D. UN DROIT DE LA COMMANDE PUBLIQUE FREINANT L'ÉMERGENCE DE L'ÉCOSYSTÊME DE LA CYBERSÉCURITÉ

Pour déployer ces atouts et faire éclore l'écosystème de la cybersécurité tant promu par le discours public, encore faut-il s'en donner les moyens en favorisant les start-ups par la commande publique.

Or, « si la France possède de très bons ingénieurs qui inventent des produits de cybersécurité innovants, nous sommes de mauvais commerciaux pour les vendre », estime malheureusement M. Erwann Keraudy, CEO de la start-up CybelAngel, qui déclare : « je ne veux ni subvention publique ni aide de l'État mais des contrats avec les institutions publiques bien que leur maturité est incomplète, leurs budgets insuffisants et on rencontre l'obstacle du droit de la commande publique. Il est paradoxal que mon entreprise travaille davantage avec le gouvernement britannique qu'avec le gouvernement français » 171 ( * ) .

Ainsi, et comme le souligne l'ACN, le développement de l'excellence de la filière française de cybersécurité doit se traduire par une politique publique d'achat de solutions de cybersécurité françaises : « de nombreux acteurs de la filière de la Confiance Numérique relèvent une absence dommageable de culture d'achat de produits français, aussi bien de la part des entreprises que des administrations. Cette absence de culture d'achat de produits français a naturellement conduit les entreprises et les administrations françaises à se tourner vers des offres étrangères sur la période 2013-2019. En effet, dans un contexte général de stagnation de la croissance et d'austérité budgétaire des services publics, le premier critère d'achat s'avère souvent être le prix. Or, les acteurs américains et chinois sont souvent plus compétitifs que les français sur le seul critère du prix (notamment en raison d'économies d'échelles plus importantes et d'une sous-traitance plus forte dans des pays à faibles coûts salariaux). En plus de pénaliser les acteurs français de la filière, l'achat de solutions étrangères non maîtrisées est susceptible de menacer la souveraineté de la France lorsque les acheteurs sont des organismes publics, des OIV (Opérateur d'Importance Vitale), et/ou des OSE (Opérateur de Service Essentiel) ».

Sa pleine réussite, qui déterminera la future autonomie des entreprises françaises, dépendra d'un portage politique constant et de haut niveau ainsi que de la remise en question des orientations actuelles de la commande publique . C'est dans ce domaine que l'interventionnisme politique du XXIème siècle doit se réinventer.

UTILISER LA COMMANDE PUBLIQUE POUR RÉUSSIR UN CLOUD SOUVERAIN

Il faut avoir conscience que l'interventionnisme américain est leur secret le mieux gardé. Tout en érigeant la figure de l'entrepreneur dans son garage comme le symbole de l'innovation américaine et en proclamant les vertus du libre-échange, l'État américain exerce un protectionnisme fort, appuyant des industries clés en fonction de leur caractère stratégique. Beaucoup de technologies américaines ont d'abord été développées dans un environnement (ou avec un soutien) militaire. La commande publique peut ensuite prendre le relais pour accompagner l'élaboration d'applications civiles de ces technologies. Comme l'a écrit Mariana Mazzucato dans The entrepreneurial State , toutes les technologies qui ont fait du premier iPhone un smartphone ont été financées, à un moment ou à un autre, par l'État américain.

Au-delà même de la problématique du cloud souverain, on ne peut envisager la souveraineté numérique sans se mettre en ordre de marche pour orienter la commande publique, comme nous le réclamons, avec un Small Business Act en France et en Europe, et dans le même temps bloquer les interventions extérieures potentiellement toxiques. En effet, si nous ne faisons rien pour soutenir des entreprises nationales et européennes afin de développer un écosystème industriel compétitif indépendant vis-à-vis des filières industrielles américaines et chinoises, la dérive que nous subissons sera inéluctable. Une stratégie défensive fondée uniquement sur le droit ne suffira pas à protéger notre souveraineté et enrayer ni la dynamique actuelle de dépendance vis-à-vis des industriels extra-européens, ni la vassalisation politique, sociale et économique qu'elle va entraîner dans les années à venir.

Source : « Au-delà du « sovereignty-washing » : 3 questions à Bernard Benhamou
sur le cloud souverain en France », Sciencespo.fr, 2 septembre 2020.


* 171 Audition du 6 mai 2021.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page