2. La suprématie américaine
La suprématie des Etats-Unis (où le tiers de la croissance du PIB est lié à l'essor des nouvelles techniques d'information et de communication) est encore plus marquée que ne le laissent apparaître les statistiques rassemblées ci-dessus.

Les Etats-Unis sont en effet en position de monopole absolu en ce qui concerne les microprocesseurs, les logiciels d'exploitation des micro-ordinateurs et ils dominent de façon écrasante d'autres secteurs stratégiques tels que les équipements de réseaux.

Leur situation est également très favorable, on le sait, dans le domaine de la production audiovisuelle.

Enfin, leurs projets très ambitieux de constellations de satellites de téléphonie (Iridium) ou de transmission de données (Télédesic) peuvent déstabiliser le monde des télécommunications où les positions européennes (et françaises) sont encore assez fortes.

Les Etats-Unis ont, dans l'ensemble, joué un rôle éminent dans l'histoire des découvertes techniques qui ont jalonné l'évolution des télécommunications (avec, notamment, l'invention du télégraphe par Morse, celle du téléphone par Bell, puis la mise au point de la triode, du transistor...).

Peut-être est-ce sous la contrainte de la nécessité d'unifier un très vaste territoire, peuplé de population d'immigrants d'origine très diverses ?

Au fossé qui s'était creusé entre les Etats-Unis et l'Europe s'est donc ajouté récemment un écart, au sein même de notre continent, entre pays du Nord et du Sud (très net en matière de connections à Internet), et pays plus ou moins libéraux sur le plan économique (au bénéfice de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas).

3. La persistance d'un mal français ?
Concernant la France, les résultats d'une enquête publiée à l'occasion de la dernière conférence interparlementaire des Etats membres d'Eurêka, qui s'est tenue à Londres, en mai 1997, semblent particulièrement préoccupants : cette étude réalisée auprès d'un échantillon de responsables d'entreprises et de consommateurs de cinq pays (Allemagne, Japon, Etats-Unis, Royaume-Uni, France) nous place systématiquement en dernière position, loin derrière nos concurrents, pour les réponses à toutes les questions posées : pourcentages de PC avec modems, avec lecteur de CD-ROM, équipement en portables, utilisation de l'informatique en réseaux sous toutes ses formes (courrier électronique, vidéoconférence, sites web, Intranet, et même échange de données informatisées).

La France est aussi, selon cette même enquête, le pays où la proportion de sociétés qui perçoivent l'importance, en matière de compétitivité, des technologies de l'information et de la communication, est la plus faible (même si, heureusement, elle est néanmoins largement majoritaire).

Faut-il y voir l'illustration de la persistance d'un mal français ?

En fait, nos faiblesses actuelles ne tiennent pas tant au niveau d'ensemble de l'équipement informatique de nos entreprises, qu'aux modes d'utilisation du matériel correspondant. En effet, l'ordinateur est encore souvent cantonné à des tâches de gestion administrative, employé selon une logique d'organisation centralisée et pyramidale. Et les personnes placées au sommet de la hiérarchie ne s'en servent souvent pas elles-mêmes.

De façon générale, la culture informatique des élites demeure beaucoup moins développée en France qu'aux Etats-Unis.

Trop souvent, l'ordinateur n'est pas encore devenu dans notre pays un moyen de communication, d'échange de l'information, d'accès au savoir et de conquête de nouveaux marchés.

C'est véritablement un problème de mentalité et de culture (lié, peut-être, à nos schémas d'organisation très centralisés et très hiérarchisés, hérités des siècles ; lié également à un traditionnel mépris pour les tâches manuelles auxquelles seraient assimilées les manipulations de claviers, etc.).

S'agissant de notre participation, non seulement à l'utilisation mais à la création de nouvelles techniques d'information et de communication, la France, patrie de Branly , des frères Lumière et pays de naissance de l'ATM, ne manque ni de capacités intellectuelles ni de talents d'innovation.

Le problème qui se pose à nous est bien plutôt celui d'une valorisation déficiente de nos recherches, d'une difficulté à exploiter nos découvertes pour des raisons variées, financières (insuffisances du capital risque, du crédit à l'innovation, d'incitations fiscales appropriées) ou mentales (cloisonnements entre recherche et industrie, réticences vis-à-vis du passage de la théorie à la pratique...).

Dans son ouvrage précité " la société de confiance " , Alain Peyrefitte s'intéresse aux racines d'un mal français, qu'il analyse en comparant les caractères de l'innovation en Angleterre et dans notre pays.

L'innovation britannique lui paraît marquée par un passage beaucoup plus rapide de la théorie à la pratique, et par un plus grand intérêt pour les applications industrielles et commerciales.

En France, la science a un caractère plus désintéressé, tandis que les innovateurs sont le plus souvent, en Grande-Bretagne, les industriels eux-mêmes, stimulés par les défis de la concurrence.

La résistance au changement n'est pas plus forte chez nous que chez nos voisins britanniques, mais tandis que le progrès passe en force, dans un pays débarrassé du corporatisme, ce dernier, en France, " va figer - selon Peyrefitte - les forces vives de l'innovation dans un carcan étatique ". De sorte que les règlements, par leur caractère fixiste, entravent l'innovation.

" Combien d'industries étouffées - s'exclame l'auteur d'un ouvrage anonyme du XVIII e siècle - combien d'inventions perdues par les entraves dans lesquelles nous avons enchaîné les talents ! ".

De fait, Peyrefitte cite plusieurs exemples montrant que la France néglige souvent de jouer ses propres atouts (il s'agit d'inventions d'aristocrates, coupables d'avoir dérogé, telles la machine à tisser le lin de Philippe de Girard ou le bateau à vapeur de Claude de Jouffroy).

Notre pays se trouve ainsi souvent " écartelé - selon l'auteur de la " Société de confiance " - entre son dynamisme et ses paralysies ".

De façon plus générale, l'histoire économique de la France est atypique : absence de décollage vraiment marqué, baisse précoce de la natalité, spécialisation dans les produits élaborés de haute qualité.

" La France, qui se situait en tête des puissances vers la fin du XVIII e siècle, ne l'est manifestement plus vers 1913 ", constate Jean-Charles Asselain . " Elle fait encore figure, au début du XX e siècle de nation semi-agricole, semi-industrialisée ".

Certains spécialistes ont ainsi développé une vision pessimiste de l'histoire de l'économie française, caractérisée - selon eux - par une croissance sans accélération exceptionnelle mais ponctuée par des phases de ralentissement marqué. Certains insistent sur le handicap charbonnier (qui n'en est plus un aujourd'hui) et le manque de matières premières ; d'autres sur des éléments sociologiques et culturels, dont certains peuvent avoir subsisté : manque d'esprit d'entreprise, déclin de l'élan vital français, fléchissement démographique, conservatisme de la petite entreprise familiale française, mépris traditionnel pour les métiers d'affaires, au profit des carrières intellectuelles ou administratives...

D'autres facteurs explicatifs sont encore invoqués, tels le caractère peu évolué des structures bancaires, leurs faibles liens avec l'industrie, l'exportation de capitaux, le protectionnisme, la centralisation, ou même, un Etat libéral dont l'interventionnisme serait selon F. Caron " empreint de mauvaise conscience ".

Jean-Charles Asselain estime pour sa part que " la plupart des explications traditionnelles du "retard français" paraissent médiocrement convaincantes ".

Pour lui, " l'évolution économique française se caractérise non par une médiocrité uniforme, mais plutôt par l'alternance de phases bien contrastées ", notre pays se classant, sur l'ensemble du XIX e siècle, à un rang honorable, pratiquement à parité avec l'Allemagne.

Quelles leçons retenir alors de notre histoire économique pour aujourd'hui ?

Remettant en cause " le stéréotype de l'État libéral ", Asselain note au contraire le développement dans notre histoire d'une tendance à l'accroissement des dépenses publiques qui s'exprime, notamment, à travers des subventions permanentes aux réseaux ferroviaires déficitaires, assortis d'une tutelle et d'un droit de regard sur la fixation des tarifs.

Il observe également la permanence d'un problème du financement des investissements industriels et des liaisons banque-industrie ; l'accumulation du capital industriel s'effectue en marge d'un système bancaire qui n'exerce que rarement un rôle d'impulsion en matière d'industrialisation (même s'il s'est globalement adapté aux exigences d'une économie moderne).

L'encadrement légal des activités bancaires freine en effet toute innovation dans ce domaine.

Enfin, la France a connu au XIX e siècle une dépendance à l'égard des techniques anglaises qui n'est pas sans rappeler celle que nous subissons aujourd'hui vis-à-vis des Etats-Unis.

Notre histoire économique montre donc la permanence dans notre pays de tendances au dirigisme et d'un problème de financement des activités nouvelles. Elle prouve aussi que nous sommes capables de nous ressaisir et de connaître des périodes fastes (fin de l'ancien régime, empire libéral de 1850 à 1860, années 1890 à 1913 précédant la grande guerre et, plus près de nous, " les trente glorieuses " d'après la deuxième guerre mondiale).

La France a connu, notamment au début du XX e siècle - selon F. Caron -, une innovation " structurelle ", c'est-à-dire permanente et affectant l'ensemble de l'industrie.

Après avoir été le pays du 22 à Asnières, ne nous sommes nous pas dotés, plus récemment, en quelques années, d'un des réseaux de télécommunications les plus modernes du monde ?

L'invention de l'ATM et de la carte à puce, le savoir faire de France Télécom, le classement d'Alcatel parmi les tout premiers groupes mondiaux de télécommunications illustrent la valeur de notre potentiel technologique et industriel.

Et l'exemple du Minitel, précurseur en matière de système de relations client-serveur et de commerce électronique, montre de son côté que nous sommes capables d'innover, non seulement techniquement, mais aussi sur le plan des usages sociaux des techniques nouvelles.

Mais la médaille du Minitel a ses revers : celui d'une norme isolée et figée, devenue retardataire et aussi celui d'un modèle, en fin de compte, colbertiste, dont le succès a reposé sur l'impulsion et l'intervention d'un monopole public, France Télécom. C'est, en effet, l'opérateur national qui assure la fonction kiosque, essentielle à la sécurisation des transactions, et qui est, à ce titre, le responsable unique du transport et de la distribution des données, ainsi que de la gestion de la clientèle et du paiement des services.

Aujourd'hui, le développement d'Internet et des techniques d'information et de communications représente, pour les nouvelles entreprises innovantes, de formidables opportunités de croissance.

D'où vient alors le fait que beaucoup de jeunes talents français préfèrent aller tenter leur chance ailleurs que dans leur pays ? S'agit-il, là encore, d'une répétition de l'histoire, de la mise en évidence de la fatalité d'un mal français ?