III. LA RÉAFFIRMATION DES ACTEURS RÉGIONAUX

A. LA VOLONTÉ DE LA TURQUIE D'AFFIRMER SON STATUT DE PUISSANCE RÉGIONALE SE TRADUIT PAR SON IMPLICATION DIPLOMATIQUE CROISSANTE EN MÉDITERRANÉE ET PAR LE RENFORCEMENT DE SES MOYENS MILITAIRES

1. L'émancipation relative de la Turquie vis-à-vis de ses partenaires de l'Alliance atlantique et le dynamisme de sa diplomatie dans son voisinage ont renforcé la capacité d'influence de la Turquie dans le bassin méditerranéen

La position de la Turquie à la frontière entre l'Europe, l'Asie et le Moyen-Orient en a fait un des partenaires stratégiques de l'Alliance atlantique depuis son entrée dans l'OTAN en 1952. Toutefois, depuis l'arrivée au pouvoir du parti de la justice et du développement (AKP) en 2002, la Turquie a connu un renouveau de sa politique étrangère dont une des premières illustrations a été le rejet par le parlement turc le 1 er mars 2003 de la demande des États-Unis de déployer 62 000 sur le territoire turc pour attaquer l'Irak 147 ( * ) . Cette émancipation de la diplomatie turque, qui s'est accentuée au cours des deux décennies suivantes, correspond à une prise de conscience progressive par la Turquie de sa capacité à exercer une diplomatie stratégiquement autonome au service de ses seuls intérêts.

En Méditerranée, le renouveau diplomatique de la Turquie s'est traduit par la mise en oeuvre dans son environnement immédiat de la doctrine « zéro problème avec les voisins », formulée dès 2001 par A. Davutoglu qui a ensuite été conseiller de R. T. Erdogan (2003-2009), ministre des affaires étrangères (2009-2014) puis premier ministre (2014-2016) de la Turquie. Pendant les années 2000, la Turquie a consolidé ses relations économiques et politiques avec les pays du bassin méditerranéen (Syrie, Liban, Égypte, Libye, Tunisie, Algérie, Maroc) 148 ( * ) . En parallèle, la Turquie, qui entend jouer un rôle de médiation dans le Caucase, se distingue du bloc occidental en ne condamnant pas le choix fait en août 2008 par la Russie de reconnaître les républiques séparatistes en Ossétie du Sud et en Abkhazie 149 ( * ) .

La tentative de coup d'État de l'été 2016 dirigé contre R. T. Erdogan va accélérer le processus de diversification de ses alliances par la Turquie qui s'appuie également sur la mise en avant de l'islam politique qu'elle oppose au modèle autoritaire des régimes égyptien, saoudien et émiratis. La fin des années 2010 est également marquée par un rapprochement de la Russie illustré par l'acquisition en 2019, en dépit de la pression exercée par les États-Unis contre ce contrat, de systèmes de défense anti-aériens russe S-400.

Pour autant, la diversification de ses alliances n'a pas remis en cause l'appartenance à l'OTAN de la Turquie, qui entend se positionner comme État-pivot entre l'Occident et le Moyen-Orient. La présence en Turquie (Izmir) de l'état-major pour l'armée de terre de l'Alliance (LANDCOM) ainsi que d'un contingent de 2 000 aviateurs et militaires américains sur la base aérienne d'Incirlik témoigne du maintien d'un partenariat stratégique entre la Turquie et les États-Unis, qui s'appuie sur leurs relations avec la Turquie pour contenir l'expansion de l'influence russe en Méditerranée.

La politique turque en Méditerranée illustre à ce titre la volonté de la Turquie de faire reconnaitre par l'ensemble de ses partenaires son statut de puissance régionale, en menant une « diplomatie de puissance émergente » 150 ( * ) qui défend ses intérêts propres. Parallèlement, la stratégie régionale de la Turquie doit tenir compte de sa dépendance aux importations d'hydrocarbures qui représentent 90% de sa consommation, alors même que la demande énergétique turque connait une croissance annuelle de 7%. La doctrine de la « Patrie bleue » ( Mavi Vatan ) doit être replacée dans ce double contexte et correspond à la volonté de la Turquie d'une part de forcer ses partenaires à tenir compte de ses revendications territoriales en Méditerranée orientale et d'autre part de bénéficier d'une partie des réserves énergétiques substantielles découvertes dans le bassin levantin bordé par la façade méditerranéenne de la Turquie longue de 6 000 km.

Plus récemment, le rôle de médiateur joué par la Turquie depuis le déclenchement de la guerre d'Ukraine, dont témoigne notamment la signature à Istanbul le 22 juillet 2022 d'un accord entre l'Ukraine et la Russie négocié sous l'égide de la Turquie et des Nations unies sur l'exportation de céréales ukrainiennes par la mer Noire, est une nouvelle illustration de la volonté pour Ankara d'acquérir un nouveau statut dans la gouvernance internationale en exerçant une diplomatie de puissance régionale autonome en Méditerranée.

2. Les interventions militaires turques autour de la Méditerranée et le renforcement de son industrie d'armement ont consolidé la stratégie régionale assertive de la Turquie

Parallèlement au renouveau de son positionnement diplomatique et à son affirmation comme puissance régionale, la seconde moitié des années 2010 s'est traduite par une importante militarisation de la politique extérieure de la Turquie qui s'est traduite d'une part par son implication directe ou indirecte sur des théâtres de crise méditerranéens et d'autre part par le renforcement de son industrie de défense.

En premier lieu, en rupture avec la tradition kémaliste de non-intervention, la Turquie est intervenue de manière croissante dans des opérations militaires extérieures. Cet investissement militaire dans la région a d'abord été illustré par la participation des troupes turques au conflit en Syrie avec les opérations « Bouclier de l'Euphrate » (août 2016 à mars 2017), « Rameau d'olivier » (janvier à mars 2018) puis l'opération « Source de paix » en octobre 2019 pour établir une zone de sécurité à la frontière syro-turque. Pour affaiblir l'action du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dont la Turquie estime qu'il met en péril l'intégrité du territoire turc, l'armée turque est également intervenue militairement sur le territoire de l'Irak en juin 2020 151 ( * ) .

Au-delà de cet investissement direct dans son voisinage immédiat, la Turquie est également intervenue militairement en Libye, où elle a soutenu à partir de 2020 le Gouvernement d'accord national (GNA) face à l'offensive de l'Armée nationale libyenne (ANL) en déployant 2 000 mercenaires syriens en leur promettant notamment l'obtention de la nationalité turque. Plus récemment, la Turquie a activement soutenu l'Azerbaïdjan dans le cadre de la guerre du Haut-Karabagh qui l'a opposé aux forces arméniennes entre septembre et novembre 2020.

En second lieu, la volonté d'émancipation de la diplomatie turque a été accompagnée d'une stratégie industrielle de développement par la Turquie de sa base industrielle et technologique de défense (BITD) qui fournissait en 2002 24% des équipements de l'armée turque et qui en fournit désormais 70%.

Ce renforcement de l'industrie d'armement turc, qui a été accéléré par la volonté des autorités de disposer d'une capacité autonome de prise de décision stratégique 152 ( * ) , est visible dans de nombreux domaines et repose sur le dynamisme des dépenses publiques de défense de la Turquie qui atteignent en 2020 2,8% du PIB. En matière terrestre, les industries turques ont notamment développé le char Altay, les missiles air-sol Mizrak-U et les blindés BMC Kirpi. En matière navale, l'industrie turque produit sous licence allemande des sous-marins T-214 et a mis à l'eau en janvier 2021 la frégate TCG Istanbul construite avec 70% de technologies turques 153 ( * ) .

Il est enfin à relever que c'est dans le domaine aérien que le développement de l'industrie d'armement turque a été la plus remarquée avec le développement du petit drone tactique armé Bayraktar TB2, conçu en 2014 pour la gendarmerie turque et qui a été depuis exporté dans treize pays 154 ( * ) dont l'Azerbaïdjan, le Qatar, l'Ukraine et le Maroc.

Source : FMES, 2022, Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, (c) P. Orcier


* 147 D. Billion, printemps 2017, « 25 ans de politique extérieure turque : la quête de sens stratégique » in Confluences Méditerranée, n°1000

* 148 J. Marcou, été 2019, « Dilemmes et ambitions de la Turquie en Méditerranée » in Revue Défense Nationale, n°822

* 149 A. Sémon, 2022, « La politique d'alliance de la Turquie : de l'alignement sur l'Occident à la recherche de l'autonomie stratégique » in Les Cahiers de la Revue Défense Nationale, n°2022/HS2

* 150 J. Jabbour, 2020, « La Turquie : une puissance émergente qui n'a pas les moyens de ses ambitions » in Politique étrangère, n°2020/4

* 151 A. Pouvreau, avril 2020, « Les forces armées turques face aux nouveaux défis stratégiques » in Revue Défense Nationale, n°829

* 152 A. Pouvreau, octobre 2018, « Vision stratégique et politique d'armement de la Turquie » in Revue Défense Nationale, n°813

* 153 A. Sémon, 2021, « La militarisation de la diplomatie turque depuis 2016 » in Les Cahiers de la Revue Défense Nationale, n°2021/HS3

* 154 E. Armanet, juin 2022, « Drones : vers un déclassement de la France ? » in Air&Cosmos, n°2787

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