EXAMEN EN COMMISSION

Le mercredi 15 janvier 2020, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sous la présidence de M. Christian Cambon, président, a procédé à l'examen du rapport d'information de MM. Pascal Allizard, Pierre Laurent, Olivier Cadic, Mme Isabelle Raimond-Pavero et M. Yannick Vaugrenard.

M. Christian Cambon, président . - Mes chers collègues, nous commençons cette réunion par la restitution du rapport d'information de notre délégation à l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations unies (ONU).

M. Pascal Allizard, président de la délégation, rapporteur . - Cette communication vise à rendre compte de la mission que nous avons effectuée à New York, du 24 au 27 novembre dernier, en marge de l'Assemblée générale des Nations unies. Outre notre ambassadeur auprès de l'ONU, Nicolas de Rivière et l'équipe qui l'entoure, que je tiens vivement à remercier, nous avons pu rencontrer les représentants des cinq États membres permanents du Conseil de sécurité (P5) ou leurs adjoints ainsi que le représentant allemand et celui de l'Union européenne, et quatre des sous-secrétaires généraux de l'ONU. Notre sentiment est que le multilatéralisme se trouve aujourd'hui à un tournant de son histoire et risque de se transformer profondément et de s'éloigner des valeurs qui l'imprégnaient à l'origine.

Mme Isabelle Raimond-Pavero mettra l'accent sur les facteurs de remise en cause du multilatéralisme.

M. Pierre Laurent montrera ensuite que le multilatéralisme résiste pourtant et continue à faire oeuvre utile. Puis, je reprendrai la parole pour présenter la place et le rôle joué par la France dans le système onusien. M. Yannick Vaugrenard apportera ensuite un éclairage sur deux crises régionales dont il a été beaucoup question lors de cette mission : la Syrie et la Libye. M. Olivier Cadic poursuivra avec la crise au Venezuela avant d'évoquer pour conclure la place de l'Union européenne à l'ONU et l'enjeu de la coordination entre ses États membres.

Mme Isabelle Raimond-Pavero, rapporteur . - Ce déplacement nous a permis de constater par nous-mêmes que le multilatéralisme était bel et bien fragilisé et attaqué.

Alors que les États-Unis avaient historiquement porté et garanti le système onusien, l'administration américaine sous la présidence de Donald Trump assume un discours critique à l'égard du multilatéralisme et multiplie les décisions négatives qui affaiblissent l'ordre international : retrait de l'accord sur le nucléaire iranien et de l'accord de Paris sur le climat, arrêt des subventions à l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (Unrwa), retrait du Conseil des droits de l'homme, de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco), etc.

Washington devient un partenaire difficile au sein du Conseil de sécurité, menaçant d'user de son veto sur un nombre croissant de dossiers tels que le conflit israélo-palestinien, la Syrie ou le Venezuela, y compris sur des sujets prioritaires pour la France : le G5 Sahel, le Mali, la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul), etc. Les États-Unis adoptent de plus en plus des positions à la carte, en fonction de leurs intérêts. Ils réinterprètent le droit international, en considérant désormais, par exemple, comme légales les colonies israéliennes en Cisjordanie.

Enfin, ils cherchent à réduire leurs engagements financiers vis-à-vis de l'ONU, dont ils sont, de loin, le premier contributeur. Cela se traduit par des pressions sur les opérations de maintien de la paix, dont ils discutent âprement le renouvellement des mandats. N'étant pas parvenus à obtenir la reconnaissance du principe d'un plafonnement de leurs contributions, ils l'imposent de facto, en ne les payant pas, provoquant des arriérés qui ont pour conséquence une crise de trésorerie de l'ONU. Ainsi, l'activité s'arrête le soir à dix-huit heures afin d'économiser sur les frais de fonctionnement.

Le deuxième facteur d'affaiblissement du multilatéralisme se trouve dans le positionnement de la Russie, basé sur une défense virulente des principes de souveraineté et de non-ingérence dans les affaires intérieures des États. Cette ligne de conduite se traduit par un large recours au veto au Conseil de sécurité, utilisé vingt-quatre fois depuis la fin de la Guerre froide, dont quatorze fois sur la Syrie, et par une méfiance à l'égard des sanctions internationales. La menace d'un veto russe sur toute résolution concernant la crise ukrainienne au Conseil de sécurité a pour conséquence un report des initiatives de l'Assemblée générale sur ce dossier. L'attitude inamicale de Moscou vis-à-vis de la France s'agissant de la République centrafricaine, concomitante à une montée de la présence russe dans ce pays, a constitué, pour nous, une préoccupation. Les tensions tendent cependant à s'atténuer depuis quelques mois, comme en témoigne le renouvellement à l'unanimité du mandat de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Minusca). Enfin, la Russie se montre particulièrement méfiante à l'égard des références aux droits de l'homme, considérant que ceux-ci sont instrumentalisés par les pays occidentaux à des fins politiques.

En cela, elle est sur la même ligne que la Chine, laquelle promeut une vision alternative des droits de l'homme, centrée sur l'intérêt collectif, la société et le progrès économique plutôt que sur l'individu. Elle suit notamment avec beaucoup d'attention les débats au sein de la troisième commission de l'Assemblée générale. Comme la Russie, elle s'oppose fermement à toute ingérence dans les affaires intérieures des États.

La Chine se montre de plus en plus active dans le système onusien, y affirmant sa présence de manière désinhibée. À cette fin, elle ne lésine pas sur les moyens qu'elle consacre à l'institution, dont elle couvre désormais 12% du financement. Elle a pris le contrôle de quatre organes de régulation - l'emportant notamment sur le candidat français pour la présidence de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) - et a fortement accru sa présence parmi les personnels du Secrétariat général.

Cette montée en puissance a des aspects positifs : outre sa participation accrue aux opérations de maintien de la paix et à leur financement, la Chine est un partenaire constructif dans les négociations sur le changement climatique, mais elle nous inquiète dans la mesure où elle s'ajoute au retrait américain, à l'affirmation d'autres acteurs contestant le multilatéralisme - comme le Brésil - et à la montée des conservatismes de par le monde, et contribue ainsi à l'émergence d'un ordre mondial éloigné des valeurs fondatrices de l'ONU.

Sur de nombreux sujets - droits de l'homme, droits sexuels, santé, droits de l'enfant, etc. -, la tendance est à la régression et nombre de conventions internationales adoptées il y a quelques années ne pourraient plus l'être dans les mêmes termes aujourd'hui. Dans ce contexte, qui rend périlleuse l'ouverture de négociations de nouveaux textes, l'enjeu est de consolider les traités en vigueur et d'éviter leur renégociation à la baisse. La France et l'Union européenne sont en première ligne dans ce combat pour la préservation des valeurs universelles et progressistes.

M. Pierre Laurent, rapporteur . - Il ne faudrait cependant pas dresser un tableau complètement noir de l'état du multilatéralisme. Notre déplacement, notamment les discussions que nous avons eues avec l'ambassadeur de France sur ce point, nous a permis de constater que dans bien des domaines, celui-ci continue à fonctionner et démontre son utilité.

Le secteur humanitaire en est l'illustration. Les grandes agences comme le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le Fonds des Nations unies pour l'enfance (Unicef) ou la FAO sont ainsi en première ligne dans les grandes crises humanitaires et de développement et mènent une action efficace et indispensable sur le terrain.

Si le Conseil de sécurité est entravé sur certains dossiers comme la Syrie, il reste efficace sur de nombreux sujets. Ainsi, son soutien à l'envoyé spécial des Nations unies au Yémen a débouché, en décembre 2018, sur l'accord de Stockholm par lequel le gouvernement yéménite et les rebelles houtis ont convenu de cesser les combats après quatre ans de conflit.

Un consensus relatif prévaut aussi sur les dossiers africains, qui représentent environ la moitié de l'activité du Conseil de sécurité. Ainsi, le renouvellement des opérations de maintien de la paix en Afrique s'est fait récemment sans grande difficulté, alors que des tensions avaient marqué l'année dernière le renouvellement de la Minusca, marqué par l'abstention de la Russie et de la Chine.

Les membres du P5 s'accordent également dans la lutte contre le terrorisme. En mars 2019, sous présidence française, le Conseil de sécurité a ainsi adopté une résolution encourageant les États membres de l'ONU à prévoir des dispositions visant à empêcher le financement du terrorisme.

Enfin, il faut souligner les succès obtenus pour désamorcer les crises naissantes et prévenir les conflits. Tout récemment, l'envoi d'un représentant spécial du Secrétaire général en Bolivie a permis d'apaiser les tensions provoquées par les irrégularités constatées lors de la réélection contestée de M. Evo Morales et de relancer un processus électoral dans des conditions maîtrisées. Une telle mesure n'est toutefois possible qu'à la demande du pays concerné.

L'entretien que nous avons eu avec M. Adama Dieng, conseiller spécial pour la prévention du génocide, nous a permis de mesurer le travail de veille et d'alerte conduit par les équipes entourant le Secrétaire général et les initiatives variées sur lesquelles ce travail peut déboucher ou non. Ainsi, une référence aux droits de l'homme a été incluse dans le projet de résolution sur le Yémen, en revanche le refus de la Chine a provoqué un blocage sur la question des Rohingyas.

S'agissant des droits de l'homme, la surveillance exercée par les organes spécialisés de l'ONU permet de faire pression sur les États concernés, particulièrement lorsqu'aucune action n'est possible au niveau du Conseil de sécurité. Ainsi, l'évocation de la question des Ouïghours au Conseil des droits de l'homme de l'ONU a eu le mérite d'obliger la Chine à se justifier, même si celle-ci se contente d'invoquer la lutte contre le terrorisme et la déradicalisation.

Les Nations unies demeurent un cadre indépassable pour la régulation des sujets d'intérêt mondial, qu'ils soient nouveaux ou traditionnels, mais elles devraient intervenir plus fortement dans le domaine du développement. Plusieurs interlocuteurs ont insisté, à cet égard, sur la nécessité d'adopter une approche intégrée des opérations de maintien de la paix, combinant sécurité, développement et appui aux États.

Enfin, les Nations unies constituent toujours un forum mondial où tous les pays se rencontrent, se parlent et s'expriment. L'Assemblée générale est ainsi un véritable Parlement du monde dans lequel chaque État a un poids égal. Cette fonction tribunitienne est particulièrement perceptible lors de la semaine de haut niveau qui marque l'ouverture de la session annuelle.

Un des enjeux pour l'avenir du multilatéralisme est la question de l'élargissement du Conseil de sécurité. Cette réforme est surtout portée par les États dits du G4 - Allemagne, Brésil, Inde, Japon -, qui briguent un siège de membre permanent. Il existe cependant des revendications concurrentes de la part d'autres groupes d'États qui, ajoutées aux réticences de certains membres du P5 comme les États-Unis, la Russie et surtout la Chine, bloquent toute avancée. Nous avons pu assister à un débat en plénière à l'Assemblée générale sur ce sujet, à l'occasion duquel la France, qui soutient l'Allemagne, a estimé qu'il était temps de passer aux actes et a appelé à négocier sur la base d'un texte. C'est aussi le souhait de l'Allemagne, qui espère des progrès sur ce dossier à l'occasion du soixante-quinzième anniversaire des Nations unies en 2020.

M. Pascal Allizard, rapporteur . - Grâce à son siège permanent au Conseil de sécurité, la France occupe une place importante à l'ONU. Son statut lui confère légitimité, responsabilité et capacité d'action. Sa légitimité est renforcée par l'étendue et l'universalité de son réseau diplomatique, sa capacité militaire et d'intervention ainsi que son rayonnement à travers la francophonie. En outre, après le Brexit, elle deviendra le seul pays membre de l'Union européenne au sein du P5.

En termes de moyens, notre pays est le sixième contributeur pour les contributions obligatoires et le neuvième si l'on intègre les contributions volontaires, sur lesquelles je reviendrai. La présence française dans le système onusien demeure importante : les Français sont la deuxième nationalité au sein du personnel du Secrétariat général, après les Américains, et le français est l'une des six langues officielles de l'ONU.

La France se distingue aussi par sa capacité à lancer des initiatives et à prendre la défense du système onusien, ce qui, au demeurant, va dans le sens de ses intérêts. Elle est, selon les termes employés par notre représentant permanent, « la meilleure amie de l'ONU ». La conception française des relations internationales, fondée sur la régulation par le droit, est, en effet, parfaitement en phase avec le multilatéralisme.

Lors de la semaine de haut niveau inaugurant les travaux de la session 2019 de l'Assemblée générale, elle a ainsi lancé, de concert avec l'Allemagne, une initiative baptisée « Alliance pour le multilatéralisme », qui vise à mobiliser les pays défendant le multilatéralisme et à susciter la diffusion d'un discours positif à ce sujet, pour contrer ceux qui cherchent à le décrédibiliser.

Dans le même esprit, elle a également lancé des initiatives dans des domaines particuliers. Ainsi, son Appel à l'action humanitaire vise à encourager les États à adhérer, à ratifier ou à appliquer les conventions existantes dans le domaine humanitaire. Quant à son Initiative en faveur de la gouvernance numérique, lancée lors du Forum de Paris sur la paix en novembre 2018, elle vise à souligner la nécessité d'une régulation internationale dans ce domaine, d'un point de vue économique comme pour la protection des droits des citoyens.

Enfin, la France imprime sa marque en se mobilisant pour faire avancer certains grands sujets internationaux comme la lutte contre le changement climatique, la promotion de l'égalité entre les sexes ou encore la santé.

Sur le climat, elle s'attache à promouvoir la mise en oeuvre de l'accord de Paris, qu'elle a porté, et s'est particulièrement impliquée dans le Sommet des Nations unies sur le climat, le 23 septembre dernier, lequel a permis le renforcement des engagements dans ce domaine. Elle est aussi très mobilisée sur le dossier relatif à la défense de la biodiversité, ainsi qu'en faveur en faveur du droit des femmes et de l'égalité entre les sexes.

Si la France jouit d'une influence considérable dans le système onusien, deux bémols doivent cependant être apportés.

Le premier est sa difficulté à faire entendre sa voix dans les questions de désarmement, en premier lieu en matière de désarmement nucléaire, alors même qu'elle soutient pleinement le troisième pilier du traité de non-prolifération (TNP), consacré à cette thématique, et qu'elle fait largement sa part du chemin en la matière, en raison de son statut de puissance nucléaire. La préservation du TNP, dont un réexamen est prévu en mai 2020, représente un enjeu important pour la France comme pour les autres États dotés, car ce traité consacre leur statut, à l'inverse du traité sur l'interdiction des armes nucléaires (TIAN). Son réexamen s'inscrit toutefois dans un contexte difficile, marqué par la progression du TIAN et le blocage des négociations à la conférence du désarmement.

De la même manière, le positionnement de notre pays en faveur de la maîtrise des armements conventionnels est compliqué par le fait qu'il est un État exportateur. Comme on le sait, la France est de plus en plus mise en cause par les ONG qui l'accusent d'avoir enfreint le traité sur le commerce des armes par ses exportations vers les pays arabes engagés au Yémen ou vers d'autres États, comme l'Égypte.

Le second bémol est la faiblesse de nos contributions volontaires, qui contraste avec le rôle influent que nous entendons jouer. Ces contributions représentent quatre cinquièmes du budget global du système onusien. Des années durant, la France les a réduites en donnant la priorité au financement de fonds hors ONU, comme le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Notre pays se situe aujourd'hui entre le quinzième et le vingtième rang, loin derrière les autres contributeurs européens. Notre effort est en train d'être réévalué, mais il reste encore du chemin à parcourir pour nous mettre au niveau.

La France cherche actuellement à mobiliser à l'ONU ses partenaires sur la situation au Sahel. Nous nous trouvions à New York quand nous avons appris le terrible accident d'hélicoptères au Mali, qui a coûté la vie à treize de nos militaires et la plupart des délégations a rendu hommage à cette occasion au courage des soldats français et à notre pays. Avec les 5 000 hommes de l'opération Barkhane, représentant un tiers des effectifs de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), la France est en première ligne dans cette zone où la sécurité se dégrade et où le terrorisme progresse et a besoin du soutien de la communauté internationale en faveur de la force conjointe du G5 Sahel, dont nous souhaitons la montée en puissance.

Enfin, je voudrais conclure en évoquant le fait que nous avons été conviés au consulat général de France à New York à un véritable dîner anti-Trump. Je ne suis pas trumpiste, mais j'ai trouvé cette méthode discutable.

M. Yannick Vaugrenard, rapporteur . - Notre visite a été l'occasion d'évoquer les crises régionales. Nos échanges ont notamment porté sur trois d'entre elles.

S'agissant de la Syrie, au moment de notre déplacement, la situation était en voie de stabilisation après l'intervention militaire turque contre les milices kurdes YPG dans le nord-est du pays. Cette opération, qui a surpris les Nations unies, compte tenu de l'équilibre des forces qui prévalait dans la zone, a permis à la Turquie de prendre le contrôle d'une bande frontalière destinée à assurer sa sécurité et dans laquelle elle envisage de rapatrier une partie des 3,5 millions de réfugiés syriens qu'elle a accueillis. La situation reste néanmoins précaire, la Turquie se disant prête à reprendre les hostilités en cas de retrait insuffisant des forces kurdes.

Il a également été question de l'offensive du régime syrien sur Idlib, où sont réfugiés un grand nombre de djihadistes. Cette opération est lourde de menaces pour les populations civiles et ses conséquences humanitaires sont d'ores et déjà dramatiques. Les infrastructures civiles et humanitaires sont de nouveau visées par les frappes systématiques des forces syriennes et de leurs alliés, lesquelles ont conduit au déclenchement d'une enquête par le Secrétaire général des Nations unies, à la demande de la France.

Nous avons également évoqué les débuts mitigés des travaux du comité constitutionnel à Genève. S'il faut saluer la reprise d'un processus politique paralysé depuis plus de deux ans, la réticence du régime syrien à s'y engager n'est cependant pas de bon augure.

La présence des combattants étrangers dans la région a également été abordée. Lors de son entretien avec notre délégation, la représentante américaine a insisté pour que les pays occidentaux rapatrient leurs ressortissants afin que les auteurs des atrocités soient punis. Sur ce dernier point, la délégation sénatoriale a eu la possibilité d'assister à une session publique du Conseil de sécurité consacrée aux crimes commis par Daech, au cours de laquelle elle a entendu des témoignages bouleversants.

Enfin, il a été question de l'avenir, alors incertain, de la résolution 2165 du Conseil sur l'aide humanitaire transfrontalière. La Russie s'y opposait en considérant que l'aide devait désormais passer par le régime syrien, dans la mesure où celui-ci avait repris le contrôle de la quasi-totalité du territoire. Peu après notre déplacement, en décembre, la Russie a opposé son veto à une résolution prévoyant le renouvellement de cette aide, contraignant le Conseil de sécurité à en voter une autre, beaucoup moins favorable, qui va priver d'aide humanitaire un grand nombre de Syriens survivant dans des conditions très difficiles.

Le deuxième sujet largement évoqué au cours de nos échanges a été le conflit en Libye. Tous nos interlocuteurs ont souligné l'impasse dans laquelle se trouve le pays, écartelé entre deux autorités concurrentes dont aucune n'est en mesure de l'emporter et qui refusent le dialogue. L'embargo de l'ONU sur les armes n'est pas respecté, les parrains des deux camps alimentant les forces en présence. La signature, en décembre, d'un protocole d'entente en matière de défense entre Tripoli et Ankara, prévoyant la fourniture d'une assistance militaire de la Turquie si le gouvernement de M. Fayez el-Sarraj le demandait, a fait monter un peu plus les tensions alors que l'Armée nationale libyenne du maréchal Haftar, soutenue militairement par l'Égypte et par les mercenaires russes, se trouve aux portes de la capitale.

Chacun connaît pourtant la solution pour la sortie de crise et l'ONU dispose déjà d'un plan. Tout le défi est d'amener au dialogue et à la négociation des protagonistes qui croient encore à la solution militaire.

Nous attendons, à cet égard, de constater les résultats du cessez-le-feu annoncé le 8 janvier par la Russie et la Turquie et entré en vigueur dimanche. Malgré leur rivalité théorique sur le terrain, ces deux puissances démontrent, par cette initiative, le rôle croissant qu'elles jouent dans ce conflit. Il faut souhaiter que cette trêve, si elle se concrétise, débouche sur une reprise du processus politique dans le cadre de la conférence internationale qui, conformément au plan de l'ONU, doit se tenir à Berlin dimanche prochain.

Je passe maintenant la parole à Olivier Cadic qui va poursuivre ce tableau des crises avec le Venezuela.

M. Olivier Cadic, rapporteur . - Le traitement de la crise du Venezuela à l'ONU est compliqué, compte tenu des positions très opposées des membres du P5. En effet, les États-Unis ont adopté une logique de changement de régime, avec une stratégie de pression maximale, alors que la Russie et la Chine soutiennent le gouvernement de M. Nicolas Maduro. Cette forte divergence s'est traduite par un veto russe et chinois au projet de résolution présenté en février 2019 par les États-Unis appelant à une nouvelle élection démocratique. De ce fait, l'ONU ne reconnaît pas M. Juan Guaido comme président du Venezuela par intérim. Elle soutient, en revanche, le dialogue politique que le groupe international de contact (GIC) tente de favoriser entre le gouvernement et l'opposition, et concentre son action sur le volet humanitaire. Après avoir fait barrage à l'entrée de l'aide humanitaire en début d'année 2019, M. Maduro a finalement reconnu la situation de crise et accepté l'aide internationale, même si l'accès n'est pas encore complet. Par ailleurs, l'ONU apporte son soutien, par l'intermédiaire de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) et du HCR, aux quelque 4,5 millions de réfugiés vénézuéliens qui se trouvent dans les pays voisins. Enfin, il faut souligner la pression qu'exerce l'ONU sur le régime à travers l'observation de la situation des droits de l'homme.

Pour finir, nous souhaitons rendre compte de la place et du rôle joué par l'Union européenne à l'ONU. Si la charte des Nations unies ne prévoit que la participation des États et non des organisations régionales, l'Union européenne n'en est pas moins présente et active à l'ONU. Comme l'a souligné le représentant adjoint de la délégation européenne, son statut va au-delà du simple statut d'observateur : elle intervient au nom des États membres à l'Assemblée générale et au Conseil de sécurité, à condition toutefois que le consensus règne entre eux et à l'exclusion de tout vote. Elle est écoutée et respectée dans cette enceinte et de nombreux États attendent de connaître sa position pour se prononcer. On lui reconnaît, en outre, un rôle particulier sur certains dossiers, comme l'accord avec l'Iran sur le nucléaire.

Cette capacité de l'Union européenne à exister à l'ONU et à parler d'une seule voix implique cependant un intense travail de coordination au sein de sa délégation, où se tiennent plus de 1 000 réunions par an. Bien sûr, il n'est pas toujours possible de parvenir au consensus et des divisions s'expriment, notamment sur les dossiers liés au Moyen-Orient. Les désaccords sont aussi de plus en plus marqués sur les questions de société, comme l'immigration ou le droit à l'avortement. La Hongrie et la Pologne, en particulier, ont tendance à se désolidariser. Une méthode a été mise au point pour gérer ces difficultés, notamment au sein de la troisième commission de l'Assemblée générale : les États membres ont la possibilité d'exprimer leur désaccord sur certaines parties d'un texte, sans empêcher l'Union européenne de parler au nom de tous.

Grâce à cet important travail de coordination et aux compromis trouvés, l'Union européenne parvient à afficher une position unitaire sur 90 % des dossiers et pèse politiquement dans les dossiers pour lesquels l'unité est particulièrement forte, comme les questions climatiques.

Elle fait néanmoins face à de nouveaux défis.

Le premier d'entre eux est lié au Brexit. Si l'ensemble des interlocuteurs ont souligné la bonne entente qui prévaut entre les diplomates britanniques et les autres diplomates européens et le souhait qui s'exprime, de part et d'autre, de maintenir une bonne coordination, il est évident que le Brexit va changer la donne, puisque le Royaume-Uni ne participera plus aux réunions de la délégation de l'Union européenne. De nouvelles méthodes de coordination devront être mises au point, qui ne pourront cependant être précisées qu'après qu'auront été arrêtées les modalités de sortie.

L'autre changement est l'effacement stratégique américain et l'imprévisibilité de la politique américaine, qui imposent à l'Union européenne de rechercher de nouveaux alliés ad hoc, en transcendant la logique de blocs régionaux qui prévaut à l'ONU.

Nous avons pu apprécier l'intensité du travail mené à New York pour tendre vers une unité européenne, parfois plus forte qu'à Bruxelles même, dont le moteur est la conscience du rôle particulier de défense du multilatéralisme et du droit international que joue l'Union européenne dans le contexte actuel.

Pour conclure, j'ai été marqué par la grande émotion qui régnait lorsque les différents pays sont venus rendre hommage à nos militaires et présenter leurs condoléances à la France. Pour ceux qui auraient tendance à confondre ces deux États, les États-Unis l'ont fait, mais pas la Chine. M. Yannick Vaugrenard est intervenu devant l'ambassadeur chinois et a fini par obtenir que celui-ci les lui présente, je l'en remercie.

M. Pascal Allizard, rapporteur . - Ces présentations reflètent bien la diversité d'opinions, et l'unité dans le travail qui a caractérisé cette délégation.

Vous l'avez compris, le multilatéralisme reste un outil majeur, mais il est en danger. Nous devons nous battre pour qu'il continue à se développer, pas seulement sur les sujets sociétaux, mais également en matière de sécurité. Une présence renforcée de l'Union européenne dans cette instance nous semble constituer, à ce titre, un bon moyen d'avancer.

M. Christian Cambon, président . - Je constate une fois de plus l'intérêt que présente cette mission annuelle, grâce à laquelle nous nous trouvons au coeur de l'actualité. Je me souviens ainsi avoir eu la chance de siéger au Conseil de sécurité le jour où celui-ci débattait de la décision des États-Unis d'installer leur ambassade à Jérusalem. Ce fut une expérience unique !

Vous avez eu raison de souligner le rôle de la France, qui est exceptionnel. Nombre des résolutions votées sont rédigées par la France, qui cherche le consensus malgré les difficultés.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Malgré ses limites, cette institution est importante dans le contexte international actuel, car elle offre un lieu de dialogue et de pression. Il est heureux que chacun d'entre nous ait l'occasion de s'y rendre.

M. Pascal Allizard a dressé le constat de notre position schizophrénique lorsque nous plaidons pour une désescalade en matière d'armement alors que les ventes d'armes jouent un rôle si important dans notre balance commerciale. Comment sortir de cette dialectique ?

M. Joël Guerriau . - Comment évoluent les contributions des États aux opérations maintien de la paix ? Les États-Unis s'en sont désengagés il y a quatre ans et la Chine semble avoir pris le relais.

Mme Gisèle Jourda . - Où en est la réforme administrative de l'ONU, s'agissant, notamment, des changements structurels ? Lors du déplacement précédent, les puissances montantes comme la Chine cherchaient à s'intégrer dans la future réorganisation, notamment du PNUD. À l'ambassade française, cela posait de nombreuses questions.

M. Robert del Picchia . - Cette mission nous apporte beaucoup, en effet, car nous obtenons ainsi des informations provenant du coeur de la prise de décision dans le monde. Nos ambassadeurs sont parfaitement en mesure de nous informer ainsi, d'autant que leurs propositions de résolution rencontrent souvent le succès. À ce titre, il est frappant de constater que le rôle de la France est en réalité beaucoup plus important que ce que l'on croit en France même.

En matière de contributions volontaires, nous sommes en effet classés très loin, mais c'est un classement quelque peu réducteur : il suffirait d'ajouter 500 000 euros ou 1 million d'euros pour gagner cinq ou dix places d'un coup !

S'agissant de la lutte contre le terrorisme, il n'existe toujours pas de définition du mot qui soit acceptée par tous, mais, depuis peu, l'Union interparlementaire et l'ONU coopèrent dans le cadre d'un programme impliquant une trentaine de pays. Les Chinois interviennent dans le financement de cet effort pour disposer, à terme, d'une place importante. Ce projet doit durer quatre ans et coûter 6 millions de dollars. L'ONU en finance la moitié et la Chine avance 2 millions de dollars. C'est ainsi que les Chinois parviennent à se placer. De la même manière, ils ont mis 8 000 soldats à la disposition de l'ONU. Ils ont les moyens et ils prennent des positions dans tous les organismes internationaux.

M. Pascal Allizard, rapporteur . - Sur la volonté de la Chine, celle-ci agit par des campagnes de communication et de financement ciblant la FAO, l'Unesco, ou les affaires économiques et sociales, au sein des administrations, par le financement de l'envoi de jeunes experts dans les administrations. Aujourd'hui, quatre agences sont dirigées par un Chinois et la Chine est passée, en termes d'effectifs au secrétariat général, du septième au cinquième rang entre 2016 et 2019. Elle diffuse ses propres concepts et utilise les agences onusiennes au service du projet des Nouvelles routes de la soie, que nous connaissons bien.

S'agissant de la dialectique relative aux armes, nous partageons évidemment votre constat, madame Perol-Dumont.

M. Pierre Laurent, rapporteur . - Nous défendons le multilatéralisme dans un monde qui n'est plus du tout celui des dernières décennies, cela me semble frappant. Le monde évolue et le multilatéralisme de demain s'inventera dans un monde dans lequel les rapports de force ont changé, c'est cela qui constitue le défi politique qui est devant nous.

De ce point de vue, nous sommes confrontés à deux dangers : le premier serait de tirer un trait sur le multilatéralisme, le second d'entretenir une vision nostalgique de son fonctionnement. Les alliances, par exemple, seront probablement plus mobiles. À l'ONU, la formule « le monde change » prend un sens très concret et nous oblige à penser de manière nouvelle. Certes, il y a des blocages sur le Conseil de sécurité et sur la réforme de l'organisation, mais les questions qui se posent concernent bien la forme que prendra le multilatéralisme de demain.

M. Yannick Vaugrenard, rapporteur . - On se souvient du livre intitulé Quand la Chine s'éveillera ; aujourd'hui, la question que je me pose, c'est : quand la Chine s'arrêtera-t-elle ? La politique de M. Trump, précédée par des orientations américaines antérieures de non-intervention, est, pour nous, une source d'inquiétude. Le monde a déjà changé et ce qui se passe en Libye évoque ce qui s'est passé Syrie, avec les mêmes intervenants : la Russie et la Turquie. Qu'en est-il dès lors de l'Union européenne, dont l'ambition devrait être plus forte ?

M. Pascal Allizard, rapporteur . - En effet, toutes les personnes que nous avons rencontrées sont motivées, mais s'interrogent sur l'avenir.

M. Olivier Cadic, rapporteur . - Nous avons déjà mentionné ici l'importance des îles du Pacifique Sud. La Chine obtient 7 % des droits de vote grâce au soutien qu'elle accorde à ces territoires, nous devons prendre conscience de l'intérêt de cette politique.

Mme Isabelle Raimond-Pavero, rapporteur . - Aujourd'hui, nos référentiels occidentaux, c'est-à-dire nos valeurs universelles, sont en danger. L'enjeu me semble être de consolider nos traités et d'aborder les nouvelles négociations en préservant les acquis.

M. Christian Cambon, président . - Le départ du Royaume-Uni de l'Union européenne ne va pas faciliter la représentation des intérêts européens à l'ONU, surtout si les intérêts britanniques penchent un peu plus vers les États-Unis.

La commission autorise la publication du rapport d'information.

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