4. L'explosion de la téléphonie mobile :
un phénomène difficilement anticipé et suivi

France Telecom et ses fournisseurs attitrés, au premier rang desquels figure Alcatel, sont efficaces dès lors qu'il s'agit de pratiquer une politique de l'offre (Minitel), à l'abri de la concurrence, ou de procéder à un ajustement volontariste et contrôlé à une demande préexistante et manifeste (rattrapage téléphonique). De sorte que notre opérateur et nos industriels font bonne figure, au niveau mondial, sur les marchés traditionnels.

Mais le dirigisme colbertiste rencontre ses limites face à des évolutions extrêmement rapides liées à l'irruption de nouveaux modes de communication. C'est le cas, on l'a vu, pour le développement d'Internet et de la micro informatique communicante multimédia. Ce le fût aussi pour l'explosion de la téléphonie mobile.

A chaque fois, nous nous trouvons à la traîne s'agissant aussi bien de l'utilisation de ces moyens que de la création des biens et services correspondants.

Dans le domaine des mobiles, ce sont d'abord les services de localisation et de messagerie ou de liaisons avec divers véhicules (bateaux, avions, camions...) qui ont été envisagés. Puis, on a assisté à une véritable explosion des usages individuels, d'abord professionnels puis grand publics, de téléphones sans fil.

Dans les deux phases, des carences d'initiative et une sorte de " retard à l'allumage " se sont manifestées.

Si nous prenons l'exemple des premiers systèmes de liaisons satellitaires avec les poids lourds (localisation et messagerie), le service Omnitracs a été opérationnel aux Etats-Unis et au Canada dès 1988.

Un programme concurrent, conçu dès 1978, était proposé par la Société Geostar qui a fait faillite en 1990. Ce projet était beaucoup plus ambitieux. Il prévoyait, en effet, une couverture mondiale, grâce à trois satellites géostationnaires, et visait à abaisser le coût de l'équipement de réception par un système centralisé et sophistiqué de localisation très précise.

Deux propositions se sont affrontées en France, chacune d'elle ne faisant que se référer à l'un des deux systèmes américains qui viennent d'être présentés.

Le CNES, d'un côté, a cherché à promouvoir en Europe le système Geostar, en créant, en 1988, la société Locstar, dont la moitié du capital était aux mains d'actionnaires français (Matra, CNES, Crédit Lyonnais...).

Alcatel, de l'autre côté, s'est allié à l'Américain Qualcom pour exploiter, en Europe, le système Omnitracs sous le nom d'Euteltracs.

France Telecom était à la fois actionnaire de Locstar et chargée de la réalisation de la station terrestre d'Euteltracs ! Et la conception des systèmes utilisés était, dans les deux cas, américaine, même si le projet Locstar présentait l'avantage pour l'industrie française de la commande de deux satellites et de la réalisation par Thomson d'un centre de commandes.

Le projet Locstar était, au départ, plus coûteux (2,8 milliards de francs) puisqu'il prévoyait le lancement de deux satellites fabriqués par Matra, alors qu'Euteltracs se contentait de louer des canaux sur des satellites d'Eutelsat déjà en orbite. Mais Locstar, qui estimait que ses coûts d'exploitation seraient moins élevés que ceux de son concurrent, espérait occuper, à la fin du siècle, 60 % d'un marché compris entre 30 et 50 milliards de francs.

La faillite de l'actionnaire américain, promoteur du système Geostar, et le refus de la COFACE de garantir les emprunts de Locstar ont entraîné la mise en liquidation de la société en juillet 1991, alors que Matra avait presque terminé le premier satellite.

Le service Omnitracs a commencé à être commercialisé en France en juillet 1991 (trois ans après l'Amérique du Nord!) par TSM (Télécom Systèmes Mobiles), filiale de France Telecom.

Ce triste épisode, d'autant plus dérisoire qu'il s'agissait, encore une fois, de la promotion en France de systèmes étrangers, est un exemple majeur d'incohérence stratégique des pouvoirs publics, chargés à la fois de la tutelle du CNES et de celle de France Telecom, rivaux en l'occurrence.

Concernant l'évolution, plus récente de la téléphonie mobile, la croissance du marché, d'environ 40 % par an, est encore plus rapide que celle des ventes dans la micro-informatique. C'est à l'instar d'Internet, le phénomène le plus marquant du moment.

Le nombre d'abonnés dans le monde a franchi le cap des 500 millions. Et le marché des infrastructures, estimé à 90 milliards de francs en 1996 (tous supports et logiciels de transmission confondus) devrait dépasser les 160 milliards de francs dans cinq ans.

Les enjeux sont considérables : il s'agit désormais d'un marché grand public, en même temps que professionnel. Il constitue, pour les opérateurs américains spécialisés dans les longues distances, un moyen privilégié de concurrencer les "Baby Bells" sur la boucle locale.

Or, que constate-t-on ?

Fin 1996, le taux d'équipement des Français n'était que de 4,3 %, contre plus de 10 % en Italie et au Royaume-Uni, et de 25 à 29 % dans les pays scandinaves.

Seule l'arrivée d'un troisième acteur, Bouygues-Telecom, cherchant à séduire le grand public par des propositions forfaitaires attrayantes, a réussi à emballer quelque peu le marché national dont la progression était demeurée jusque-là très poussive.

Sur le plan industriel, Alcatel, comme d'autres très grands groupes, tels Siemens, Nortel (allié à Matra) ou Lucent Technologies (ex AT & T), se sont laissés distancer par les pionniers : Motorola, Ericsson ou Nokia. Ils tentent aujourd'hui un retour en force en s'appuyant sur leur puissance financière, leur implantation internationale et leurs relations privilégiées avec les grands opérateurs. Ainsi Alcatel, associé à France Télécom, après un réel retard à l'allumage a su depuis le début de 1997 faire preuve d'une réelle réactivité. Ce grand groupe est toutefois, comme d'autres groupes importants, encore handicapé (provisoirement ?) par des retards technologiques dans ce domaine de la téléphonie mobile le contraignant à faire appel aux compétences de Motorola dans les techniques radio.

Les investissements annuels et les coûts de recherche développement sont très élevés et les parts de marché, de ce fait, décisives.

Il importe également - ce à quoi les plus grands n'étaient pas nécessairement habitués- de savoir renouveler rapidement les gammes de produits, compte tenu des progrès des semi-conducteurs, de pouvoir déployer ou augmenter tout aussi vite les capacités des réseaux, et se montrer très attentif aux besoins de la clientèle (solutions à la demande, clés en main, service après vente...).

Mais les problèmes de norme sont également cruciaux.

L'adoption des spécifications communes GSM de téléphonie mobile numérique est pour beaucoup dans le décollage du marché européen. Une norme complémentaire a été définie en ce qui concerne l'accès sans fil à la boucle locale (DECT : Digital European Cordless Telecommunication). Mais la technologie américaine CDMA (code division multiple access) a de fortes chances de s'imposer dans le futur, en raison de son meilleur potentiel d'évolution vers les hauts débits.

Les questions relatives à l'occupation des orbites par les satellites et des fréquences hertziennes sont tout aussi importantes que celles concernant les normes.

On l'a vu avec les systèmes satellitaires de localisation et de messageries des mobiles terrestres, et cela se confirme avec les projets actuels de constellations de satellites défilant en orbite basse : l'initiative en matière de télécommunications par satellites semble appartenir presqu'exclusivement aux Américains.

Ces derniers ont en effet conçu, en ce qui concerne le téléphone, deux projets à couverture mondiale, incluant les appareils mobiles, qui devraient commencer à devenir opérationnels en 1998 :

n IRIDIUM de Motorola (66 satellites interconnectés)

n GLOBALSTAR de Loral , auquel participe Alcatel (48 satellites reliés aux réseaux terrestres).
S'agissant de systèmes multimédia, le projet Teledesic de Microsoft et Mac Caw est un projet extrêmement ambitieux qui prévoit le lancement d'un grand nombre de satellites interconnectés pour permettre des liaisons Internet qui ne passeront pas par la boucle locale. De sorte qu'à la conférence mondiale sur les radiocommunications (CMR) de 1995, Bill GATES semblait ainsi en mesure, en l'absence d'initiatives concurrentes, d'acquérir un monopole planétaire en la matière.

Mais, depuis lors, Motorola a, de son côté, lancé un projet concurrent baptisé Celestri dans la même bande de fréquences Ka.

Alcatel, pour sa part, a réagi en concevant un autre ensemble, de moindre envergure, de 64 satellites transparents, dénommé Sativod puis " Skybridge ", auquel doit participer l'Américain Loral.

Une autre bande de fréquence (Ku), déjà occupée par des satellites géostationnaires, doit être utilisée.

La CMR qui s'est tenue, fin 1997, à Genève s'est orientée comme le souhaitait les les Européens, vers un compromis favorisant la concurrence entre plusieurs constellations satellitaires multimédia.

Avec cette autorisation donnant le feu vert à Skybridge,Alcatel semble ainsi pouvoir relever la tête dans ce secteur vital pour l'avenir des télécommunications satellitaires.

Au-delà de sa restructuration industrielle en cours (qui passe par la cession d'activités périphériques), le groupe mise sur la réingéniérie de ses matériels et le développement de nouvelles compétences, en particulier dans les logiciels et les services.

Dans les mobiles, Alcatel a enregistré une progression de 40 % de ses commandes, ce qui est compatible avec l'objectif de 20 % de part de marché qu'il s'est fixé d'ici l'an 2000.

Deux-tiers de ses investissements sont consacrés aux infrastructures.

Mais la partie est cependant loin d'être gagnée.

Le retard de la France n'épargne donc en rien ses positions industrielles et technologiques, même si une réaction est en cours dans les domaines concernés. Les causes en sont, pour partie, d'ordre législatif et réglementaire (ouverture plus tardive à la concurrence, mise en place plus lente d'un cadre juridique adapté permettant un partage des fréquences et une nouvelle régulation des activités considérées). De ce fait, notre demande intérieure avait été peu stimulante jusqu'au dernier semestre 1997.

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Au total, le bilan de l'évolution en France des trois secteurs (informatique, audiovisuel, télécommunications), dont la convergence caractérise l'entrée dans la société de l'information, est contrasté.

Des erreurs magistrales (plans calcul, informatique pour tous, plan câble), côtoient certaines réussites (le rattrapage téléphonique, le minitel), même si les résultats des télécommunications sont comparativement meilleurs que ceux de l'informatique ou de l'audiovisuel.

Il s'agit -semble-t-il- pour nous d'un relatif point fort.

En aucun cas, nos capacités techniques n'ont été réellement prises en défaut. Même en informatique, notre principal point faible, où, on l'a vu, la qualité des produits de la gamme Iris de la CII, a surpris.

Certes, nous avons parfois éprouvé des difficultés à trouver le juste milieu entre surenchère (tubes à onde progressive des satellites TDF, réseaux optiques du plan câble) et conservatisme technologiques (insuffisante anticipation de l'arrivée en force de la micro-informatique, d'Internet, du téléphone mobile, sans parler de celle du magnétoscope...).

Mais, par ailleurs, le choix, en son temps, de la commutation électronique temporelle numérique a représenté, à cet égard, un parfait exemple de ce qu'il faut faire.

Nos défaillances ne sont donc pas tant technologiques que stratégiques (insuffisante adaptation à la demande) ou politiques (préparation trop lente ou incomplète à la fin des monopoles).

Il en résulte une impression de " stop and go ", l'alternance de phases d'élan et de relative stagnation.

Autant dire qu'il convient à nouveau de se poser la question : comment tirer au mieux les leçons du passé ?

Deux erreurs opposées doivent être évitées : commettre les mêmes fautes ou, au contraire, par crainte de les recommencer, ne pas se montrer suffisamment entreprenant.

Les politiques dirigistes de l'offre, le colbertisme high tech ont montré leurs limites et leurs dangers, même s'ils ont pu avoir, en certaines circonstances, des aspects positifs.

Mais ils ne sont plus, à l'évidence, adaptés à un contexte dans lequel l'accélération du progrès technique, la déréglementation et la mondialisation du marché imposent de privilégier la réactivité, l'adaptation à la demande, en un mot, la satisfaction du client.

Mais ce serait faire preuve d'un libéralisme naïf que de souhaiter, pour autant, un désengagement total des pouvoirs publics du secteur des nouvelles techniques d'information et de communication : ces derniers ne doivent pas se contenter de définir un cadre libéral propice à l'exercice et à la régulation des activités correspondantes. Ils doivent aussi, comme chez nos concurrents, soutenir la recherche dans ce domaine, participer au financement des infrastructures dédiées à l'enseignement, veiller à l'égal accès de tous aux réseaux...

En d'autres termes, l'essentiel est de substituer à la société d'arrogance, dans laquelle les élites administratives et politiques et l'establishment industriel peuvent dilapider, en toute impunité, des fonds publics considérables, une société de confiance dans l'innovation et dans les forces du marché, exploitées par l'initiative privée, au sein d'un environnement qui leur soit rendu enfin favorable par l'Etat.