B. LA PRÉSENCE MILITAIRE AMÉRICAINE CONSTITUE UN INSTRUMENT DE SÉCURISATION DES INTÉRÊTS OCCIDENTAUX EN MÉDITERRANÉE ET LE DÉSENGAGEMENT RELATIF DES ÉTATS-UNIS POURRAIT ACCÉLÉRER LA DÉSTABILISATION DE LA ZONE

1. Depuis la guerre froide, les États-Unis déploient d'importantes capacités militaires en Méditerranée pour y sécuriser leurs intérêts

La présence militaire des États-Unis en Méditerranée est un héritage de la guerre froide pendant laquelle la VI e flotte a joué un rôle important pour prévenir les tentatives soviétiques d'extension de son influence, à l'image de l'envoi dès 1946 du cuirassé USS Missouri à Istanbul pour garantir la Turquie et la Grèce de toute tentative d'intervention soviétique. Plus de trente ans après la disparition de l'Union soviétique, et alors que le bassin méditerranéen n'est plus le « lac de l'OTAN » qu'il était pendant la guerre froide, les États-Unis conservent des intérêts essentiels dans cette zone notamment pour assurer la liberté de circulation maritime dans la région et sécuriser les points d'acheminement des ressources énergétiques, dont notamment le canal de Suez et le détroit de Gibraltar.

Parallèlement à la dégradation du contexte stratégique, l'organisation de la chaîne de commandement de l'armée américaine dans le bassin méditerranéen a également été complexifiée, ce qui crée un risque de manque de coordination entre les différents centres de décision, la Méditerranée étant désormais partagée entre trois commandements militaires régionaux ( Combatant Commands ou COMCOMs) distincts : l'EUCOM pour l'Europe du Sud, la Turquie et Israël ; le CENTCOM, commandement en charge du Moyen-Orient, pour l'Égypte, la Syrie et la Jordanie ; enfin l'AFRICOM pour les pays du Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye). Outre les risques de tensions liés à un manque de coordination entre les différents commandements régionaux, cette fragmentation de la chaîne de décision, qui s'ajoute aux risques de divergence entre le département d'État, le Pentagone et la présidence des États-Unis, nuit à l'établissement d'une stratégie globale et cohérente des États-Unis dans le bassin méditerranéen 124 ( * ) .

La fin de la guerre froide ne s'est donc pas traduite par un retrait des forces américaines de la région et il est à relever que la VI e flotte continue notamment de disposer de quatre destroyers de défense aérienne stationné dans la base de Rota en Espagne ainsi que d'un bâtiment de commandement et d'avions de patrouille maritime. Alors que des militaires américains sont déployés dans plusieurs pays européens du bassin méditerranéen (Italie, Espagne, Grèce) et des rives sud et est (Turquie) de la Méditerranée, l'armée américaine peut s'appuyer sur un vaste réseau de bases militaires qui borde, outre les pays du Levant, aussi bien la Méditerranée orientale avec des bases en Grèce (Souda Bay, Larissa, Stefanovikis, Alexandroupolis) et en Turquie (Incirlik, Kurecik) que la Méditerranée centrale et occidentale avec des bases en Italie (Aviano, Vincenza, Gaete, Naples, Sigonella) et en Espagne (Rota, Moron).

Les États-Unis continuent donc d'exercer un rôle stabilisateur et de garantir la sécurité régionale par leur présence militaire permanente, qui est complétée par le déploiement régulier d'un groupe aéronaval dans le bassin méditerranéen qui permet également de resserrer son partenariat stratégique avec certains alliés à l'image de l'exercice conjoint organisé en février 2022 entre le porte-avion Charles de Gaulle de la Marine nationale, le porte-aéronefs italien ITS Cavour et le groupe aéronaval de l' USS Harry Truman . Le déploiement de bâtiments américains dans des ports alliés, à l'image de l'accueil par le port grec de Rhodes en avril 2019 du destroyer USS Ross illustre le caractère stratégique de la présence de l' US Navy en Méditerranée.

En parallèle, les autorités américaines ont intensifié dans les années récentes leur coopération avec les forces armées marocaines et tunisiennes notamment dans le cadre de l'exercice annuel African Lion coordonné par les Marine Corps . Le renforcement des liens avec l'armée tunisienne s'est notamment appuyé sur la présence d'une base américaine à Bizerte dédiée aux activités de renseignement par drone.

Source : FMES, 2022, Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, (c) P. Orcier

2. Le « pivot asiatique » de la diplomatie américaine et son retrait dans le conflit syrien pourraient se traduire par un désengagement relatif des États-Unis en Méditerranée

La Méditerranée continue de constituer un point d'ancrage stratégique pour la défense des intérêts américains et l'hypothèse d'une « Méditerranée post-américaine » risquerait de se faire au profit de pays concurrents (Russie, Chine) ou ennemi (Iran) des États-Unis. Plusieurs spécialistes américains des relations internationales défendent à ce titre le maintien d'une présence américaine en Méditerranée pour être en mesure d'exercer un « nouveau containment » face à la Russie, Chine et l'Iran.

Toutefois, la nécessité pour les États-Unis de maintenir leur présence en Méditerranée se heurte à plusieurs obstacles qui pourraient se traduire à moyen terme par la poursuite du relatif désengagement de Washington dans la zone.

En premier lieu, la volonté des États-Unis d'intervenir militairement à l'extérieur de leur frontière est désormais incertaine dans un contexte dans laquelle la « fatigue de la guerre » est largement répandue dans l'opinion publique américaine. De ce point de vue, la non-intervention de l'armée américaine en Syrie pendant l'été 2013 en dépit de l'usage par le régime de B. Al Assad d'armes chimiques a illustré la réticence des États-Unis à s'engager dans de nouveaux conflits en Méditerranée et au Moyen-Orient 125 ( * ) .

En second lieu, alors que les États-Unis s'appuient traditionnellement en Méditerranée sur ses relations avec la Turquie, qui constitue un pivot entre l'Europe et le Moyen-Orient au sein de l'Alliance atlantique, les relations turco-américaines se sont détériorées dans la période récente. Cette divergence est notamment liée d'une part au rapprochement des États-Unis avec les forces kurdes (YPG) dans le conflit syrien alors qu'Ankara estime que ces forces constituent un soutien du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) contre lequel elle lutte sur son territoire, et d'autre part au fait qu'au cours de l'année 2019 la Turquie a acquis le système de défense anti-aérien S-400 russe, provoquant la suspension de la livraison par les États-Unis de 120 avions de combat F-35 de nouvelle génération.

Enfin en troisième lieu, le maintien de la présence militaire et de l'engagement stratégique américains en Méditerranée se heurte aux autres priorités de la politique extérieure américaine qui ont émergé depuis les mandats du président B. Obama (2009-2017). À l'échelle mondiale, la politique étrangère américaine poursuit son « pivot asiatique » vers l'Indopacifique en application duquel le bassin méditerranéen risque de passer au second plan de ses préoccupations. À l'échelle régionale, le président J. Biden se concentre depuis sa prise de fonction en janvier 2021 sur la renégociation de l'accord sur le nucléaire avec l'Iran, ce qui favorise l'inertie des États-Unis sur leur stratégie en Méditerranée 126 ( * ) , qui ne constitue pas leur priorité stratégique.


* 124 M. Quessard, été 2019, « Méditerranée orientale : l'impossible poursuite du désengagement américain ? » in Revue Défense Nationale, n°822

* 125 P. Ausseur, juillet-septembre 2022, « Regard sur la Méditerranée orientale » in Moyen-Orient, n°55

* 126 M. Quessard, 2021, « L'administration Trump et les enjeux stratégiques américains en Méditerranée orientale : l'impossible poursuite du désengagement ? » in Politique américaine, n°37

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