.

Malgré tout, nous vivons des difficultés, comme tous les territoires, notamment pour maintenir la vitalité dans les centres bourgs, avec le maintien de la présence médicale ou encore pour nous occuper de nos seniors et de nos jeunes. La force de notre ruralité réside dans la proximité de ses élus vis-à-vis des habitants. Il faut capitaliser sur cette force pour avancer.

Le bloc communal s'est renforcé, de même que le poids des intercommunalités vis-à-vis des communes. Au-delà de ce bloc communal, qui constitue le premier lieu de solidarité et de mutualisation sur nos territoires, les pôles d'équilibre territoriaux et ruraux (PETR), ou les pays, réunissent des entités plus larges. Ce sont des lieux que nous avons su développer, dans le Pays de Retz, d'abord à travers le Schéma de cohérence territoriale (SCoT), qui constitue un lieu d'échange de quatre intercommunalités. Nous étions six au départ, nombre ramené à quatre par les effets de la loi de Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe).

Nous avons contractualisé, notamment autour des fonds européens et venons d'être retenus pour élaborer un projet alimentaire de territoire. C'eut été très difficile de le faire isolément pour chacune de nos intercommunalités. Les plans climat, air, énergie territoriaux (PCAET) ont également été rédigés en commun. Ce sont autant de dossiers que ce poids plus important nous permet d'aborder de manière plus dynamique, en répondant mieux aux enjeux qui les sous-tendent.

Notre organisation nous a amenés à nous tourner vers la métropole nantaise pour discuter de différents dossiers en commun, tant il est évident qu'il ne fallait pas opposer la métropole au territoire rural. Nous vivons côte à côte. Nous nous voyions très peu. Sous l'impulsion des élus de notre territoire et de ceux de la métropole, nous nous sommes rencontrés il y a deux ans et avons élaboré un certain nombre de sujets de discussion, notamment sur la mobilité et l'alimentation. Nous produisons quatre fois plus que ce que le territoire consomme, tandis que la proportion est inverse pour la métropole. Le tourisme et les zones d'activité, c'est-à-dire la dimension économique de nos territoires, font aussi partie des sujets qui ont été mis sur la table.

Nous les avons abordés à travers un contrat de réciprocité avec la métropole. Cela ne répondra pas à toutes les questions de la ruralité mais celle-ci sera plus aisément reconnue et nous pourrons avancer ensemble, plutôt que toujours se juger ou s'opposer. J'ai cependant quelques regrets à exprimer dans cette enceinte, car le fonctionnement d'un pays et la contractualisation requièrent des moyens. Or j'ai constaté, depuis que les communautés de communes ont pris de l'ampleur, que la contractualisation réalisée à travers les pays et les PETR était moins forte, en particulier pour le contrat de ruralité. Les services de l'État s'adressent plus facilement aux Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) en oubliant le rôle que le PETR peut jouer. C'est pourtant une échelle pertinente pour porter les projets et les dossiers, si l'on veut que la ruralité apporte tous les services qu'elle peut apporter à nos populations. Je crois qu'il faudra plus fortement encourager, dans les futurs contrats de ruralité, les territoires qui sont organisés en « supra-intercommunalités ».

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Terminons ce tour de table avec Jean-Pierre Buche, maire de Pérignat-ès-Allier, vice-président du Grand Clermont.

M. Jean-Pierre BUCHE

Je souscris à ce qui a été dit par les précédents interlocuteurs. Gérard Larcher soulignait notamment que la ruralité était singulière et que la pluralité de singularités qu'elle formait donnait un avenir certain à cet ensemble, dans la période de transition que nous vivons. Je le crois également, à un moment où des questions qui se posent aux métropoles, notamment en termes de qualité de l'air et de mobilité. Parmi les initiatives concrètes mises en place par le Grand Clermont figure le schéma de cohérence territoriale, instauré via le PETR. Notre projet d'aménagement et de développement durable, qui a constitué le socle politique de notre SCoT, fut également très important.

Le Grand Clermont a une métropole en son sein, comptant 280 000 habitants. Autour se trouvent 130 000 habitants, ce qui représente 410 000 habitants pour l'ensemble de l'agglomération. Nous bénéficions de deux poumons que constituent les parcs régionaux du Livradois Forez et des volcans d'Auvergne. Forts de cette pluralité de situations, nous avons défini un projet de SCoT dit en archipel, avec une métropole au centre, des pôles de vie et des espaces périurbains, chacun trouvant dans cette organisation collective la place qui est la sienne, avec des maîtrises d'ouvrage exercées, suivant les dossiers, au niveau de la commune, de l'intercommunalité ou du pays. La principale maîtrise d'ouvrage exercée par le pays est une réflexion collective permettant à tous les élus, de quelque niveau que ce soit, de s'exprimer autour d'une table pour aller vers un projet commun.

Nous sommes en train d'élaborer un projet alimentaire territorial qui se structure autour de trois axes simples définis pour notre réflexion partagée (« manger, habiter, bouger »). Au travers de ces axes de réflexion, nous arrivons aux dispositifs nouveaux à mettre en place pour lutter contre le changement climatique et il y a là des leviers extrêmement importants. Nous avons par exemple conduit à s'accorder des élus qui ne l'étaient pas nécessairement, par exemple sur la question de l'alimentation, reliée aux enjeux de santé, ce qui a permis ensuite de trouver des déclinaisons opérationnelles.

Parmi les quatre axes qui ont été rappelés en matière d'organisation collective, de services publics et d'ingénierie, une chose me paraît essentielle : la question de l'ingénierie au service des territoires. Les élus doivent porter un récit, qui n'aura de vie que s'il existe une ingénierie territoriale pour le faire vivre et le porter. Cet aspect nous fait défaut aujourd'hui au regard des moyens accordés aux PETR. Pour autant, les contrats et autres dispositifs permettant d'accompagner cette dynamique ne peuvent exister que sur la base d'un projet de territoire. C'est autour de celui-ci que nous pourrons fédérer nos actions.

Il y a une cinquantaine d'années, on disait que la France n'avait pas de pétrole mais avait des idées. Cinquante ans plus tard, nous avons beaucoup de CO 2 et de gaz à effet de serre mais nous avons des élus et des collectivités pour oxygéner notre société. Il y a une complémentarité à trouver et peut-être un rééquilibrage est-il à instaurer afin que les collectivités territoriales trouvent une place dans le développement futur de notre société, en lien notamment avec les questions de biodiversité, qui s'exprime aussi dans les singularités de nos territoires.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Je vous propose d'ouvrir un échange avec la salle.

M. Charles GUENÉ, sénateur de la Haute-Marne

Vous évoquiez les outils. Encore faut-il que nous disposions de bons outils. Nous sommes en train de voter une loi sur la mobilité, qui va confier aux régions l'organisation de la mobilité, en permettant aux communautés de communes de le faire, sans moyens et de manière irréversible. Le Sénat s'est efforcé d'incliner ces dispositions mais cet effort n'a, semble-t-il, pas suffi. Cet outil ne me paraît guère pertinent et il faudrait que les régions s'en saisissent afin de discuter avec les territoires. Il serait dommage que le PETR se saisisse d'une compétence et ne puisse l'exercer par la suite.

Mme Yveline MELINE, membre du Conseil de développement de la communauté d'agglomération d'Épinal

J'ai été extrêmement désolée, pour ne pas dire plus, de voir que le texte du projet de loi « Engagement et proximité » ne comportait plus, dans son article 23, de mention des conseils de développement, qui sont des assemblées de citoyens bénévoles, venant le plus souvent en soutien des maires ou des EPCI. Cette disparition n'est pas encore tout à fait actée puisque l'Assemblée nationale aura le dernier mot. J'ose espérer que le texte reviendra en commission paritaire afin que nous puissions en discuter et réintégrer l'article 5210-1 du code général des collectivités territoriales. J'entends beaucoup se plaindre les maires ruraux mais au sein des métropoles existent des conseils de quartier où les citoyens peuvent s'exprimer. Pourquoi cette possibilité n'existerait-elle pas dans la ruralité ? Si ce n'est pas le cas, nous verrons les ronds-points se repeupler.

M. Christophe PATIER, conseiller régional de la Nouvelle-Aquitaine

Je suis d'accord avec tout ce qui a été dit. Le terme de projet de territoire est un mot gigogne. De quoi parle-t-on ? Il faut notamment préciser l'échelle à laquelle on l'envisage. Ce peut être un moyen d'organiser la cohésion à l'échelle d'une communauté de communes ou d'une agglomération comportant une partie urbaine et une partie rurale. Ce peut être au niveau du PETR, en recherchant une cohésion plus ou moins forte selon le territoire, ou au niveau du département. Lorsqu'on évoque les supports de contractualisation au niveau régional ou départemental, on n'est pas très loin non plus de cette notion de projet de territoire.

Les thèmes qui forment le contenu de tels projets ont déjà été évoqués (la mobilité, la santé, le numérique, etc.). Il y a aussi l'agriculture. Or nous butons sur des politiques régionales, nationales, voire européennes qui viennent percuter l'intérêt des territoires ruraux. Je pense notamment aux entrées foncières, du fait de lois qui restreignent la consommation de terrains. Des objectifs, légitimes au plan national, viennent plus ou moins gêner le développement de nos communes rurales, alors même qu'elles peinent à trouver des habitants. C'est pourtant le dynamisme du peuplement qui fait le dynamisme des territoires.

L'ingénierie constitue aussi une notion gigogne. Pour un territoire qui connaît un développement satisfaisant, elle se résumera à sa dimension financière. Dans les territoires qui vont mal, il faut aller beaucoup plus loin, c'est-à-dire susciter des projets et aider des porteurs de projet à émerger. Ce n'est donc pas la même stratégie pour ces projets de territoire, qui sont à l'heure actuelle des cadres suffisamment larges pour embrasser tous les projets qui se présentent.

Mme Emmanuelle LOINTIER, présidente de l'Association des ingénieurs territoriaux de France (AITF)

Nous constatons que l'initiateur du projet peut être celui qui ne porte pas la compétence, laquelle est définie par les textes. Une première difficulté, dans un projet de territoire, consiste donc à savoir qui portera le projet et comment cela peut s'articuler. En ce qui concerne la contractualisation, je suis tout à fait d'accord avec ce qui a été dit, à ceci près que trop de contractualisation nuit parfois à la limpidité de l'action et des décisions.

Mme Françoise GATEL, sénatrice d'Ille-et-Vilaine

Je voudrais répondre à l'interpellation faite à propos des conseils de développement. Le Sénat n'a pas supprimé les conseils de développement. Le Gouvernement a présenté un texte qui supprimait l'obligation d'un conseil de développement. Le Sénat n'a pas modifié la proposition du Gouvernement sur ce point mais a insisté sur l'élaboration d'un pacte de gouvernance au sein d'un espace intercommunal, qui s'inscrive dans un projet de territoire. Le Sénat a prévu que, dans ce pacte de gouvernance, l'intercommunalité définisse les modalités d'association des acteurs socioéconomiques. C'est une marque de confiance vis-à-vis de la capacité des élus à organiser, et non une marque de défiance à l'égard de la démocratie participative, à laquelle le Sénat croit beaucoup.

M. Jean-Marie BOCKEL, président de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation

Nous nous sommes émus ce matin, au sein de la délégation, auprès du directeur général des collectivités locales, que nous auditionnions, de cette question des conseils de développement. Il nous a assuré qu'une réponse intelligente, c'est-à-dire qui prenne en compte cette émotion, serait recherchée dans la navette entre l'Assemblée nationale et le Sénat, via la commission mixte paritaire, sans pour autant placer au même niveau toutes les tailles de collectivités. Il y a un compromis à trouver de ce point de vue, nous a-t-il dit.

M. Raymond VALL, sénateur du Gers

On ne peut pas se passer de projet de territoire. Il faut savoir vendre son territoire et avoir confiance en celui-ci. Il ne faut plus être complexé par l'état de la ruralité. La loi d'orientation des mobilités (LOM) a été évoquée. Il faut tout de même souligner deux grandes avancées. En créant les sociétés de financement, on a permis que s'engage, sur ces territoires, une réflexion en vue de voir naître notamment de nouveaux projets de lignes TGV. On a aussi permis que les régions prennent du foncier des voies ferrées de fret pour les moderniser. C'est peu mais il faut se saisir de ces possibilités.

Les communautés de communes sont les partenaires des régions et jouent un rôle essentiel, par exemple pour les infrastructures et pour la gestion des fonds européens. Face à elles doivent se trouver des territoires dont les dimensions sont certes difficiles à déterminer.

En tant que président de l'association nationale des pôles territoriaux et des pays, (ANPP), je considère que les PETR ont une dimension favorable. Ce n'est pas la seule.

L'État ne pourra, enfin, s'exonérer, dans certains territoires, d'une remise à niveau, tant les infrastructures et les services publics ont été laissés en déshérence depuis de nombreuses années.

J'espère que l'Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT) fournira des moyens d'intelligence ou des financements pour l'ingénierie.

M. Pierre MÉHAIGNERIE

Pourquoi ne pas revenir à une DATAR régionale ? Lorsqu'il a fallu reconstruire Sciences Po Toulouse, nous nous sommes efforcés de convaincre un ami, le maire de Toulouse, qu'il fallait reconstruire à Albi plutôt qu'à Toulouse. Cette proposition a essuyé un refus.

Lorsque j'étais ministre de la Justice, le Premier ministre Édouard Balladur voulait que l'École nationale d'administration pénitentiaire aille à Lille. Je lui ai fait observer que Lille n'avait pas besoin de ce transfert. J'ai réussi à le convaincre que cette école s'installe à Agen. Cela a changé la vie d'Agen.

J'entendais tout à l'heure la ministre. Je lui demande deux mesures très simples : éviter la dématérialisation excessive dans les territoires et maîtriser la dépense publique. On est en train de tuer le prêt à taux zéro (PTZ) et donc l'espoir de nombreux ouvriers et employés d'accéder à la propriété, alors qu'on ne touche pas au « Pinel », qui connaît de nombreux abus. Nous pourrions diviser le Pinel par deux, ce qui générerait 300 millions d'euros d'économies, et ne pas toucher au PTZ. Le gouvernement a la main pour créer une DATAR régionale. Vitré, qui compte 82 000 habitants, a construit 31 bâtiments industriels. Ce fut le seul moyen de préserver l'équilibre du territoire. Autour de Vitré se trouvent quatre petites villes ayant entre 2 000 et 3 500 emplois. Ce discours d'optimisme et de volonté me paraît nécessaire.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Merci à tous.

TABLE RONDE : « NOUER DES ALLIANCES
ET ARTICULER LES TERRITOIRES »,
PRÉSIDÉE PAR M. FRANCK MONTAUGÉ, SÉNATEUR DU GERS

Participent à la table ronde :

M. Dominique FAURE, maire de Saint-Orens, vice-présidente au développement économique de Toulouse Métropole ;

M. Hervé LEFÈBVRE, maire de Samatan, vice-président du Pays Portes de Gascogne, président de la communauté de communes du Savès.

La table ronde est présidée par M. Franck MONTAUGÉ, sénateur du Gers.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Nouer des alliances, articuler les territoires : il s'agit en l'occurrence, pour nourrir le rapport que vous préparez, de voir comment l'on peut structurer ces alliances et les fortifier.

M. Franck MONTAUGÉ

Si elle donne parfois de bons résultats, comme nos invités en témoigneront dans quelques instants, la coopération interterritoriale reste un peu dans l'angle mort des relations que les territoires administrés peuvent avoir entre eux, par la médiation ou non de l'État. Sans faire une évaluation aboutie des relations entre les métropoles et leurs territoires environnants, le récent rapport du Commissariat général à l'égalité de territoires (CGET) en témoigne. Pourquoi les contrats de réciprocité n'ont-ils pas fonctionné ? Du contre-exemple remarquable de Toulouse Métropole et du PETR Portes de Gascogne pourront certainement être tirés des enseignements transposables à d'autres relations de ce type.

Ne faut-il pas néanmoins, avec l'aide des travaux des chercheurs et des concepts de la nouvelle économie de la géographie, objectiver, porter à la connaissance des acteurs et des citoyens, la richesse potentielle de l'échange de biens entre territoires, qu'il s'agisse de biens matériels ou immatériels (culture, patrimoine), qu'ils revêtent le caractère de services environnementaux ou d'externalités positives, par exemple pour les écosystèmes ruraux ou urbains ?

La diversité des échanges est considérable et ces relations interterritoriales constituent certainement des leviers de création de valeur et de bien-être.

Laurent Davezies et Philippe Estève utilisent la notion de systèmes productivo-résidentiels pour qualifier ces territoires articulés, supports d'échanges réciproques qui leur bénéficient de façon mutuelle. Dans une étude de 2015, ils éclairent les mécanismes en jeu et constatent que « les métropoles qui fonctionnent bien sont celles qui ont des hinterlands permettant un accueil quantitatif et qualitatif positifs ». Ils ajoutent qu'il existe une loi puissante, celle reliant le dynamisme des villes et la qualité résidentielle de leur environnement. Ceci vaut aussi pour nos bassins de vie intradépartementaux (villes moyennes et bourgs-centres), ajouterai-je.

Le sujet ne se restreint donc pas aux métropoles. On doit aussi se poser quelques questions. Comment mieux faire travailler entre elles les collectivités de tailles parfois très différentes ? Le témoignage de Dominique Faure nous sera précieux sur la question des représentations mentales, qui peuvent apparaître comme un facteur de blocage des meilleures intentions initiales. Comment impliquer, dans les territoires concernés, les différentes catégories de collectivités parties prenantes ? À cet égard, la pratique du PETR Portes de Gascogne, en matière de management territorial, nous sera utile.

Enfin, quel cadre de coopération conseilleriez-vous à la lumière de votre expérience ?

M. Hervé LEFÈBVRE

Je remercie le président de la délégation sénatoriale de nous avoir conviés à participer à ce débat, ainsi que pour votre visite, le 28 septembre, sur nos territoires respectifs, afin que vous vous rendiez compte par vous-mêmes de l'avancée de ce contrat de réciprocité.

Rappelons d'abord les dimensions de nos territoires. Le Pays des Portes de Gascogne regroupe 160 communes dans cinq EPCI, représentant 71 000 habitants. Ce territoire constitue en quelque sorte le barycentre la métropole de Toulouse, d'une part, et de notre ville centre, Auch, d'autre part.

Le Pays des Portes de Gascogne est à peu près cinq fois plus étendu que Toulouse Métropole, en superficie, tandis que celle-ci est onze fois plus peuplée, avec 780 000 habitants répartis dans 37 communes. C'est la quatrième métropole de France. Nous sommes néanmoins parvenus à travailler ensemble et à nous entendre.

Comment définir à notre niveau cette alliance ? Je le ferai du point de vue du Pays Portes de Gascogne, et Dominique Faure apportera sa vision du point de vue de la métropole. La notion d'alliance territoriale sous-entend un projet de territoire et l'innovation territoriale. Une métropole ne va pas venir spontanément vers son territoire périphérique, au simple motif qu'elle voudrait partager ses richesses. Cela ne fonctionne pas. Il faut une initiative de départ, qui peut venir des territoires ruraux.

Dès sa création en 2000, sous l'impulsion de Raymond Vall, un des objectifs majeurs du Pays des Portes de Gascogne fut de développer une coopération avec le territoire toulousain afin de profiter du dynamisme du pôle aéronautique situé à l'ouest de Toulouse et de capter une partie de la richesse liée à ce développement. Le président du Sénat parlait de ruissellement. Je n'entends pas, par ce terme, une captation de richesses liée au don d'une métropole au profit d'un territoire rural. Il se produit aussi un ruissellement naturel (qui rejoint la gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations - GEMAPI) par simple gravitation et perméabilité. Lorsqu'on se trouve dans un territoire limitrophe, on commence peu à peu à bénéficier de l'impact du développement du territoire métropolitain. Ce ruissellement n'est pas seulement spontané : il peut se décréter, voire s'organiser à travers une coopération territoriale.

À titre d'exemple, des entreprises sont venues s'installer, depuis 2000, dans le Pays Portes de Gascogne, dans le domaine de l'aéronautique, à la recherche de surfaces à des prix plus abordables. Ce fut le cas pour Latécoère, à Gimont, et Equip'aero, à L'Isle Jourdain. L'aéronautique est ainsi devenu le deuxième secteur industriel du Gers, après l'agroalimentaire.

La notion d'alliance rejoint aussi une problématique d'aménagement du territoire et de mise en réseau des territoires, notamment entre la métropole et les territoires ruraux les plus éloignés. On ressent souvent, dans les campagnes, un sentiment de relégation alors que prévaut, au sein des métropoles, une saturation d'axes routiers. Toulouse Métropole accueille environ 15 000 de nos habitants par an et nous leur envoyons tous les jours 23 000 véhicules. Le « rapport de forces » n'est donc pas déséquilibré et nous avons une écoute de Toulouse Métropole autour de cette problématique de flux quotidiens qui génèrent beaucoup de nuisances dans la métropole. Il y a là un premier terrain de discussions sur le thème de la mobilité.

La notion d'alliance territoriale est également indissociable de l'enjeu des diverses transitions (transitions environnementales, énergétiques, démographiques). C'est souvent la mise en oeuvre de ces transitions qui rend indispensable une coopération entre les territoires. Notre Pays Portes de Gascogne est un poumon vert pour l'aire métropolitaine, sur le plan récréatif, touristique, pour la population toulousaine, mais aussi un réservoir potentiel de séquestration du carbone émis par la métropole. Il y aura là une richesse incontestable dans cette relation d'alliance avec Toulouse Métropole au cours des prochaines décennies.

Le désenclavement numérique est également essentiel au développement des entreprises. Cela rejoint les problématiques de télétravail et la nécessité d'espaces de coworking , qui aident à gérer ce flux quotidien de véhicules allant vers Toulouse Métropole. N'oublions pas non plus le rôle de régulateur de la densification métropolitaine. Nous avons une réserve foncière abondante, plus abordable pour les actifs urbains et surtout un cadre de vie jugé de meilleure qualité, non seulement par les familles mais aussi, de plus en plus, par les entreprises.

Enfin, il est important d'évoquer la construction d'accords stratégiques lorsqu'il est question d'alliances. Un contrat de réciprocité n'est pas un contrat financier consenti du plus riche vers le moins riche. C'est un choix librement consenti, en fonction d'une volonté politique conjointe et en raison du partage d'une communauté de destin. Nous avons choisi de travailler sur le développement économique, la stratégie agricole et alimentaire, le tourisme, l'action culturelle, scientifique et technique, la mobilité et sur la transition écologique. À aucun moment ces axes n'ont été conditionnés par une aide financière. Ils ont reposé sur la définition d'un projet commun de coopération territoriale - libre à chaque territoire de rechercher ensuite.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Dominique Faure, vous êtes maire de Saint-Orens au sein de Toulouse Métropole. Comment êtes-vous entrée dans ce contrat de réciprocité, et avec quel état d'esprit ?

Mme Dominique FAURE

Je voudrais insister sur la solidarité qui doit s'exercer dans les deux sens, entre les deux territoires. Je l'entends au sens rugbystique, d'égal à égal. C'est le seul moyen de faire face aux enjeux auxquels nous sommes confrontés, qu'ils soient écologiques, démographiques, économiques, productifs ou résidentiels. L'objectif est qu'aucun de nos concitoyens ne « décroche ». Cette alliance que nous avons bâtie est véritablement horizontale, transversale. C'est ce qui fait son originalité. Elle ne fait appel à aucun moyen dédié, qu'ils soient financiers ou humains. C'est un contrat au sens noble du terme, une coopération gagnant-gagnant.

Je ne vais pas exposer toutes les facettes de ce contrat de réciprocité que nous avons bâti ensemble. J'en citerai trois. Je mentionnerai d'abord l'ingénierie de projet, qui est fondamentale. Tout ce qui touche au développement économique et au soutien des entreprises est également essentiel. Le télétravail constitue une illustration de cette démarche. C'est la capacité à mettre ensemble des salariés qui souhaitent travailler à distance (pas nécessairement depuis chez eux) avec de grandes entreprises encouragées à promouvoir le télétravail en leur sein. De grosses entreprises sont pénalisées par les difficultés de transport alors que de nombreux salariés résident dans le Gers et souhaitent télétravailler. Nous travaillons ainsi sur des tiers lieux visant à réduire les mobilités, ce qui constitue la meilleure façon de fluidifier les flux de circulation.

Le projet « ville agile » fournit une autre illustration des démarches que nous menons. Il s'agit d'un projet de transformation de notre territoire, à la convergence de l'innovation technologique, de l'innovation sociétale et de l'innovation en matière d'ingénierie de projet. Il nous a paru évident de nous atteler à la question de la fluidité du trafic avec notre territoire voisin. Nous avons répondu à l'appel à projets « TIGA » (territoires d'innovation de grandes ambitions) et avons eu la chance d'être retenus à l'issue d'une soutenance de notre projet devant la Caisse des Dépôts, en présence du sénateur Vall. Le Premier ministre a annoncé au mois de septembre que ce projet, porté conjointement avec le territoire Portes de Gascogne était retenu. Ce projet pèse 165 millions d'euros et bénéficiera du concours du Programme d'investissements d'avenir (PIA3) à hauteur de 36 millions d'euros, dont 3,5 millions d'euros de crédits de fonctionnement et d'ingénierie de projet.

Outre la fluidité du trafic, ce projet doit nous aider à « décarboner » notre territoire, à développer une politique sociétale innovante et à faire en sorte que l'expérimentation soit étendue à tous les territoires voisins de la métropole. Il s'agit enfin de faire des mobilités un axe de développement d'une filière technologique, avec en ligne de mire les véhicules autonomes, les taxis volants et de nombreux sujets connexes susceptibles de faire émerger une filière complémentaire à celles de l'aéronautique, de l'espace, des systèmes embarqués et de la santé.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Ouvrons un échange avec la salle.

M. Gérard-François DUMONT, professeur à la Sorbonne

Je vous remercie du vif intérêt de cet après-midi, monsieur le président. S'agissant de l'alliance territoriale, nous avons surtout évoqué, à ce stade, des alliances entre des territoires contigus, notamment entre des territoires ruraux et des villes plus importantes. D'autres alliances sont souhaitables pour le développement des ruralités, étant entendu que nous sommes dans un monde où la capacité à déployer des réseaux et des relations réticulaires est bien plus importante, pour le développement local, que les relations du centre avec la périphérie, même si celles-ci sont évidemment souhaitables. En d'autres termes, les ruralités doivent être conscientes, pour réussir, de leur capacité à se développer par elles-mêmes. Si Pierre Méhaignerie avait considéré que Vitré n'était qu'un supplétif de Rennes, sous prétexte que la CFDT avait estimé, en 1976, que cette ville était en échec complet, la situation de ce territoire serait claire : le taux de chômage, à Vitré, serait aujourd'hui du même niveau qu'à Rennes, c'est-à-dire le double de son niveau actuel. Dans ce monde réticulaire, il faut se créer soi-même des réseaux permettant le développement local. Cela implique une alliance qui n'est pas nécessairement à nouer avec des territoires contigus.

Je prends l'exemple d'Espelette. Le bourg avait perdu 40 % de sa population et était en train de mourir. S'il avait considéré que sa seule possibilité, pour renaître, était d'améliorer ses alliances avec Bayonne, ville proche où se trouvent les lycées et les services publics, son projet aurait échoué. Il en est allé différemment car il s'est souvenu d'un de ses atouts (le piment, bien sûr), qui était d'ailleurs en train de disparaître. Il n'y avait que quelques agriculteurs qui produisaient encore du piment, à titre accessoire (avec moins d'une tonne de production par jour). Le bourg s'est dit qu'il devait vendre ce produit aux grands cuisiniers du monde entier. Il s'est aussi attelé à se mettre en synergie avec d'autres terroirs, afin de valoriser son produit. Il est ainsi allé chercher le sel de Guérande. Cette logique réticulaire est essentielle et la ruralité doit s'inventer autour de tels projets de développement endogène.

Une étude extrêmement intéressante va d'ailleurs paraître dans les prochains jours, montrant que 23 % des chefs de petites entreprises, dans ce pays, sont des entrepreneurs qui sont revenus dans leur territoire de naissance pour développer une activité. Cela prouve l'attachement au territoire et l'importance, pour le développement local, de l'amour que les gens portent à leur territoire.

M. Victor PROVOT, maire de Thiron-Gardais (Perche)

Thiron-Gardais est un village du Perche qui compte 1 000 habitants. Je remercie M. Dumont d'avoir évoqué d'autres ruralités que les seuls liens entre la métropole et la ruralité. Notre pôle territorial, dans le Perche, n'a aucunement vocation à travailler avec la métropole car nous n'avons pas de lien particulier avec celle-ci. En outre, le Perche est à cheval sur quatre départements et trois régions. Un projet de territoire est donc à bâtir mais faut-il encore que les collectivités concernées en aient la volonté, sachant que notre territoire rural ne comporte aucune ville phare. Il se pose un problème majeur de structuration de ce projet dans notre territoire rural.

M. Pierre MÉHAIGNERIE

Nous devons diminuer la consommation de terres agricoles mais ce principe nous a été imposé de façon extrêmement dure dans le PLU, lequel nous interdit désormais toute consommation de terres agricoles. Aller jusqu'à l'excès va à l'encontre du développement territoire et à l'encontre de souhaits des familles qui souhaitent habiter des maisons individuelles et accéder à la propriété. Cette contrainte vous a-t-elle également été imposée ?

M. Franck MONTAUGÉ

Ce sujet est également d'actualité dans le Gers, qui est engagé dans l'élaboration du plus grand SCoT rural de France (quasiment à la taille du département du Gers), sous l'égide d'Hervé Lefebvre en particulier. Nous sommes confrontés à cette question. La réponse à votre question est donc positive. Je trouve cette contrainte très dure même si j'en comprends l'esprit. Il faut absolument préserver les terres agricoles.

Je partage le propos du professeur Dumont mais je crois aussi que nous devons permettre l'extension des zones d'influence métropolitaines. Cela passe par la prise en compte de la question de l'accessibilité des territoires, notamment par les moyens ferrés et routiers, sans parler du très haut débit.

Je suis d'ailleurs inquiet des débats d'élaboration de la loi LOM, car nous sommes en train de faire l'inverse de ce qu'il faudrait, sur certains territoires, pour fluidifier les relations entre les territoires périphériques et les métropoles.

Le propos de M. Méhaignerie soulève la question de la réhabilitation de la nos villages, dont les bâtis sont souvent inoccupés et délabrés. Nous avons des capacités de reconstruction dans des zones qui sont parfois constructibles depuis très longtemps. C'est vrai pour nos villages ruraux et pour nos bourgs-centres (d'où l'intérêt des actions « coeur de ville » et de revitalisation des centres bourgs). C'est également vrai des centres historiques de nos villes moyennes. En tant qu'ancien maire d'Auch, je parle en connaissance de cause. Nous devons nous donner les moyens de réhabiliter ces espaces d'habitation et de vie. Nous ne parviendrons à trouver l'optimum, entre la contrainte qui nous est imposée et les nécessités de développement de nos territoires, que si nous relevons ce défi.

M. Raymond VALL

M. Dumont a souligné la nécessité, pour nos territoires ruraux ou périurbains, d'avoir conscience de leurs atouts. Il est évident que nos productions locales ne s'arrêtent pas à nos frontières. Lorsque nous avons contractualisé avec la métropole, nous avons donc analysé la façon dont était structurée l'économie des productions, pour essayer de rassembler des productions de territoires plus vastes, afin de pouvoir répondre, dans nos discussions avec la métropole, à des besoins de l'inter-SCoT de 2,5 millions d'habitants. Nous avons ainsi contractualisé avec le Tarn-et-Garonne et avec le Lot-et-Garonne, car le réseau de coopératives n'a pas attendu que nous prenions des décisions. Ces trois départements sont au fondement d'une coopérative devenue aujourd'hui la première coopérative de production de produits bio d'Occitanie. Nous avons sur notre territoire 30 000 tonnes de produits bio stockés qui, si nous n'y prenons garde, partiront pour être transformés en Espagne, en Allemagne ou ailleurs. Nous sommes des territoires de production. C'est notre plus grande richesse, à condition que la valeur ajoutée ne parte pas vers l'étranger et ne soit pas captée par des intermédiaires tels que la grande distribution.

Rien ne prédestinait un territoire rural à avoir la première entreprise de commerce équitable. Ses fondateurs, trois cadres, l'ont instituée il y a quatorze ans et cette entreprise fait aujourd'hui travailler l'agriculture dans de nombreux départements. C'est l'idée qui a permis cette réussite, ces entrepreneurs considérant qu'il ne fallait pas se contenter du commerce Nord-Sud. Ils ont ainsi développé le commerce équitable « Nord-Nord ». Cette entreprise a aujourd'hui 120 salariés et a une croissance à deux chiffres tous les ans. Elle continue de vendre ses produits en tous ceux qui ont foi dans le concept de commerce équitable.

M. Ronny GUARDIA-MAZZOLENI, conseiller régional d'Occitanie

La région Occitanie a conscience du fait que l'objectif « zéro artificialisation » va freiner le développement de tous nos territoires. Nous travaillons depuis deux ans sur le Schéma régional d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (SRADDET) et poursuivons la concertation avec les territoires. Nous avons lancé il y a un an l'appel à projets pour la reconquête des friches industrielles, afin d'éviter la pression sur les terres agricoles, car cette consommation est trop importante à la périphérie des villes. La reconquête de friches industrielles permet de relâcher cette pression. Nous travaillons actuellement à l'élaboration d'un fonds foncier afin d'aider les agriculteurs à acquérir le foncier, car les prix augmentent, ce qui contribue à les chasser. Cet accompagnement du monde économique inclut les collectivités au travers d'un contrat bourg-centre qui se veut transversal.

M. Franck MONTAUGÉ

Merci à tous les participants de cette table ronde. Le sujet qui nous a réunis est encore méconnu et mal appréhendé. Nous avons besoin de chercheurs et des universitaires pour l'objectiver et organiser le partage de connaissances et d'expériences autour de cette notion de relations interterritoriales. Nous ferons ainsi des acteurs des territoires des leviers de développement supplémentaires pour l'ensemble de notre pays.

Mme Dominique FAURE

Très rapidement, je voudrais dire que nous tirons quatre leçons de notre expérience avec le Pays des Portes de Gascogne.

En premier lieu, il faut accepter les spécificités et la sociologie des territoires. Des expériences peuvent parfois être reproduites. Lorsque ce n'est pas possible, il faut innover.

Deuxièmement, il faut de l'envie de la part des responsables politiques des deux territoires, de l'engagement et du travail conjoint.

En troisième lieu, je crois qu'il faut simplifier. La proximité est un vecteur de simplification car on se connaît et nous sommes vecteurs du même territoire. Certes, il ne faut pas écarter des alliances avec des territoires qui ne sont pas voisins.

Enfin, la reconnaissance par les autres partenaires me paraît un point important de cette démarche innovante, bilatérale, que nous avons portée. Il s'agit du département, puis de la région, du pays et de l'Europe.

TABLE RONDE : « REPENSER ET ADAPTER L'OFFRE
DE SERVICES AUX HABITANTS »,
PRÉSIDÉE PAR M. JEAN-FRANÇOIS HUSSON,
SÉNATEUR DE MEURTHE-ET-MOSELLE

Participent à la table ronde :

M. Renaud AVERLY, maire de Corny-Machéroménil, président de la communauté de communes du Pays Rethélois ;

Mme Jocelyne GUÉRIN, maire de Luzy, vice-présidente du conseil départemental de la Nièvre.

La table ronde est présidée par M. Jean-François HUSSON, sénateur de Meurthe-et-Moselle.

M. Jean-François HUSSON

Nous sommes dans une société d'échanges et ceux-ci créent un besoin de services. Ce sont les offres de services marchands et non marchands, les offres de services publics ou privés (trésorerie, services bancaires, commerce,...). C'est aussi l'offre en matière de déplacements et de mobilité. Il y a aussi l'offre culturelle et sportive, notamment en termes d'équipement. C'est une offre de qualité de vie et de cadre de vie qu'il faut être en mesure de proposer. Cela suppose de penser en termes d'offre de service, de penser aux services, de les organiser et peut-être de les prioriser en fonction des bassins de vie des différents territoires.

Aujourd'hui, cette offre de services se construit autour de quatre thèmes primordiaux pour nos concertations : l'offre de santé, le numérique, l'école et le temps de l'enfant. Ces trois thèmes recèlent des chantiers formidables pour demain, à condition de penser en termes de services en retravaillant à partir de nos périmètres de vie.

Il y faut enfin de l'écoute et du dialogue. Un chaînon est indispensable, le respect entre les femmes et les hommes, entre les territoires et entre les acteurs. Il faut respecter les différences. Cela paraît très banal mais il faut retravailler sur ces valeurs. Partout où l'on travaille en équipe et collectivement, des solutions se font jour, même si elles ne sont pas forcément duplicables.

La France a une histoire et n'est pas un État fédéral. Elle a 35 000 communes et cette organisation ne s'est jamais simplifiée, puisque des couches ont toujours été ajoutées aux couches existantes. Je me souviens d'un président de département, Michel Dinet, qui expliquait que le millefeuille était un bon gâteau. C'est vrai. Il faut surtout bien appréhender et bien construire nos projets. En travaillant sur la question des services, nous travaillons sur des dimensions concrètes, au-delà des discours.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Renaud Averly, comment portez-vous, sur votre territoire, le développement et l'offre de services qu'évoque Jean-François Husson ?

M. Renaud AVERLY

Nous parlons du territoire ardennais, trop souvent évoqué avec misérabilisme. Il est vrai que si nous ne portons pas d'optimisme et de volonté d'agir, autant ne rien faire. Notre territoire regroupe 65 communes et 30 000 habitants, entre deux bassins importants que sont Reims et Charleville-Mézières. Nous sommes issus de la fusion de quatre communautés de communes qui comptaient, pour trois d'entre elles, 5 000 habitants, la quatrième en comptant 15 000.

En 2014, lorsque je suis devenu président de la communauté de communes, nous avons d'abord réfléchi à nos services publics et à notre projet de territoire. Nous nous sommes demandé quel projet de territoire nous voulions et j'ai dit à mes vice-présidents : « vous avez carte blanche durant six mois. Consultez, réfléchissez, analysez, proposez des actions à court, moyen et long terme. Lancez la pierre le plus loin possible. Nous verrons après ce que nous pouvons faire ». Ils l'ont fait. Nous avons rassemblé ces actions dans un projet de territoire. Nous avons ensuite examiné dans notre pacte fiscal et financier de quelle manière nous pourrions financer ce projet à moyen et long terme. Lorsque je leur ai dit que nous pouvions conduire toutes les actions proposées, ils ont ouvert de grands yeux. C'est de cette façon que nous avons redonné du dynamisme au territoire.

Il est souvent question d'appels à projets, face auxquels les territoires se sentent démunis en termes d'ingénierie de projet. Si un jour tous les acteurs se mettaient d'accord pour contractualiser à partir du projet du territoire porté par les habitants, je pense que nous nous porterions tous très bien.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Vous avez ouvert en particulier le vaste chantier de l'école.

M. Renaud AVERLY

En effet. En vingt ans, nous sommes passés, dans notre territoire, de 47 écoles réparties sur 65 communes à 17 pôles scolaires. Ce n'est pas mal de fermer des écoles. Je m'inscris en faux contre des discours passéistes de ce point de vue. Lorsqu'on souhaite cesser de voir les parents ne plus inscrire leurs enfants à l'école, on se prend en charge et on lance une réflexion.

Le dernier pôle scolaire que nous avons construit se trouve dans une commune de 180 habitants, car celui-ci était positionné de façon opportune du point de vue des transports. Nous avons fermé sept écoles, qui accueillaient 170 enfants. Trois ans plus tard, nous avons 230 enfants dans ce pôle scolaire, car les parents ont cessé de les inscrire à l'extérieur du territoire et parce que nous avons créé des services, notamment sur le plan périscolaire. Qu'attendent les parents aujourd'hui en milieu rural ? Ils souhaitent un cadre de vie mais attendent également les services qui vont avec, et la modernité. Le pôle scolaire a donc été totalement équipé, dispose d'infrastructures numériques et de tablettes dans chaque classe.

Nous avions prévu d'étendre le dispositif si l'expérimentation fonctionnait bien - ce qui est le cas. Nous avons ainsi lancé un plan de dotation informatique et toutes nos écoles sont aujourd'hui entièrement numériques.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Jocelyne Guérin, vous représentez un territoire qui n'avait rien de particulier au départ mais qui a su accueillir de nouveaux projets.

Mme Jocelyne GUÉRIN

Je vais vous raconter une belle histoire. Luzy est une ville de 2 000 habitants dans le sud du Morvan, dans la Nièvre. Elle n'a pas de richesses naturelles en effet mais elle est riche de ses hommes et de ses femmes. Nous avons écrit un projet pour penser le village du futur. Il s'agissait, en 2014 et 2015, de déterminer ce que nous avions à faire pour que le village continue de vivre et reste attractif. Nous avons écrit un projet autour des nouveaux enjeux (enjeux environnementaux, économiques, sociétaux) car nous étions conscients de la nécessité de prendre un virage. Nous avons écrit, dans un premier temps, un projet dans le cadre du dispositif de revitalisation, qui nous a donné des moyens. Nous sommes ainsi allés à l'inverse de ce qui avait été fait il y a trente ou quarante ans : on avait alors vidé nos coeurs de bourg et créé des zones artisanales et des lotissements. Les commerçants n'habitaient plus au-dessus des commerces. Nous sommes en train de rapatrier toute cette activité, cette vie, au coeur du bourg.

Toutes nos activités publiques étaient dispersées et nous les avons ramenées dans le coeur de bourg. Nous avons créé un pôle d'accueil et de communication qui regroupe l'office de tourisme, l'association des commerçants et la radio associative. Tout ceci fonctionne ensemble. C'est une manière de faire travailler ensemble les gens.

Nous avons aussi créé un pôle « éducation », notamment en mettant en place des salles pour les associations. Nous avons 70 associations, dans un village qui compte 2 000 habitants. Elles représentent une richesse considérable et elles jouent un rôle clé dans la réussite de notre projet. Nous les avons fait travailler dans des espaces communs. Ce n'est pas qu'un bureau. Ce sont des hommes et des femmes qui portent des messages et alimentent le discours politique.

Nous sommes aussi en train de constituer un pôle social, car les services, seuls, ne sont rien. La revitalisation du centre-bourg ne fonctionne que si les quatre piliers de ce type de démarche sont réunis.

Le premier de ces piliers est l'habitat (dans lequel nous faisons bien sûr une place aux nouvelles énergies), l'urbanisme et l'aménagement des services publics. Nous avons eu une Opération programmée d'amélioration de l'habitat (OPAH). Nous avons créé un fonds « façades ». Nous avons aussi une Maison de l'habitat, qui fonctionne comme un guichet unique. Y sont regroupés les professionnels pouvant accompagner tous les propriétaires dans leur projet. Il nous faut dans ces espaces des hommes et des femmes qui remplissent une fonction de facilitateurs, qui ouvrent des portes et qui font presque « à la place de ».

Cela marche ! Nous avons défini un programme sur cinq ans et il se déroule conformément à ce qui était prévu. Nous avons développé 80 logements et nous sommes en train de réaliser la rénovation de 28 façades. Tout ceci crée une dynamique.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Du coup, la démarche a aussi des effets d'entraînement sur le secteur privé, je suppose.

Mme Jocelyne GUÉRIN

Exactement. Nous avons écrit ce projet avec les artisans du bâtiment, qui ont un vrai savoir-faire. Le temps où les entreprises distantes de 200 kilomètres venaient remporter nos marchés est révolu. Nous avons conçu un marché public structuré en petits lots. Nous avons travaillé avec nos artisans afin qu'ils se positionnent davantage sur nos appels d'offres, car ils voyaient qu'ils étaient toujours écartés pour des raisons de prix ou de dimension. Aujourd'hui, ils sont porteurs du projet à nos côtés et remportent tous les marchés. Ils ont 10 millions d'euros de chiffre d'affaires pour les quatre ou cinq ans qui viennent. Ils ont aussi relancé des embauches d'ouvriers et d'apprentis, ce qu'ils ne faisaient plus il y a trois ou quatre ans parce qu'ils se contentaient de leur activité courante et de leurs clients fidèles. Aujourd'hui, ils tirent parti de cette dynamique et participent au développement du territoire.

Le troisième pilier est formé par les services, c'est-à-dire tout ce que nous pouvons apporter à nos usagers. Je suis capable d'entendre que le guichet de la gare est fermé parce qu'il n'y a plus suffisamment de trafic. Je suis capable d'entendre que notre perception va être fermée, s'il n'y a plus d'usagers. En revanche, je me bats pour que nous conservions ces services autrement. Nous avons depuis quinze ans, dans la Nièvre, la Maison de services au public afin d'aider ceux-ci dans leurs différentes démarches (Caisse d'allocations familiales, Mutualité sociale agricole, etc.). Aujourd'hui, il faut aller plus loin. Ces maisons de services aux publics sont hébergées dans nos centres sociaux. Il faut les réadapter et les ancrer dans un espace plus ouvert, afin de se conjuguer avec d'autres forces. Nous devons combiner le social, le numérique, faire converger ces acteurs et allouer des moyens humains à ces « tiers lieux » afin qu'ils aillent plus loin dans l'accompagnement des usages.

Enfin, le dernier pilier nécessaire à ce développement est l'âme, l'identité du territoire, son patrimoine. Nous devons tous porter ce discours dans notre communication, en soulignant l'intérêt qu'il y a à vivre chez nous. Aujourd'hui, les résultats sont flagrants. À Luzy, depuis trois ou quatre ans, nous accueillons 80 nouvelles familles tous les ans, et ces nouveaux arrivants sont, aux trois quarts, des actifs et des jeunes, qui choisissent notre territoire pour la qualité de vie et pour la qualité des services proposés, avec une vraie relation humaine. Toutes les réalisations qui ont été projetées il y a quatre ou cinq ans existent aujourd'hui ou sont en train de sortir de terre. Nous avons eu près de 80 % d'aides pour ces réalisations. Il nous appartient de réinventer notre avenir et les villages du futur. C'est une histoire d'amour entre les habitants, les citoyens et leur territoire.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Vous avez eu la modestie de ne pas signaler que vous avez aussi un centre d'accueil pour les réfugiés, ce qui crée aussi de la solidarité.

Sénateur Husson, comment écrit-on l'amour dans la loi ? Comment favoriser cet état d'esprit et ce dynamisme ?

M. Jean-François HUSSON

Il est intéressant de voir que nous avons, à cette tribune, des personnes passionnées. Cette passion est communicative. Cela fait la différence entre l'intelligence artificielle et ce génie humain, qui se réinvente à chaque fois. Ce n'est que cela mais c'est tout cela. Je viens d'entendre mon voisin sur la question des écoles. Je lui ai expliqué que j'écrivais aux ministres depuis cinq ans. Mon premier courrier datait d'octobre 2014. Depuis lors se sont succédé quatre ou cinq ministres, trois recteurs et quatre directeurs académiques des services de l'Éducation nationale (DASEN). Cela n'a pas bougé. Je ne demandais rien d'autre qu'un diagnostic des écoles dans le département. L'objectif était de provoquer la réflexion (à qui appartiennent-elles ? comment fonctionnent-elles ? etc.). Ceux qui seront prêts agiront. Ceux qui ne le veulent pas ou qui ont peur ne se lanceront pas. À un moment ou à un autre se produira un effet d'entraînement. L'amour du projet et du territoire suppose d'identifier des leaders.

Je suis originaire d'un village de 50 habitants. Aujourd'hui, j'habite Nancy. Je n'ai pas été maire mais je suis devenu sénateur. Nous avons travaillé avec le président des maires, le département et le président de l'agglomération pour créer deux SCoT en Meurthe-et-Moselle, représentant 720 000 habitants. Nous y sommes parvenus, en créant un pôle métropolitain, même si celui-ci est un peu en souffrance. La démarche a dépassé les clivages partisans, même si, au début, nous nous méfiions. Nous nous sommes apprivoisés, et sommes allés au-delà de nos différences. Pierre Méhaignerie fait partie des « dinosaures », c'est-à-dire des élus qui ont fait quarante ou cinquante ans de vie publique. Je le dis avec beaucoup de respect mais je n'y crois plus, car les gens veulent du renouvellement. Nous sommes dans l'essoreuse médiatique. Il faut entrer en politique, s'y engager quelque temps et en ressortir. Il faut donc des personnes passionnées, car cela demande beaucoup plus d'engagement qu'avant.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Il faut aussi le long terme.

M. Jean-François HUSSON

Il faut passer le relais. Celui qui gagne, au rugby, est celui qui sait jouer collectif et créer un décalage. Il ne suffit pas d'avoir 800 kilos dans le pack. Vous écrasez tout mais vous n'avez pas de génie. Il y avait à l'époque le génie rural. Il faut réinventer le génie français. Surtout, il faut faire confiance aux femmes et aux hommes qui consacrent du temps et de l'énergie à ces projets. Ce sont ceux qui nous font aimer l'engagement.

M. Renaud AVERLY

Je suis tombé amoureux du territoire de Luzy. Il est vrai que nous devons toujours être les « VRP » de nos territoires. C'est à cette condition que l'on peut convaincre les citoyens et les entreprises de venir s'y installer. Un volet de notre projet de territoire visait d'ailleurs à relocaliser l'acte d'achat. Des citoyens paient des impôts sur notre territoire et nous essayons de faire en sorte que la consommation soit également locale. Nous avons construit dans notre pôle scolaire une cuisine centrale, adossée à la cantine. Elle alimente l'ensemble de nos pôles scolaires. Lorsque nous avons lancé l'appel d'offres pour la délégation de service public, nous avons intégré dans les critères des circuits courts, du bio, etc. Les mastodontes du secteur ont eu du mal à se plier à ces critères. La démarche commence donc dès la construction d'un marché public. Aujourd'hui, plus de 60 % des produits de nos cantines sont des produits locaux. Nous avons aussi racheté les murs de l'abattoir de la commune, qui était en train de péricliter. Il a été repris par des agriculteurs et des bouchers locaux. Les bêtes sont élevées, abattues et transformées sur notre territoire, puis livrées aux cantines. Que peut-on faire de mieux, en termes de circuits courts et d'économie locale, de la production à la consommation ? Depuis trois ans, je n'ai plus aucune remarque des parents d'élèves sur la qualité des repas dans les cantines.

M. André ROCCHI

Je suis maire, en Corse, d'une commune de 4 000 habitants, médecin généraliste, urgentiste, à la tête d'une maison de santé de 30 personnes et je viens parler aujourd'hui de la grande ruralité française, à propos de laquelle j'ai réalisé une enquête. Je me suis penché sur une quarantaine de grandes ruralités françaises.

Nous souffrons de l'arrivée de l'Agence régionale de santé (ARS), qui apporte la pathologie du centralisme dans les régions, et des effets pervers du normatif, malgré un article 131 qui n'est jamais appliqué. Il n'y a aucune démocratie participative entre les médecins généralistes et les élus locaux. Nous avons aussi face à nous une population en grande souffrance. On a vidé la caisse à outils des médecins généralistes, qui ne peuvent plus faire d'aérosol ou d'oxygénothérapie. Nous avons ainsi des personnes qui sont en danger dans la grande ruralité.

Parallèlement, la peur des internes, devant la perspective d'une installation dans la ruralité, a été renforcée. Je suis maître de stage et je reçois régulièrement des internes. Je leur apprends à ne pas avoir peur. Mais on utilise cette peur pour installer un centralisme sanitaire qui est scandaleux.

Je milite aujourd'hui pour un statut particulier du médecin généraliste rural, qui est une profession n'ayant rien à voir avec la médecine de ville. Il faut en passer par là si nous voulons sauver nos patients ruraux. Je suis dans une maison de santé mais je milite pour ceux qui veulent travailler seuls.

Nous avons transformé l'égalité d'accès aux soins des citoyens en des soins d'accompagnement des indigènes, ce qui est scandaleux. C'est la raison pour laquelle nous avons fait tout un travail que je ne développerai pas ici.

Un autre scandale fut la séparation de la spécialité « médecin généraliste » de la spécialité urgentiste, ce qui empêche, dans les territoires ruraux, d'avoir un médecin capable de tout assumer. Si l'on se trouve à quatre heures d'un SAMU et que le médecin n'a pas été autorisé à exercer la fonction d'urgentiste, je trouve que c'est un délit. C'est un cri d'alarme que je lance aujourd'hui. En outre, il n'y a aucune représentation de la grande ruralité, car un médecin rural ne peut siéger ni dans les syndicats ni au Conseil de l'Ordre. Il n'en a pas le temps. C'est la raison pour laquelle je suis allé les écouter.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Merci de ce témoignage.

Jean-François Husson, nous voyons des élus qui agissent et qui expérimentent. Ne faut-il pas promouvoir des expérimentations en milieu rural dans le travail que vous préparez, et envisager d'autres modèles en fonction des territoires ?

M. Jean-François HUSSON

Vous venez d'indiquer, dans la fin de votre propos, ce vers quoi il faut probablement tendre. La France est un pays singulier par son histoire et par la façon dont il se compose. Il faut voir la façon dont nos concitoyens s'approprient ces évolutions. Soit ils y trouvent leur compte, soit ils n'y trouvent pas leur compte, auquel cas on explique généralement qu'il n'est plus possible de revenir en arrière. Il faut trouver la maille à laquelle nous pouvons travailler.

Je retiens des différents témoignages que nous avons entendus aujourd'hui qu'il n'existe pas de modèle unique. Il appartient à chaque territoire d'examiner le projet dont il souhaite se doter, parfois avec le ou les territoire(s) voisin(s). Dans notre territoire, quatre communes font partie de trois intercommunalités différentes, qui ont chacune une école. On nous dit qu'il faudrait regrouper tout cela mais le maire ne veut pas être le premier à amorcer ce mouvement. Il faut sortir du cadre et engager la réflexion. Il faut hiérarchiser en fonction des territoires. Je me méfie des expérimentations. Il faut surtout qu'il y ait de la souplesse dans l'utilisation des moyens d'accompagnement et dans l'ingénierie humaine et financière. Avec un cadre, de la souplesse, de l'intelligence, nous trouverons des solutions.

Dans les rapports des territoires entre eux ou avec des territoires plus urbains, nous devons avoir quelques grands niveaux de service accessibles par strates. Entre le moment où un enfant quitte sa maison et y revient, il s'écoule parfois dix ou douze heures, ce qui veut dire que les enfants peuvent travailler 50 heures par semaine alors que leurs parents travaillent parfois moins de 35 heures.

Notre rapport a vocation à permettre d'avancer. Il ne comportera aucune proposition « magique » mais nous ferons en sorte que les territoires puissent s'en emparer, afin qu'il ne finisse pas sur une étagère. Il faut renouer le lien entre ce que les élus, aux différentes strates, peuvent produire et ce que les administrations doivent mettre en oeuvre.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Merci à tous. Nous avons bien vu que s'il n'y avait rien de magique, il existait tout de même des expériences exemplaires qui doivent inspirer vos collègues.

TABLE RONDE : « ORGANISER L'INGÉNIERIE TERRITORIALE », PRÉSIDÉE PAR M. BERNARD DELCROS, SÉNATEUR DU CANTAL

Participent à la table ronde :

M. Nicolas SORET, président de la communauté de communes du Jovinien, vice-président de l'Association des petites villes de France ;

M. Thierry VERDAVAINE, maire de Saint-Michel-en-Thiérache, président du PETR du Pays de Thiérache ;

M. Pascal COSTE, président du conseil départemental de la Corrèze, président de la commission Nouvelles ruralités de l'Assemblée des départements de France ;

La table ronde est présidée par M. Bernard DELCROS, sénateur du Cantal.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Deux sujets reviennent depuis le début de l'après-midi : la mobilité et l'alimentation. De nombreux projets se structurent à partir de ces deux dimensions, alors que l'alimentation était souvent le parent pauvre des projets de développement territoriaux il y a quelques années.

Nous allons parler ici de l'ingénierie territoriale et des pistes pour l'organiser. Bernard Delcros, quels sont les enjeux de cette ingénierie territoriale ?

M. Bernard DELCROS

Je note qu'il fut question de cette ingénierie lors des précédentes tables rondes, même si ce n'était pas leur sujet central. L'existence d'écarts, en matière de capacités d'ingénierie, est désormais reconnue comme une source d'inégalités dans le développement rural. Une fois le constat dressé, les réponses peuvent différer quant aux moyens de répondre à cette nécessité. Je me contenterai ici de poser quelques questions.

L'Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT) aura notamment une mission d'ingénierie territoriale. Est-ce utile ? Je le crois. Est-ce suffisant ? Je ne le pense pas. De nombreux départements ont développé une ingénierie territoriale à l'échelle départementale. Des efforts ont par exemple été faits en ce sens dans le Cantal, ce qui apporte un appui réel aux collectivités, en particulier les communes les plus petites. Cette ingénierie, si efficace soit-elle au niveau départemental, est-elle suffisante ? Faut-il développer de l'ingénierie à l'échelle des EPCI pour accompagner les élus dans l'élaboration des projets de territoire, dans les stratégies locales et dans l'animation et le suivi de ces projets ?

Quelle échelle privilégier et quelles complémentarités rechercher, voire quelles mutualisations ? Il faut aussi débattre de la question du financement, demain, pour cette ingénierie dont nous reconnaissons tous qu'elle est indispensable si nous ne voulons pas créer des inégalités dans le développement territorial.

La négociation qui s'ouvre sur les nouveaux contrats de plan État-Région (CPER) et les nouveaux programmes européens peut nous offrir une opportunité afin d'apporter les financements nécessaires - qui ne peuvent se réduire à du saupoudrage - dans la réponse aux appels à projets.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Nicolas Soret, vous êtes président de la communauté de communes du Jovinien, dans l'Yonne. Comment percevez-vous ces enjeux ?

M. Nicolas SORET

J'ai été élu en 2008. Nous avions un très beau programme. Quinze jours après notre arrivée aux affaires, la fermeture de la maternité nous a été annoncée, ainsi que celle de la chirurgie, la fermeture du tribunal d'instance, celle du tribunal de commerce et le départ du régiment militaire. 10 % de la population ont ainsi été rayés d'un trait de plume en six mois. Nous avons donc rangé verticalement notre programme, en prenant conscience du fait que l'histoire n'allait pas s'écrire comme nous l'avions envisagé.

Au-delà du fait que notre ville avait été reconnue « ville martyre de la révision générale des politiques publiques (RGPP) », ces décisions brutales ont créé un état d'esprit de défiance vis-à-vis de l'État. Nous avons même organisé une cérémonie tout à fait symbolique, au cours de laquelle nous avons hissé un drapeau blanc, en forme d'appel pour nous aider à rebondir.

Je préside aussi le PETR du nord de l'Yonne. Je crois beaucoup à la coopération territoriale, avec la conviction que l'on peut demain faire ensemble ce que l'on n'est plus capable aujourd'hui de faire isolément. Tel est l'enjeu du territoire de projet que constitue le PETR, au sein duquel on se partage des ressources sur la GEMAPI, pour le plan climat, air, énergie territorial, pour le SCoT, autant de sujets que notre communauté de communes ne pourrait porter seule. Nous sommes aussi devenus des experts de la chasse aux subventions. Nous avons un rond de serviette à l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) et nous sommes régulièrement reçus par le préfet pour obtenir quelques subsides ici et là. Nous sommes des professionnels du CPER avec la région Bourgogne et avons obtenu une petite ligne de crédit du Fonds national d'aménagement et de développement du territoire (FNA2D).

Joigny a une spécificité : compte tenu de notre histoire, nous avons la conviction que nous ne pouvons compter sur personne d'autre que sur nous-mêmes pour nous redresser. Peut-être suis-je aussi influencé par ma propre expérience, pour avoir grandi dans un village de 350 habitants où il n'y avait aucune ingénierie. J'ai toujours vu mes parents (non élus) s'investir dans le village pour organiser et conduire à peu près tous les projets qui ont vu le jour dans ce village.

J'ai dit aux Joviniens que je n'avais pas les moyens de payer des expertises mais en voyant leurs profils, parfois extrêmement pointus et très variés, je leur ai demandé s'ils accepteraient d'aider la collectivité. L'Yonne n'est pas un département très en avance dans le déploiement du très haut débit mais nous avons réuni des habitants de la ville qui avaient cette expertise en leur proposant de créer une société coopérative d'intérêt collectif pour déployer le haut débit par nous-mêmes. Ce dispositif existe depuis six ans. Parti de Joigny, il couvre aujourd'hui les deux tiers du département. Nous avons relié 200 mégaoctets en symétrique, par les voies hertziennes. C'est une initiative strictement citoyenne et nous avons multiplié les exemples de cette démarche, sur de nombreux sujets, en prenant acte du fait que la ville n'aurait de toute façon pas les moyens de s'offrir des ingénieries.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

C'est de l'ingénierie participative.

M. Nicolas SORET

Exactement.

J'entendais Mme Guérin, animée par une très belle énergie, évoquer la création d'un tiers lieu. Nous avons fait la même chose. C'est le bouillon de la ville et de la communauté de communes, à l'image d'une place de la ville que j'ai nommée « place aux idées neuves ». C'est l'imagination au pouvoir. J'ai beaucoup aimé aussi l'idée consistant à lancer la balle le plus loin possible, pour voir après ce que cela donne. Je dis toujours aux habitants que mon seul savoir-faire est l'ingénierie publique. Je n'ai pas leur savoir technique mais s'il existe une ligne d'aide permettant de les aider, je saurai la trouver.

Cela a fonctionné et Joigny, qui a une histoire tout de même assez sombre, ces dernières années, est en train de se redresser. J'aurais pu parler de ce que nous avons fait en matière d'ingénierie culturelle. Ces rues commerçantes qui se sont peu à peu dépeuplées de leurs commerces depuis les années 70, il en existe dans toutes les petites et moyennes villes de France. Nous avons décidé d'acheter les bâtiments pour y installer des artistes. Nous en avons installé deux. Cela a fait boule de neige. Aujourd'hui, ils sont trente. Nous avons ainsi créé une « rue des artistes » à Joigny, toujours en s'appuyant sur des initiatives citoyennes.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Allons maintenant en Thiérache avec Thierry Verdavaine.

M. Thierry VERDAVAINE

La Thiérache, qui regroupe 160 communes et quatre communautés de communes, compte 75 000 habitants, aux confins de la Picardie et en frontière de la Belgique. Nous sommes désormais, redécoupage administratif oblige, au milieu des Hauts-de-France. Notre paysage est fait d'herbages, de bocages et de sites économiques qui ont souffert. L'agriculture y est encore forte mais connaît des difficultés. En réalité, il faut distinguer la Thiérache du Nord, la Thiérache Ardennaise et une Thiérache belge, qui a l'avantage d'avoir la bière de Chimay, alors que nous avons le maroilles, ce qui donne naissance à de belles associations. Tout ceci forme la Grande Thiérache. La Thiérache et les Thiérachiens étant attachants, nous avons trouvé un slogan, avec notre office de tourisme intercommunautaire : « la Thiérache, on s'y attache ! ».

Nous avons conçu l'ingénierie au service du développement de notre territoire, en constatant que l'ingénierie technique, ou de gestion, existait au sein des communautés de communes (assainissement, déchets, gestion de services publics, piscines, etc.). L'échelle pertinente est bien la communauté de communes.

Il n'en est pas de même en matière d'ingénierie stratégique ou de projet : le périmètre pertinent est alors celui du projet de territoire. On nous demande de mutualiser nos moyens mais nous n'avons aucune ressource à mutualiser car les communautés de communes sont dépourvues d'ingénierie stratégique ou d'ingénierie territoriale de projet (mis à part la possibilité, pour le directeur, de consacrer 10 % de son temps à cette réflexion). Il fallait donc la créer et c'est ce que nous avons fait, à partir de compétences thématiques (un service habitat, un service environnement, la gouvernance alimentaire, le tourisme, le développement rural). Chaque fois, nous recrutons un « animateur », qui a pour rôle de donner de la vie à un territoire, avec un pilotage assuré par l'ensemble des directeurs des communautés de communes, d'une part, et par les présidents des communautés de communes et le président du pays pour le pilotage politique d'autre part.

Le projet doit bien sûr se construire avec la société civile. Nous avons ce souci permanent de co-construction, de même que celui de l'évaluation des politiques publiques. Nous avons été retenus, grâce à l'ANPP, pour la création d'un indice participatif de bien-être. Il faut demander aux habitants si les projets améliorent leur bonheur de vivre en Thiérache, en leur fournissant une boîte à outils évaluative, et dans un cadre contractuel : pour financer notre ingénierie stratégique, chaque année, nous signons une convention avec les communautés de communes, lesquelles financent les postes nécessaires en matière d'ingénierie.

Nous avons tout de même quatre contrariétés :

- en premier lieu, le contrôle de légalité doit s'adapter. Chaque fois que je recrute un animateur ou un chargé de mission, celui-ci doit détenir des compétences spécifiques (adaptabilité, capacité de mobilisation des acteurs, travail sur le terrain) et nous recevons une lettre du contrôle de légalité qui se demande si nous ne payons pas trop cher les compétences en question. Il faut bien rémunérer les personnes à la hauteur des compétences que l'on attend d'eux. Le contrôle de légalité nous demande également si nous n'aurions pu trouver un titulaire de la fonction publique. Nous devons alors démontrer que nous avons cherché ce profil en vain ;

- en deuxième lieu, la mutualisation nécessite des moyens financiers qui soient pérennes. Nous aussi allons à la chasse aux aides, en allant chercher une part de financement dans le programme LEADER, un autre dans le programme de transition écologique solidaire ou encore dans l'accord-cadre passé avec les Hauts-de-France. Il est évident que consacrer tout ce temps à l'animation serait plus profitable au territoire ;

- en troisième lieu, l'important de l'ingénierie doit être comprise par tous, y compris par l'État, ce qui n'est pas toujours le cas. Je fais un parallèle avec les contrats de ville. En milieu urbain, le programme 147 permet de financer des actions ou votre ingénierie. C'est ce qui s'appelait, un temps, les équipes de maîtrise d'oeuvre urbaine et sociale. Dans le contexte des contrats de ruralité, on nous a expliqué que ce n'était pas possible. Nous méritons quand même que ce qui est possible dans les banlieues le soit dans les campagnes ;

- enfin, la pertinence des PETR doit être réaffirmée par l'État. Chaque fois qu'une nouvelle contractualisation est possible, il faut refaire le diagnostic, redéfinir les orientations stratégiques, etc. In fine , le pacte de Sambre-Avesnois-Thiérache pour la réussite de la Sambre, de l'Avesnois et de la Thiérache constitue une belle mécanique, permettant la mobilisation des services de l'État et de la région. On demande au PETR du Pays de Thiérache de sortir des fiches en quinze jours, pour le mardi midi. Nous avons transmis nos fiches le mardi à midi quinze et elles ont été rejetées. Nous ne figurons donc pas parmi les signataires du Pacte Sambre-Avesnois-Thiérache. Seules les communes, qui ont une fiscalité propre, y sont admises. C'est nier le travail que nous avions réalisé.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Il faut donc consolider les PETR.

M. Thierry VERDAVAINE

Absolument.

Nous avions aussi, en Picardie, l'habitude du développement endogène, par la mobilisation du fonds de développement local, des associations, de la société civile, autour d'un projet de territoire. Dans le Nord-Pas-de-Calais, la vision du développement était tout à fait différente, centrée sur la complémentarité villes-campagne et la vision du ruissellement. Il faut de la complémentarité entre les villes et les campagnes mais nous avons vu arriver des cartes avec des régions interstitielles ou intermédiaires. C'est le devenir qui était réservé à la Thiérache. Cela nous a fait hérisser le poil. Nous croyons dans le développement endogène. Nous avons une capacité à nous organiser et à réaliser notre potentiel de développement.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Terminons par un témoignage issu du département de la Corrèze, que vous présidez, Pascal Coste.

M. Pascal COSTE

Je voudrais remercier les organisateurs de cette rencontre d'avoir pensé aux départements, même si ce fut sur le tard - ce dont nous avons une certaine habitude. Il faudrait aujourd'hui demander aux maires quelle motivation leur reste après la perte de leurs compétences successives. Même si le développement doit être plus harmonieux, il est parfois mis à mal par ces pertes de compétences et par cet exercice « supra » qui a apporté des charges supplémentaires sans toujours apporter une solution concrète aux problèmes.

En milieu rural, nos concitoyens raisonnent encore à partir du département et de la commune, même si on essaie de leur faire croire qu'il n'y a plus que la région et l'Europe sur Terre. Les élus communaux sont peut-être les premiers lanceurs d'alerte et ont un rôle social et d'aménageur important. Il en est de même des départements, qui portent aujourd'hui une grande part d'ingénierie.

Thierry Verdavaine constatait à l'instant que l'État recule, ce qui est dramatique. Le peu qu'il reste, dans ce mouvement, s'apparente à des fonctions de contrôleurs des travaux finis. Nous n'avons plus besoin du contrôle de légalité ni d'opportunité. Je vois mal avec quelle légitimité un préfet me ferait remarquer que nous payons trop cher tel ou tel contrat. Je pourrais lui demander, en revanche, ce qui a été fait en termes d'ingénierie en matière d'adduction d'eau ou en matière d'environnement. Aujourd'hui, l'État, y compris au sein de nos départements, n'a plus de poids sur sa propre administration. Quel poids a un préfet sur une ARS ou sur la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) ? Je ne m'éloigne guère du sujet, car l'ingénierie se trouvait bel et bien au sein de la Direction départementale de l'équipement (DDE) ou de la Direction départementale des territoires (DDT). Si nous n'avons pas de capacité à nous organiser à une échelle supérieure pour retrouver ces services « supra », ces compétences vont disparaître. C'est plus encore le cas dans les territoires ruraux : les communes et les intercommunalités qui témoignent aujourd'hui montrent bien à quel point il est difficile de dégager des moyens en faveur de l'ingénierie.

Nous étions, il y a quelques jours encore, en conférence des territoires (laquelle regroupe les intercommunalités et les départements), avec pour thème central celui de l'ingénierie afin de savoir quelle ingénierie proposer aux élus qui vont sortir des urnes, car ils auront besoin d'accompagnement.

C'est un peu ce que j'entends à propos du pacte rural, à ceci près que celui-ci n'a de rural que le nom. C'est une grande plaisanterie. Il comporte 200 mesures qui sont presque toutes de portée générale. Le contrat de réciprocité ne s'adresse pas aux ruraux et le principe de réciprocité suppose d'abord d'identifier les meilleurs éléments d'un territoire (par exemple un directeur général ayant une compétence particulière dans tel ou tel domaine). Il faut ensuite identifier les besoins et investir sur ces personnes. Nous sommes tous très forts pour dresser des constats de misérabilisme mais sommes-nous prêts à mutualiser l'ingénierie ou le « petit plus » dont chacun dispose sur son territoire ?

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Cela signifie-t-il la nécessité, pour les départements et les agences techniques départementales, de travailler autrement ?

M. Pascal COSTE

Ce n'est pas le sujet. Où trouver les compétences qui existent en matière d'ingénierie et comment les utiliser ? Le département n'est pas seulement indispensable sur le plan social. Il l'est aussi sur le plan de l'égalité territoriale. Il doit permettre de valoriser les compétences qui existent sur le terrain.

En 2015, la loi NOTRe a entraîné une perte de compétences économiques. Il a fallu dissoudre des agences. Dès 2015, nous l'avons fait pour sectoriser le département et désigner des chefs de projet. Ceux-ci ont désormais une compétence horizontale sur les autres services (ce qui n'est pas simple à mettre en place), en liaison directe, le cas échéant, avec le directeur général ou le cabinet, afin que les choses avancent. Nous avons besoin de tels acteurs qui permettent d'aborder certains sujets de façon horizontale, y compris avec l'État et la région. Chacun peut, en fonction de ses prérogatives, rassembler les compétences de la région, voire de l'État lorsqu'elles existent, jusqu'aux communes. Cette fonction de catalyseur est devenue indispensable pour mobiliser l'intelligence qui existe localement.

Les contrats de réciprocité ne relèvent pas, à mes yeux, de la théorie du ruissellement. J'étais récemment présent, lors d'un colloque, aux côtés de la vice-présidente du Grand Bordeaux chargée des questions de transition écologique. Nous sommes le seul département à avoir créé un contrat de transition écologique, à travers de multiples axes. Lorsque nous exprimons ce que nous faisons en la matière, il s'avère que c'est exactement la même démarche que celle conduite par l'agglomération de Bordeaux. Sans parler de ruissellement ni de rapports d'infériorité ou de supériorité avec les métropoles, nous sommes capables de recréer des passerelles permettant d'initier des mutualisations.

Un certain nombre de petits départements du Massif central (Lozère, Aveyron, Haute-Loire, Creuse) réfléchissent actuellement à la création d'une entente afin de mutualiser des services et des compétences qui soient à la hauteur de nos besoins.

Il est urgent de supprimer le statut de la fonction publique.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

La loi Dussopt va vous offrir des possibilités nouvelles.

M. Pascal COSTE

La loi Dussopt n'est rien. Je dois pouvoir embaucher en CDI à n'importe quel niveau. J'ai besoin d'une compétence pour travailler sur un sujet déterminé. Je dois pouvoir rémunérer cette compétence, que la personne soit fonctionnaire ou non. Ce peut être pour trois mois ou pour cinq ou six ans.

Nous devons prendre le taureau de la ruralité par les cornes. Tout le monde a fait son rapport et aujourd'hui, chacun écrit son livre sur le sujet - j'y ai d'ailleurs songé. Au total, la fracture s'accentue. Si nous ne sommes pas capables de prendre deux ou trois mesures pour faire en sorte que la ruralité existe, et de moduler, dans la prochaine réforme institutionnelle, les critères de population par des critères de surface, nous serons dans une impasse. Est-il normal que trois communes, dans une communauté de communes, aient le pouvoir absolu sur quarante autres ? C'est inadmissible.

« L'artificialisation zéro » signifie le gel des communes pour celles qui n'ont pas de friche. Il faut cependant définir des critères, dans la même logique, en ce qui concerne l'énergie et l'eau. Si l'on impose, par exemple à Bordeaux, de ne plus jamais dépasser son niveau actuel de consommation d'énergie, cela veut dire que l'usine de Thales souhaitant s'y implanter devra peut-être revoir son projet pour s'implanter dans un territoire où le niveau de consommation d'énergie permet d'envisager un tel projet. Peut-être serons-nous capables de réintroduire, dans le territoire où cette usine va créer 2 000 emplois, des mobilités douces, de créer une liaison avec tel quartier enclavé, etc. C'est cela, l'aménagement du territoire. Nous menons un combat sur ce sujet de l'artificialisation car nous sommes capables de conserver des terres agricoles tout en travaillant à notre développement.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Monsieur le président de la table ronde, pour en rester à l'ingénierie, qui était le sujet de cette séquence, nous voyons se dessiner des modèles différents.

M. Bernard DELCROS

Je retiens quelques propositions concrètes car tel est bien l'objet de ce colloque. L'importance de l'ingénierie ne fait aucun doute. L'idée d'adaptation de la réglementation me paraît intéressante. La loi Dussopt porte un certain nombre d'assouplissements et nous pouvons nous saisir de ces possibilités.

Aucune règle générale ne se dégage en matière d'échelle. Ce sera, ici, le PETR, ailleurs l'intercommunalité. Il ne faut pas, en matière d'ingénierie, définir d'échelle a priori. Il faut s'adapter à la réalité des territoires et à la volonté des élus locaux.

En matière de financement, je partage le propos de Thierry Verdavaine : il faut des financements fléchés. Dans le modèle actuel, nous finissons par trouver des financements mais on y consacre beaucoup de temps et d'énergie. Il faut qu'il existe des financements fléchés vers l'ingénierie. C'est vrai à travers le programme 147 pour les contrats de ville. Cela pourrait être vrai pour les contrats de ruralité. Il était d'ailleurs question, en 2017, de flécher les crédits sur le fonds national d'aménagement et de développement du territoire (FNADT), qui permet de financer de l'ingénierie et des dépenses immatérielles. Cela pourrait passer par une revalorisation de l'enveloppe du FNADT.

Je suis d'accord, enfin, avec l'idée selon laquelle il faut sortir du seul critère attaché au nombre d'habitants, pour les dotations comme pour d'autres éléments.

M. Jean DUMONTEIL, modérateur

Merci à tous.

« LE RÔLE DE L'ÉTAT », PAR M. PATRICE JOLY, SÉNATEUR DE LA NIÈVRE, PRÉSIDENT DE L'ASSOCIATION NATIONALE NOUVELLES RURALITÉS

Vous écouter m'a rappelé un poème de Fernando Pessoa, « Le Tage », qui résume un certain nombre des interventions de ce colloque :

« Le Tage est plus beau que la rivière qui traverse mon village

Mais le Tage n'est pas plus beau que la rivière qui traverse mon village,

Parce que le Tage n'est pas la rivière qui traverse mon village ».

Je cite ces vers en référence à une remarque selon laquelle Luzy n'a rien de particulier. Si, en réalité Luzy est Luzy, avec son identité. Nous devons, selon de nombreux avis qui ont été exprimés aujourd'hui, cultiver l'estime de nos territoires, reconnaître leur potentiel et leurs richesses pour avancer et créer du développement. Ce poème m'a été appris par un membre de mon cabinet lorsque j'étais président du conseil départemental. Il s'appelait Jean Bouchecaud et nous a malheureusement quittés. Je l'avais embauché à temps partiel afin qu'il nous aide à renouveler notre pensée sur un certain nombre de sujets. Il avait coutume de dire que nous avions besoin de poésie dans la vie. Le rêve précède toute volonté d'avancer. Il n'écrivait ni ne récitait des vers. Mais la poésie est le rêve, et le rêve précède toujours nos projets concrets. Si l'on n'avait pas rêvé l'envol, il n'y aurait pas eu d'avion. Nous vivons aujourd'hui le rêve pour de Nouvelles Ruralités.

J'ai participé à la mission « Agenda rural » à la demande du Premier ministre, qui m'a demandé d'y participer en tant que président de l'association Nouvelles Ruralités, car si nos territoires sont contemporains de leur temps, ils souffrent d'un déficit de reconnaissance. Nous attendons de l'État une nouvelle reconnaissance des ruralités, car celles-ci ont le sentiment de ne pas être reconnues. D'autres l'ont dit avec moi. Nous avons besoin d'entendre que la France a besoin de nous. La France a besoin de la ruralité au regard de ce que celle-ci peut représenter dans la réponse aux défis qui se dressent devant nous (énergies renouvelables, biodiversité, etc.).

Il faut sortir du prisme, dans la mise en oeuvre des politiques publiques et dans notre pensée, de cette imprégnation de la métropolisation. Au mois de juin aura lieu un évènement, « Ruralisons », auquel participeront des organisations représentant les territoires, Après avoir métropolisé la pensée de façon générale, il faut aujourd'hui la ruraliser afin que nous nous y retrouvions tous, en tant que représentants des territoires et en tant que citoyens des quatre coins de la France, dans la déclinaison des politiques publiques.

Le rôle de l'État est très important car il donnera l'impulsion, le rythme. Même dans le domaine socioéconomique, le potentiel de nos territoires n'est pas nécessairement perçu par ceux qui sont susceptibles de créer de la richesse et de développer des activités, pour eux-mêmes, pour le territoire et pour les habitants. Dans la Nièvre, les chefs d'entreprise ne sont pas polytechniciens et les entreprises comptent souvent 100 à 150 salariés. Leur siège n'est pas à Paris. Dès lors, lorsqu'elles explorent des sujets très innovants et cherchent à être reconnues, par exemple pour trouver des partenaires en matière de recherche, elles pâtissent de ce déficit de reconnaissance. Au surplus, le chef d'entreprise auquel je pense, dans la technopole de Magny-Cours, a demandé à la Direction générale de l'armement (DGA) deux millions d'euros de crédits pour des recherches. Il est vrai que la DGA est plus habituée à travailler avec Dassault ou Sagem, qui demandent un appui de 30 à 50 millions d'euros. Là, cela pèse et c'est sérieux. Nous avons finalement réussi, à force d'énergie déployée par les uns et les autres, à faire en sorte que l'entreprise entre dans ces réseaux et y apporte effectivement un savoir-faire spécifique. L'État a un rôle majeur d'impulsion et d'entraînement de l'ensemble de la société afin que soit porté un regard renouvelé sur les territoires ruraux.

L'enjeu est culturel. Nous devons aussi nous fonder sur un certain nombre de données. Gérard-François Dumont, dont les travaux nous ont inspirés, a réussi à faire admettre à l'INSEE, il y a un an et demi, que celle-ci surévaluait les populations urbaines par rapport à la population rurale dans le recensement. Une proposition de l'Agenda rural vise d'ailleurs à initier un travail avec l'INSEE et avec d'autres partenaires afin de travailler sur les caractéristiques du calcul des populations de façon à mieux refléter la réalité.

Travailler sur les différenciations des territoires afin que des dispositifs adaptés à leur typologie émergent, en taille, en volume et au regard de leurs caractéristiques de géographie physique et d'organisation territoriale, nous permettra également de disposer d'une nouvelle définition des espaces ruraux.

Sur un plan plus immédiatement opérationnel, nous devons veiller à ce que la nouvelle programmation européenne (2021-2027) prenne en compte la ruralité à hauteur de ce qu'elle peut apporter à l'échelle de l'Union européenne. Or un risque majeur se dresse devant nous, car la PAC fait figure de politique ancienne. Elle est en réalité une politique pleinement moderne, tant les enjeux agricoles (volume de production, qualité de production, souveraineté alimentaire) sont cruciaux pour contribuer à la définition de nouveaux modèles d'alimentation. Elle doit aussi permettre aux exploitations d'entrer dans les conditions permettant de relever ces défis.

Un deuxième aspect risque de nous mettre en difficulté : la réduction envisagée des crédits de cohésion territoriale, en particulier les crédits de développement local, au titre desquels nous trouvions toujours trois francs six sous pour déployer une action. Il faut nous laisser ces bouts de ficelle et que l'Europe accepte de sanctuariser ces crédits.

Au plan national, les 200 mesures de l'Agenda rural sont le fruit d'un compromis entre des personnes qui avaient des expériences, des responsabilités et des origines politiques différentes. Je suis un révolutionnaire pragmatique et j'estime que deux ou trois choses sont certainement bonnes à prendre dans ces propositions. J'ai donc accepté de travailler dans ce cadre. Je ne signe pas de chèque en blanc et ne fais pas de procès d'intention quant à la sincérité de l'engagement. J'attends de voir concrètement ce qui se trouvera dans la loi de finances 2020 et la manière dont les mesures annoncées seront reprises. Ce sont 173 mesures qui ont été annoncées mais leur nombre est plutôt, en réalité, de 121 mesures, dont une quarantaine ont un lien très ténu avec ce que nous avons proposé. Plus embêtant encore : parmi celles qui n'ont pas été retenues figurent, en grande partie, celles qui coûtaient de l'argent.

S'agissant des institutions, la question de la reconnaissance des espaces territoriaux dans la Constitution me paraît fondamentale. Une construction philosophique est à consacrer, alors que le principe « un homme, une voix » conduit, dans les représentations nationales, à des écarts compris entre + 15 et - 15 pour chaque représentant. Dans la plupart des territoires ruraux, nous n'avons plus qu'un représentant à l'Assemblée nationale et au Sénat, alors que nos concitoyens ont un vrai besoin de proximité. Là aussi, il faut prendre en compte les services offerts par les territoires ruraux à la société. L'on pourrait, dans cette logique, mettre en place un dispositif de rémunération des aménités fournies par les territoires ruraux. Les aménités métropolitaines font l'objet de financements spécifiques, ce qui conduit à des écarts très importants de dotation par habitant selon les collectivités considérées.

Reconnaître les élus est également une question fondamentale. Il faut en particulier réhabiliter la place des départements dans les territoires ruraux. Là où de très grandes intercommunalités existent, cela fonctionne mal et ces structures ressemblent finalement à des départements. C'est pourquoi je serais favorable à ce que l'on redonne la clause de compétence générale aux départements. Je ne comprends pas que la compétence économique leur ait été retirée. J'ai eu d'excellentes relations avec l'ancien président du conseil régional. Il n'est jamais venu nous solliciter en nous disant « c'est formidable, les atouts de votre territoire, il faut que nous y travaillions ensemble pour développer des activités ». Cela dit, je n'ai jamais eu de difficulté pour le trouver lorsqu'un dossier utile à l'ensemble de la région nécessitait un appui de celle-ci. Nous avons toujours trouvé un accompagnement de la région. Ce sera toujours un développement endogène qui part du territoire, à l'échelle départementale ou à celle des pays lorsqu'ils ont un poids suffisant et qu'ils disposent de capacités d'expertise.

Il faut adapter l'organisation de l'État à la prise en compte des enjeux des territoires ruraux. Nous verrons ce que l'ANCT peut nous apporter. L'ingénierie constitue un enjeu majeur mais cette ingénierie doit être montante et non descendante. Je reste dubitatif quant à la capacité de cette agence à apporter des réponses pertinentes. Il faudra en tout cas que ce qui existe sur les territoires soit pris en compte dans la manière dont elle offre ses services.

Il pourrait exister un ministère de la ruralité. Tant que nous n'aurons pas de représentant, au sein du gouvernement, capable de défendre pied à pied les crédits réservés à la ruralité, et tant que le budget embrassera à la fois les métropoles, les villes moyennes et les territoires ruraux, nous qui pesons le moins, économiquement et même sur le plan des problèmes sociaux, passerons toujours après les autres. L'Agenda rural proposait ainsi qu'il y ait au moins, dans chaque ministère, un référent « ruralité » afin d'assurer cette interface.

Sur le plan de la nomination des responsables des administrations (et des établissements qui dépendent de l'État) au sein des territoires, nous avons vu, ces dernières années, les compétences de ces responsables diminuer et parfois des directions être supprimées, remplacées par des chefs de service. Il faut développer la culture de projet mais ne pas penser l'avenir de l'établissement depuis le territoire conduira toujours à le marginaliser et nos territoires en subiront les conséquences.

Les préfets devront être les référents ANCT. Un problème de culture se pose cependant. Certains sont fortement investis dans le développement, d'autres beaucoup moins. Ils essaient, souvent, de faire appliquer les normes plutôt que de mettre en oeuvre les projets.

La contractualisation doit être la base de la relation entre l'État et les collectivités locales. Nous avons obtenu la dénomination de « contrats de ruralité » mais la réalité de ces derniers n'est pas exactement celle que nous pouvions souhaiter il y a cinq ou six ans. Il s'agit de s'appuyer sur un projet de territoire et de faire en sorte que l'État s'engage dans la globalité des projets. Son engagement doit au moins assurer la pérennité des financements pour la durée des projets, c'est-à-dire au minimum trois ans. Cet engagement pluriannuel est fondamental.

Aujourd'hui, les règles d'urbanisme sont d'inspiration métropolitaine. Elles prennent en compte les enjeux métropolitains mais freinent aussi le développement de nos territoires. Nous sommes tous d'accord pour considérer qu'il faut être attentif au foncier. Ce défi est devant nous. On ne peut, néanmoins, empêcher, pour des raisons de principe, la construction. À l'heure actuelle, on peut difficilement construire sur le territoire car nous ne sommes pas dans des zones tendues. On prend en compte, ce faisant, des logements vacants dont une grande partie n'est, en réalité, pas habitable dans la mesure où ces logements ne sont pas aux standards d'habitation de 2019.

Il faut aussi faire en sorte que l'éducation travaille avec les territoires et que les projets pédagogiques d'établissement s'appuient sur les ressources territoriales. C'est ainsi que nos enfants auront envie, après nous, de porter les projets du territoire. L'estime du territoire cultive l'estime de soi et l'autodévalorisation des territoires se rencontre encore trop souvent.

Nous avons demandé, à travers l'Agenda rural, qu'un fonds soit dédié à l'innovation au sein des territoires ruraux. Cette proposition n'a pas été retenue dans la mesure où elle aurait coûté 200 millions d'euros, éventuellement sur trois ans, ce qui ne représente pas une somme si colossale que cela.

Il n'est pas anodin de constater qu'aucun projet dédié à la ruralité n'aura été retenu dans le cadre du programme d'investissements d'avenir. Un très beau dossier, intitulé « Happi Montana » et porté par l'association Macéo pour le Massif central, présentait une certaine complexité, avec des enjeux financiers assez élevés et des retombées attendues importantes sur le plan des créations d'emplois et du fonctionnement en réseau. Il a franchi la première étape et non la seconde, car tout était fait, dans les critères de sélection retenus, pour favoriser les projets à forte densité démographique ou économique. Nous sommes en train de rechercher des solutions pour mettre en oeuvre ce projet dans le cadre des prochains CPER, ce qui imposera d'avancer « au coup par coup », alors que ce projet était guidé par une logique d'ensemble très pertinente.

Je suis un tenant des normes et du droit car celui-ci, historiquement, et conceptuellement, protège le faible. Il se trouve qu'aujourd'hui, soit il protège le fort, soit il le sert. Nous devons donc travailler sur la question des normes.

Soyons attentifs au risque de banalisation que portent en eux les SRADDET, qui ne permettent pas d'identifier les spécificités des uns et des autres. De même, les SCoT figent des espaces pour une durée de cinq à six ans, alors que les configurations historiques, géographiques, politiques et philosophiques évoluent très vite.

Enfin, je plaide pour une loi d'orientation et de programmation. Ce serait un symbole politique fort. Nous courons toujours après les textes, souvent à une vitesse que je trouve déraisonnable, du fait de l'inflation législative. Une loi qui fixe des perspectives et nous assure d'avoir des engagements de la part de l'État pour les cinq ou six années à venir serait hautement souhaitable.

CONCLUSION,
PAR M. BERNARD DELCROS, CO-RAPPORTEUR
DE LA DÉLÉGATION AUX COLLECTIVITÉS TERRITORIALES ET À LA DÉCENTRALISATION

Je voudrais, au nom des rapporteurs et de la Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, remercier chacun d'entre vous, à commencer par le président du Sénat, Gérard Larcher, qui a introduit ce colloque et qui porte avec dynamisme la voix des territoires. Je voudrais également remercier Jacqueline Gourault, qui a un long parcours d'élue locale et qui connaît bien les territoires. C'est une chance d'avoir dans ce ministère une personne ayant cette expérience des territoires. Je remercie bien sûr Jean-Marie Bockel, président de la Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, qui est à l'initiative de ce rapport.

Je remercie Rachel Paillard, vice-présidente de l'AMF, d'avoir été présente parmi nous, ainsi que l'animateur de cet après-midi, Jean Dumonteil. Saluons également les fonctionnaires du service de la délégation aux collectivités territoriales, qui ont assuré toute la préparation de cette rencontre.

Je remercie Patrice Joly, ainsi que le professeur Dumont, dont je partage l'analyse selon laquelle il ne faut pas tout attendre des autres : les territoires ont des ressources à valoriser, et c'est une fois celles-ci valorisées que les territoires peuvent demander la solidarité du pays.

Je remercie enfin l'ensemble des élus et les collègues sénateurs qui ont participé à cette rencontre.

J'ai un long parcours d'élu local. J'ai longtemps été maire d'une commune rurale de 500 habitants, puis ai présidé une intercommunalité qui a fusionné, au sein d'un département qui continue de perdre des habitants. Je crois profondément que la ruralité a des opportunités à saisir, aujourd'hui peut-être plus encore qu'il y a quinze ans.

Cette question revient au coeur du débat public et le regard porté sur la ruralité évolue. On y a vu, longtemps, des territoires porteurs de handicaps. Chacun se rend compte aujourd'hui que la ruralité peut nous aider à répondre aux enjeux d'équilibre territorial et de cohésion sociale, car la concentration urbaine présente des limites. La ruralité peut apporter des réponses à la biodiversité et en matière de transition énergétique et écologique. Nous devons nous emparer des opportunités que fait naître cette évolution.

Les collectivités ont naturellement un rôle essentiel à jouer dans ce mouvement. Ce sont elles qui vont porter le développement rural. Nous devons convaincre nos dirigeants, quels qu'ils soient, qu'il faut investir dans la ruralité, dans les infrastructures et dans l'humain pour la ruralité. C'est ainsi que celle-ci pourra jouer pleinement son rôle, car la société française a besoin de la ruralité et en aura de plus en plus besoin. Merci à tous.

ANNEXE : PROGRAMME DU COLLOQUE

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