M. le président. Je suis saisi, par Mme Luc, M. Loridant, Mmes Beaudeau, Demessine et Fraysse-Cazalis, M. Fischer et les membres du Groupe communiste républicain et citoyen, d'une motion n° 41, tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Cette motion est ainsi rédigée :

« En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, relative à l'épargne retraite (n° 100, 1996-1997). »
Je rappelle que, en application du dernier alinéa de l'article 44 du règlement, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
La parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Bécart, auteur de la motion.
M. Jean-Luc Bécart. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le débat relatif à l'épargne retraite est un serpent de mer qui ressurgit régulièrement depuis 1993.
Le choix de l'appellation « épargne retraite », plutôt que de celle de « fonds de pension » retenue il y a quatre ans, indique à notre sens une volonté de masquer la réalité profonde de cette proposition de loi : il s'agit d'orienter l'argent produit par le travail non plus principalement vers la solidarité nationale, mais prioritairement vers les marchés financiers.
M. Chirac indiquait pourtant, lors de son discours-programme du 17 juillet 1995, son souhait de voir « mis en place des fonds de pension non seulement pour assurer le complément indispensable de la réforme des retraites, mais aussi pour collecter une épargne nouvelle qui pourra s'investir dans les entreprises en faveur de l'emploi ».
Cet argument, qui avait déjà alors pour objectif de dissimuler un gigantesque mouvement de capitaux au profit de la finance, n'est plus valable aujourd'hui.
Il suffit de parcourir les rapports de MM. Thomas et Marini, respectivement rapporteurs à l'Assemblée nationale et au Sénat, pour s'en convaincre.
M. Marini indique en effet très clairement dans son rapport écrit que « le maintien de la compétitivité de la place de Paris en Europe dépend largement du succès de cette réforme ».
L'un des objectifs premiers de la réforme est en effet « l'orientation vers l'économie de l'épargne » des sommes recueillies, d'où une « finalité claire, caractérisée par des obligations de placement des fonds privilégiant les actions ».
La volonté est donc claire : il s'agit d'utiliser les futurs fonds de pension dans la lutte sans merci que se livrent les grandes capitales financières.
Dès 1993, M. Marini déclarait d'ailleurs : « Il apparaît plus que jamais nécessaire d'élargir et d'animer le marché financier de Paris dans la perspective des prochaines privatisations ».
Cette logique financière, affichée sans ambiguïté, tourne le dos aux principes de progrès posés au lendemain de la Libération.
Je pense tout d'abord au deuxième alinéa de l'article 1er de l'ordonnance du 4 octobre 1945 organisant la sécurité sociale, dans lequel était assuré « le service des prestations prévues par les législations concernant les assurances sociales, l'allocation aux vieux travailleurs salariés, les accidents du travail et maladies professionnelles, les allocations familiales et le salaire unique ». C'est ce véritable socle de solidarité que vous entendez livrer, malgré toutes vos dénégations, au gouffre des marchés financiers.
Cette proposition de loi va à l'encontre du préambule de la Constitution de 1946, dont le Conseil constitutionnel a souligné à maintes reprises l'appartenance à l'actuel bloc de constitutionnalité. Ce préambule indiquait, je le rappelle, que la nation doit garantir « à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle ».
Il va sans dire que le texte dont nous débattons aujourd'hui prend un chemin radicalement opposé à celui qui fut tracé par le Conseil national de la résistance, principal inspirateur de la Constitution de 1946.
En effet, le système de retraite par capitalisation, qui est aujourd'hui prôné au détriment du système par répartition, s'oppose au principe fondamental de l'égalité entre les citoyens.
Le système fonctionnant en capitalisation aggrave, à l'âge de la retraite, les inégalités de la vie active. De plus, la capitalisation exclut une quelconque solidarité entre générations.
Nous sommes, quant à nous, vous le savez, radicalement partisans de la répartition, car c'est le système qui permet aux retraités d'un jour de bénéficier de la croissance et de la productivité des actifs contemporains.
N'est-il pas juste de considérer que ceux que la Constitution nomme les « vieux travailleurs » ont contribué de manière déterminante à la construction de la société actuelle ?
L'orientation profonde du texte proposé s'écarte de cette conception républicaine de justice sociale.
L'argument essentiel des partisans de cette attaque en règle contre le système des retraites est, comme M. Chirac l'indiquait, l'investissement dans l'emploi.
Pourtant, mes chers collègues, aucune disposition de ce texte n'instaure la moindre obligation d'investissement productif pour les gestionnaires des fonds de pension.
A qui fera-t-on croire que l'emploi serait devenu la principale préoccupation des acteurs de la Bourse et des marchés financiers ? A qui fera-t-on oublier ces chiffres officiels qui montrent que, sur 1 500 milliards de francs de profit réalisés par les entreprises situées en France, 690 milliards de francs sont jetés dans la spéculation, jouant ainsi contre l'emploi ?
M. Jean-Luc Mélenchon. Evidemment !
M. Jean-Luc Bécart. Oublie-t-on que l'utilisation de l'épargne tirée des fonds de pension n'aura pas de limite nationale et qu'ainsi cette épargne pourra être utilisée de par le monde, notamment en Europe, sans aucun contrôle démocratique ?
Les Françaises et les Français n'attendent plus rien de telles promesses. Ils constatent en permanence que ce gouvernement est bien celui de la fracture sociale, celui qui impulse le vote de l'allégement de l'ISF par sa majorité, celui qui agit pour une retraite à deux vitesses. C'est de cela qu'il est question aujourd'hui !
L'immense majorité des retraités ne se sent pas concernée par votre réforme qui, de fait, ne s'adressera qu'aux revenus aisés.
M. Philippe Marini, rapporteur. Elle s'adressera surtout aux actifs d'aujourd'hui !
M. Jean-Luc Bécart. Un retraité sur deux perçoit moins de 4 700 francs par mois, monsieur le rapporteur. Un million de personnes de plus de soixante ans percevaient le minimum vieillesse en 1992, soit 3 090 francs par mois. Combien sont-elles aujourd'hui ?
Les retraités sont particulièrement touchés par le plan Juppé de réforme de la sécurité sociale, qui amputera leur revenu de quelque 28 milliards de francs en 1997.
A l'évidence, ce ne sont pas toutes ces femmes et tous ces hommes qui se débattent dans les difficultés du quotidien qui participeront majoritairement aux fonds de pension.
M. Poncelet, lors de l'examen par la commission des finances de la proposition de loi de M. Marini, en 1993, s'était interrogé « sur l'opportunité d'une telle réforme au moment où le Gouvernement s'efforce de renforcer la viabilité des régimes par répartition ». M. Poncelet reconnaissait ainsi implicitement, et à juste titre, la mise en cause du système par répartition par le système de la capitalisation.
Cette proposition de loi favorise donc l'inégalité des retraites et, en cela, elle est contraire à la Constitution.
Elle l'est aussi en ce qu'elle favorise l'inégalité devant l'impôt. En effet, les bénéficiaires de fonds de pension accéderont, comme l'a fort bien expliqué mon ami Paul Loridant, à de nouvelles exonérations fiscales.
L'article XIII de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 dispose en effet que la « contribution commune » - l'impôt, en un mot - « doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ».
La proposition de loi, dans son article 25, est clairement en contradiction avec ce principe.
Le dispositif des fonds de pension autorise en effet les contribuables à déduire de l'assiette de l'impôt sur le revenu le montant des souscriptions à des plans d'épargne retraite, dans une limite supérieure à 30 000 francs par part et par an.
Nous n'estimons pas acceptable une telle mesure à l'heure où le Gouvernement et sa majorité pourchassent - disent-ils - la moindre « niche fiscale ».
Comme pour l'ISF, il y a bien deux poids, deux mesures dans la logique fiscale du pouvoir.
La discussion des articles nous permettra d'exposer l'appréciation que nous portons sur les différentes dispositions de ce texte.
J'évoquerai encore un argument tendant à démontrer l'inconstitutionnalité de la proposition de loi qui nous est soumise, et cet argument nous paraît irréfutable.
L'article 34 de la Constitution a été complété le 22 février dernier par la disposition suivante : « Les lois de financement de la sécurité sociale déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses... »
L'article 1er de la loi organique du 22 juillet 1996 dispose que, chaque année, la loi de financement de la sécurité sociale approuve les orientations de la politique de santé et de sécurité sociale et les objectifs qui déterminent les conditions générales de l'équilibre financier de la sécurité sociale.
Ce même article précise que seules les lois de financement peuvent modifier les dispositions prises en vertu du principe que je viens de rappeler.
Nous nous sommes prononcés contre l'inscription dans la Constitution de ces lois de financement et, en toute logique, contre la loi organique correspondante.
Nous nous sommes également prononcés contre la première loi de financement qui, il y a quelques semaines, imposait la logique de Maastricht à la protection sociale.
Mais nous devons souligner un fait étonnant : la majorité elle-même, en présentant cette proposition de loi, bafoue le nouvel article 34 de la Constitution et la loi organique qui en permet l'application.
En effet, l'instauration de fonds de pension ne pourra qu'aggraver le déséquilibre financier de la sécurité sociale, et M. Fourcade le reconnaît lui-même en s'inquiétant du devenir des exonérations sociales.
Actuellement, la politique d'exonération de charges sociales se traduit, pour le système de sécurité sociale, par une perte d'assiette de l'ordre de 38,4 milliards de francs et par des pertes de recettes d'environ 16,6 milliards de francs.
Si la collecte des nouveaux fonds atteignait 50 milliards de francs, le supplément de perte d'assiette pour la sécurité sociale approcherait la somme de 60 milliards de francs et les pertes en recettes avoisineraient les 26 milliards de francs, soit l'équivalent de 53 % du déficit prévisionnel de la sécurité sociale, tous régimes confondus.
Si certains ici contestent cette perte, le débat doit s'engager.
Nous estimons donc que les fonds de pension représenteraient un danger pour l'équilibre financier de la sécurité sociale.
Dès lors, selon nous, la présente proposition de loi est contraire à la Constitution puisque celle-ci dispose que c'est aux lois de financement qu'il appartient d'organiser l'équilibre financier de la sécurité sociale.
Nous vous proposons ainsi, mes chers collègues, d'adopter notre motion au titre de trois motifs d'inconstitutionnalité.
Premièrement, ce texte ne respecte pas le droit à la retraite posé par le préambule de la Constitution de 1946, et il accentue l'inégalité en la matière.
Deuxièmement, il ne respecte pas le principe de l'égalité devant l'impôt.
Troisièmement, il ne respecte pas l'article 34 de la Constitution, qui organise les conditions de définition de l'équilibre financier de la sécurité sociale.
Ce texte accentue fondamentalement la fracture sociale et il ne répond en rien aux défis qu'implique effectivement l'avenir des retraites. Nous invitons donc le Sénat à voter l'exception d'irrecevabilité. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président. Y a-t-il un orateur contre la motion ?...
Quel est l'avis de la commission ?
M. Philippe Marini, rapporteur. Bien entendu, la majorité de la commission ne partage pas l'analyse, essentiellement idéologique, qui vient de nous être présentée. Nous ne pensons pas que les arguments qui ont été invoqués soient valides.
Toutes les explications nécessaires pourront être données au fur et à mesure de la discussion des articles et les différents groupes pourront exprimer leur point de vue.
M. Claude Estier. Les groupes de la majorité sont absents !
M. Philippe Marini, rapporteur. Mais ceux de l'opposition sont, eux, bien représentés, et il pourront faire entendre leur voix tout au long de ce débat, qu'il est nécessaire de poursuivre.
La commission demande donc le rejet de cette motion.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Alain Lamassoure, ministre délégué au budget, porte-parole du Gouvernement. Défavorable.
M. le président. Je vais mettre aux voix la motion n° 41.
M. Paul Loridant. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Loridant.
M. Paul Loridant. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voterai, bien entendu, cette motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité. Je considère en effet que cette proposition de loi porte gravement atteinte à la Constitution de la Ve République, en particulier en ce qu'elle introduit une rupture de l'égalité entre les citoyens.
On m'objectera que la faculté d'accéder à l'épargne retraite est ouverte à tous les salariés du secteur privé. Je répondrai qu'il s'agit d'une liberté formelle, car les smicards, les apprentis et bien d'autres salariés du secteur privé ne disposent pas de moyens suffisants pour financer une telle épargne.
Par ailleurs, vous l'avez compris, mes chers collègues, le fait que la commission des affaires sociales n'ait pas été saisie pour avis m'a profondément heurté, car il s'agit avant tout ici de l'avenir des retraites de nos concitoyens ; c'est accessoirement qu'il s'agit du financement des entreprises.
A ce sujet, vous me permettrez de relever une contradiction. Quand le ministre de l'économie et des finances, M. Arthuis, a pris la parole pour donner son appréciation sur cette proposition de loi, il a commencé son intervention en expliquant que ce texte était important en ce qu'il touchait à la retraite de nos concitoyens. Or, quelques instants auparavant, le président de la commission des affaires sociales, M. Fourcade, nous disait que la commission ne s'était pas saisie de cette proposition de loi dans la mesure où celle-ci touche, pour l'essentiel, au système bancaire et aux assurances, sauf en un seul de ses articles.
Ainsi, apparemment, au sein de la majorité et entre la majorité et le Gouvernement, on n'a pas la même grille de lecture sur cette proposition de loi.
Comme l'a dit mon collègue Jean-Luc Bécart, ce texte contrevient en outre aux dispositions de l'article 34 de la Constitution, modifié récemment, puisqu'il affecte l'équilibre financier de la sécurité sociale.
Pour toutes ces raisons, à titre personnel, je voterai cette motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité et, vous vous en doutez, le groupe communiste républicain et citoyen fera de même.
M. Jean-Philippe Lachenaud. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Lachenaud.
M. Jean-Philippe Lachenaud. Les sénateurs du groupe des Républicains et Indépendants voteront contre cette motion, sur laquelle je demande que le Sénat se prononce par scrutin public.
M. Jean-Luc Mélenchon. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Mélenchon.
M. Jean-Luc Mélenchon. Avant de voter la motion qui nous est proposée, je souhaite, en quelques mots, réagir aux propos de M. le rapporteur. Disons que cela vaudra pour solde de tout compte !
Je ne crois pas, cher monsieur Marini, qu'il y ait, d'un côté, des arguments « idéologiques » et, de l'autre, la prise en compte pragmatique, empirique, de je ne sais quelle loi économique qui aurait la force des lois de la nature.
Il y a des choix politiques, et vous êtes en train d'en faire un d'une grande cohérence, bien articulé avec le reste des mesures de la révolution libérale qui est orchestrée dans ce pays depuis le sommet de l'Etat. Demain, ses conséquences venant à s'exercer, vous nous direz qu'elles ont créé un ordre des choses tel qu'il s'apparente lui-même aux lois de la nature. Eh bien, de l'autre côté, il y a d'autres choix.
Voilà ce que je crois nécessaire de dire en cet instant avant de m'expliquer plus largement lorsque je défendrai la motion tendant à opposer la question préalable.
S'il y a, dans cette affaire, quelque chose d'idéologique, c'est bien le choix de démanteler un système qui a fait ses preuves, au profit d'une utopie dont personne n'est capable de démontrer qu'elle est susceptible de faire autre chose que de justifier des objectifs parfaitement idéologiques, politiques, au profit des puissances d'argent !
M. François Autain. Très bien !
M. Philippe Marini, rapporteur. On n'est plus en 1880 !
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix la motion n° 41, repoussée par la commission et par le Gouvernement.
Je rappelle que son adoption entraînerait le rejet de la proposition de loi.
Je suis saisi de deux demandes de scrutin public émanant, l'une, du groupe du RPR, l'autre, du groupe des Républicains et Indépendants.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions réglementaires.

(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?
Le scrutin est clos.

(Il est procédé au comptage des votes.) M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 55:

Nombre de votants 316
Nombre de suffrages exprimés 316
Majorité absolue des suffrages 159
Pour l'adoption 94
Contre 222

Question préalable