EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mardi 27 septembre 2022, sous la présidence de M. Christian Cambon, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport de Mmes Catherine Dumas et Isabelle Raimond-Pavero.

M. Christian Cambon, président . - Nous examinons maintenant le rapport d'information de nos collègues Isabelle Raimond-Pavero et Catherine Dumas sur le réarmement et la dégradation de l'environnement stratégique en Méditerranée.

Mme Catherine Dumas, rapporteure . - Le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février dernier, a remis en cause un certain nombre d'équilibres, que nous croyions acquis depuis longtemps, et engagé une recomposition stratégique qui dépasse largement l'Europe orientale.

Les réactions observées dans l'espace méditerranéen depuis le début de l'année sont, à cet égard, révélatrices des mutations souterraines, qui sont en train de modifier en profondeur notre environnement immédiat, sans que nous en prenions toujours pleinement la mesure.

Le recul de notre influence dans les pays du pourtour méditerranéen est en passe de se réaliser. Nous devons prendre collectivement conscience du sentiment d'éloignement entre les deux rives de la Méditerranée et le combattre, car il y va des intérêts et de la sécurité de notre pays.

La position ambiguë de la Turquie depuis le début de la guerre exprime la complexité de la recomposition en cours dans le bassin méditerranéen. En refusant d'appliquer les sanctions économiques européennes contre la Russie, en monnayant son soutien à l'entrée de la Suède et de la Finlande dans l'Otan, la Turquie a démontré une nouvelle fois sa volonté d'émancipation vis-à-vis du bloc occidental. Dans le même temps, l'habileté de sa diplomatie lui a permis de jouer un rôle de médiateur et de favoriser la conclusion de l'accord de juillet dernier entre les deux belligérants sur l'exportation des céréales ukrainiennes par voie maritime. La Turquie se veut un État pivot au sein de l'Alliance atlantique, un pays charnière en mesure de monnayer sa participation à l'Alliance.

Ce succès diplomatique a sans doute joué un rôle dans le récent raidissement turc. Il y a quelques semaines, le président turc a publiquement menacé la Grèce d'envahir certaines îles en mer Égée. Nous étions alors présentes en Grèce et y avons ressenti la forte inquiétude de la population. Cette escalade verbale nous concerne directement. Rappelons que la France est liée, depuis septembre dernier, à la Grèce par une clause d'assistance mutuelle, en vertu de laquelle toute militarisation du conflit en Méditerranée orientale aurait des conséquences directes pour nos armées.

Cet exemple turc, les revirements successifs et le niveau de tension qu'ils engendrent sont révélateurs d'une zone en pleine recomposition. Afin d'éclaircir la nature et la portée de ces évolutions, Isabelle Raimond-Pavero et moi-même avons auditionné des chercheurs en géopolitique et en économie du développement, des responsables militaires de chaque état-major, des diplomates spécialisés dans l'étude de cette région, ainsi que des agents en poste dans les institutions de l'Union européenne.

Nous avons, par ailleurs, été reçues en déplacement, il y a quelques semaines, en Grèce puis à Chypre, où nous avons pu à la fois échanger directement avec les responsables civils et militaires de ces deux partenaires, prendre la mesure sur le terrain d'un état de tension dont peu de Français soupçonnent l'existence, à seulement quelques heures de vol de Paris. Je voudrais souligner que l'initiative de la commission des affaires étrangères du Sénat s'agissant de ce rapport d'information a été partout particulièrement saluée.

Dans le nord de Chypre, la Turquie se sert de l'île comme d'un porte-avions insubmersible au service de ses intérêts dans le bassin levantin : 35 000 militaires turcs et 350 chars sont stationnés dans un périmètre de moins de 4 000 km 2 en contact direct avec le territoire de l'Union européenne. Un sacré levier d'influence, pour ne pas dire un moyen de pression ! L'installation de drones Bayraktar TB2, désormais bien connus après les guerres d'Azerbaïdjan et d'Ukraine, nourrit le risque d'escalade dans cette zone de vives tensions.

Mme Isabelle Raimond-Pavero, rapporteur . - En première partie de notre rapport, nous dressons un état des lieux documenté des principaux enjeux stratégiques qui structurent actuellement le bassin méditerranéen. Ces enjeux s'expliquent par deux caractéristiques de la Méditerranée liées à sa position géographique stratégique à l'interface entre trois continents : l'Europe, l'Asie et l'Afrique.

Première caractéristique : la Méditerranée est un carrefour. Cette voie de circulation est vitale pour notre continent. Elle concentre les marchandises, les ressources énergétiques, les flux d'information et d'êtres humains.

La Méditerranée est d'abord un carrefour pour les marchandises, car elle concentre, à elle seule, 25 % des flux du commerce mondial, alors que sa surface représente moins de 1 % des mers et océans du globe. L'espace méditerranéen concentre également les flux de ressources énergétiques, dont les derniers mois nous ont montré qu'ils étaient d'une importance stratégique essentielle.

Deux leçons sont à retenir de la guerre d'Ukraine. La première est que l'Europe ne peut plus se permettre de dépendre d'un seul fournisseur sur le plan énergétique. La diversification engagée par l'Union européenne permet de donner une place croissante à nos fournisseurs énergétiques méditerranéens. Les circonstances actuelles nous forcent à voir notre approvisionnement énergétique avec des yeux neufs. Nous ne pouvons plus ignorer que près de 3 500 milliards de mètres cubes de gaz naturel dorment en Méditerranée orientale, au large des côtes des pays alliés que sont Chypre, Israël ou l'Égypte. L'entrée de la France dans le Forum du gaz en Méditerranée orientale, en 2021, est un atout stratégique dans les circonstances actuelles pour défendre les intérêts de l'Europe face aux tentatives d'éviction des puissances extraoccidentales.

La liberté de circulation en mer n'est pas un concept abstrait. L'épisode de blocage des céréales ukrainiennes démontre l'importance de sécuriser nos canaux d'approvisionnement. La guerre d'Ukraine fait peser une menace sur la sécurité alimentaire mondiale, il y va de notre indépendance. Le canal de Suez voit, à ce titre, passer chaque année près de 50 millions de tonnes de pétrole brut, transportées du Sud vers le Nord. Toute déstabilisation du trafic maritime dans la région a des répercussions immédiates sur nos approvisionnements.

La Méditerranée est aussi un carrefour pour l'information. Les données internationales, dont nous faisons un usage quotidien au moyen des nouvelles technologies, transitent à plus de 98 % par des câbles sous-marins de communication. L'espace méditerranéen concentre une densité particulièrement élevée de câbles sous-marins de communication, notamment au large des côtes françaises. La ville de Marseille est aujourd'hui une station pivot - un hub - du réseau de câbles reliant l'Asie à l'Europe.

La Méditerranée est historiquement un carrefour pour les migrations. Malgré le reflux important constaté depuis le pic de 2015, la voie maritime demeure le principal vecteur pour les franchissements irréguliers de frontières de l'Union européenne avec 56 % des entrées irrégulières, et la situation se dégrade.

À moyen terme, plusieurs facteurs structurels augmenteront ce flux. La croissance démographique rapide des pays de la rive sud, la dégradation accélérée de l'environnement dans certaines régions ou encore la déstabilisation de régimes politiques fragiles provoquent de nouvelles crises. Nous devons, dès à présent, nous donner les moyens nécessaires pour les affronter.

Nous faisons face aux manipulations des flux migratoires à des fins géopolitiques. L'épisode du printemps dernier, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, a mis en lumière ce phénomène. La Méditerranée constitue à cet égard une façade particulièrement exposée et plusieurs épisodes de manipulation des flux migratoires y sont observés. La mer Égée constitue un point particulier d'attention à souligner. Au mois de février 2020, la Grèce a subi une tentative de déstabilisation à ses frontières, pendant laquelle les autorités turques ont laissé s'acheminer vers les frontières de l'Union européenne plus de 15 000 migrants, en exerçant une pression diplomatique. La capacité de l'Europe à répondre de manière déterminée et solidaire à ces tentatives de déstabilisation est essentielle pour la cohésion de notre Union en Méditerranée.

Nous attirons votre attention sur le fait que nos interlocuteurs grecs ont unanimement salué le travail effectué par les agents de Frontex, en soutien de leur dispositif, afin de consolider la protection des frontières de l'Union et de lutter contre les réseaux de passeurs. La montée en puissance de l'agence Frontex, dont nous avions auditionné l'an passé en commission le directeur exécutif, est nécessaire et traduit une prise de conscience de ces enjeux. Mais il reste beaucoup à faire. Alors que les réseaux de passeurs évoluent et que de nouvelles routes se créent à l'image de la route terrestre de Chypre, il est indispensable de rester mobilisés pour être efficace contre les attaques hybrides, fondées sur une instrumentalisation de vies humaines. Il nous a d'ailleurs été dit qu'on observait une augmentation très nette des inscriptions d'étudiants dans les universités du nord de Chypre dans le but de rejoindre le sud de l'île et de s'installer au sein de l'Union européenne.

Seconde caractéristique marquante de cette zone : la Méditerranée est fragile.

Premièrement, sur le plan sécuritaire. Une des causes en est l'incapacité de la communauté internationale à trouver une solution politique durable à la guerre civile en Libye qui a cours depuis plus de dix ans. Cet État failli, aux portes du continent européen, contribue au climat d'insécurité sur la rive sud de la Méditerranée. L'instabilité durable dans ce pays alimente à la fois des réseaux criminels organisés et des groupes djihadistes répartis dans plusieurs pays du pourtour méditerranéen. Un seul chiffre suffit à résumer cette dégradation : à ce jour, il y a trois fois plus d'armes en circulation que d'habitants sur le territoire libyen. Le terrorisme islamiste est une menace aiguë pour le bassin méditerranéen. L'Union européenne, comme les pays d'Afrique du Nord, constitue un front du djihad international. La France est plus que jamais une cible pour les groupes terroristes.

La Méditerranée est aussi fragile sur le plan socioéconomique. Les pays de la rive sud du bassin ont subi la crise sanitaire avec une violence particulière. Ils font face aux conséquences économiques de la guerre en Ukraine. Ces pays continuent de souffrir de la stagnation de leur économie depuis les printemps arabes et d'un taux de chômage élevé. L'augmentation des prix des céréales ne doit pas se traduire par une crispation sociale dans des sociétés rendues vulnérables par l'accumulation des crises.

Enfin, la Méditerranée est fragile sur le plan environnemental. Un tiers des habitats marins sont déjà menacés en Méditerranée. La surpêche y concerne près de 80 % des espèces recensées. Cette fragilisation représente un défi stratégique. Elle a des conséquences directes sur l'augmentation des flux migratoires à moyen terme ou la remise en cause de la sécurité alimentaire de certaines populations de la région.

Mme Catherine Dumas, rapporteure . - La deuxième partie de notre rapport présente un panorama structuré des forces en présence dans la région.

Ne nous voilons pas la face, ce que nous avons trouvé est inquiétant, en raison de l'importance des investissements capacitaires consentis par plusieurs pays de la zone et du durcissement des rapports de force. C'est une véritable militarisation des relations internationales en Méditerranée qui se met en place !

Nous sentons bien tous que le monde est entré dans une période d'instabilité et de plus grande violence. Mais avons-nous conscience que le bassin méditerranéen, le coeur de notre civilisation, est une des régions où le phénomène mondial de réarmement est le plus dynamique ? Tandis que la marine française prévoit d'augmenter son tonnage de seulement 3,5 % entre 2008 et 2030, la marine turque prévoit, elle, une augmentation dix fois plus rapide, à hauteur de 33 % !

Sur la rive sud du bassin, le rythme du réarmement est encore plus marqué. Les taux de croissance sont de 120 % pour la marine algérienne et jusqu'à 170 % pour la marine égyptienne !

Je vous renvoie au corps du rapport concernant cet état des lieux très préoccupant. Je voudrais insister sur quatre acteurs particulièrement symptomatiques de la dégradation du contexte stratégique en Méditerranée.

En premier lieu, il faut souligner le recul relatif de la présence américaine dans cet espace, alors même que la Méditerranée a longtemps été considérée comme étant le « lac de l'OTAN ».

Certes, l'armée américaine continue d'être largement présente en Méditerranée avec la Sixième flotte ; elle dispose de bases militaires réparties sur l'ensemble du pourtour méditerranéen, de l'Espagne à la Turquie en passant par l'Italie et la Grèce. Mais beaucoup de nos interlocuteurs ont fait état d'un recul de la Méditerranée dans les préoccupations stratégiques américaines.

Ce recul est lié à deux facteurs : le rejet de l'opinion publique américaine à l'égard des interventions militaires à l'extérieur, notamment en Méditerranée et au Moyen-Orient ; et la volonté des États-Unis de réorienter leur politique extérieure vers de nouveaux théâtres dans le sillage du « pivot asiatique » opéré depuis le président Obama.

De ce point de vue, la décision des États-Unis de ne pas intervenir en Syrie en 2013, malgré l'usage d'armes chimiques par le régime de Bachar al-Assad a été un révélateur majeur du manque de détermination de Washington à intervenir dans la région.

Nous nous trouvons donc actuellement dans une situation où malgré une présence militaire encore importante en Méditerranée, les États-Unis n'ont plus la même capacité à stabiliser la zone.

Dans ce contexte, l'Europe doit faire face à ses nouvelles responsabilités. Dès à présent, nous devons adapter la stratégie militaire européenne au désengagement progressif des États-Unis.

À l'inverse, comme par un jeu de vases communicants, on constate l'affirmation croissante dans le bassin méditerranéen de la Russie et de la Chine.

La Russie a tiré un bénéfice considérable de la réserve des États-Unis dans la guerre en Syrie. Depuis l'intervention directe de ses troupes en Syrie, elle n'a cessé de s'enhardir dans cette région. Elle s'y est réinvestie de manière accélérée sur les plans diplomatique et militaire.

Sur le plan diplomatique, la Russie a réussi à se rapprocher de la Turquie, tout en conservant des relations étroites avec plusieurs pays de la rive sud du bassin, au premier rang desquels l'Algérie. Je voudrais souligner que la marine algérienne est équipée de six sous-marins russes de classe Kilo, armés de missiles de croisière Kalibr, d'une portée de plus de 1 000 kilomètres.

Sur le plan militaire, la Russie dispose aujourd'hui en Syrie d'une base aérienne à Hmeimim et d'une base navale à Tartous, qui permettent d'asseoir sa présence militaire en Méditerranée orientale.

La présence chinoise en Méditerranée est, quant à elle, encore plutôt économique. Cependant, la Chine dispose désormais de moyens de pression considérables sur certains pays de la zone, notamment dans les Balkans. De plus, la flotte militaire chinoise a réalisé en 2015 ses premiers exercices militaires en Méditerranée et l'hypothèse de l'ouverture d'une base militaire dans cet espace n'est pas à exclure à moyen terme.

Enfin, je voudrais revenir sur le raidissement préoccupant de la politique extérieure de la Turquie dans la région : elle s'appuie sur la doctrine nationaliste de la « Patrie bleue » pour revendiquer des eaux contestées en mer Égée et remettre en cause les droits souverains de la Grèce et de Chypre.

Cette doctrine révisionniste sert de prétexte à la Turquie pour imposer la prise en compte de ses revendications en matière de répartition des ressources énergétiques, récemment découvertes dans ce bassin.

Après un relatif apaisement entre 2020 et 2022, nous connaissons aujourd'hui une période particulièrement tendue, que j'ai déjà évoquée.

Surtout, la militarisation de la politique extérieure turque ne s'arrête pas à la Méditerranée orientale. Ainsi en Libye, où son intervention militaire a été décisive en 2020 pour éviter la chute de Tripoli.

Mme Isabelle Raimond-Pavero, rapporteur . - J'en viens à nos trois préconisations à l'échelle de la France.

L'espace méditerranéen est d'une importance cruciale pour notre pays. Il concentre nos intérêts sur les plans stratégique, économique et diplomatique.

Sur le plan économique, les ports méditerranéens jouent un rôle à la fois pour assurer notre approvisionnement et pour acheminer les marchandises exportées vers l'étranger.

Sur le plan diplomatique, la visite récente en Algérie du Président de la République, Emmanuel Macron, illustre l'importance de la dimension méditerranéenne de notre stratégie internationale.

Sur le plan stratégique, le littoral méditerranéen, long de 1 700 kilomètres, est une des façades de notre territoire national. Il est l'objet d'une surveillance continue assurée par la Marine nationale.

Le bassin méditerranéen est le lieu où se concentre notre coopération militaire avec nos principaux alliés dans la zone. Des exercices sont fréquemment organisés en Méditerranée avec les marines égyptienne, italienne, grecque ou chypriote, pour ne citer qu'elles.

Pour répondre à la dégradation de l'environnement stratégique en Méditerranée, il est impératif de poursuivre le réarmement de nos armées.

Notre première recommandation est d'augmenter le budget de notre défense. La programmation militaire que nous examinerons l'année prochaine doit être le levier pour accélérer notre trajectoire de réarmement dans un environnement stratégique très dégradé.

Cette proposition est complétée par deux recommandations plus spécifiques : la première a pour objet de renforcer le dispositif de sauvegarde des navires civils en cas de crise en Méditerranée ; la seconde de moderniser et de renforcer nos moyens de lutte en cas d'attaque contre les câbles sous-marins de communication concentrés en Méditerranée.

Mme Catherine Dumas, rapporteure . - Passons aux recommandations concernant l'Union européenne et l'Alliance atlantique.

L'Union européenne est largement présente en Méditerranée, mais cette présence est essentiellement économique. Ce biais économique risque de devenir un handicap dans le contexte de militarisation des relations internationales que nous venons de décrire.

Il est urgent que l'Europe prenne conscience de la nécessité de défendre non seulement ses intérêts, mais également ses valeurs, en utilisant tous les instruments dont elle dispose. Le monde méditerranéen de demain n'attendra pas ceux qui ont des états d'âme et qui ne sont pas prêts à se défendre.

Et pourtant - c'est notre conviction profonde - en Méditerranée, ce ne sont pas seulement nos intérêts économiques qui sont menacés, mais aussi nos valeurs communes. L'Union européenne doit impérativement démontrer sa capacité à s'adapter à un monde dans lequel le rapport de force se substitue à la libéralisation des échanges.

L'Europe doit aujourd'hui affronter trois défis en Méditerranée. Le premier est un défi stratégique, lié au retrait prévisible des Américains dans les années à venir. Le deuxième est un défi politique, lié à la difficulté des institutions de l'Union européenne à penser une défense européenne, enracinée dans une chaîne de décision politique concrète et cohérente. La France se situe, depuis plusieurs années, à la pointe de cette revendication. Nos interlocuteurs ont d'ailleurs manifesté leur forte attente à l'égard de notre pays, afin qu'il porte cette évolution à l'échelle européenne. Enfin, le troisième défi est idéologique. La pandémie de covid-19 a démontré le potentiel déstabilisateur des réseaux sociaux et de la manipulation de l'information qui s'y déploie. Les pays méditerranéens sont aujourd'hui un théâtre privilégié de cette lutte d'influence, qui vise à décrédibiliser l'Europe et ses valeurs. Si nous ne réagissons pas, les puissances hostiles présentes dans la zone risquent d'imposer, de manière durable, le récit d'une Europe indifférente au sort des populations de la rive sud du bassin.

C'est pourquoi nous formulons comme principale recommandation, à l'échelle de l'Union européenne, d'accélérer et de consolider le déploiement d'instruments de lutte contre la manipulation de l'information dans les Balkans et en Afrique du Nord. Alors que l'Union européenne fournit une aide substantielle à ces pays et y construit des partenariats mutuellement bénéfiques, nous perdons pour l'instant la « bataille des récits ».

Cette recommandation est complétée par deux autres. La première : d'assurer la solidarité des membres du Conseil européen face aux tentatives de déstabilisation en Méditerranée orientale. La seconde appelle à prolonger la présence militaire européenne en Méditerranée centrale.

La Méditerranée est depuis plusieurs décennies un théâtre d'intérêt pour l'Alliance atlantique, qui coopère avec ses alliés dans la zone au travers du Dialogue méditerranéen. L'adoption récente, en mars 2022, de la Boussole stratégique , premier livre blanc de défense européenne, démontre la convergence des analyses entre l'Union européenne et l'Otan (Organisation du traité de l'Atlantique Nord). Les deux organisations ont désormais clarifié leur intention de renforcer leur présence en Méditerranée afin de limiter l'expansion de l'influence des puissances concurrentes dans cette région. Toutefois, nous avons constaté que la convergence des analyses ne se traduit pas suffisamment par une coopération opérationnelle sur le terrain.

Nous recommandons de rationaliser ces relations entre l'Union européenne et l'Otan en Méditerranée, en commençant par adopter la nouvelle déclaration conjointe entre les deux organisations, annoncée initialement pour la fin de l'année 2021.

Mme Isabelle Raimond-Pavero, rapporteur . - En conclusion, la dégradation du contexte stratégique en Méditerranée n'est pas un processus isolé du reste de notre environnement stratégique. Bien au contraire, au cours des auditions menées pour préparer ce rapport, nous avons été plus d'une fois frappées par le fait que l'espace méditerranéen est un miroir de la dégradation globale de l'environnement stratégique. Le déclenchement de la guerre en Ukraine n'est pas seulement une perturbation conjoncturelle dans le cours de relations internationales durablement pacifiées.

Les logiques révisionnistes à l'oeuvre en Méditerranée sont comparables à celles qui existent en Europe orientale depuis plusieurs années.

Le recours, par plusieurs puissances méditerranéennes, à des milices privées en Libye s'inscrit dans un phénomène plus large. Cette reconfiguration des moyens de faire la guerre au XXI e siècle va bien au-delà du bassin méditerranéen, comme en témoigne la présence déstabilisatrice du groupe Wagner en Centrafrique et au Mali.

En matière de réarmement, la militarisation des relations internationales en Méditerranée répond à une dynamique globale. En Asie, la marine chinoise construit actuellement en quatre ans l'équivalent de la marine française.

La recomposition stratégique, à laquelle nous assistons dans le bassin méditerranéen, laisse apparaître un affrontement entre deux blocs. Comme dans d'autres régions du monde où la paix et la sécurité sont menacées par la volonté de certaines puissances de contester l'ordre établi, la Méditerranée est aujourd'hui le théâtre d'un affrontement entre deux systèmes de valeur opposés.

Ce que nous avons le devoir de défendre, et que certaines puissances veulent faire disparaître en Méditerranée, sont d'abord nos valeurs de liberté, d'émancipation individuelle et de démocratie.

À l'heure où les stratèges américains ont les yeux rivés sur l'Indopacifique et considèrent la Méditerranée comme un théâtre secondaire, nous nous retrouvons en première ligne pour défendre notre modèle.

Nous devons être à la hauteur de cette responsabilité historique et répondre sans attendre aux défis stratégiques qui émergent dans le bassin méditerranéen.

En vue de l'examen de la prochaine loi de programmation militaire (LPM), ce rapport apportera une contribution utile aux travaux de la commission. Au-delà du détail des matériels, il est essentiel que la prochaine programmation militaire tienne compte de la réalité nouvelle de notre environnement stratégique. Un diagnostic lucide permet de donner aux armées des moyens à la hauteur de la difficulté de leur mission et de faire face aux enjeux internationaux.

M. Christian Cambon, président . - Je vous remercie pour ce rapport qui reflète un travail approfondi fondé sur de nombreuses auditions et cette mission sur le terrain qui a été très utile. Il permet à la commission de compléter son dispositif d'étude, aux côtés des travaux déjà conduits sur l'Italie, Israël, la Palestine, le Liban, ou la Jordanie, qui a fait l'objet d'une mission il y a un an et demi. Ce dispositif d'étude enrichit utilement nos réflexions avant l'examen du budget, mais surtout de la future LPM, puisqu'il n'y aura pas de Livre blanc et que nous ne sommes pour l'instant pas associés à la revue stratégique.

Tout le monde comprend bien - ce rapport ne fait que souligner une constatation que nous avons faite - que le bassin méditerranéen reste pour nous une priorité. L'accumulation des forces armées, les tensions, les puissances régionales qui cherchent à y affirmer leur volonté, y compris en dépassant largement l'application du droit international - je pense notamment aux visées de la Turquie sur les eaux territoriales de Chypre et même de la Grèce - sont évidemment des éléments d'inquiétude. La Méditerranée orientale est un véritable foyer de déstabilisation ; la situation du Liban n'est pas pour nous rassurer, celle de la Syrie non plus.

Cependant, je voudrais être certain que les efforts de la France seront à la hauteur des enjeux, au moment où un renforcement, notamment sur le plan naval, des forces en présence est constaté. La commission entendra bientôt le chef d'état-major de la marine, qui a déjà eu l'occasion d'exprimer ici ses inquiétudes sur le rythme du réarmement naval à l'échelle mondiale.

Attention à ne pas créer un écart entre les paroles et les actes. Je pense notamment à la promesse de partenariat stratégique que nous avons faite à la suite des livraisons de Rafale et de frégates de défense et intervention (FDI) à la Grèce. Comme son nom l'indique, un partenariat stratégique est un travail de long terme, où on doit être constamment à leur écoute, mais aussi à leur appui. Certes, nous le faisons avec nos moyens ; rappelons que la marine nationale réalise de nombreuses escales en Grèce, ce qui est absolument unique. Cependant, je pense que si la Marine nationale ne dispose plus à terme des moyens nécessaires, il sera difficile de poursuivre ce partenariat.

J'ai compris lors du discours du Président de la République aux armées à l'Hôtel de Brienne, du 13 juillet dernier, qu'il n'avait évidemment pas l'intention de lancer un Livre blanc, ce qui peut se comprendre compte tenu de l'urgence de la situation internationale. Mais on ne peut pas faire l'économie de la participation du Parlement. Nous avons beaucoup bataillé, y compris lors de l'actualisation de la LPM : nous ne voulons pas, pour cette nouvelle revue stratégique, hériter d'un texte déjà ficelé, conçu dans les antichambres ministérielles.

Je verrai prochainement le ministre des armées, Sébastien Lecornu. La volonté de travailler avec le Parlement est affirmée, mais, pour l'instant, on n'en voit pas de concrétisation.

Ces rapports, qui sont une forme d'avertissement, rappellent notre demande d'être partie prenante dans ce travail. Des questions importantes doivent être posées à la fois sur le nord du bassin méditerranéen, sur la Méditerranée orientale que vous venez très justement de décrire et, bien sûr, sur le Maghreb qui nous inquiète, au regard des difficultés que nous pressentons aussi bien en Libye, en Algérie afin de retrouver des rapports plus équilibrés, ou encore au Maroc.

Les tensions parfois faiblissent. En ce moment, elles sont plutôt en phase de croissance et les incidents se multiplient. Souvenons-nous que la France a été prise à partie : la frégate Courbet avait ainsi été illuminée par un radar d'un bâtiment de la marine turque.

Tout cela justifie l'attention que nous portons à cette région. Je vais réunir prochainement le bureau de la commission pour établir le programme de l'année 2023 et je pense qu'un autre sujet viendra compléter notre réflexion sur ces points.

Je remercie les deux rapporteurs pour ce très beau travail.

M. Joël Guerriau . - Je voudrais saluer l'excellent rapport qui vient de nous être présenté et remercier nos collègues pour ce travail.

À la fin du XX e siècle, le mur de Berlin était tombé et nous pensions que la guerre froide était finie. Un avenir de paix s'annonçait à l'aube d'un XXI e siècle, source d'espoir. Or, les conflits du XXI e siècle n'ont pas connu d'aboutissement heureux et perdurent : en Syrie, Bachar al-Assad est toujours au pouvoir ; en Libye, les milices se développent et créent de l'insécurité ; au Mali, les problèmes sécuritaires persistent malgré notre intervention. Cela me rend assez pessimiste. Effectivement, nous devons prendre des mesures. Les pays méditerranéens au sein de l'Europe doivent travailler davantage entre eux. Il s'agit de l'Espagne, de l'Italie, de la Grèce, de Malte et de Chypre. Nous devrions prendre la tête d'une forme de club, dont l'objectif serait de renforcer la cohérence et les actions à des fins de défense et de sécurité en Méditerranée de ses membres. Nous n'y arriverons pas seuls.

J'ai bien entendu les remarques sur la marine. J'y ajoute mon expérience en tant qu'officier de réserve de la marine, qui m'a permis d'observer des situations préoccupantes.

Mme Isabelle Raimond-Pavero, rapporteur . - Les autorités militaires et civiles de nos partenaires que nous avons rencontrées attendent de la France qu'elle prenne une position de chef de file au sein de l'Union européenne pour réaliser cette cohésion. En effet, un durcissement des stratégies d'influence des puissances extraméditerranéennes a lieu et des alliances entre différents blocs se mettent en place. Il est donc urgent que l'Union européenne se renforce afin de faire face à ces nouvelles alliances.

M. Christian Cambon, président . - J'ai proposé à la commission d'approfondir ces sujets, tout d'abord en organisant une audition du nouvel ambassadeur de Turquie, qui m'assurait des intentions pacifiques de son pays. Il faut l'entendre en audition ; malgré l'existence de désaccords, la participation des représentants de ce pays peut nourrir les travaux de la commission et chacun pourra ainsi s'exprimer.

Par ailleurs, une grande vigilance doit être observée à l'égard des développements qui interviendront en Italie ; nous venons de voter l'adoption du traité du Quirinal, mais l'évolution de la situation doit être surveillée avec attention, tout comme celle du Maghreb. Je serai d'ailleurs ce soir aux côtés du président du Sénat pour accueillir le président du Parlement égyptien.

Encore une fois, notre présence en Méditerranée doit être renforcée sans pour autant négliger l'Indopacifique. Alors que les forces américaines se désengagent du bassin méditerranéen, la France dispose-t-elle des moyens nécessaires pour compenser cette situation ? Une démarche plus européenne permettrait à d'autres pays de travailler encore plus avec nous.

De nombreuses questions se posent dans un contexte de guerre à trois heures de Paris avec un partenaire, la Turquie, qui joue un jeu ambigu, mais qui a une place essentielle puisque ce pays détient la souveraineté sur les détroits et va disposer de deux porte-avions.

Le Sénat devra s'exprimer clairement sur ces sujets. J'invite d'ailleurs les rapporteurs pour avis à vérifier, dans le cadre de l'examen du budget, l'inscription des dépenses afférentes et que la LPM est bien appliquée. Mes inquiétudes seront peut-être démenties, mais face au déficit budgétaire important et à la dette publique insondable, certains pourraient pousser l'idée dangereuse que les armées ont été trop bien dotées et qu'il faudrait y réduire la voilure.

Nous devons nous mobiliser pour confirmer la fin de la décroissance permanente des instruments de politique extérieure de la France.

Les recommandations sont adoptées.

La commission adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES ET DES DÉPLACEMENTS

Jeudi 16 juin 2022

- Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)

Lundi 20 juin 2022

- Armateurs de France : M. Jean-Philippe CASANOVA , délégué général ;

- État-major de l'armée de terre : Général Geoffroy DE LAROUZIÈRE , chef du pôle relations internationales.

Mardi 28 juin 2022

- Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) : M. Bertrand LE MEUR , directeur stratégie de défense, prospective et contre-prolifération ;

- Fondation pour la recherche stratégique : Mme Agnès LEVALLOIS , maître de recherche ;

- Alliance Sorbonne Université : Amiral (2S) Christophe PRAZUCK , directeur de l'Institut de l'océan ;

- Fondation méditerranéenne d'études stratégiques (FMES) : Amiral (2S) Pascal AUSSEUR , directeur général.

Mercredi 29 juin 2022

- Service européen pour l'action extérieure (SEAE) : Mme Rosamaria GILI , cheffe de division Maghreb ;

- Institut de recherche pour le développement : M. Jean-Yves MOISSERON , directeur de recherche ;

- Institut français des relations internationales : Mme Dorothée SCHMID , responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient ;

- Représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne : Mme Claire RAULIN , représentante permanente auprès du comité politique et de sécurité (COPS).

Mardi 5 juillet 2022

- Ministère de l'Europe et des affaires étrangères : M. Christophe LÉONZI , ambassadeur chargé des migrations.

Jeudi 7 juillet 2022

- État-major de l'armée de l'air et de l'espace : Général Dominique TARDIF , Sous-chef activité ;

- Représentation permanente de la France auprès de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) : Mme Muriel DOMENACH , représentante permanente de la France au Conseil de l'Atlantique Nord.

Mardi 12 juillet 2022

- État-major de la Marine : Amiral Pierre VANDIER , chef d'état-major de la Marine (CEMM).

Mardi 19 juillet 2022

- Ministère de l'Europe et des affaires étrangères : Mme Anne GUÉGUEN , Directrice de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient.

Contribution écrite

- Ministère de l'intérieur : M. Jean MAFART , directeur des affaires européennes et internationales.

DÉPLACEMENT EN GRÈCE DU 29 AOÛT AU 31 AOÛT 2022

Lundi 29 août 2022

- Ambassade de France en Grèce : M. Nicolas CROIZER , premier conseiller ; M. Nikola GULJEVATEJ , deuxième conseiller ; Mme Cécile CANDAT , conseillère politique ;

- Ministère de la protection du citoyen : M. Dimitrios MALLIOS , chef de la direction des étrangers et de la protection des frontières.

Mardi 30 août 2022

- Think-tank ELIAMEP : M. George PAGOULATOS , directeur général et M. George TZOGOPOULOS , chercheur ;

- Ministère de la marine marchande et de la politique insulaire : Vice-amiral d'escadre Géorgios ALEXANDRAKIS , chef des garde-côtes ;

- Cabinet du premier ministre : M. Thanos DOKOS , conseiller à la sécurité nationale ;

- Ministère des affaires étrangères : M. Dimitrios KARABALIS , directeur Russie.

Mercredi 31 août 2022

- Ministère des affaires étrangères : M. Nikolaos PAPAGEORGIOU , directeur Turquie ;

- Parlement hellénique : MM. Georges KOUMOUTSAKOS et Spilios LIVANOS , membres de la commission de la défense nationale et des affaires étrangères

- Représentants des entreprises françaises du secteur de l'armement (Thalès, Dassault Aviation, MBDA, Naval Group) ;

- Ministère de la défense : M. Konstantinos BALOMENOS , directeur des affaires stratégiques.

DÉPLACEMENT À CHYPRE DU 1 ER AU 2 SEPTEMBRE 2022

Jeudi 1 er septembre 2022

- Ambassade de France à Chypre : Mme Virginie CORTEVAL , numéro deux ;

- Chambre des représentants : Mme Annita DEMETRIOU , présidente ;

- Chambre des représentants : M. Harris GEORGIADES , président de la commission des affaires étrangères et européennes ;

- Représentants de la Force des Nations unies à Chypre (FNUCHYP) .

Vendredi 2 septembre 2022

- Ministère de la défense : M. Andreas ELIADES , conseiller diplomatique du ministre de la défense ; Colonel Constantinos CONSTANTINOU , directeur de la politique de défense et des affaires internationales ;

- Chambre des représentants : M. Marinos SIZOPOULOS , président de la commission de la défense ;

- Représentants du Joint Rescue & Coordination Center (JRCC) de Larnaca ;

- Marine nationale française : Capitaine de vaisseau Laurent SAUNOIS , commandant de la frégate multi-missions (FREMM) Languedoc .

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page