3. Comment trancher ?
Sans doute chacun de ces auteurs amène-t-il sa part de vérité. L'ère d'Internet a d'abord été celle de la navigation dans des bases de données, certes illustrées, mais essentiellement textuelles. Cependant, les progrès techniques et la tendance à la montée en débit vont dans le sens d'une circulation de plus en plus importante d'images animées sur les réseaux. Ainsi, l'idée selon laquelle nous sommes entrés dans une civilisation de l'image, popularisée à contre temps (- selon Eco -) par " la mass médiologie académique " risque de redevenir d'actualité. Et dans ce cas, le procès intenté par certains intellectuels à l'image qui, parce qu'elle ne laisserait pas le temps à le réflexion, s'opposerait à l'écrit, seul véhicule de la pensée, pourrait être rouvert.

Mais pour Francis Balle, l'idée selon laquelle l'image serait un obstacle à la pensée est fausse.

Nous le rappelions : Febvre et Martin avaient déjà insisté en leur temps sur l'importance des illustrations dans la contribution des premiers ouvrages imprimés à la diffusion des sciences " descriptives " (médecine, botanique...).

Et Balle souligne, à son tour, que " l'image est capable de produire du savoir et de la culture et que son apport devient de plus en plus essentiel... Les nouvelles technologies renouvellent ses atouts... Elle est devenue, en se mariant à l'informatique, le meilleur allié de la science (grâce à des représentations de la réalité en deux ou trois dimensions) et de la création ".

Autant dire qu' " elle jette un pont entre le sensible et l'intelligible ".

Consacrant une partie de ses " manifestes médiologiques " à la défense de l'image, R. Debray oppose au langage, qui signifie sans représenter, la force de l'image dont la signification s'épanouit dans sa valeur représentative.

L'image a en effet sur l'écrit une supériorité médiologique liée à sa charge émotive, au mouvement d'adhésion qu'elle suscite, à son caractère éminemment suggestif.

De sorte qu'on aboutit au paradoxe suivant : malgré son ambiguïté sémantique et son équivoque intrinsèques, l'image peut, par là-même, prétendre à l'universalité.

Comme le résume Debray : " Je ne peux pas lire toutes les écritures, je peux regarder, mal ou bien toutes les images, sans traducteur ou dictionnaire ".

Evoquant par ailleurs, plus généralement, l'influence de l'audiovisuel sur la déroute du communisme, il estime que ce qui a " coupé les jambes " à ce dernier " c'est l'obsolescence de ses usines à rêves, non compétitives avec Hollywood, les soap-opéras et les clips télévisés " autant que " son inaptitude à remplir les rayons de magasins de marchandises ". Et plus loin : " L'éternelle jeunesse des belles buveuses de Coca-Cola - poursuit-il - et la virilité du cow-boy fumeur de Marlboro, sans même parler de la musique rock, déstabilisation fondamentale car sensorielle, ont peut-être plus fait pour renverser le communisme en Europe de l'Est que les samizdats de Soljenitsyne ou les manifestes de Havel ".

Mais, en réalité, comme l'écrit Francis Balle, " l'écrit et l'image sont complémentaires et la construction du savoir et de la culture se nourrit de cette complémentarité ". En effet, derrière des apparences de répétitions, d'alternances, de domination de tel ou tel média, se dissimule une situation rendue entièrement nouvelle par la possibilité de combiner à volonté, et cela grâce au numérique, l'image, le texte et le son. Il devrait en résulter des interactions, des associations, des créations radicalement inédites.

Quoi qu'il en soit, on peut se poser, à l'égard de ces nouveaux modes combinatoires d'expression et d'accès au savoir, l'éternelle question de la formation et du niveau de maîtrise de ceux qui les utilisent.

Eternelle car, on s'en souvient, Platon s'exclamait déjà à propos de l'écriture : " toi, père de l'écriture - fait-il dire par le dieu roi Thamous à Theuth - tu lui attribues une efficacité contraire à celle dont elle est capable ".

Et plus loin : " Quand tes disciples auront beaucoup lu sans apprendre, ils se croiront très savants, et ils ne seront le plus souvent que des ignorants de commerce incommode, parce qu'ils se croiront savants sans l'être ".

En son temps déjà, Platon craignait en effet que " l'écriture produise l'oubli dans les âmes en leur faisant négliger la mémoire ".

A des siècles de distance, on s'interroge toujours sur la conservation de la mémoire, preuve s'il en est que si le débat est ancien, il n'en reste pas moins d'une actualité brûlante.

Avec l'allégement et la miniaturisation des supports de stockage, l'archive a trouvé les solutions techniques susceptibles de la faire échapper à l'étouffement par encombrement. Mais, note, à juste titre, Debray : " la mémoire va devenir une faculté coûteuse ". Car, on en conviendra : " L'industrie est un accélérateur d'obsolescence et la culture une sauvegarde de permanence ".

Paradoxe de la notion d'industrie culturelle, donc " l'industrie détruit ce que la culture doit stocker. Asservir l'oeuvre au produit c'est subordonner une chance de permanence à une certitude d'obsolescence ".

De sorte que la question se pose : " Comment donner longévité à l'éphémère ? ".

Au moment même où la technique permet d'accéder à distance aux documents d'archives, une culture doit-elle accepter d'oublier, de perdre ? Ne peut elle plus avancer qu'en effaçant ses traces ou certaines d'entre elles ?

La réponse à ces questions n'est pas seulement médiologique. Elle est aussi économique et politique.