B. LES PÔLES SOULÈVENT DES ENJEUX MAJEURS

Les pôles sont au coeur d'enjeux majeurs, souvent difficilement conciliables.

• Les enjeux économiques

Les activités économiques sont particulièrement développées en Arctique : exploitation minière (pétrole, gaz, minéraux), exploitation forestière, pêche, tourisme. Selon Olivier Poivre d'Arvor, elles représentent 20 % du PIB russe à travers l'exploitation des hydrocarbures, du gaz liquéfié et des terres rares. Elles ont vocation à s'amplifier sous l'effet du réchauffement climatique qui va faciliter l'accès aux zones polaires et à leurs ressources. Ainsi, la Russie s'est lancée dans deux gigantesques chantiers de gaz naturel liquéfié au-delà du cercle polaire, auxquels participe l'entreprise Total. De même, la Russie est fortement engagée dans l'ouverture d'une nouvelle route maritime 5 ( * ) qui permettrait de relier l'océan Atlantique à l'océan Pacifique en longeant la côte nord de la Russie. La société Rosatom a été chargée d'armer cette voie de ravitaillement qui devrait être ouverte huit mois sur douze.

En Antarctique, les activités économiques restent pour l'instant très limitées en raison de l'interdiction de l'exploitation des ressources minérales et de l'encadrement de la pêche et du tourisme. Toutefois, Olivier Poivre d'Arvor a indiqué que cette région accueille 70 000 touristes par an, notamment chinois, et que le gouvernement chinois incite les croisiéristes à développer ce marché.

• Les enjeux géostratégiques

Les enjeux géostratégiques dans les régions polaires sont nombreux et les nouvelles opportunités économiques et commerciales dans ces territoires tendent à les accentuer.

Comme l'a souligné Olivier Poivre d'Arvor, les enjeux de défense et de sécurité sont majeurs en Arctique. Le retrait de la banquise crée un point de contact direct - et donc potentiellement de confrontation - entre l'OTAN 6 ( * ) et la Russie et conduit aujourd'hui à une remilitarisation de l'Arctique.

Les revendications territoriales qui opposent certains membres du Conseil de l'Arctique sont également exacerbées , même si les tensions restent jusqu'à présent pacifiques. Enfin, les enjeux de souveraineté sont réels et peuvent même impacter la recherche scientifique. Ainsi, Olivier Lefort a rappelé que dans le cadre de la Convention de Montego Bay, les recherches en Arctique doivent faire au préalable l'objet d'autorisations de travaux auprès des États dans les eaux territoriales dans lesquelles les chercheurs évoluent. Or, ceux-ci rencontrent parfois des difficultés pour les obtenir, notamment auprès de la Russie.

Le Traité sur l'Antarctique a instauré un statu quo sur les revendications territoriales tandis que le Protocole de Madrid (voir infra ) a permis jusqu'à présent de freiner les velléités d'exploitation du continent antarctique. Toutefois, comme l'a fait remarquer Jérôme Chappellaz, ce traité a été élaboré à une époque marquée par la domination occidentale sur l'ordre mondial. Depuis, certains États, en premier lieu la Chine, se sont érigés en puissance mondiale et accentuent leur présence en Antarctique afin de peser davantage dans les instances de gouvernance. Ainsi, la Chine dispose déjà de deux brise-glaces (un troisième est en construction) et elle est en train de bâtir sa cinquième station en mer de Ross.

Selon Charles Giusti, la présence française dans l'océan Austral à travers les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) constitue un atout considérable pour la défense des enjeux stratégiques de la France. Les TAAF accueillent des installations du CEA dans le cadre de l'Organisation du traité d'interdiction complète des essais nucléaires (OTICE) et une station de suivi satellitaire. Elles jouent également un rôle stratégique dans la sécurisation de l'axe indo-pacifique dans lequel la France a de nombreux intérêts.

• Les enjeux environnementaux

Les régions polaires constituent des territoires à la fois extrêmes et fragiles, particulièrement affectés par le changement climatique et menacés par les activités humaines, notamment économiques.

En ce qui concerne l'Arctique, Alexandra Lavrillier a expliqué que, comme le confirment les autochtones arctiques et les rapports du GIEC 7 ( * ) , l'industrialisation avait généré deux processus :

- une forte augmentation des activités d'extraction d'hydrocarbures et des activités minières qui entrainent la destruction de la biodiversité et engendrent une pollution de l'eau, de l'air et des sols ;

- une évolution du changement climatique qui se caractérise par des hivers moins froids, une élévation des températures annuelles de + 6°C depuis 1958 (en Sibérie orientale par exemple), une hausse de l'humidité à toutes les saisons et une augmentation impressionnante des événements extrêmes tels que les feux ou les inondations. Le changement climatique entraîne des anomalies inédites telles que des croutes de gel empêchant l'accès aux pâturages, des manteaux neigeux trop épais ou trop fins, un retard important dans la formation de la glace des rivières ou de mer, qui est de plus en plus fine, l'apparition ou la disparition d'espèces animales et végétales, l'effondrement des sols ou la transformation des paysages et des côtes, etc.

Ces conséquences ont à leur tour une influence très négative sur les climats et l'environnement au niveau planétaire. Néanmoins, ces constats se heurtent à des intérêts économiques internationaux très puissants. Aussi, pour faire face à ces difficultés et au développement à venir des industries minières dans la région, les pays riverains ont créé en 1996 le Conseil de l'Arctique. L'objectif de ce Conseil est de promouvoir le développement durable et la protection de l'environnement en Arctique. Alexandra Lavrillier a évoqué l'existence, en son sein, de groupes de travail consacrés à l'observation des environnements arctiques. Parmi eux figurent l'AMAP ( Arctic Monitoring and Assessment Programme ) ou la CAFF ( Conservation of Arctic Flora and Fauna ) qui, entre autres, étudient la pollution et autres atteintes à l'environnement.

L'Antarctique et le Subantarctique sont des territoires sans population permanente, préservés des impacts directs de l'activité humaine. Non seulement ils se caractérisent par des patrimoines naturels exceptionnels, mais ils sont également des lieux privilégiés pour les observations scientifiques, qu'il s'agisse des sciences de la terre ou des sciences du vivant. Leur richesse halieutique fait toutefois l'objet de convoitises et ces régions - de même que l'Arctique - sont affectées par une pollution transportée par les courants océaniques et les voies aériennes (pollution plastique et aux PCB 8 ( * ) notamment).

En Antarctique, Olivier Poivre d'Arvor a cité l'existence de plusieurs conventions internationales venues renforcer le dispositif de protection des écosystèmes et de l'environnement antarctiques.

La Convention pour la protection de la faune et de la flore marine de l'Antarctique de 1980 a créé une commission 9 ( * ) chargée d'encadrer l'exploitation des stocks halieutiques (en particulier de krill et de légine) et de protéger l'environnement maritime antarctique.

En 1989, la France et l'Australie, après avoir eu connaissance de projets d'extraction minière, ont pris l'initiative d'inviter les parties consultatives au Traité à ouvrir des négociations qui ont permis d'adopter en 1991 le Protocole au Traité sur l'Antarctique relatif à la protection de l'environnement 10 ( * ) . Il érige l'Antarctique en « réserve naturelle dédiée à la paix et à la science » où l'exploitation des ressources minérales est interdite . Il interdit également toute dégradation de l'environnement et impose que toute activité dans la région - dont l'activité scientifique - soit précédée d'une étude d'impact environnemental. Le Protocole de Madrid a également créé un Comité pour la protection de l'environnement (CPE) où siègent les experts de chacun des États parties, pour apporter à la RCTA une expertise scientifique et environnementale.

Si le dispositif international construit à partir de 1959 pour protéger l'Antarctique fait preuve, depuis cette date, d'une grande efficacité, certaines évolutions soulèvent de réelles inquiétudes, au premier rang desquelles le développement rapide du tourisme qui, s'il n'est pas mieux encadré, pourrait à l'avenir menacer l'équilibre des écosystèmes du continent.

Roberta Mecozzi a également insisté sur la nécessité d'un engagement politique au plus haut niveau pour faire primer les enjeux environnementaux sur les intérêts économiques . Elle a illustré ses propos en prenant l'exemple des aires marines protégées définies par la commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l'Antarctique. Elle a regretté que les représentants de certains États membres de cette Commission défendent les seuls intérêts de la pêche. Elle a rappelé l'implication du président Barack Obama pour convaincre la Russie de soutenir la création de l'aire marine protégée en mer de Ross. Elle a ajouté que la création d'aires marines protégées s'avérait inopérante tant que le plan de gestion n'était pas approuvé, comme c'est le cas pour l'aire marine protégée en mer de Ross 11 ( * ) , en raison des fortes demandes de la Chine et de la Russie.

Charles Giusti a insisté sur l'engagement de la France au sein de la RCTA pour parvenir à un meilleur encadrement des activités touristiques en Antarctique. Deux groupes de travail ont ainsi été constitués. L'un porte sur l'élaboration d'un mécanisme permettant l'embarquement d'observateurs gouvernementaux sur les navires de croisière pour contrôler l'activité de ces navires opérant dans la zone du Traité. Le second vise à élaborer un manuel ayant vocation à regrouper l'intégralité des règles de bonne conduite sur les activités touristiques en Antarctique. Ces deux groupes de travail portés par la France avec des partenaires internationaux présenteront leurs travaux lors de la prochaine RCTA en juin 2021.

Olivier Poivre d'Arvor a annoncé que la France souhaitait profiter de cette Réunion Consultative du Traité sur l'Antarctique qu'elle présidera pour proposer la création d'aires marines protégées en Antarctique Est sur 4 millions de km 2 , conjointement avec d'autres États européens et avec John Kerry, envoyé spécial du président des États-Unis sur le climat. Il a toutefois admis qu'il restait à convaincre les Russes et les Chinois, réticents à cette initiative.


* 5 Route maritime du Nord.

* 6 Les États-Unis, le Canada, le Danemark, l'Islande et la Norvège sont membres de l'OTAN.

* 7 Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat.

* 8 Polychlorobiphényles.

* 9 Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l'Antarctique (CCAMLR).

* 10 Protocole dit « Protocole de Madrid » dont Michel Rocard et Robert Hawke furent les initiateurs et négociateurs.

* 11 C'est également le cas pour l'aire marine protégée des Îles Orcades du Sud.

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