ENTRÉE ET SÉJOUR DES ÉTRANGERS
EN FRANCE ET DROIT D'ASILE

Suite de la discussion
d'un projet de loi déclaré d'urgence

M. le président. L'ordre du jour appelle la suite de la discussion du projet de loi (n° 188, 1997-1998), adopté par l'Assemblée nationale après déclaration d'urgence, relatif à l'entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d'asile. [Rapport n° 224 et avis n° 221 (1997-1998).]
Je rappelle que la discussion générale a été close.
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, les propos tenus sur un ton toujours courtois, la semaine dernière, par celles et ceux d'entre vous qui se sont exprimés dans la discussion générale m'amènent aujourd'hui à vous répondre.
Qu'il soit clair, d'abord, que je ne peux pas accepter certains procès d'intention qui sont faits au Gouvernement. (Exclamations sur les travées du RPR.)
S'agissant tout d'abord des conditions d'examen de ce projet de loi, je comprends mal que l'on puisse taxer le Gouvernement à la fois de précipitation et d'électoralisme.
M. Dominique Braye. Ah oui ?
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. La méthode choisie a été celle d'un rapport - le rapport du professeur Weil - partant des faits. Des consultations nombreuses ont été conduites ; j'ai évoqué celles du Haut conseil de l'intégration, de la commission consultative des droits de l'homme, ainsi que de nombreuses personnalités politiques et syndicales.
Si le débat a été quelque peu ralenti, c'est le fait d'abord de ces consultations, mais aussi et surtout de l'opposition à l'Assemblée nationale et de la tactique d'obstruction qui a été la sienne.
Ce projet de loi était nécessaire tout simplement pour solder le passif de la politique de mon prédécesseur (Protestations sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants) , dont le projet de loi malencontreux n'avait d'ailleurs pas été approuvé par un ancien ministre de l'intérieur qui, habituellement, siège sur ces travées. (Exclamations sur les travées du RPR.)
Dois-je rappeler que M. Pasqua avait présenté sur le même sujet deux projets de loi, toutes affaires cessantes,...
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Absolument !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. ... après la victoire de la droite, tant en 1986 qu'en 1993 ?
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Absolument !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. La première loi, en date d'août 1993, ayant été annulée par le Conseil constitutionnel, une deuxième loi avait été promulguée en décembre de la même année. Et c'est non pas moi, mais lui qui a évoqué l'hypothèse d'une deuxième lecture, alors que celle-ci, mesdames, messieurs les sénateurs - vous le savez bien ! - n'a jamais été demandée que pour des raisons purement techniques. C'est ainsi qu'en 1983 le président Mitterrand avait souhaité une deuxième lecture du projet de loi concernant l'Exposition universelle, laquelle, d'ailleurs, n'a pas eu lieu.
Ce serait prendre une lourde responsabilité que de vouloir exciter les passions sur un sujet qui a été traité par le Gouvernement avec le double souci de l'intérêt national et de l'humanité.
M. Dominique Braye. Sûrement pas !
M. Alain Vasselle. On peut en douter !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Ce projet de loi n'organise nullement le droit à l'immigration, comme l'a déclaré M. Jacques Larché, président de la commission des lois. (Ah ! sur les travées du RPR.) Il ne l'a d'ailleurs pas démontré.
M. Dominique Braye. C'est à démontrer !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Contrairement à ce qu'a laissé entendre M. Pasqua, il y a fort à parier qu'à l'avenir le législateur ne remettra pas en cause cet équilibre, parce qu'il y aurait pour toute majorité républicaine - et je dis bien « pour toute majorité républicaine », et je n'évoque pas une autre possibilité - beaucoup plus d'inconvénients que d'avantages à vouloir légiférer.
M. Dominique Braye. Vous mettez en doute le fait que nous soyons républicains ?
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Pas du tout, monsieur le sénateur ! Je dis bien « toute majorité républicaine » et, naturellement, je considère que vous êtes tous des républicains (Ah bon ! sur les travées du RPR), même si vous vous situez sur des rives évidemment différentes. Il y a la République conquérante, la République avancée, et, dirai-je, pour employer le ton courtois d'usage dans cet hémicycle, il y a la République qui préfère la stabilité. (M. Jean-Pierre Fourcade sourit.)
J'ai souvent eu l'impression, avec la majorité sénatoriale, d'un dialogue de sourds. En effet, sur certains principes, nous ne sommes pas éloignés, me semble-t-il : en effet, j'ai dit dans mon intervention liminaire que nous devions « proportionner les admissions au séjour aux intérêts du pays et à sa capacité d'intégration ». Peut-être vous en souvenez-vous ? (Exclamations sur les mêmes travées.)
M. Dominique Braye. Elle est déjà dépassée !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. J'ai également entendu M. Jacques Larché, qui semble abonder dans mon sens quand il déclare qu'il faut « adapter la venue d'étrangers sur notre sol à notre capacité d'accueil ». Ces formulations sont assez proches.
M. Dominique Braye. D'accord, mais la capacité d'accueil est déjà dépassée !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. M. Pasqua, qui a bien voulu respecter vis-à-vis de son successeur un délai de viduité de plus de deux ans et demi, quand M. Jean-Louis Debré n'a pas attendu quatre mois, porte une appréciation proche : « la République est ouverte mais doit limiter l'immigration à ses besoins ».
En réalité, M. Jacques Larché comme M. Pasqua tirent des conséquences tout à fait contraires du projet de loi.
M. Jean-Pierre Schosteck. C'est tout le problème !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Ce ne sont, pour moi qui ai tendu l'oreille et qui ai lu les rapports, que présentations biaisées et querelles sémantiques.
Voici un exemple : là où nous affirmons le droit de vivre en famille, principe reconnu par la Convention européenne des droits de l'homme, signée par la France en 1950, M. Pasqua s'écrie : « Tout irrégulier ayant une famille aura vocation à venir s'installer en France » ! Mais ce n'est pas dans ce sens-là que cela marche ! Effectivement, tout étranger en situation régulière a le droit de vivre en famille, mais c'est tout à fait différent ! Et M. Pasqua d'évoquer une mécanique infernale qui ferait de la France « le refuge de tous les malheureux, le lazaret du monde ».
J'ai entendu M. Bonnet me taxer de « rousseauisme »,...
M. Jean-Pierre Schosteck. C'est gentil...
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. ... tandis que M. Pasqua faisait de moi le héraut de l'utopie.
M. Dominique Braye. Absolument !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Heureusement, M. Ralite, dont le ton de l'intervention, qui se situait entre Victor Hugo et Romain Rolland, m'a plu, me voyait empêtré dans les circulaires. (Sourires sur les travées du RPR.)
M. Ivan Renar. Ce n'est pas déshonorant !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Qu'il me permette de lui dire qu'entre la phosphorescence citoyenne des clubs - je pense, par exemple, au club des Cordeliers - et la réalité de la période révolutionnaire il y avait l'oeuvre législative des Conventionnels, les décrets des Comités de salut public, et qu'il ne faut jamais saucissonner ou découper en tranches un moment historique. Clemenceau disait cela autrement : « La Révolution est un bloc », affirmait-il.
M. Dominique Braye. C'est comme l'esclavagisme !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. MM. Ralite, Duffour, Allouche, Dreyfus-Schmidt et Mme Dusseau ont bien voulu reconnaître que ce projet de loi comportait des avancées positives, ce dont je les remercie, comme je remercie M. Loridant de son soutien sans faille et sans arrière-pensée. (Rires et exclamations sur les travées du RPR.)
M. Henri de Raincourt. C'est un mouvement citoyen !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Je souhaite convaincre les uns et les autres que, entre le cauchemar et le rêve éveillé, il y a place pour une action lucide et généreuse.
La majorité sénatoriale n'a pas démontré en quoi les dispositions des lois de 1993 et de 1997 que le projet de loi supprime aboutiraient à diminuer le nombre d'étrangers qui s'installent dans notre pays.
De manière très précise, cette démonstration aurait dû être faite, s'agissant, par exemple, de la suppression du certificat d'hébergement, document qui, je le répète, ne sert à rien dans le domaine du contrôle et qui donne simplement lieu à des pratiques discriminatoires. Je rappellerai quelques chiffres : 85 millions d'étrangers entrent chaque année sur notre sol ; 1,8 million de visas et 160 000 certificats d'hébergement sont délivrés, alors que l'on enregistre 4 000 refus. La police n'utilise pas ce certificat d'hébergement. N'était-il pas plus simple de le remplacer par un simple certificat d'accueil ?
De même, la suppression de l'interdiction administrative du territoire, procédure non utilisée, celle de la déclaration d'entrée du territoire de Schengen ou celle du visa de sortie, procédure qui existe seulement sur le papier, n'entraîneront aucune conséquence, et pour cause.
Pas une fois d'ailleurs, la démonstration que ces mesures de bon sens pouvaient entraîner des conséquences néfastes n'a été tentée. Il n'a pas été dit de façon précise et détaillée en quoi chacune de ces mesures avait empêché, par exemple, les 3 900 Roumains arrivés en 1996 de solliciter l'asile, comme ils l'ont fait.
Ce que le Gouvernement vous propose de supprimer, mesdames, messieurs les sénateurs, ce sont les formalités tracassières et inutiles.
M. Jean-Pierre Schosteck. Sûrement pas !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. La majorité sénatoriale n'a pas démontré plus en quoi les nouvelles dispositions proposées accroîtraient le risque migratoire.
Certes, les orateurs ont été assez diserts, mais ils ne m'ont pas convaincu.
J'évoquerai tout d'abord, à cet égard, l'assouplissement des conditions du regroupement familial.
Il me semble, mesdames, messieurs les sénateurs, que vous parlez bien légèrement de la séparation des familles. Il s'agit bien évidemment des parents et des enfants mineurs. Contrairement à ce qui a été indiqué, notamment par M. Pasqua, la polygamie est exclue. Cela fait partie des dispositions que j'ai reprises de la loi d'août 1993.
M. Jean-Pierre Schosteck. Mais elle est pratiquée !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. J'entends que l'un d'entre vous murmure à voix basse - pas si basse, cependant, qu'elle ne me parvienne néanmoins aux oreilles - que la polygamie est pratiquée. Mais, si elle est pratiquée, c'est en toute illégalité, et elle l'était probablement autant il y a huit mois qu'aujourd'hui. (Exclamations sur les travées du RPR.)
M. René-Georges Laurin. Alors sanctionnez-la !
M. Michel Caldaguès. Oui, sévissez !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Ce qui est illégal reste illégal et, naturellement, la loi doit s'appliquer.
M. Dominique Braye. Oui, mais comme elle ne s'applique jamais ! Il n'y a pas de sanctions !
M. Michel Caldaguès. Votre devoir est de faire appliquer la loi !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Je le ferai d'autant plus volontiers qu'elle n'a pas été appliquée avant moi. (Nouvelles exclamations sur les mêmes travées.)
M. Alain Vasselle. Commencez dès maintenant !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Il faudrait préciser ensuite ce que sont les assouplissements du regroupement familial dont on parle en général.
De quoi s'agit-il ? Il s'agit d'apprécier aussi exactement que possible la situation réelle du demandeur.
Le logement ? On l'apprécie, dans le projet de loi, au moment de l'arrivée prévue de la famille et non au moment de la demande ; c'est le bon sens. Le refus partiel ? Ce n'est pas parce qu'il viserait un seul membre de la famille qu'il faut empêcher tous les autres de venir. Les ressources exigées du demandeur ? L'Assemblée nationale a souhaité que l'on tienne compte des ressources du conjoint et le SMIC n'a pas à être un plancher rigide, il doit être apprécié sur l'année.
Autrement dit, il sera plus difficile d'opposer un refus lorsque le demandeur vivra comme tout le monde, c'est vrai. La belle affaire si l'on sait que, en 1996, 13 000 étrangers sont venus au titre du regroupement familial !
Des remarques identiques peuvent être faites à propos de la carte de séjour temporaire « vie privée et familiale ». Vous tentez de faire passer ce qui est un remède aux impasses de la législation précédente, ces fameux étrangers irrégularisables et inexpulsables, pour une mesure qui subvertirait les fondements de la République.
Dès aujourd'hui, cependant, vous le savez bien, les tribunaux passent au crible du critère de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme - c'est-à-dire la sauvegarde de la vie privée et familiale - toutes les décisions de refus de séjour et d'éloignement.
Dès lors, deux voies s'offrent au Gouvernement.
Une première voie est celle qui a été choisie par le gouvernement précédent : puisque l'article 8 fait obstacle au refus de séjour et à l'éloignement, on laisse les gens sans papiers vivre sur place, plutôt mal que bien, avec tous les risques que cela comporte. M. Pasqua se préoccupait de santé publique ; voilà un risque qu'il aurait pu apprécier à sa juste valeur !
L'autre voie consiste à donner un titre de séjour à ceux dont les parents ou les enfants sont installés de longue date en France, ce qui signifie de fortes attaches sur le territoire. Il n'y a là nul enchaînement de circonstances « infernales » ; c'est le constat d'une situation dont les effets seront évidemment limités. En tout cas, le contraire n'a pas été prouvé, et pour cause.
Je prendrai un autre exemple : la carte de scientifique, dont M. le Président de la République a déclaré, dans ses voeux aux ambassadeurs, qu'elle allait désormais être octroyée à la demande par nos consulats. Voilà un bel exemple de raisonnement aveugle : M. Pasqua a parlé de « thésards de complaisance », parce que l'administration ne voudrait pas vérifier la réalité des recherches menées. Vous êtes tantôt trop sévères avec l'administration, qui serait incapable de contrôler, tantôt étrangement soucieux de ses capacités, et même de son confort. Elle n'a besoin ni de l'une ni de l'autre !
M. Pasqua devrait savoir que le contrôle des études faites par les étudiants étrangers se fait sans difficultés : non seulement à l'origine, parce que les étrangers sont obligés de produire des certificats d'inscription dans des établissements français, mais surtout au cours de leurs études, puisque, à chaque renouvellement de carte, il est demandé des preuves du cursus suivi et, en l'absence de succès durable, la reconduite est ordonnée. Il n'y a là, vraiment, aucune difficulté ! Alors, je vous demande de ne pas trop affabuler.
M. Masson a parlé des passions qui obscurcissent les débats sur l'immigration. Pour ma part, je dois dire que je me sens au-dessus de ces passions ; mais je constate qu'il y a aussi beaucoup de préjugés qui obscurcissent la réalité de ce qu'est l'administration des étrangers.
J'ai beaucoup entendu parler, par ailleurs, de droit d'asile. Et, en même temps que le président Fourcade m'a exhorté à respecter la Constitution, vous vous êtes étonnés de trouver dans la loi une disposition qui fait écho au préambule de la Constitution de 1946.
Mais de quoi s'agit-il d'autre ? Il faut rappeler à nouveau que l'on a cru longtemps que cette formule de l'asile constitutionnel se confondait avec le droit d'asile de la Convention de Genève ; mais, depuis 1992, le Conseil constitutionnel nous a indiqué le contraire. Il faut donc bien en tirer les conséquences ! C'est ce que nous faisons dans le projet de loi.
Dans la pratique, toutefois, il n'y aura pas deux procédures et deux statuts. Ce seront bien une démarche et des droits identiques à ceux qui sont tirés de la Convention de Genève.
Quant à l'asile territorial, contrairement à ce qui a été dit, il ne s'agit pas de donner le statut de réfugié : il s'agit seulement d'admettre sur notre sol ceux qu'un danger immédiat menace dans leur vie, lorsque les victimes viennent évidemment de pays auxquels nous sommes liés par une longue histoire, par la proximité ou par des intérêts communs très étendus. Nous l'avons fait pour les Bosniaques - beaucoup moins d'ailleurs que l'Allemagne, et même moins que le Danemark - et mes prédécesseurs l'ont fait, heureusement ! pour les Algériens. Il faut continuer.
M. Masson nous dit que, pour que l'asile territorial soit heureux, il faut qu'il soit caché. Cette soudaine timidité du législateur me paraît étrange ! Serait-il répréhensible d'inscrire une réalité dans la loi ? Cela ne change rigoureusement rien sur le fond dès lors que l'on a introduit les précautions nécessaires. Au demeurant, l'Assemblée nationale a heureusement adopté un amendement concernant la compatibilité de cette disposition avec les intérêts du pays.
A supposer même que cette inscription dans la loi crée, comme vous l'avez dit, monsieur le rapporteur, un « appel d'air », quels effets pratiques cela aurait-il puisque les critères demeurent les mêmes ?
M. Balarello a évoqué une décision du tribunal administratif de Nice annulant un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière concernant un Algérien de Relizane. Qu'il me soit permis de faire observer au Sénat que cette décision du tribunal administratif de Nice a été prise sur la base de la Convention européenne des droits de l'homme et de la jurisprudence européenne, et non sur la base du projet de loi aujourd'hui en discussion devant le Parlement !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Absolument !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Il me semble au contraire que, en inscrivant l'asile territorial dans nos textes et en l'encadrant, on se donne les moyens de savoir de quoi l'on parle.
S'agissant des droits sociaux, M. Vasselle, rapporteur pour avis de la commission des affaires sociales, a bien voulu reconnaître l'utilité de certaines dispositions. Mais il a critiqué l'absence d'évaluation s'agissant du coût de ces mesures.
Cette évaluation, je le rappelle, a été faite. Elle figure dans l'étude d'impact que M. Masson a jointe à son rapport.
Je vous ai précisé que l'impact sur les prestations familiales serait minime et, selon toute vraisemblance, intégralement compensé par la baisse structurelle du nombre d'enfants qui frappe les familles immigrées après avoir frappé les familles françaises. (Protestations sur les travées du RPR.)
M. Alain Vasselle. Vous vous en sortez par une pirouette !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. M. Huriet a d'ailleurs bien fait, sur ce point, de rappeler quelques données de l'Institut national d'études démographiques. Mais il a tiré du traité d'Amsterdam des conséquences tout à fait opposées à celles qu'en a tirées M. Bonnet, qui a vu dans ce traité l'amorce d'une réglementation restrictive,...
M. Christian Bonnet. Eh oui !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. ... alors qu'il y a lui-même vu l'amorce d'une politique d'immigration maîtrisée et réfléchie, destinée à compenser le creux démographique que connaissent tous les grands pays d'Europe occidentale. Et je ne fais que relever ici certaines contradictions qui se produisent non pas seulement au sein de la majorité sénatoriale, mais au sein de ses composantes.
Quant au coût de l'extension de l'allocation aux adultes handicapés et du fonds national de solidarité, il sera évidemment supporté par le budget de l'Etat, je le fais observer à M. Fourcade, qui est un expert en la matière. Cela n'aura pas de conséquences sur les lois de financement de la sécurité sociale.
L'estimation de ce coût est difficile à faire. Elle dépend des hypothèses que l'on peut faire sur le nombre de handicaps, sur le montant des pensions de la population concernée, sur la propension au retour d'une partie d'entre elles, ce qui est bien difficile à évaluer. Mais des chiffres ont été donnés dans l'étude d'impact.
En tout état de cause, comme je vous l'ai déjà fait observer, il faudra déduire de ce coût le RMI, qui ne sera pas versé, en contrepartie.
M. Alain Vasselle. Mais le coût n'est pas nul !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Je vous rappelle que, prolongeant la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, dans une décision du 22 janvier 1990, le Conseil constitutionnel a considéré que l'exclusion des étrangers résidant régulièrement en France du bénéfice de telles allocations méconnaissait le principe d'égalité, auquel nous sommes attachés et qui s'applique aux citoyens français, d'une part, et aux étrangers en situation régulière, d'autre part.
M. Vasselle propose d'instaurer une condition de durée de résidence pour l'octroi de certains avantages sociaux.
M. Alain Vasselle. Ce n'est pas tout à fait exact.
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. C'est ce que j'avais cru comprendre !
M. Alain Vasselle. C'est un résumé !
M. Dominique Braye. C'est un raccourci !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Monsieur Vasselle, vous avez cité le revenu minimum d'insertion...
M. Alain Vasselle. Monsieur le ministre, me permettez-vous de vous interrompre ?
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Très volontiers !
M. le président. La parole est à M. Vasselle, avec l'autorisation de M. le ministre.
M. Alain Vasselle. Monsieur le ministre, je vous remercie de me laisser vous interrompre.
J'ai évoqué l'introduction non pas d'une condition de durée, mais simplement d'une condition de détention d'un titre de séjour, qui, elle-même, dans un certain nombre de cas, entraîne une condition de durée. Ce n'est pas tout à fait la même chose ! Ce sont d'ailleurs les dispositions qui sont actuellement en vigueur en ce qui concerne le RMI.
En fait, notre objectif consiste simplement à aligner, pour les minima sociaux, les droits d'accès concernant le minimum vieillesse et l'allocation aux adultes handicapés sur ceux qui sont aujourd'hui en vigueur pour le RMI.
M. Jean Chérioux. Et voilà !
M. Ivan Renar. Voilà pourquoi votre fille est muette !
M. le président. Monsieur le ministre, veuillez poursuivre, je vous prie.
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Pour le RMI, cela se comprend aisément : il faut éviter l'afflux d'étrangers demandeurs d'aide sociale. C'est le bon sens. Mais je me suis renseigné : il n'y a que pour le RMI qu'une telle durée est exigée. Elle ne figure pas, par exemple, pour l'assurance veuvage, pour l'allocation de solidarité spécifique des chômeurs, ou encore pour l'allocation de parent isolé. Même la loi Pasqua, pour cette dernière allocation, s'est contentée d'exiger une condition de résidence régulière. Pas plus ! Il semble donc, monsieur Vasselle, que vous voudriez aller plus loin que la loi de 1993.
M. Dominique Braye. Pourquoi pas ?
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Cela étant, au cours de cette discussion générale, tout n'était pas inexact ou biaisé et de vrais problèmes ont été soulevés.
Il en est ainsi de tout ce qui touche au modèle de société dans lequel nous voulons vivre, de tout ce qui touche au communautarisme que l'on voudrait opposer à l'assimilation, ou encore à l'assimilation que l'on voudrait opposer à l'intégration.
Soyons clairs ! Le même refus des communautarismes nous a amenés à un vrai débat : s'agit-il de réunir les conditions de l'intégration ou celles de l'assimilation des étrangers qui s'installent régulièrement sur notre sol ? J'ai eu la curiosité de rechercher dans le dictionnaire Larousse la définition du verbe « s'intégrer ». Quelle n'a pas été ma surprise de lire : « s'assimiler entièrement à un groupe » ! S'intégrer au peuple français, ce serait donc s'assimiler entièrement à lui. Comme on peut le voir, la différence entre les deux mots n'est pas évidente. Elle existe cependant.
Si je préfère, quant à moi, le terme « intégration », c'est parce que je pense que la France est capable de recevoir des apports différents, de les intégrer au fil du temps en un tout cohérent et, donc, de s'enrichir. La langue française, par exemple, a intégré bien des mots d'origine espagnole au xvie siècle, italienne au xviiie siècle, allemande, anglaise et arabe tout au long des trois derniers siècles.
M. Dominique Braye. Cela n'a rien à voir !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Cela montre que le français est une langue vivante !
Voulez-vous que je prenne un autre exemple ? Le couscous (Protestations sur les travées du RPR), grâce aux rapatriés, aux Français issus de l'immigration...
M. Jean Delaneau. Et au contingent !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. ... est devenu un plat national apprécié par le Franc-comtois que je suis et, j'en suis certain, par le maire de Boulogne...
M. Jean-Pierre Fourcade. Billancourt !
M. Ivan Renar. Oui : à Boulogne-sur-Mer, c'est plutôt le poisson ! (Rires.)
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Effectivement !
M. Dominique Braye. On peut encore intégrer la cuisine exotique, mais c'est tout !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Je n'ai jamais, quant à moi, vous le savez bien, été un thuriféraire du « droit à la différence ». J'ai toujours combattu ce concept au nom d'un autre concept, certes plus difficile, celui de l'égalité. J'ai toujours vu dans le « droit à la différence » la menace d'une dérive vers le communautarisme ou l'apartheid, une forme d'apartheid propre à nos sociétés.
Dans le rapport qu'il avait rédigé à ma demande, quand j'étais ministre de l'éducation nationale, en 1985, sur « les immigrés à l'école de la République », le professeur Jacques Berque avait observé que l'identité de la France ne pouvait se réduire à la juxtaposition de cultures différentes, qu'elle était à la fois structurée et mobile, changeante au cours du temps.
La France d'aujourd'hui n'est pas ce qu'elle était au xixe siècle, et pas davantage la France de la fin du xxie siècle ne sera ce qu'est la France d'aujourd'hui. Et, pourtant, elle restera toujours la France !
M. Jean-Pierre Schosteck. Espérons-le !
M. Dominique Braye. C'est vous qui le dites !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Je ne suis pas, s'agissant des Français, mesdames, messieurs les sénateurs, un partisan du clonage. Serions-nous le point omega de l'espèce humaine pour vouloir nous reproduire exactement à l'identique ?
M. Alain Vasselle. Qu'est-ce que le clonage vient faire ici ?
M. Dominique Braye. Dites-nous ce que vous voulez faire, alors !
M. Jean-Pierre Schosteck. Quelle idée vous faites-vous de la France ?
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. L'idée que je me fais de la France est celle d'un pays dont les citoyens sont différents mais cultivent chaque jour des raisons de vivre ensemble.
Personne ne voudra considérer que MM. Mauroy et Pasqua, par exemple - je ne veux blesser personne - sont absolument réductibles l'un à l'autre. Ils ne le sont d'aucun point de vue, ni sur le plan politique ni quant à l'accent : l'un à l'accent du Nord, l'autre l'accent du Sud. Le socialisme n'est pas tout à fait le gaullisme... (« Ça, c'est sûr ! » sur les travées du RPR) et l'inclination au lyrisme ne se confond pas avec le goût de l'exagération. (Exclamations sur les mêmes travées.) Mais tous deux sont d'excellents Français, tous deux apportent beaucoup à la vitalité du débat républicain.
J'ai dit, lors du débat à l'Assemblée nationale - vous me l'avez reproché - que la France « marchait au mélange ». Je le pense. Mais, précisément, le mélange, ce n'est pas la juxtaposition.
M. Jean-Pierre Schosteck. La France, ce n'est pas une mobylette !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. M. Emmanuel Todd, démographe, dans un livre paru il y a trois ans, employait, lui, le mot d'assimilation pour désigner ce que j'appelle, moi, l'intégration. Il montrait qu'en France le taux de mariages mixtes, qui est la variable fondamentale, c'est-à-dire de mariages entre Français et étrangers ou Français d'origine étrangère, était vingt fois supérieur à ce qu'il est chez nos plus proches voisins, que ce soit en Angleterre ou en Allemagne.
M. Dominique Braye. Oui, mais le mélange, pour être efficace, ne doit pas contenir plus de 4 % d'huile ; au-delà, le moteur tombe en panne ! (Rires sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Cette capacité d'assimilation permet à la France de poursuivre son histoire en intégrant des populations venues d'autres horizons pour en faire des Français à part entière, Français qui peuvent devenir pour elle des atouts, des ponts lancés en direction d'autres continents - disant cela, je pense aussi bien aux Algériens qu'aux Portugais.
Un débat s'est instauré, au sein de la majorité sénatoriale, sur les dispositions du traité d'Amsterdam, qui - je le rappelle - font passer du troisième pilier au premier pilier les questions d'immigration et d'asile, et prévoient, par un vote à l'unanimité, dans cinq ans, le passage à la majorité qualifiée et à la codécision pour ces matières.
Je ne veux pas évoquer le référendum. L'article 89 de la Constitution prévoit la procédure qui s'applique de plein droit, sauf si le Président de la République en décidait autrement. Mais, encore une fois, ce n'est pas de cela que je veux vous parler.
M. Henri de Raincourt. C'est dommage !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Naturellement, au lieu de réviser la Constitution, on aurait pu envisager de réviser le traité. C'est une voie que l'esprit public, si j'en juge par les commentaires que j'ai lus dans la presse, n'a pas empruntée. C'eût pourtant été une voie possible.
La question qui se pose est de savoir si la France aura, demain, la possibilité de mener la politique d'immigration que lui dictent ses intérêts et sa vision du monde. Rien n'est moins sûr !
M. Dominique Braye. Surtout avec ce que vous faites !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Dans ce domaine, il faut bien le dire, l'histoire nationale joue un grand rôle. Il y a, en effet, une cartographie de l'immigration en Europe. Ainsi, rien ne peut faire qu'un Kurde ne cherche pas d'abord à s'installer en Allemagne, là où il y a des Turcs et des Kurdes.
M. Dominique Braye. Ils viennent en France, quand on les renvoie d'ailleurs !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Il y en a dix fois moins en France qu'en Allemagne !
En revanche, rien ne pourra empêcher un Maghrébin de venir plutôt en France, pour des raisons...
M. Jean Chérioux. Historiques !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. ... qui tiennent à la langue, c'est-à-dire à l'usage du français, largement pratiqué de l'autre côté de la Méditerranée.
A ce sujet, j'ai retrouvé une déclaration récente de M. Pasqua - je regrette qu'il ne soit pas là pour m'écouter - faite à l'émission de Michel Field, le 1er décembre 1997. Voici ce que disait M. Pasqua : « Je suis partisan de régulariser l'immigration. L'expérience montre que, de toute façon, des étrangers qui arrivent, il y en aura toujours. Alors, ou nous laissons les étrangers qui veulent venir chez nous, ou nous choisissons en quelque sorte les étrangers que nous voulons recevoir. » Je ne suis pas en désaccord.
M. Jean Delaneau. C'est une régulation, pas une régularisation !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. « Nous pouvons les choisir en fonction d'un certain nombre de critères, comme les nécessités économiques, par exemple - c'est ce qui s'est toujours fait - mais également en fonction de leurs connaissances et de leur pratique du français. Il est plus facile à quelqu'un qui parle français de s'assimiler qu'à quelqu'un qui parle sri lankais, par exemple. »
Et M. Pasqua d'ajouter : « Il y a une réflexion qui me paraît pleine de bons sens : on devrait donner la priorité, pour l'entrée sur le sol national, aux ressortissants des pays qui ont servi autrefois sous notre drapeau. Ce sont les Africains, ce sont les Maghrébins, dans certaines conditions. Il y aurait notamment une chose simple à faire : donner la priorité aux descendants de ceux qui ont donné leur sang pour la France. »
M. Dominique Braye. La « priorité », oui !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Cela mérite réflexion, cela mérite débat.
M. Jean Chérioux. Cela mérite respect !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Pour en revenir à mon raisonnement, les Pakistanais ou les Jamaïcains, eux, iront en Angleterre.
Dans un épisode récent, que tout le monde a présent à l'esprit, à savoir l'arrivée massive sur les côtes italiennes, en décembre 1997, de migrants kurdes de nationalité turque ou irakienne, c'est, naturellement, l'Allemagne qui a manifesté le plus d'inquiétudes. En effet, elle s'est sentie concernée par l'arrivée de ces migrants kurdes, qui, même s'ils se voient accorder le droit d'asile en Italie, utiliseront la convention de Dublin pour se rendre, ensuite, en Allemagne.
Vous pouvez donc imaginer tous les quotas que vous voudrez, mesdames, messieurs les sénateurs, vous n'empêcherez pas un certain nombre de tropismes historiques de s'exercer. Je vous demande d'y réfléchir.
J'ai suivi avec beaucoup d'intérêt le débat qui s'est instauré ici entre deux anciens ministres de l'intérieur, MM. Bonnet et Pasqua. J'ai eu l'occasion d'exprimer mon point de vue sur cette question. A mes yeux, la décision prise par la France, le 5 février 1996 - en dehors, il est vrai, de tout débat démocratique puisqu'il s'agissait d'une décision d'un comité interministériel qui s'est tenu à Matignon - d'aller vers la communautarisation des questions relatives à l'asile et à l'immigration est lourde de conséquences.
Elle n'est guère réfléchie. Chacun sait qu'elle a été dictée par des considérations diplomatiques aléatoires, au mépris des réalités de terrain et des préoccupations de sécurité exprimées alors, et constamment réitérées depuis, par le ministère de l'intérieur, et ce quel que soit le gouvernement en place.
Chacun sait que la diplomatie française se fixait un certain nombre d'objectifs, et le texte même du « bleu » de Matignon montre que certaines concessions étaient attendues en retour de cette communautarisation, concessions qui n'ont pas été obtenues : il s'agissait du partage du droit d'initiative entre la Commission et les Etats ; il s'agissait du rôle des parlements nationaux.
Par ailleurs, chacun sait que la France avait proposé une nouvelle pondération au sein du Conseil, plus favorable aux grands pays, un nombre réduit de commissaires pour rendre l'élargissement compatible avec le fonctionnement des institutions européennes.
Chacun se souvient que la France souhaitait que fût nommé un « Monsieur PESC » ; il ne le sera pas. Chacun se rappelle que l'UEO devait être campée face à l'OTAN ; et c'est l'OTAN qui sort renforcée !
Comment cette négociation, qui a abouti au traité d'Amsterdam, a-t-elle été conduite ? Je vous pose la question, et j'attends qu'on y réponde !
Il en va, bien évidemment, de sa souveraineté sur une question vitale pour une nation comme la France. Les événements qui se produisent ou qui sont susceptibles de se produire, dans l'avenir, dans certains pays proches, appelleront une réponse politique de la France, y compris en termes de politique d'asile et d'immigration. Si, demain, cette politique est livrée au monopole de l'initiative de la Commission, à une majorité qualifiée, et à la codécision du Parlement européen, nous risquons de ne plus peser sur des décisions lourdes à prendre.
Ce sont toutes ces données qu'il faut intégrer alors que nous sommes à la veille de prendre des décisions qui, ensuite, très rapidement, deviendront irréversibles. Vous le savez bien, tant la Grande-Bretagne que l'Irlande ou le Danemark se sont mis en dehors de ce processus de la communautarisation, de sorte que, même à l'unanimité, nous risquons de nous trouver souvent isolés.
M. Alain Vasselle. Alors, pourquoi ratifier !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Il me semble, mesdames, messieurs les sénateurs, que ces grandes questions ont pu être abordées au cours de ce débat, qui, de ce point de vue, n'aura pas été inutile.
Mais la législation est une chose, et son application en est une autre. Autant qu'avec une législation, c'est avec un état d'esprit nuisible aux intérêts de la France qu'il faut rompre.
Certains auraient voulu que l'on abrogeât les lois Pasqua/Debré. J'ai entendu Mme Joëlle Dusseau en exprimer le souhait. J'ai également entendu M. Pasqua dire qu'effectivement cela aurait été la bonne voie. Vous réglerez cette affaire, messieurs ! (Rires.)
M. Dominique Braye. Il n'a pas dit que c'était la bonne voie ! Mais cela aurait été plus franc !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Le Gouvernement a procédé autrement parce que, encore une fois, il ne veut pas alimenter le brasier en jetant du petit bois ; il souhaite qu'on définisse une position qui soit à la fois claire, ferme et humaine. Il veut sortir d'une logique gesticulatoire qui a trop longtemps guidé la France en matière de politique d'immigration. (Protestations sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
Cela n'a pas toujours été le cas. En 1984, je l'ai déjà rappelé, il y a eu unanimité pour adopter la carte des dix ans. Ensuite, l'intrusion d'une force d'extrême droite puissante dans le jeu électoral...
M. Jean-Pierre Schosteck. Grâce à qui ?
M. Dominique Braye. Grâce à vous !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Vous savez, je me souviens des débats après 1981 !
M. Jean Delaneau. Ce n'est pas nous qui avons rétabli la proportionnelle !
M. Dominique Braye. Le FN a progressé à partir de 1981 !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Certains ont largement contribué, en agitant toute une série de fantasmes, à nourrir la montée de l'extrême droite.
M. Jean-Pierre Fourcade. Grâce à la proportionnelle !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. La recherche de l'éclat médiatique, la gesticulation, nuisent à l'application sereine de la loi. C'est ce qu'a voulu dire M. le Premier ministre à Bamako, et rien d'autre.
Une loi est faite - plusieurs d'entre vous l'ont, comme moi, souligné - pour être appliquée. C'est aussi la raison pour laquelle je vous propose d'aggraver les sanctions applicables aux bandes organisées, d'améliorer les moyens de la reconduite des étrangers condamnés frappés d'interdiction du territoire français, dès lors qu'ils n'ont pas d'attaches,...
M. Dominique Braye. Comment allez-vous les ramener ? Il n'y a plus de charters !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Justement, monsieur le sénateur : j'observe qu'en 1996 - je n'étais pas encore ministre de l'intérieur - près de 50 % d'entre eux ont été lâchés dans la nature en sortant de prison, alors qu'ils étaient frappés d'une interdiction du territoire national.
M. Dominique Braye. La loi ne le permettait pas, et c'est pour cela qu'il fallait la modifier !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. C'est pourquoi j'introduis dans la loi une disposition qui doit permettre à la Chancellerie de mettre en oeuvre, au niveau de l'administration pénitentiaire, les procédures qui permettront à la police de reconduire à la frontière.
MM. Jean Delaneau et Jean-Pierre Schosteck. Chiche !
M. Dominique Braye. Les textes ne le permettront pas !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. C'est l'une des trois dispositions que je viens d'évoquer et qui doivent permettre à la loi de mieux s'appliquer.
M. Jean Chérioux. Vous n'êtes pas très inventif.
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. A cet égard, je voudrais apporter une précision, car il semble qu'il y ait eu quelques malentendus.
M. Dreyfus-Schmidt a dit, à un moment, que cette loi reposait sur un équilibre entre la fermeté et la générosité.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Je vous citais, monsieur le ministre !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Pas tout à fait, monsieur Dreyfus-Schmidt. J'ai dit, pour ma part, que la loi était ferme et généreuse. Quant à l'équilibre - je crois que c'est M. Allouche qui l'a dit - il est entre, d'une part, l'ouverture, c'est-à-dire le droit d'entrée, qui est moins vétilleux, et, d'autre part, la maîtrise du séjour, c'est-à-dire la volonté de faire en sorte que la loi s'applique et que ne demeurent sur le territoire national que ceux qui y sont à un titre régulier. C'est cela l'équilibre de la loi !
J'en reviens à mon propos.
Nous voulons faire en sorte que les dispositions prises aboutissent à des résultats effectifs, dans le respect des droits et de la dignité des étrangers. Tous les charters du monde ne permettront jamais de reconduire plus d'un certain pourcentage de clandestins. Dans le passé, le chiffre maximal a été de 8 %.
Croyez-moi, les dispositions que nous vous proposons, mesdames, messieurs les sénateurs, permettront de faire, discrètement mais efficacement, que la loi soit appliquée bien mieux qu'elle ne l'a été dans le passé !
Je le rappelle, toutes catégories confondues, les arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière, en 1996, n'ont été appliqués qu'à 28 %. C'est tout de même une sérieuse déperdition !
M. Dominique Braye. Et en 1997 ?
M. Alain Vasselle. Combien, en 1997 ?
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. J'ai hérité de cette situation.
En 1997, la loi a été appliquée.
M. Alain Vasselle. Alors, combien ?
M. Jean Chérioux. Prouvez-le, qu'elle a été appliquée ! Des chiffres !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. J'ai accepté à l'Assemblée nationale que figure dans ce projet de loi un amendement proposé par M. Goasguen - il ne fait pas partie de mes amis politiques et il a d'ailleurs combattu le projet - et prévoyant que serait publié chaque année un rapport... (Rires sur les travées du RPR)
M. Jean Delaneau. On est sauvé, avec ça !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. ... donnant un bilan chiffré de toutes les mesures prises au titre de la politique de l'admission au séjour.
M. Jean Delaneau. Un rapport sans suite !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. J'ai entendu bien des critiques sur bien des sujets de la part de la majorité sénatoriale. Je m'y fais !
Ainsi en va-t-il de l'allongement de la durée de la rétention limité à deux jours. Même M. le rapporteur Masson, souvent mieux inspiré, je dois le dire (Protestations sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants)...
M. Michel Caldaguès. Assez !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. J'ai tout de même bien le droit de complimenter M. Masson !
M. Paul Masson, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Bien sûr, et je l'accepte avec plaisir !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Vous voyez, il accepte avec plaisir ! Par conséquent, je vous demande de bien vouloir me laisser continuer, messieurs ! (Rires.)
J'ai entendu M. Masson, disais-je, proposer que l'on porte la durée de la rétention non pas de dix à douze jours, comme je le propose moi-même, mais à quatorze, voire à seize jours !
M. Paul Masson, rapporteur. Quatorze jours, c'était vous, monsieur le ministre !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Mais, comme vous le savez, je me suis rangé aux arguments de l'assemblée générale du Conseil d'Etat, dans le souci de ne pas me mettre en porte-à-faux avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
M. Paul Masson, rapporteur. C'est dommage !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Peut-être, mais, alors, dites-moi comment il se fait que ces propositions n'aient pas été faites lors du débat sur la loi du 24 avril 1997 ! Comment se fait-il que M. Jean-Louis Debré n'ait pas prévu une durée de rétention de quatorze jours, voire davantage ?
M. Dominique Braye. La loi n'était pas parfaite.
M. Paul Masson, rapporteur. Je vous répondrai tout à l'heure.
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Vous avez raison, prenez le temps de la réflexion... (Sourires) car il est difficile de répondre à cette question.
Bref, en l'état actuel de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il n'a pas paru possible au Gouvernement d'aller au-delà. Là encore, il a choisi la voie de la raison.
La politique du Gouvernement se veut, comme l'a dit M. le Premier ministre dans sa déclaration de politique générale, « généreuse, mais ferme », monsieur Dreyfus-Schmidt : généreuse parce qu'il est dans l'intérêt de la France de rester un pays ouvert aux échanges, ferme parce que le monde dans lequel nous vivons comporte des déséquilibres multiples - démographiques, politiques, économiques - et que nous ne pouvons pas faire comme si cela n'existait pas.
Nous avons le devoir de continuer à faire naviguer le vaisseau « France ». Des réponses justes et équilibrées, comme celles qu'apporte le projet de loi qui vous est soumis, témoignent de cette volonté du Gouvernement.
M. Alain Vasselle. Vous ne provoquez guère d'enthousiasme à gauche, apparemment !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Près de 85 millions de personnes - je le rappelle - entrent en France chaque année ; la France est le pays môle de la francophonie, la quatrième puissance commerciale du monde, la première destination touristique. Nous ne pouvons pas nous replier sur nous-mêmes, nous devons faire en sorte que nos lois soient respectées.
J'ajoute que, bon an mal an, seulement 100 000 étrangers s'installent en France pour un séjour de plus de trois mois, voire plutôt moins, et qu'à peu près 100 000 acquièrent la nationalité française par des voies diverses, de sorte qu'un certain équilibre a été maintenu tout au long des dernières décennies. Le Gouvernement n'entend pas le rompre.
J'ai écouté les propos qui ont été tenus à cette tribune.
Certains orateurs ont évoqué l'idéal auquel il faut tendre.
Je reviens à l'intervention inspirée de M. Ralite, qui m'a incité à relancer les « dés de l'universel », à procéder par « sauts de pensée ». M. Duffour a employé une expression qui m'a davantage convaincu car elle était plus modérée. Il a eu tout à fait raison. Entre la « phosphorescence citoyenne » évoquée par M. Ralite, qui a illuminé les débats du club des Cordeliers,...
M. Jean Delaneau. Il ne faut pas se moquer de lui comme ça !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. ... et l'oeuvre de la Révolution, il a fallu passer par quelques médiations. Je ne sais pas si l'on parlait de circulaires autrefois, mais il fallait bien prendre des textes. Pour aller à l'idéal, disait Jean Jaurès, il faut comprendre le réel. Il est donc demandé au Parlement de légiférer.
J'ai entendu opposer le droit de conduire au code de la route. Je ne comprends pas très bien ce que cela signifie. La République implique des règles, lesquelles impliquent un contrôle. C'est peut-être déplaisant, mais lorsque vous prenez le train - je l'ai dit à l'Assemblée nationale - vous vous exposez à vous voir demander votre billet par le contrôleur.
M. Dominique Braye. Et c'est très bien !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Il en va de même pour toute législation,...
M. Jean-Pierre Schosteck. Absolument !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. ... qu'il s'agisse du code de la route ou de la législation sur les étrangers, il faut bien des contrôles.
M. Dominique Braye. Il en faudrait plus !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Le christianisme - dois-je le rappeler ? - se fonde non seulement sur les Evangiles, mais aussi sur les Pères de l'Eglise. (Rires sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
La Révolution a connu un élan utopique admirable mais aussi le travail des juristes, comme Portalis, qui veille sur vos travaux. Il nous faut gouverner une société humaine et donc avoir des règles justes et appliquées.
Pascal nous a rappelé que « l'homme n'est ni ange ni bête ».
M. Jean-Pierre Schosteck. Oui, mais qui fait l'ange fait la bête !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. Nous devons garder une volonté lucide. Elle inspire ce projet de loi. Celui-ci vise à un compromis, non pas, comme l'a dit M. Pasqua, entre ceux qui croient en la France et ceux qui ne croient plus en la République, mais entre ceux qui croient encore en la France et en la République, où qu'ils se situent.
Je ne parle pas, évidemment, d'un consensus parlementaire, car je sais bien que ce projet de loi ne l'obtiendra pas, mais d'un consensus dans le pays, dans l'opinion éclairée,...
M. Dominique Braye. Faites un référendum !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. ... qui, j'en suis sûr, approuvera...
M. Dominique Braye. Ayez le courage de consulter les Français !
M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur. ... un projet de loi à la fois sérieux, juste et équilibré. (Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
Nous passons à la discussion des articles.

Articles additionnels avant l'article 1er